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01/07/2023

ITAY MASHIACH
“Ils peuvent torturer ton corps, mais ton âme reste libre” : Mehdi Mousavi, poète iranien en exil

 Itay Mashiach, Haaretz, 30/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le poète iranien Mehdi Mousavi a refusé de censurer ne serait-ce qu’un mot de sa vérité. Cela lui a coûté des mois de torture et d’isolement en prison et toute une vie loin de son pays natal

 

Mehdi Mousavi : « Pour moi, certaines choses ne deviennent jamais normales, et l’une d’entre elles est l’exil. L’exil est comme un tremblement de terre. Tout s’écroule en quelques secondes ». Photo : Olivier Fitoussi


« Un jour, ils m’ont torturé horriblement, horriblement. Ils m’ont jeté par terre et m’ont donné des coups de pied sans arrêt. Quand ils m’ont ramené dans la cellule d’isolement, je me suis effondré au sol et je n’arrivais pas à m’endormir. Tout mon corps me faisait souffrir. Quand on ne peut pas dormir dans la cellule, on parle tout seul. Il n’y a pas de stylo, pas de lit, pas de toilettes, rien. Tout ce que vous avez, c’est vous-même. Je me suis demandé : qu’est-ce qui se passera si tu mourais aujourd’hui".

Mehdi Mousavi est assis à un stand de falafels dans la rue Bograshov à Tel Aviv. À Téhéran, il y a une vingtaine d’années, les gens venaient l’aborder dans la rue ; lors des salons du livre, de longues files d’attente se formaient pour qu’il dédicace l’un de ses livres de poésie. Mais depuis près de dix ans, Mousavi, 46 ans, vit en exil, comme sur une île déserte, dans un monde peuplé d’une seule personne. Ce monde est entièrement constitué de jeux de mots en farsi, de vers romantiques sur les places publiques de Téhéran et d’écriture cursive, d’une parcelle extraterritoriale d’Iran au cœur d’une ville norvégienne froide. Son caractère doux et poli contraste avec ses récits de violence et de souffrance.

« J’ai regardé toute ma vie et j’ai répondu que ça suffisait », dit-il. « Si je meurs aujourd’hui, je mourrai heureux. J’ai vécu tout ce que je voulais vivre ».

Parfois, quelque chose semble s’être éteint dans les yeux de Mousavi. « Ils m’ont tué en prison, je pens », m’a-t-il dit lors d’une des nombreuses conversations que nous avons eues après son arrivée en Israël pour la première fois le mois dernier. « Une partie de mon âme est morte en prison, pour toujours ». Puis il commence à parler de ses ateliers de poésie et de ses étudiants, et son corps - meurtri par la torture et d’autres abus, encore sous le coup de la peur et de la fuite, du désir ardent - se transforme en celui, insouciant, d’un garçon de la ville de Karadj, à 30 km de Téhéran, qui a commencé à écrire des poèmes à l’âge de 11 ans.

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Bas du formulairJ’ai accompagné Mousavi pendant trois jours bien remplis, alors qu’il participait à une conférence universitaire, faisait du tourisme, rencontrait des poètes locaux et discutait avec des lecteurs lors de la Semaine du livre hébraïque. Il a parlé de la bulle de littérature et de poésie qu’il habitait autrefois en Iran, et de la violence qui l’a brisée et l’a poussé à l’exil. Il a rencontré des admirateurs locaux - dont certains vivent eux-mêmes en exil - et, à chaque occasion, il a ouvert un livre et récité des poèmes d’une voix tonitruante. Une question peut se poser à quelqu’un qui écoute les récits de cet homme pendant quelques jours consécutifs : si vous avez trouvé quelque chose qui vous comble, jusqu’où irez-vous pour l’obtenir ?

* * *

Une petite foule s’est rassemblée dans une salle de l’université de Haïfa, la plupart des personnes parlant le farsi. L’une d’entre elles, la professeure Yvonne Kozlovsky Golan, dirige le programme de maîtrise en études culturelles et cinématographiques de l’université, qui a accueilli la conférence avec Mousavi. Elle explique que la poésie en Iran a un statut exceptionnel et spécial. On voit parfois des personnes se lever et réciter des poèmes dans les cafés, dit-elle, ajoutant : » L’ancien ambassadeur de Grande-Bretagne en Iran m’a raconté qu’il s’était un jour arrêté sur la route à côté d’un groupe de camionneurs qui semblaient rivaliser pour savoir qui se souviendrait par cœur du plus grand nombre de poèmes. C’est la culture du pays ; il n’y a pas de haute ou de basse culture, tout le monde la partage ».

Selon une blague populaire, sur dix Iraniens, il y a onze poètes. Dans pratiquement toutes les conversations en farsi, dit-on, un poème sera probablement cité à un moment ou à un autre. De nombreux vers sont devenus des proverbes bien connus, un grand nombre de poètes sont devenus des célébrités et les tombes des poètes sont devenues des lieux de pèlerinage.

 « On dit qu’il y a trois millions de personnes en Iran qui écrivent de la poésie », s’amuse Mousavi. « Dans ma famille, il y en a six, et ils ont également publié leurs poèmes ». Même si les Iraniens n’utilisent pas toujours un style littéraire élevé, ils sont naturellement attirés par la structure poétique, explique-t-il. « Même lorsque 100 000 supporters du stade Azadi [de Téhéran] maudissent l’arbitre et utilisent des mots orduriers, ils le font en rimes et en mètres ».

Mousavi a fait irruption dans le monde de la poésie à l’âge de 20 ans, avec la publication de son premier livre, qui a connu un grand succès. « Ce n’est pas grâce à moi, mais à ma génération, qui a injecté du sang neuf dans la poésie iranienne », explique-t-il. « Avant nous, les gens écrivaient sur l’amour à l’ancienne, dans un langage archaïque. Moi, j’ai écrit sur un triangle amoureux lors d’une fête ».

Parallèlement à sa carrière de pharmacien (il est titulaire d’un doctorat de l’université de Mashhad), il a commencé à publier de la poésie, à organiser des festivals et à éditer un magazine littéraire, jusqu’à ce que sa publication soit interdite par les autorités en 2008. À la fin des années 1990, il a demandé l’autorisation d’organiser un atelier d’écriture, mais n’ayant reçu aucune autorisation au bout de six mois, il l’a lancé en tant que projet clandestin.

« Il y a trente ans, mon père m’a dit de ne pas entrer dans le monde de la littérature, car je finirais par être arrêté et je n’aurais pas d’argent non plus », raconte-t-il en riant. « Et il avait raison ! Je n’avais rien, mais j’étais heureux, parce que j’étais avec mes étudiants. Je vivais la littérature ».

Les ateliers qu’il a animés, qui étaient gratuits, étaient particulièrement intenses et duraient du matin jusqu’à tard dans la soirée. Les participants étaient des lycéens et des étudiants. Certains sont devenus des écrivains célèbres - et d’autres sont encore en prison aujourd’hui, dit-il. Quelques-uns ont assisté aux séances pendant des années, notamment la poétesse Fatemeh Ekhtesari, qui a elle aussi été arrêtée et jugée, et qui a ensuite fui l’Iran avec Mousavi.

Aujourd’hui, les ateliers de Mousavi, qui en sont à leur 25e année, se poursuivent en ligne. « Dès la première rencontre, je peux déterminer s’il existe un talent », explique-t-il. « Mais il m’arrive aussi de soutenir des personnes qui n’ont aucun talent, car la nouvelle génération iranienne a besoin d’être changée. Si la personne ne devient pas un écrivain célèbre, elle sera au moins un meilleur être humain. La lecture change les gens ».


Mehdi Mousavi avec des fans, lors d’une foire littéraire à Téhéran il y a dix ans. “Je ne peux pas respirer sans littérature”. Photo Mehdi Mousavi


 L’événement de Haïfa commence et Mousavi salue le public en farsi. « Je n’étais pas un activiste politique », leur dit-il avec l’aide d’un interprète, « et ma poésie n’est pas si politique que ça. Je parle de liberté, mais je n’ai pas parlé contre [le guide suprême iranien Ali] Khamenei, ou quoi que ce soit de ce genre. Et je suis toujours en exil. Imaginez ce que l’on fait aux poètes qui sont aussi politiquement actifs ».

Le professeur Rafi Weichert, poète et traducteur israélien, qui a présenté une analyse littéraire de la poésie de Mousavi lors de la conférence, laisse entendre que le poète n’est peut-être pas très sincère. « Aucun régime totalitaire ne peut avaler un tel poème », déclare-t-il en citant l’une des œuvres de l’Iranien.

En effet, Mousavi a toujours défié - pour ne pas dire provoqué - les autorités. Lorsqu’il n’a pas reçu l’approbation des censeurs pour imprimer son deuxième recueil de poèmes, il l’a publié clandestinement dans son intégralité et l’a largement distribué, sous son propre nom. Plus tard, lors de la semaine iranienne du livre en 2009, il s’est assis dans un stand où son dernier livre était en vente, et lorsqu’il a reconnu des fans parmi les acheteurs, il leur a glissé une feuille de papier contenant les passages qui avaient été noircis par la censure : “Page 5, ligne 3, ajouter...” Le lendemain, les autorités ont fait une descente au stand, l’ont fermé et ont déchiqueté ses livres.

Comment n’avez-vous pas eu peur ?

« Parce que je suis un amoureux. Un amoureux de la littérature. Parfois, on marche, on marche, et on se retrouve à la croisée des chemins. Vous ne pouvez plus faire ce que vous aimez et vous devez choisir. Soit vous arrêtez, soit vous continuez - avec la peur d’être arrêté et tué. C’est la voie que j’ai choisie. Si j’avais choisi une autre voie, je serais peut-être mort depuis des années, parce que je ne peux pas respirer sans littérature, sans enseignement ».

Les autorités ont multiplié les obstacles. Les lois sur la censure en Iran aboutissent inévitablement à une danse délicate entre le gouvernement et les artistes - vague, arbitraire et parfois mortelle. « Vous pouvez publier un livre après qu’il a été censuré et qu’il a reçu l’autorisation appropriée, mais ensuite ils le saisiront et vous emprisonneront », explique Mousavi. Les descriptions de personnes s’embrassant ou s’étreignant peuvent être considérées comme de l’érotisme, la description de la pauvreté ou du divorce peut être condamnée pour des raisons politiques, et le fait de soulever des questions philosophiques risque d’être interprété comme une critique de la religion. « Le cadre des restrictions est si large que, pour n’importe quoi, ils peuvent défoncer votre porte, vous bander les yeux, vous emmener en prison et vous torturer ».

 Dans certains cas, poursuit-il, le gouvernement approuvera des livres manifestement problématiques (apparemment pour des raisons de relations publiques), mais les Gardiens de la révolution dont les activités ne sont pas coordonnées avec les censeurs peuvent quand même faire une descente dans les librairies et confisquer tous les exemplaires d’un titre.

L’une des œuvres de Mousavi, par exemple, a été approuvée par le ministère de la culture (« On l’appelle le ministère de la Culture, mais il n’a aucun lien avec la culture, c’est comme le ministère de l’amour dans 1984 »), mais les Gardiens de la révolution ont ensuite fait irruption sur le stand de l’éditeur lors de la foire où elle était exposée, l’ont fermé et ont saisi les livres. L’éditeur, Babak Abazari, lui-même poète, a protesté. Moins d’un an plus tard, son corps a été retrouvé flottant dans la mer Caspienne.

Matin, réveil sans espoir
Soir, mon chagrin sans fin
Toutes les pages sont identiques
De mon journal de souvenirs d’exil

Après la conférence de Haïfa, Mousavi et Orly Cohen, originaire de Téhéran et doctorante en études iraniennes, qui a initié et organisé toute sa visite [et qui a dû batailler deux ans pour lui obtenir un visa, NdT], ont visité les jardins bahaïs de la ville. Il y a deux ans, Mme Cohen a traduit en hébreu un recueil de poèmes de Mousavi (publié sous le titre La place de la Liberté est ensanglantée). Sa poésie est considérée comme particulièrement difficile à traduire et très “locale” en termes de jeux de mots en farsi, de références et de style d’écriture, même dans les poèmes qu’il a écrits en exil.

Mme Cohen a grandi à Téhéran, près de la rue qui allait être rebaptisée rue de la Révolution islamique [Khiâbân  Enqelab-e Islami], et la bande-son de ces journées fatidiques de 1979 résonne encore inlassablement dans son esprit. Elle avait 7 ans à l’époque. Lorsque la guerre du Liban a éclaté, en 1982, peu après avoir émigré en Israël avec sa famille, elle a cru qu’elle était en quelque sorte responsable : où qu’elle aille, une guerre éclatait. Malgré les nombreuses années qui se sont écoulées depuis qu’elle a foulé pour la dernière fois le sol iranien, la vie de Mme Cohen semble toujours partagée entre ici et là-bas. Les médias sociaux, la langue et la littérature ont également fait d’elle une semi-exilée.

Pour sa part, en 2016, Mousavi a trouvé asile à Lillehammer, une petite ville de Norvège qui compte moins de 10 locuteurs de farsi, dit-il, ajoutant qu’à un moment donné, il a écrit à un autre écrivain iranien en exil, à Reykjavik. Ma lettre parle de “ne pas s’habituer”. « Certaines choses ne deviennent jamais normales. Permettez-moi de m’exprimer ainsi : Pour moi, certaines choses ne deviennent jamais normales, et l’une d’entre elles est l’exil [...]. L’exil est comme un tremblement de terre. Tout s’écroule en quelques secondes, et pendant ces trois ou quatre années, j’ai simplement essayé de rassembler les morceaux de ma vie qui restaient dans les décombres ».

Il établit fréquemment des comparaisons entre l’Iran et la Norvège. L’une d’entre elles est provoquée par un arrêt à un stand de jus de fruits à Tel Aviv, qui lui rappelle Téhéran. « J’avais deux options », a-t-il déclaré lors de l’un des événements organisés dans le cadre de sa visite. « La première était de me mêler aux Norvégiens et de devenir l’un d’entre eux. La seconde était de construire dans ma maison un petit Iran et de m’y enfermer, d’écrire mes livres et de n’être en contact qu’avec des Iraniens. Malheureusement, j’ai choisi la deuxième option. Je ne suis pas très jeune non plus, et il m’est un peu difficile d’apprendre une nouvelle langue et de m’y plonger profondément. J’ai décidé de ne pas être norvégien ».


Mousavi et sa camarade d’exil la poétesse exil Fatemeh Ekhtesari. Photo : Mohamad Sadegh Yarhamidi


 Lors de la visite des jardins bahaïs, Mousavi souligne qu’un tel voyage est le rêve des adeptes de cette religion vivant en Iran, qui continuent d’être persécutés. Les  événements marquants de l’histoire de cette religion sont liés à l’exil de son fondateur, Baha’ullah (1817-1892), né à Téhéran, dans une colonie pénitentiaire de l’Empire ottoman à Acre, dans le nord de la Palestine. La poésie a joué un rôle majeur dans le développement et l’épanouissement de la foi bahaïe, dès ses débuts.

Le lendemain, Mme Cohen invite Mousavi à une exposition qu’elle a organisée au musée d’art islamique de Jérusalem (qui s’est achevée depuis), sur le mouvement de protestation actuel en Iran - déclenché par la mort, en septembre dernier, de Mahsa Amini, 22 ans, entre les mains de la police des mœurs, pour avoir prétendument enfreint les lois sur le hijab - à travers les récits de cinq femmes. Sur l’un des écrans, on voit une jeune femme danser, les cheveux au vent, au centre de la place de la Liberté à Téhéran. Un autre clip montre une jeune femme qui a perdu un œil ; ces derniers mois, les forces de sécurité iraniennes ont tiré sur des centaines de manifestants. Le bandeau sur l’oeil est ainsi devenu l’un des symboles de la lutte.

La vie littéraire relativement heureuse de Mousavi a pris fin à la fin de 2013, lorsqu’il a été arrêté à l’aéroport alors qu’il se rendait à un atelier en Turquie avec son étudiante Fatemeh Ekhtesari, et qu’on leur a dit qu’ils faisaient l’objet d’une interdiction de voyager. « À ce jour, je ne comprends pas vraiment la raison de l’arrestation », dit Mousavi. Les deux poètes ont été incarcérés dans la tristement célèbre prison d’Evin à Téhéran, dirigée par les Gardiens de la révolution et remplie de prisonniers politiques.

Nous avons été torturés, tu sais
Nous étions des voix réduites au silence, tu sais
Dans la cellule, la nuit, nous étions libres
Quelqu’un a organisé un atelier de poésie

La cellule est un peu plus grande qu’un lit, mais il n’y a ni lit ni toilettes. Si vous avez besoin de vous soulager, vous le signalez aux gardiens en glissant un morceau de papier sous la porte, et ils vous font sortir s’ils en ont envie. Parfois, on entend quelqu’un parler tout seul ou pleurer dans une cellule voisine. La cellule est sans fenêtre, il n’y a ni jour ni nuit. Les prisonniers dorment à même le sol, sous la lumière éblouissante de trois ampoules allumées en permanence. Les caméras sont omniprésentes : deux dans la douche, deux dans les toilettes. « Nous avons vos photos », disent les gardiens aux détenus. « Nous avons des clips vidéo, nous pouvons les publier sur Internet ».

Pendant son incarcération, on lui a bandé les yeux et, jusqu’à ce qu’il soit contraint de signer des aveux et qu’il soit libéré sous caution 38 jours plus tard, il n’a vu personne d’autre.

 Une fois, on l’a envoyé à la douche et on lui a demandé de laver les seuls vêtements qu’il avait, puis de les remettre. Lorsqu’il est sorti, on lui a dit qu’il était temps d’aller faire de l’exercice dans la cour. C’était un jour d’hiver glacial, la température était en dessous de zéro. Il a passé une demi-heure à marcher de long en large, les yeux bandés, les vêtements gelant et se raidissant sur son corps. Il se souvient de les avoir frappés avec son poing pour briser la glace.

Chaque jour, il était emmené pour être interrogé ou torturé. On l’interrogeait sur lui-même, sur ses poèmes, sur ses relations sociales, sur ses étudiants. Sur tout et sur rien, car toutes les informations étaient déjà disponibles en ligne. Il a été contraint de signer des déclarations selon lesquelles il avait collaboré avec des chanteurs opposés à la République islamique et qu’il avait demandé à ses étudiants de lire Tchekhov - dont les écrits ne sont pas interdits en Iran.

Un jour, il a demandé à son tortionnaire : « Je ne suis pas actif contre le régime, je suis une personne indépendante, pourquoi me torturez-vous ? » Il lui a répondu : « En Iran, soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. Il n’y a pas de troisième voie »."

Que voulaient-ils ?

« Je pense qu’ils avaient peur de nous ».

Si vous vouliez changer la jeune génération, peut-être que le gouvernement était en fait votre plus grand fan, parce qu’il croyait apparemment que vous en étiez capable.

« Je suis d’accord ».

Se réveiller dans l’effroi, horrifié par soi-même
J’ai été saisi par la folie et je suis devenu encore plus fou


Mousavi visitant la vieille ville de Jérusalem lors de sa récente visite. Les religions l’intéressent surtout en tant qu’histoires. Photo : Olivier Fitoussi

Après Evin, tout a changé. La peur est devenue sa compagne de tous les instants.

« J’ai peur tout le temps, je ne suis pas quelqu’un de fort », avoue Mousavi. « Après Evin, j’ai vécu des moments très difficiles. Chaque fois que le vent secouait la porte, je ne pouvais pas respirer. Si quelqu’un frappait à la porte, je ne pouvais pas l’ouvrir ».

Une fois, il est allé avec Ekhtesari, qui a été libérée en même temps que lui, rendre visite à une amie, la réalisatrice activiste Mahnaz Mohammadi. Lorsqu’ils sont revenus à la petite voiture d’Ekhterasi, ils ont découvert que les vitres avaient été brisées.

« Nous avons eu peur. Je ne peux pas dire que je n’avais pas peur. Pas de la mort, mais de la torture. Lorsque j’étais en prison et que j’avais les yeux bandés, ils s’approchaient de moi et me chuchotaient à l’oreille : “Je vais violer ta mère, je vais violer ta sœur”, avec des détails. Des détails horribles ».

D’un autre côté, il affirme être revenu d’Evin en se sentant plus fort lorsqu’il s’agissait de s’opposer au régime. « Je n’avais plus peur. Avant, j’avais quelque chose à perdre, après, plus rien ».

Ainsi, d’une part, vous avez développé une anxiété à chaque fois que l’on frappait à la porte, mais d’autre part, vous avez perdu votre peur du régime.

« Oui, c’est un paradoxe, mais c’est vrai. Parce ton corps est faible et a de nombreuses limitations. Mais dans ta conscience, tu es libre. Ils peuvent torturer ton corps, mais ton âme reste libre ».

Nous visitons la vieille ville de Jérusalem. Mousavi est photographié en train de réciter un poème en farsi sur fond de Mur occidental. Un jeune USAméricain d’origine iranienne s’approche de lui, ravi.

Mousavi n’est pas particulièrement ému par le mur, l’église du Saint-Sépulcre ou le Haram al-Sharif (le mont du Temple). Il a commencé à perdre la foi à l’adolescence, dit-il. Les religions l’intéressent surtout en tant qu’histoires. « Beaucoup de personne en Iran ont cessé de croire, ou ont cessé de faire le Ramadan, parce que le gouvernement fait ce qu’il fait au nom de la religion », dit-il, remarquant plus tard avec étonnement, après s’être promené : « j’ai vu beaucoup de jeunes hommes portant des kippas. J’aurais pensé que la jeune génération en Israël serait moins religieuse ».

En l’espace de deux jours, il visite les principaux centres de quatre religions, mais la ferveur religieuse ne semble briller dans ses yeux que lorsqu’il s’assied au stand bruyant de falafels à Tel Aviv et parle de ses ateliers de poésie en Iran. Son emploi du temps chargé, son manque de sommeil, ses vols de nuit et sa détention pendant trois heures à l’aéroport Ben Gurion malgré l’autorisation dont il disposait - rien ne transparaît sur son visage lorsqu’il se montre nostalgique avec l’enthousiasme d’un garçon. La pita qu’il tient dans ses mains a refroidi, mais il est lui-même de retour aux ateliers d’écriture à Mashhad et aux réunions clandestines dans son appartement de Téhéran.

Le lendemain, Mousavi rejoint un “parlement” d’écrivains et de poètes israéliens qui se retrouvent régulièrement dans un petit café de Tel-Aviv, parmi lesquels l’éditeur de son livre en traduction hébraïque, Moshe Menasheof, et le poète Roni Somek. Ce dernier a rencontré Mousavi en 2018, lors d’un festival de poésie à Palma de Majorque.

« À mon avis, sa véritable percée est encore à venir », prédit Somek. « Le poète idéal est celui qui n’installe pas son piano uniquement dans la salle de concert, mais aussi dans un bistrot. Car c’est là que les gens viennent, non pas pour écouter des concerts, mais pour sentir l’odeur de la poudre. Au-dessus du piano, il accroche une pancarte : “Ne tirez pas sur moi, je ne suis que le pianiste”. Mais il est là parce qu’il sait que c’est là le véritable endroit : qu’il faut apporter sa poésie là où les gens ne savent même pas comment épeler le mot poésie ».

Peux-tu donner un exemple ?

Somek : Mehdi écrit : « Je lui ai dit / Ne porte pas ta robe rouge / Nous ne sommes pas communistes / Je lui ai dit... / Ne porte pas ta robe noire / Nous ne sommes pas anarchistes / Je lui ai dit : / Ne porte pas ta robe verte / Nous ne sommes pas des rebelles / Je lui ai dit : / Dans ce pays / Seuls les gens nus / Ne risquent pas d’être arrêtés / Puis ils sont venus / Et nous ont lapidés / La première pierre a été lancée par quelqu’un / Dont je ne me souviens pas de la tenue / La dernière pierre a été lancée par quelqu’un / Qui ne doute pas que / Ceux qui lancent des pierres / Ne seront pas arrêtés. ».

« Transformer la garde-robe d’une femme en symbole d’un poème de protestation est très puissant », poursuit Somek. « Mehdi écrit ce poème non pas comme une métaphore, mais comme une photographie, une radiographie de la réalité dans laquelle il vit. Entre le poétique et le politique, il n’y a même pas un millimètre d’espace. C’est l’un des meilleurs poèmes de protestation que je connaisse, et permets-moi de ne pas être modeste et de dire que j’ai accumulé pas mal de kilomètres dans ce domaine ».


Mehdi Mousavi Photo : Olivier Fitoussi


Pour Somek, l’œuvre de Mousavi est un cas flagrant de poésie contestataire qui converse avec Bertolt Brecht, rien de moins. « Je vais te donner un autre exemple. Tous les intellectuels russes possédaient des cassettes du chanteur contestataire Vladimir Vyssotski. Mais, chose absurde, la première fois que ses chansons ont été entendues à la radio officielle de l’URSS, c’était lors d’une émission en direct d’un vaisseau spatial, alors que les cosmonautes écoutaient une de ses cassettes en arrière-plan. Medhi ne vit pas dans l’espace. Il sait que la publication d’un tel poème le conduirait en prison. Comment le publier ? Que faire ?

« D’un côté, il veut s’exprimer ; de l’autre, il sait que s’il ouvre la bouche, on lui coupera la langue. Il y a autre chose qu’il ne vous dira pas ici. Ce qui est arrivé récemment à Salman Rushdie [qui a été attaqué sur une scène new-yorkaise l’année dernière et poignardé dans l’œil, 35 ans après la publication d’une fatwa appelant à sa mort], alors que nous pensions que tout avait déjà été réglé, les effraie encore [les artistes exilés comme Mehdi]. La paranoïa fait des heures sup ».

Existe-t-il en Israël une poésie qui s’approche de ce niveau de courage ?

« Vu qu’ici, au moins, personne [c’est-à-dire aucun juif] [sic] n’a été emprisonné jusqu’à présent à cause d’une ligne qu’il a écrite, il est impossible de mesurer le niveau de courage ». [il faudrait peut-être regarder du côté des Palestiniens, mon gars, mais apparemment, ce serait trop te demander, NdT]

Mais penses-tu que les poètes de l’Israël de 2023 remplissent leur rôle social ? Mettent-ils leur piano dans un bistrot ?

« Oui, je dirais que oui ».

* * *

Le soir, sur une petite scène de Tel Aviv, pendant la Semaine du livre hébraïque, Mousavi lit des poèmes de sa voix sonore et théâtrale. Les passants semblent surpris, certains rient. Une femme s’arrête pour demander quelle langue il parle.

« Tout le monde connaît Mehdi Mousavi », me dit un jeune Iranien qui a immigré en Israël il y a peu. « Il a écrit les paroles de certaines chansons très célèbres de Shahin Najafi », le chanteur militant iranien en exil qui a mis en musique l’œuvre de Mehdi et a contribué à rendre le poète célèbre, mais aussi, sans le savoir, à sa persécution par le régime.

Mousavi me montre des dizaines de photographies de jeunes gens qui ont des vers qu’il a écrits tatoués sur leur corps. Il dit qu’il lui arrive d’aller sur les comptes Instagram de jeunes Iraniens tués lors de manifestations et de découvrir qu’ils avaient posté ses poèmes peu de temps auparavant.

« Comment avez-vous survécu à la prison avec toute cette sensibilité ? » demande quelqu’un dans le public. Mousavi : « La prison finit par passer. Le plus dur, c’est quand on sort, et que tous ces traumatismes remontent à la surface au fil des ans ».

Près de deux ans après sa libération sous caution d’Evin, Mousavi a été condamné à neuf ans de prison pour « insulte au sacré ». Ekhtesari, arrêtée et emprisonné en même temps que lui, a été condamnée à une peine de 11 ans et demi. Les deux ont également été condamnés à 99 coups de fouet pour avoir serré la main de personnes du sexe opposé - apparemment, pour s’être serré la main l’un·e l’autre.

Un matin de décembre 2015, alors qu’il attendait son procès en appel, Mousavi a fait ses adieux à sa famille et a quitté sa maison. Ses parents ont pleuré ; peut-être ont-ils compris. Il a rejoint Ekhtesari et ensemble, ils ont traversé le pays et se sont dirigés vers la frontière avec l’Irak, où des passeurs les attendaient. Connus de tous, ils se déguisent en couple kurde. Ils n’ont rien emporté, à l’exception d’une boîte de biscuits - un cadeau pour leur famille imaginaire au Kurdistan. Mousavi avait un billet d’un rial signé par “un amour du passé”, le seul souvenir de son ancienne vie. On lui a dit de s’en débarrasser.

La nuit, les deux sont montés dans la montagne avec le passeur. Alors qu’ils marchaient, il s’est soudain retourné et leur a dit : « Nous sommes en Irak ». Ils se sont embrassés et ont continué à marcher en silence. De l’Irak, ils sont arrivés en Turquie, où ils ont vécu pendant environ un an jusqu’à ce que, avec l’aide d’une organisation appelée International Cities of Refuge Network (Réseau International des Villes de Refuge), ils parviennent à Lillehammer.

Avant de nous séparer, je demande à Mousavi si, rétrospectivement, compte tenu du prix élevé qu’il a payé, il aurait agi différemment. Il répond sans hésiter. [quoi ? On devine que c’est non, NdT]

 

 

 

21/05/2023

MOHAMMAD TAVASSOLI
Lettre de démocrates musulmans iraniens à leurs frères tunisiens : “établir une démocratie passe par une séparation de la religion et de l’État ”

Mohammad Tavassoli, Secrétaire général du Mouvement de la liberté d’Iran, 30/4/2023

Original : نامه دبیرکل نهضت آزادی ایران به راشد الغنوشی

Traduit par Tlaxcala

Mohammad Tavassoli-Hojjati (Téhéran, 1938) a succédé en 2017 à Ebrahim Yazdi comme secrétaire général du Mouvement de la liberté de l’Iran*, dont il a été un militant actif depuis sa fondation en 1961. Il a été maire de Téhéran de février 1979 à février 1980.Emprisonné en 1971, en 1983, en 1988 et en 2009.


Cher frère, M. Rachid Al Ghannouchi et ses honorables compagnons du parti Ennahdha

Salutations

La nouvelle de votre arrestation le 17 avril dernier, suite à votre destitution en tant que président du Parlement tunisien et à la dissolution du Parlement et du gouvernement par M. Kaïs Sayed, président tunisien, en août dernier, que les experts ont jugée comme un coup d’État contre Ennahdha, a été regrettable et m’a rempli d’inquiétude, ainsi que tous ceux qui s’intéressent à la révolution tunisienne.

Vos explications sur la cause de cette démarche du président tunisien, publiées dans Al Jazeera, sont remarquables : « Il y a une lutte entre la démocratie et la dictature pour éliminer par la force les acquis de notre révolution bénie... Comme en témoignent les juristes, les accusations portées contre nous sont sans aucun fondement. Mon arrestation et celle d’un certain nombre d’autres personnes ne résoudront pas le problème de l’augmentation du coût de la vie. Nous sommes confiants dans le fait que notre peuple adhère aux principes de la révolution et que le processus démocratique du pays va de l’avant. Le problème de la Tunisie est la dictature et le coup d’État, et ils ne font qu’aggraver les problèmes du pays ».

Le Front de salut national tunisien a également condamné les mesures restrictives de liberté et exprimé sa solidarité avec tous les prisonniers politiques. Il a déclaré qu’il poursuivrait sa lutte non-violente jusqu’à l’élimination de la répression et du coup d’État et le retour à la démocratie.

 

Téhéran, 1979 - Première banderole (en anglais et farsi) : « Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis » (Déclaration universelle des droits de l’homme, Article 21). Deuxième banderole (en farsi) : «Vous ne ferez pas taire les voix pour la justice en leur tirant dessus". Photographe anonyme

Vous vous souvenez de du défunt secrétaire général du Mouvement de la liberté d’Iran, Ebrahim Yazdi, et de la lettre qu’il vous a adressée le 30 octobre 2011. Outre des remarques sur les échecs de la révolution islamique en Iran, il vous a fait part des dangers qui entravent la révolution tunisienne, notamment les points suivants :

« Nous combattons et éliminons le dictateur, mais pas le despotisme en tant que mode de vie... Le résultat est que nous renversons le despote mais que nous sommes bientôt confrontés à une nouvelle dictature... La démocratie n’est pas un produit d’importation, mais un processus d’apprentissage dont on peut faire l’expérience... Pour dépasser les conditions données, nous devons d’abord accepter que la société humaine est diversifiée et que les pays islamiques, entre autres la Tunisie, ont toutes les particularités d’une société de transition avec des opinions diverses. Par conséquent, l’acceptation et le respect total de la diversité sont nécessaires à cette étape. La deuxième étape est le processus d’apprentissage de la démocratie et de la tolérance. L’étape suivante de l’institutionnalisation de la démocratie est la capacité d’adaptation et la convergence entre les activistes de la scène politique ».

Se souvenir de la lettre écrite il y a une décennie à l’occasion de la victoire de votre parti aux élections et du processus suivi à cette époque montre que sans un changement culturel, comme sociétal, et sans renforcement de la société par la consolidation et le développement de sociétés civiles, la transition vers la démocratie et une société libre est impossible et peut avoir pour conséquence - comme vous l’avez vu en Tunisie - le retour à une nouvelle dictature.

Le Coran et l’expérience humaine- comme l’a montré l’ingénieur Mehdi Bazargan dans 200 ouvrages publiés dans les années qui ont suivi la révolution de 1979 et dans son dernier livre « L’au-delà et Dieu, objectif du message du Prophète » - nous enseignent ceci : pour surmonter les obstacles à la liberté et à la démocratie dans les sociétés islamiques, et pour que les valeurs et les convictions morales soient réalisées et qu’un terrain pour le développement démocratique puisse se créer, la séparation de l’institution religieuse de l’État est nécessaire.

Par conséquent, la stratégie nécessaire pour surmonter les conditions actuelles en Tunisie réside dans le renforcement de la société et de ses institutions civiles et dans la promotion du dialogue entre les élites et les représentants des partis politiques et des groupes sociaux, afin que la compréhension commune des intérêts nationaux dans le contexte culturel et social soit disponible pour la transition vers la liberté, la démocratie et le développement. Nous espérons que le parti Ennahdha et sa base sociale joueront un rôle efficace dans ce processus.

NdT

* Le Mouvement de la liberté d’Iran (MLI, Nahżat-e āzādi-e Irān) est une organisation politique iranienne pro-démocratique fondée en 1961 par Ebrahim Yazdi, Mostafa Chamran, Ali Shariati et Sadegh Qotbzadeh, qui se définissaient comme “musulmans, iraniens, constitutionnalistes et mossadeghistes”. C’est le plus ancien parti encore en activité en Iran.

La création de l’organisation avait été soutenue par Mohammad Mossadegh. Le MLI la souveraineté nationale, la liberté d’activité politique et d’expression, la justice sociale dans le cadre de l’Islam, le respect de la Constitution iranienne, de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Charte des Nations unies.  Il croit en la séparation de la religion et de l’État, alors que l’activité politique devrait être guidée par des valeurs religieuses. Le MLI se base sur une interprétation modérée de l’islam. Il rejette à la fois la dictature royale et la dictature cléricale au profit du libéralisme politique et économique.

Bien que le groupe ait été interdit par le gouvernement au pouvoir en Iran, il continue d’exister. L’organisation accepte de respecter la Constitution de la République islamique d’Iran, bien qu’elle ait été rejetée par le bureau du Conseil des gardiens des juristes islamiques. Depuis 1980, elle n’a été autorisée à se présenter à aucune élection, à l’exception des élections municipales de 2003, pour lesquelles le Conseil des gardiens n’a pas vérifié les candidatures. Elle n’a pas non plus été autorisée à devenir membre de la Maison des partis iraniens.

 

 

26/01/2023

ZVI BAR’EL
En ajoutant les Gardiens de la révolution islamique à la liste des terroristes, l’Europe pourrait en fait porter préjudice à Israël

Zvi Bar’el, Haaretz, 24/1/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Tsahal et le Shin Bet pourraient se retrouver confrontés à de graves allégations si l’UE ajoute l’organisation iranienne à sa liste noire du terrorisme. L’atteinte aux droits humains et les ventes d’armes à des ennemis de l’UE sont susceptibles d’être incluses dans la définition élargie du terrorisme.

Le commandant des Gardiens de la révolution, Hossein Salami (au centre), en visite au Parlement de Téhéran, lundi. Photo : AFP

La résolution approuvée par le Parlement européen la semaine dernière, recommandant d’ajouter le Corps des gardiens de la révolution islamique d’Iran à la liste des groupes terroristes de l’Union européenne, a provoqué une tempête.

La résolution n’est pas contraignante et devra passer par un long processus juridique pour être mise en œuvre. Comme l’a déclaré le Haut représentant pour les Affaires étrangères de l’UE, Josep Borrell, après le vote, « C’est quelque chose qui ne peut être décidé sans un tribunal [de l’UE], une décision de justice d’abord. Vous ne pouvez pas dire : je vous considère comme un terroriste parce que je ne vous aime pas ».

Le ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amirabdollahian a rapporté que lors d’un appel téléphonique jeudi dernier avec Borrell, ce dernier lui a dit que la résolution ne serait jamais mise en application.

Le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amirabdollahian, s’adresse aux journalistes lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue libanais, Abdallah Bouhabib, à Beyrouth, au Liban, vendredi. Photo : Bilal Hussein/ AP

Pour les ministres des affaires étrangères de l’UE, il est beaucoup plus facile d’adopter un ensemble de sanctions supplémentaires contre l’Iran - ce qu’ils ont fait lundi - qui visent 37 personnalités gouvernementales connues pour avoir utilisé la force brutale contre des Iraniens participant aux manifestations qui ont suivi le meurtre de Mahsa Amini en septembre dernier. Des sanctions comme celles-ci ne nécessitent pas de grandes délibérations, elles sont faciles à mettre en œuvre et, surtout, elles ne perturbent pas le statu quo dans les relations entre l’Europe et l’Iran.

Ce ne sont pas les premières sanctions occidentales imposées en réponse à la répression des manifestations par Téhéran. Toutefois, la décision de l’Iran de mettre à mort au moins quatre des manifestants - en plus d’Alireza Akbari, qui avait été vice-ministre iranien de la Défense ainsi que citoyen britannique - a incité l’UE à intensifier ses actions contre le régime de Téhéran.

À la suite des actions iraniennes, l’opinion publique européenne est devenue encore plus hostile au régime. Mais les appels à ajouter le Corps des gardiens de la révolution à la liste des organisations terroristes de l’UE ont déjà suscité un débat, car le libellé de la résolution du Parlement européen justifie l’inscription des Gardiens de la révolution sur la liste en raison de leurs activités terroristes, de la répression des manifestants et de la fourniture de drones à la Russie.

La Grande-Bretagne, qui a imposé la semaine dernière ses propres sanctions à l’encontre de personnes et d’organisations iraniennes, a été avertie par un haut responsable des conséquences de la désignation des GRI comme organisation terroriste.

« Proscrire une entité étatique en vertu de la loi sur le terrorisme de 2000 s’écarterait de la politique britannique cohérente en vigueur depuis des décennies et remettrait en question la définition du terrorisme qui, jusqu’à présent, s’est avérée pratique et efficace », a déclaré Jonathan Hall, l’examinateur indépendant de la législation sur le terrorisme du gouvernement, dans un rapport obtenu par The Independent

« Si les forces de l’État sont capables d’être “impliquées dans le terrorisme”, la question de savoir comment la définition du terrorisme s’applique aux autres forces de l’État devra être abordée, au risque de bouleverser la signification établie du terrorisme dans le droit national », indique le rapport.

Israël devrait prêter une oreille attentive à l’avertissement de Hall, car une décision concernant les GRI pourrait avoir des répercussions sur les Forces de défense israéliennes et les services de renseignement israéliens. Ils pourraient eux aussi se retrouver accusés d’activités terroristes si la définition des GRI comme organisation terroriste est approuvée.

Défilé des Gardiens de la révolution à Téhéran. Photo : AP

Les pays de l’UE devront examiner les désignations comme terroristes à deux niveaux. Une première question est de savoir si un organe gouvernemental peut être désigné comme une organisation terroriste sans que cette désignation ne s’applique au gouvernement qui le gère. Une autre question est de savoir si la définition d’une organisation terroriste doit inclure les atteintes aux droits humains, la répression des manifestations et la vente d’armes à des ennemis de l’Europe. C’est ce dilemme qui pourrait créer un problème complexe pour Israël dans l’Union européenne.

Compte tenu des critiques sévères de l’Europe à l’égard de la politique israélienne dans les territoires, des violations des droits humains qui pourraient s’aggraver sous le nouveau gouvernement, des assassinats ciblés et des plans visant à réduire le pouvoir de la Cour suprême, il s’agit d’un débat important.

Jusqu’à présent, la Haute Cour de justice a servi de barrière défensive contre les interférences juridiques internationales. Comme l’ont suggéré le Parlement européen et de nombreux Britanniques, si la définition du terrorisme  est élargie, les parties intéressées dans l’UE et au Royaume-Uni seront en mesure de poursuivre les FDI, le Shin Bet et même des individus spécifiques.

Il serait bon que le ministre israélien des Affaires étrangères, Eli Cohen, qui avait initialement félicité le gouvernement britannique pour « son intention d’inscrire les Gardiens de la révolution sur la liste des organisations terroristes » et qui a été contraint de se rétracter après avoir appris qu’aucun changement n’était en vue, examine attentivement l’impact d’une telle décision pour Israël.

Outre le fait qu’ils sont aux prises avec des questions de droit et de principe, les pays européens craignent qu’une telle décision rende encore plus improbable la conclusion d’un accord. C’est particulièrement vrai pour l’Allemagne et la France, qui participent aux négociations sur le nucléaire iranien. Le ministre iranien des Affaires étrangères maintient que l’accord n’a pas encore expiré et que Washington prévoit de le renouveler.

En déplaçant le débat sur le statut des GRI devant les tribunaux, sans fixer de date d’audience ni de délai, l’UE s’offre une échappatoire facile. Maintenant, le groupe de travail de l’UE sur le terrorisme fera ses recommandations au Conseil européen (un forum des chefs d’État de l’Union), et ce n’est qu’alors qu’une décision finale sera prise.

La liste noire européenne du terrorisme a été créée après le 11 septembre. Elle comprend aujourd’hui 13 personnes et 21 organisations, mais la liste n’est pas figée et est mise à jour tous les six mois. Certaines organisations peuvent être retirées de la liste - tant de la version européenne que de la version usaméricaine - pour des raisons politiques, comme lorsque le président Joe Biden a retiré les rebelles yéménites de la liste usaméricaine pour permettre des négociations avec eux en vue d’un cessez-le-feu.

De même, il convient de se demander pourquoi les talibans ne figurent pas sur la liste usaméricaine malgré leur longue histoire d’actes de terreur contre les forces US en Afghanistan et leur répression brutale des droits humains. De plus, les USA ont négocié un accord avec les talibans pour se retirer de l’Afghanistan, qui comprenait une clause selon laquelle les forces usaméricaines ne seraient pas attaquées pendant leur retrait.

Washington entretient des liens étroits avec le gouvernement libanais et aide son armée, même si le Hezbollah, qui figure sur la liste usaméricaine des organisations terroristes, est représenté au sein du cabinet et participe activement aux activités gouvernementales.

L’inscription du Corps des gardiens de la révolution islamique sur la liste noire usaméricaine n’a pas empêché Washington de négocier avec Téhéran un nouvel accord nucléaire. Si un accord est finalement conclu, la désignation n’empêchera pas les USA de le signer.

Téhéran a également fermé les yeux sur la liste noire. Dans un premier temps, il a exigé le retrait des GRI de la liste noire comme condition à la poursuite des négociations sur le nucléaire. Selon les dirigeants iraniens, la levée des sanctions économiques sévères qui lui sont imposées est plus importante que le fait que les GRI figurent ou non sur la liste noire du terrorisme. En définitive, le débat sur le statut des Gardiens de la révolution pourrait contraindre les gouvernements à reconsidérer ces listes.

 

24/11/2022

GIDEON LEVY
Silence iranien contre silence israélien

 Gideon Levy, Haaretz, 23 /11/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La caméra se déplace lentement d'un joueur à l'autre. Un par un, elle zoome sur la même expression dure et ferme. Pas un muscle ne bouge sur leur visage, leurs lèvres sont pincées. Dix jeunes hommes en rouge et un en bleu pâle se tenaient épaule contre épaule et se soutenaient mutuellement dans leur heure de gloire. Il est difficile de savoir ce qui leur a traversé l'esprit à ce moment-là. Il est encore plus difficile de savoir comment ce geste est né : quand a-t-il été planifié, ont-ils tous été d'accord à l'avance ? Qui a pris l'initiative, qui était au courant, qui a tenté de les dissuader, et y en a-t-il un seul qui ait flanché ?


L'hymne national de la République islamique d'Iran, leur pays, a été joué et leurs lèvres sont restées scellées. Ils se sont tus comme un seul homme et leur silence a résonné jusqu'au bout du monde. Dans le stade de Doha, un moment fondateur est né. Un silence qui a résonné plus fort que tout le bruit dans les stades.

On ne sait pas ce qu'il adviendra d'eux lorsqu'ils rentreront, s'ils rentrent, dans leur pays. Il est peu probable qu'ils aient l'occasion de le représenter à nouveau. Le risque qu'ils ont pris est énorme, tout comme l'admiration mondiale qu'ils ont gagnée. Ils ont également été admirés en Israël. Les Israéliens savent apprécier le courage, mais uniquement de ceux qui résistent aux régimes d'autres États. Ce qui s'est passé à Doha ne se produira jamais dans l'équipe juive d'Israël, et pas seulement parce qu'Israël n'a aucune chance d'atteindre la Coupe du monde.

Les joueurs arabes de l'équipe israélienne ne chantent pas l'hymne, ostensiblement à cause de quelques mots qui ne leur conviennent pas. Mais la raison est plus profonde. Eux aussi sont des résistants au régime, un régime de suprématie juive, qui chante « Aussi longtemps qu'au fond de nos cœurs/
Vibrera l'âme juive
 » dans un Etat habité par deux nations. Le risque qu'ils prennent en ne chantant pas l'hymne est limité. Personne ne va les virer de l'équipe pour l'instant, sans parler de les envoyer en prison. Il n'est pas non plus nécessaire de s'étendre sur les différences entre le régime iranien et celui d'Israël. Une dictature totalitaire comme celle de l'Iran n'existe que dans l'arrière-cour d'Israël. Dans la façade d'Israël, où vivent aussi les joueurs de l'équipe arabe, il y a un régime libre, sinon égalitaire.

Moanes Dabbur, après avoir marqué un but pour l'équipe israélienne en 2019. Photo: Nir Keidar

Lorsque Bibras Natcho n'a pas chanté l’Hatikva, aucun de ses coéquipiers juifs n'a pensé à faire preuve de solidarité et à se joindre à son combat. Lorsque Moanes Dabbur a cité le Coran dans le conflit armé baptisé “Gardien des Murs” [mai 2021] et a écrit : « Ne pensez pas qu'Allah ignore ceux qui commettent les iniquités », il a été temporairement suspendu de l'équipe, jusqu'à ce qu'il la quitte pour de bon. Personne n'est venu prendre sa défense. Un joueur juif de l'équipe qui s'identifie à la minorité opprimée n'est pas encore né. Les joueurs juifs de l'équipe, et la plupart de ses fonctionnaires et de ses fans, rivalisent entre eux pour faire preuve du patriotisme le plus véhément et le plus criard contre les résistants à notre régime.

28/10/2022

YOSSI MELMAN
« Israël aura honte de ne pas avoir été à nos côtés » : Oleksii Reznikov, ministre ukrainien de la Défense

 Yossi Melman, Haaretz, 27/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

L’indécision israélienne concernant la guerre en Ukraine est à la fois une erreur morale et stratégique, a déclaré le ministre de la Défense ukrainien Oleksii Reznikov à Haaretz dans une interview exclusive. La Russie pourrait rétribuer l'Iran pour son aide en renforçant son projet nucléaire alors qu'Israël ne fait rien

Le ministre ukrainien de la Défense, Oleksii Reznikov, arrive à une réunion des ministres de la Défense de l'OTAN à Bruxelles ce mois-ci. Photo : Kenzo Tribouillard/AFP

Il y a à peine trois mois, une équipe d'assassins a tenté de tuer Oleksii Reznikov, mais le ministre ukrainien de la Défense dit qu'il n'a pas peur. « Même s'ils me tuent, cela ne changera rien », a-t-il déclaré à Haaretz cette semaine, dans une interview exclusive, la toute première avec un média israélien. L'Ukraine compte un million de personnes servant dans l'armée, les services de sécurité, la police et d'autres organisations – qui sont ensemble contre l'agression de Vladimir Poutine, a déclaré Reznikov. « S'ils me tuent, rien ne changera, parce qu'il y aura plus de gens pour défendre l'Ukraine. Quelqu'un d'autre prendra ma position, et nous poursuivrons la lutte pour la liberté et l'indépendance du pays. Je suis certain que nous vaincrons l'ennemi et gagnerons. »

L'entretien avec Reznikov s'est déroulé en anglais, lundi 24 octobre sur Skype, environ deux heures après sa conversation téléphonique – après de nombreux mois sans contact – avec le ministre israélien de la Défense Benny Gantz. Reznikov avait l'air détendu, calme et concentré. Il n'a pas éludé une seule question, mais au début de l'entretien, il a particulièrement essayé d'utiliser le langage diplomatique. « Nous avons eu une conversation chaleureuse », a dit Reznikov à propos de son appel avec Gantz. « Je lui ai souhaité bonne chance pour les élections et nous avons discuté de toutes les menaces auxquelles l'Ukraine était confrontée à la suite de l'invasion russe. »

Mais plus tard, le ministre a choisi ses mots moins soigneusement, et a exprimé sa déception et sa frustration à l'égard de la politique d'Israël ménageant la chèvre et le chou dans la guerre. « Quand je parle avec mes collègues, je comprends que tout le monde a son propre programme, et Israël a son propre programme, surtout avant les élections, et je suis conscient de ses considérations et de ses intérêts aussi, mais néanmoins je trouve difficile de comprendre pourquoi [Israël] agit de cette façon. »

Comment ça ?

« J'ai expliqué à mon collègue, Benny Gantz, que la Russie a utilisé des drones iraniens… pour frapper des installations civiles ukrainiennes… Au début, il a été dit que ces drones ne servaient qu’à la collecte de renseignements. Mais très rapidement, il s'est avéré que ce sont des drones d'attaque, qui attaquent la population civile sans défense et les biens de tous les citoyens ukrainiens, indépendamment de la religion ou de l'appartenance ethnique. »

Des institutions juives, y compris des synagogues et des cimetières ont été endommagés, a-t-il dit, et pour Rosh Hashanah, des drones iraniens ont survolé les dizaines de milliers de Juifs qui étaient venus en pèlerinage annuel dans la ville d'Uman : « Les drones ont ciblé et frappé les synagogues et autres sites juifs, y compris ceux liés à Israël, comme à Kiev, le lieu de naissance de Son Excellence, la distinguée Première ministre d'Israël, Golda Meir. »