Itay Mashiach, Haaretz, 30/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le poète iranien Mehdi Mousavi a refusé de censurer ne serait-ce qu’un mot de sa vérité. Cela lui a coûté des mois de torture et d’isolement en prison et toute une vie loin de son pays natal
Mehdi Mousavi : « Pour moi, certaines choses ne deviennent jamais normales, et l’une d’entre elles est l’exil. L’exil est comme un tremblement de terre. Tout s’écroule en quelques secondes ». Photo : Olivier Fitoussi
« Un jour, ils m’ont torturé horriblement, horriblement. Ils m’ont jeté
par terre et m’ont donné des coups de pied sans arrêt. Quand ils m’ont ramené
dans la cellule d’isolement, je me suis effondré au sol et je n’arrivais pas à
m’endormir. Tout mon corps me faisait souffrir. Quand on ne peut pas dormir
dans la cellule, on parle tout seul. Il n’y a pas de stylo, pas de lit, pas de
toilettes, rien. Tout ce que vous avez, c’est vous-même. Je me suis demandé :
qu’est-ce qui se passera si tu mourais aujourd’hui".
Mehdi Mousavi est assis à un stand de falafels dans la rue Bograshov à Tel Aviv. À Téhéran, il y a une vingtaine d’années, les gens venaient l’aborder dans la rue ; lors des salons du livre, de longues files d’attente se formaient pour qu’il dédicace l’un de ses livres de poésie. Mais depuis près de dix ans, Mousavi, 46 ans, vit en exil, comme sur une île déserte, dans un monde peuplé d’une seule personne. Ce monde est entièrement constitué de jeux de mots en farsi, de vers romantiques sur les places publiques de Téhéran et d’écriture cursive, d’une parcelle extraterritoriale d’Iran au cœur d’une ville norvégienne froide. Son caractère doux et poli contraste avec ses récits de violence et de souffrance.
« J’ai regardé toute ma vie et j’ai répondu que ça suffisait », dit-il. « Si je meurs aujourd’hui, je mourrai heureux. J’ai vécu tout ce que je voulais vivre ».
Parfois, quelque chose semble s’être éteint dans les yeux de Mousavi. « Ils m’ont tué en prison, je pens », m’a-t-il dit lors d’une des nombreuses conversations que nous avons eues après son arrivée en Israël pour la première fois le mois dernier. « Une partie de mon âme est morte en prison, pour toujours ». Puis il commence à parler de ses ateliers de poésie et de ses étudiants, et son corps - meurtri par la torture et d’autres abus, encore sous le coup de la peur et de la fuite, du désir ardent - se transforme en celui, insouciant, d’un garçon de la ville de Karadj, à 30 km de Téhéran, qui a commencé à écrire des poèmes à l’âge de 11 ans.
J’ai accompagné Mousavi pendant trois jours bien remplis, alors qu’il participait à une conférence universitaire, faisait du tourisme, rencontrait des poètes locaux et discutait avec des lecteurs lors de la Semaine du livre hébraïque. Il a parlé de la bulle de littérature et de poésie qu’il habitait autrefois en Iran, et de la violence qui l’a brisée et l’a poussé à l’exil. Il a rencontré des admirateurs locaux - dont certains vivent eux-mêmes en exil - et, à chaque occasion, il a ouvert un livre et récité des poèmes d’une voix tonitruante. Une question peut se poser à quelqu’un qui écoute les récits de cet homme pendant quelques jours consécutifs : si vous avez trouvé quelque chose qui vous comble, jusqu’où irez-vous pour l’obtenir ?
* * *
Une petite foule s’est rassemblée dans une salle de l’université de Haïfa, la plupart des personnes parlant le farsi. L’une d’entre elles, la professeure Yvonne Kozlovsky Golan, dirige le programme de maîtrise en études culturelles et cinématographiques de l’université, qui a accueilli la conférence avec Mousavi. Elle explique que la poésie en Iran a un statut exceptionnel et spécial. On voit parfois des personnes se lever et réciter des poèmes dans les cafés, dit-elle, ajoutant : » L’ancien ambassadeur de Grande-Bretagne en Iran m’a raconté qu’il s’était un jour arrêté sur la route à côté d’un groupe de camionneurs qui semblaient rivaliser pour savoir qui se souviendrait par cœur du plus grand nombre de poèmes. C’est la culture du pays ; il n’y a pas de haute ou de basse culture, tout le monde la partage ».
Selon une blague populaire, sur dix
Iraniens, il y a onze poètes. Dans pratiquement toutes les conversations en
farsi, dit-on, un poème sera probablement cité à un moment ou à un autre. De
nombreux vers sont devenus des proverbes bien connus, un grand nombre de poètes
sont devenus des célébrités et les tombes des poètes sont devenues des lieux de
pèlerinage.
« On dit qu’il y a trois millions
de personnes en Iran qui écrivent de la poésie », s’amuse Mousavi. « Dans
ma famille, il y en a six, et ils ont également publié leurs poèmes ».
Même si les Iraniens n’utilisent pas toujours un style littéraire élevé, ils
sont naturellement attirés par la structure poétique, explique-t-il. « Même
lorsque 100 000 supporters du stade Azadi [de Téhéran] maudissent l’arbitre et
utilisent des mots orduriers, ils le font en rimes et en mètres ».
Mousavi a fait irruption dans le monde de la poésie à l’âge de 20 ans, avec la publication de son premier livre, qui a connu un grand succès. « Ce n’est pas grâce à moi, mais à ma génération, qui a injecté du sang neuf dans la poésie iranienne », explique-t-il. « Avant nous, les gens écrivaient sur l’amour à l’ancienne, dans un langage archaïque. Moi, j’ai écrit sur un triangle amoureux lors d’une fête ».
Parallèlement à sa carrière de pharmacien (il est titulaire d’un doctorat de l’université de Mashhad), il a commencé à publier de la poésie, à organiser des festivals et à éditer un magazine littéraire, jusqu’à ce que sa publication soit interdite par les autorités en 2008. À la fin des années 1990, il a demandé l’autorisation d’organiser un atelier d’écriture, mais n’ayant reçu aucune autorisation au bout de six mois, il l’a lancé en tant que projet clandestin.
« Il y a trente ans, mon père m’a dit de ne pas entrer dans le monde de la littérature, car je finirais par être arrêté et je n’aurais pas d’argent non plus », raconte-t-il en riant. « Et il avait raison ! Je n’avais rien, mais j’étais heureux, parce que j’étais avec mes étudiants. Je vivais la littérature ».
Les ateliers qu’il a animés, qui étaient gratuits, étaient particulièrement intenses et duraient du matin jusqu’à tard dans la soirée. Les participants étaient des lycéens et des étudiants. Certains sont devenus des écrivains célèbres - et d’autres sont encore en prison aujourd’hui, dit-il. Quelques-uns ont assisté aux séances pendant des années, notamment la poétesse Fatemeh Ekhtesari, qui a elle aussi été arrêtée et jugée, et qui a ensuite fui l’Iran avec Mousavi.
Aujourd’hui, les ateliers de Mousavi, qui en sont à leur 25e année, se poursuivent en ligne. « Dès la première rencontre, je peux déterminer s’il existe un talent », explique-t-il. « Mais il m’arrive aussi de soutenir des personnes qui n’ont aucun talent, car la nouvelle génération iranienne a besoin d’être changée. Si la personne ne devient pas un écrivain célèbre, elle sera au moins un meilleur être humain. La lecture change les gens ».
Mehdi Mousavi avec des fans, lors d’une
foire littéraire à Téhéran il y a dix ans. “Je ne peux pas respirer sans
littérature”. Photo Mehdi Mousavi
L’événement de Haïfa commence et Mousavi
salue le public en farsi. « Je n’étais pas un activiste politique »,
leur dit-il avec l’aide d’un interprète, « et ma poésie n’est pas si
politique que ça. Je parle de liberté, mais je n’ai pas parlé contre [le guide
suprême iranien Ali] Khamenei, ou quoi que ce soit de ce genre. Et je suis
toujours en exil. Imaginez ce que l’on fait aux poètes qui sont aussi
politiquement actifs ».
Le professeur Rafi Weichert, poète et traducteur israélien, qui a présenté une analyse littéraire de la poésie de Mousavi lors de la conférence, laisse entendre que le poète n’est peut-être pas très sincère. « Aucun régime totalitaire ne peut avaler un tel poème », déclare-t-il en citant l’une des œuvres de l’Iranien.
En effet, Mousavi a toujours défié - pour ne pas dire provoqué - les autorités. Lorsqu’il n’a pas reçu l’approbation des censeurs pour imprimer son deuxième recueil de poèmes, il l’a publié clandestinement dans son intégralité et l’a largement distribué, sous son propre nom. Plus tard, lors de la semaine iranienne du livre en 2009, il s’est assis dans un stand où son dernier livre était en vente, et lorsqu’il a reconnu des fans parmi les acheteurs, il leur a glissé une feuille de papier contenant les passages qui avaient été noircis par la censure : “Page 5, ligne 3, ajouter...” Le lendemain, les autorités ont fait une descente au stand, l’ont fermé et ont déchiqueté ses livres.
Comment n’avez-vous pas eu peur ?
« Parce que je suis un amoureux. Un amoureux de la littérature. Parfois, on marche, on marche, et on se retrouve à la croisée des chemins. Vous ne pouvez plus faire ce que vous aimez et vous devez choisir. Soit vous arrêtez, soit vous continuez - avec la peur d’être arrêté et tué. C’est la voie que j’ai choisie. Si j’avais choisi une autre voie, je serais peut-être mort depuis des années, parce que je ne peux pas respirer sans littérature, sans enseignement ».
Les autorités ont multiplié les
obstacles. Les lois sur la censure en Iran aboutissent inévitablement à une
danse délicate entre le gouvernement et les artistes - vague, arbitraire et
parfois mortelle. « Vous pouvez publier un livre après qu’il a été censuré
et qu’il a reçu l’autorisation appropriée, mais ensuite ils le saisiront et
vous emprisonneront », explique Mousavi. Les descriptions de personnes s’embrassant
ou s’étreignant peuvent être considérées comme de l’érotisme, la description de
la pauvreté ou du divorce peut être condamnée pour des raisons politiques, et
le fait de soulever des questions philosophiques risque d’être interprété comme
une critique de la religion. « Le cadre des restrictions est si large que,
pour n’importe quoi, ils peuvent défoncer votre porte, vous bander les yeux,
vous emmener en prison et vous torturer ».
Dans certains cas, poursuit-il, le
gouvernement approuvera des livres manifestement problématiques (apparemment
pour des raisons de relations publiques), mais les Gardiens de la révolution
dont les activités ne sont pas coordonnées avec les censeurs peuvent quand même
faire une descente dans les librairies et confisquer tous les exemplaires d’un
titre.
L’une des œuvres de Mousavi, par exemple, a été approuvée par le ministère de la culture (« On l’appelle le ministère de la Culture, mais il n’a aucun lien avec la culture, c’est comme le ministère de l’amour dans 1984 »), mais les Gardiens de la révolution ont ensuite fait irruption sur le stand de l’éditeur lors de la foire où elle était exposée, l’ont fermé et ont saisi les livres. L’éditeur, Babak Abazari, lui-même poète, a protesté. Moins d’un an plus tard, son corps a été retrouvé flottant dans la mer Caspienne.
Matin, réveil sans espoir
Soir, mon chagrin sans fin
Toutes les pages sont identiques
De mon journal de souvenirs d’exil
Après la conférence de Haïfa, Mousavi et Orly Cohen, originaire de Téhéran et doctorante en études iraniennes, qui a initié et organisé toute sa visite [et qui a dû batailler deux ans pour lui obtenir un visa, NdT], ont visité les jardins bahaïs de la ville. Il y a deux ans, Mme Cohen a traduit en hébreu un recueil de poèmes de Mousavi (publié sous le titre La place de la Liberté est ensanglantée). Sa poésie est considérée comme particulièrement difficile à traduire et très “locale” en termes de jeux de mots en farsi, de références et de style d’écriture, même dans les poèmes qu’il a écrits en exil.
Mme Cohen a grandi à Téhéran, près de la rue qui allait être rebaptisée rue de la Révolution islamique [Khiâbân Enqelab-e Islami], et la bande-son de ces journées fatidiques de 1979 résonne encore inlassablement dans son esprit. Elle avait 7 ans à l’époque. Lorsque la guerre du Liban a éclaté, en 1982, peu après avoir émigré en Israël avec sa famille, elle a cru qu’elle était en quelque sorte responsable : où qu’elle aille, une guerre éclatait. Malgré les nombreuses années qui se sont écoulées depuis qu’elle a foulé pour la dernière fois le sol iranien, la vie de Mme Cohen semble toujours partagée entre ici et là-bas. Les médias sociaux, la langue et la littérature ont également fait d’elle une semi-exilée.
Pour sa part, en 2016, Mousavi a trouvé asile à Lillehammer, une petite ville de Norvège qui compte moins de 10 locuteurs de farsi, dit-il, ajoutant qu’à un moment donné, il a écrit à un autre écrivain iranien en exil, à Reykjavik. Ma lettre parle de “ne pas s’habituer”. « Certaines choses ne deviennent jamais normales. Permettez-moi de m’exprimer ainsi : Pour moi, certaines choses ne deviennent jamais normales, et l’une d’entre elles est l’exil [...]. L’exil est comme un tremblement de terre. Tout s’écroule en quelques secondes, et pendant ces trois ou quatre années, j’ai simplement essayé de rassembler les morceaux de ma vie qui restaient dans les décombres ».
Il établit fréquemment des comparaisons entre l’Iran et la Norvège. L’une d’entre elles est provoquée par un arrêt à un stand de jus de fruits à Tel Aviv, qui lui rappelle Téhéran. « J’avais deux options », a-t-il déclaré lors de l’un des événements organisés dans le cadre de sa visite. « La première était de me mêler aux Norvégiens et de devenir l’un d’entre eux. La seconde était de construire dans ma maison un petit Iran et de m’y enfermer, d’écrire mes livres et de n’être en contact qu’avec des Iraniens. Malheureusement, j’ai choisi la deuxième option. Je ne suis pas très jeune non plus, et il m’est un peu difficile d’apprendre une nouvelle langue et de m’y plonger profondément. J’ai décidé de ne pas être norvégien ».
Mousavi et sa camarade d’exil la
poétesse exil Fatemeh Ekhtesari. Photo : Mohamad Sadegh Yarhamidi
Lors de la visite des jardins bahaïs,
Mousavi souligne qu’un tel voyage est le rêve des adeptes de cette religion
vivant en Iran, qui continuent d’être persécutés. Les événements marquants de l’histoire de cette religion sont liés à l’exil de son
fondateur, Baha’ullah (1817-1892), né à Téhéran, dans une colonie pénitentiaire de l’Empire ottoman à Acre, dans
le nord de la Palestine. La poésie a joué un rôle majeur dans le développement
et l’épanouissement de la foi bahaïe, dès ses débuts.
Le lendemain, Mme Cohen invite Mousavi à une exposition qu’elle a organisée au musée d’art islamique de Jérusalem (qui s’est achevée depuis), sur le mouvement de protestation actuel en Iran - déclenché par la mort, en septembre dernier, de Mahsa Amini, 22 ans, entre les mains de la police des mœurs, pour avoir prétendument enfreint les lois sur le hijab - à travers les récits de cinq femmes. Sur l’un des écrans, on voit une jeune femme danser, les cheveux au vent, au centre de la place de la Liberté à Téhéran. Un autre clip montre une jeune femme qui a perdu un œil ; ces derniers mois, les forces de sécurité iraniennes ont tiré sur des centaines de manifestants. Le bandeau sur l’oeil est ainsi devenu l’un des symboles de la lutte.
La vie littéraire relativement heureuse de Mousavi a pris fin à la fin de 2013, lorsqu’il a été arrêté à l’aéroport alors qu’il se rendait à un atelier en Turquie avec son étudiante Fatemeh Ekhtesari, et qu’on leur a dit qu’ils faisaient l’objet d’une interdiction de voyager. « À ce jour, je ne comprends pas vraiment la raison de l’arrestation », dit Mousavi. Les deux poètes ont été incarcérés dans la tristement célèbre prison d’Evin à Téhéran, dirigée par les Gardiens de la révolution et remplie de prisonniers politiques.
Nous avons été
torturés, tu sais
Nous étions des voix réduites au silence, tu sais
Dans la cellule, la nuit, nous étions libres
Quelqu’un a organisé un atelier de poésie
La cellule est un peu plus grande qu’un lit, mais il n’y a ni lit ni toilettes. Si vous avez besoin de vous soulager, vous le signalez aux gardiens en glissant un morceau de papier sous la porte, et ils vous font sortir s’ils en ont envie. Parfois, on entend quelqu’un parler tout seul ou pleurer dans une cellule voisine. La cellule est sans fenêtre, il n’y a ni jour ni nuit. Les prisonniers dorment à même le sol, sous la lumière éblouissante de trois ampoules allumées en permanence. Les caméras sont omniprésentes : deux dans la douche, deux dans les toilettes. « Nous avons vos photos », disent les gardiens aux détenus. « Nous avons des clips vidéo, nous pouvons les publier sur Internet ».
Pendant son incarcération, on lui a
bandé les yeux et, jusqu’à ce qu’il soit contraint de signer des aveux et qu’il
soit libéré sous caution 38 jours plus tard, il n’a vu personne d’autre.
Une fois, on l’a envoyé à la douche et
on lui a demandé de laver les seuls vêtements qu’il avait, puis de les
remettre. Lorsqu’il est sorti, on lui a dit qu’il était temps d’aller faire de
l’exercice dans la cour. C’était un jour d’hiver glacial, la température était
en dessous de zéro. Il a passé une demi-heure à marcher de long en large, les
yeux bandés, les vêtements gelant et se raidissant sur son corps. Il se
souvient de les avoir frappés avec son poing pour briser la glace.
Chaque jour, il était emmené pour être interrogé ou torturé. On l’interrogeait sur lui-même, sur ses poèmes, sur ses relations sociales, sur ses étudiants. Sur tout et sur rien, car toutes les informations étaient déjà disponibles en ligne. Il a été contraint de signer des déclarations selon lesquelles il avait collaboré avec des chanteurs opposés à la République islamique et qu’il avait demandé à ses étudiants de lire Tchekhov - dont les écrits ne sont pas interdits en Iran.
Un jour, il a demandé à son tortionnaire : « Je ne suis pas actif contre le régime, je suis une personne indépendante, pourquoi me torturez-vous ? » Il lui a répondu : « En Iran, soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous. Il n’y a pas de troisième voie »."
Que voulaient-ils ?
« Je pense qu’ils avaient peur de nous ».
Si vous vouliez changer la jeune génération, peut-être que le gouvernement était en fait votre plus grand fan, parce qu’il croyait apparemment que vous en étiez capable.
« Je suis d’accord ».
Se réveiller
dans l’effroi, horrifié par soi-même
J’ai été saisi par la folie et je suis devenu encore plus fou
Mousavi visitant la vieille ville
de Jérusalem lors de sa récente visite. Les religions l’intéressent surtout en
tant qu’histoires. Photo : Olivier Fitoussi
Après Evin, tout a changé. La peur est devenue sa compagne de tous les instants.
« J’ai peur tout le temps, je ne suis pas quelqu’un de fort », avoue Mousavi. « Après Evin, j’ai vécu des moments très difficiles. Chaque fois que le vent secouait la porte, je ne pouvais pas respirer. Si quelqu’un frappait à la porte, je ne pouvais pas l’ouvrir ».
Une fois, il est allé avec Ekhtesari, qui a été libérée en même temps que lui, rendre visite à une amie, la réalisatrice activiste Mahnaz Mohammadi. Lorsqu’ils sont revenus à la petite voiture d’Ekhterasi, ils ont découvert que les vitres avaient été brisées.
« Nous avons eu peur. Je ne peux pas dire que je n’avais pas peur. Pas de la mort, mais de la torture. Lorsque j’étais en prison et que j’avais les yeux bandés, ils s’approchaient de moi et me chuchotaient à l’oreille : “Je vais violer ta mère, je vais violer ta sœur”, avec des détails. Des détails horribles ».
D’un autre côté, il affirme être revenu d’Evin en se sentant plus fort lorsqu’il s’agissait de s’opposer au régime. « Je n’avais plus peur. Avant, j’avais quelque chose à perdre, après, plus rien ».
Ainsi, d’une part, vous avez développé une anxiété à chaque fois que l’on frappait à la porte, mais d’autre part, vous avez perdu votre peur du régime.
« Oui, c’est un paradoxe, mais c’est vrai. Parce ton corps est faible et a de nombreuses limitations. Mais dans ta conscience, tu es libre. Ils peuvent torturer ton corps, mais ton âme reste libre ».
Nous visitons la vieille ville de Jérusalem. Mousavi est photographié en train de réciter un poème en farsi sur fond de Mur occidental. Un jeune USAméricain d’origine iranienne s’approche de lui, ravi.
Mousavi n’est pas particulièrement ému par le mur, l’église du Saint-Sépulcre ou le Haram al-Sharif (le mont du Temple). Il a commencé à perdre la foi à l’adolescence, dit-il. Les religions l’intéressent surtout en tant qu’histoires. « Beaucoup de personne en Iran ont cessé de croire, ou ont cessé de faire le Ramadan, parce que le gouvernement fait ce qu’il fait au nom de la religion », dit-il, remarquant plus tard avec étonnement, après s’être promené : « j’ai vu beaucoup de jeunes hommes portant des kippas. J’aurais pensé que la jeune génération en Israël serait moins religieuse ».
En l’espace de deux jours, il visite les principaux centres de quatre religions, mais la ferveur religieuse ne semble briller dans ses yeux que lorsqu’il s’assied au stand bruyant de falafels à Tel Aviv et parle de ses ateliers de poésie en Iran. Son emploi du temps chargé, son manque de sommeil, ses vols de nuit et sa détention pendant trois heures à l’aéroport Ben Gurion malgré l’autorisation dont il disposait - rien ne transparaît sur son visage lorsqu’il se montre nostalgique avec l’enthousiasme d’un garçon. La pita qu’il tient dans ses mains a refroidi, mais il est lui-même de retour aux ateliers d’écriture à Mashhad et aux réunions clandestines dans son appartement de Téhéran.
Le lendemain, Mousavi rejoint un “parlement” d’écrivains et de poètes israéliens qui se retrouvent régulièrement dans un petit café de Tel-Aviv, parmi lesquels l’éditeur de son livre en traduction hébraïque, Moshe Menasheof, et le poète Roni Somek. Ce dernier a rencontré Mousavi en 2018, lors d’un festival de poésie à Palma de Majorque.
« À mon avis, sa véritable percée est encore à venir », prédit Somek. « Le poète idéal est celui qui n’installe pas son piano uniquement dans la salle de concert, mais aussi dans un bistrot. Car c’est là que les gens viennent, non pas pour écouter des concerts, mais pour sentir l’odeur de la poudre. Au-dessus du piano, il accroche une pancarte : “Ne tirez pas sur moi, je ne suis que le pianiste”. Mais il est là parce qu’il sait que c’est là le véritable endroit : qu’il faut apporter sa poésie là où les gens ne savent même pas comment épeler le mot poésie ».
Peux-tu donner un exemple ?
Somek : Mehdi écrit : « Je lui ai dit / Ne porte pas ta robe rouge / Nous ne sommes pas communistes / Je lui ai dit... / Ne porte pas ta robe noire / Nous ne sommes pas anarchistes / Je lui ai dit : / Ne porte pas ta robe verte / Nous ne sommes pas des rebelles / Je lui ai dit : / Dans ce pays / Seuls les gens nus / Ne risquent pas d’être arrêtés / Puis ils sont venus / Et nous ont lapidés / La première pierre a été lancée par quelqu’un / Dont je ne me souviens pas de la tenue / La dernière pierre a été lancée par quelqu’un / Qui ne doute pas que / Ceux qui lancent des pierres / Ne seront pas arrêtés. ».
« Transformer la garde-robe d’une femme en symbole d’un poème de protestation est très puissant », poursuit Somek. « Mehdi écrit ce poème non pas comme une métaphore, mais comme une photographie, une radiographie de la réalité dans laquelle il vit. Entre le poétique et le politique, il n’y a même pas un millimètre d’espace. C’est l’un des meilleurs poèmes de protestation que je connaisse, et permets-moi de ne pas être modeste et de dire que j’ai accumulé pas mal de kilomètres dans ce domaine ».
Mehdi Mousavi Photo : Olivier
Fitoussi
Pour Somek, l’œuvre de Mousavi est un cas flagrant de poésie contestataire qui
converse avec Bertolt Brecht, rien de moins. « Je vais te donner un autre
exemple. Tous les intellectuels russes possédaient des cassettes du chanteur
contestataire Vladimir Vyssotski. Mais, chose absurde, la première fois que ses
chansons ont été entendues à la radio officielle de l’URSS, c’était lors d’une
émission en direct d’un vaisseau spatial, alors que les cosmonautes écoutaient
une de ses cassettes en arrière-plan. Medhi ne vit pas dans l’espace. Il sait
que la publication d’un tel poème le conduirait en prison. Comment le publier ?
Que faire ?
« D’un côté, il veut s’exprimer ; de l’autre, il sait que s’il ouvre la bouche, on lui coupera la langue. Il y a autre chose qu’il ne vous dira pas ici. Ce qui est arrivé récemment à Salman Rushdie [qui a été attaqué sur une scène new-yorkaise l’année dernière et poignardé dans l’œil, 35 ans après la publication d’une fatwa appelant à sa mort], alors que nous pensions que tout avait déjà été réglé, les effraie encore [les artistes exilés comme Mehdi]. La paranoïa fait des heures sup ».
Existe-t-il en Israël une poésie qui s’approche de ce niveau de courage ?
« Vu qu’ici, au moins, personne [c’est-à-dire aucun juif] [sic] n’a été emprisonné jusqu’à présent à cause d’une ligne qu’il a écrite, il est impossible de mesurer le niveau de courage ». [il faudrait peut-être regarder du côté des Palestiniens, mon gars, mais apparemment, ce serait trop te demander, NdT]
Mais penses-tu que les poètes de l’Israël de 2023 remplissent leur rôle social ? Mettent-ils leur piano dans un bistrot ?
« Oui, je dirais que oui ».
* * *
Le soir, sur une petite scène de Tel Aviv, pendant la Semaine du livre hébraïque, Mousavi lit des poèmes de sa voix sonore et théâtrale. Les passants semblent surpris, certains rient. Une femme s’arrête pour demander quelle langue il parle.
« Tout le monde connaît Mehdi Mousavi », me dit un jeune Iranien qui a immigré en Israël il y a peu. « Il a écrit les paroles de certaines chansons très célèbres de Shahin Najafi », le chanteur militant iranien en exil qui a mis en musique l’œuvre de Mehdi et a contribué à rendre le poète célèbre, mais aussi, sans le savoir, à sa persécution par le régime.
Mousavi me montre des dizaines de photographies de jeunes gens qui ont des vers qu’il a écrits tatoués sur leur corps. Il dit qu’il lui arrive d’aller sur les comptes Instagram de jeunes Iraniens tués lors de manifestations et de découvrir qu’ils avaient posté ses poèmes peu de temps auparavant.
« Comment avez-vous survécu à la prison avec toute cette sensibilité ? » demande quelqu’un dans le public. Mousavi : « La prison finit par passer. Le plus dur, c’est quand on sort, et que tous ces traumatismes remontent à la surface au fil des ans ».
Près de deux ans après sa libération sous caution d’Evin, Mousavi a été condamné à neuf ans de prison pour « insulte au sacré ». Ekhtesari, arrêtée et emprisonné en même temps que lui, a été condamnée à une peine de 11 ans et demi. Les deux ont également été condamnés à 99 coups de fouet pour avoir serré la main de personnes du sexe opposé - apparemment, pour s’être serré la main l’un·e l’autre.
Un matin de décembre 2015, alors qu’il attendait son procès en appel, Mousavi a fait ses adieux à sa famille et a quitté sa maison. Ses parents ont pleuré ; peut-être ont-ils compris. Il a rejoint Ekhtesari et ensemble, ils ont traversé le pays et se sont dirigés vers la frontière avec l’Irak, où des passeurs les attendaient. Connus de tous, ils se déguisent en couple kurde. Ils n’ont rien emporté, à l’exception d’une boîte de biscuits - un cadeau pour leur famille imaginaire au Kurdistan. Mousavi avait un billet d’un rial signé par “un amour du passé”, le seul souvenir de son ancienne vie. On lui a dit de s’en débarrasser.
La nuit, les deux sont montés dans la montagne avec le passeur. Alors qu’ils marchaient, il s’est soudain retourné et leur a dit : « Nous sommes en Irak ». Ils se sont embrassés et ont continué à marcher en silence. De l’Irak, ils sont arrivés en Turquie, où ils ont vécu pendant environ un an jusqu’à ce que, avec l’aide d’une organisation appelée International Cities of Refuge Network (Réseau International des Villes de Refuge), ils parviennent à Lillehammer.
Avant de nous séparer, je demande à Mousavi si, rétrospectivement, compte tenu du prix élevé qu’il a payé, il aurait agi différemment. Il répond sans hésiter. [quoi ? On devine que c’est non, NdT]
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