01/07/2023

ELIANA RIVA
Le frère de Dilek Doğan, tuée par la police turque à 25 ans, s'est suicidé

Eliana Riva, Pagine Esteri, 30/6/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Eliana Riva est éditrice (Spring Edizioni), libraire (Malìa) et rédactrice en chef du site ouèbe Pagine Esteri à Caserta, Italie.
Auteure du documentaire Il cielo di Sabra e Chatila. FB

 

Dilek Doğan avait 25 ans lorsqu'elle a été assassinée, de sang-froid, chez elle, dans le quartier d'Armutlu à Istanbul, devant ses parents et son frère. Il était 4h30 du matin le 18 octobre 2015 lorsque la police a frappé à la porte de la maison où la jeune fille vivait avec sa famille. Cinq ou six militaires, armes au poing et gilets pare-balles, sont entrés pour procéder à une perquisition. Cette nuit-là, 16 autres maisons du quartier ont été fouillées. La police a déclaré qu'elle était à la recherche d'un kamikaze en possession d'une bombe.


Dilek et Mazlum

Mais ce n'était pas la première fois que cela se produisait. Au contraire. Dilek est allée réveiller sa mère : « Ils sont de retour », lui a-t-elle dit.

Armutlu est un quartier d'Istanbul avec une histoire particulière de revendications politiques et démocratiques. La population d'Armutlu est alévie, une minorité religieuse en Turquie (entre 15 et 20 % de la population), composée essentiellement de révolutionnaires démocrates. Ils sont persécutés en tant que minorité et dissidents politiques. C'est pourquoi les habitants d'Armutlu sont pris pour cible depuis des années par le gouvernement, qui envoie souvent l'armée avec l'ordre de perquisitionner, d'arrêter, de tuer, de contrôler. L'objectif est avant tout d'exercer une pression constante, de tenter de briser les reins de la résistance, de forcer les jeunes à fuir ou de les maintenir en prison, de leur rendre la vie impossible. Nous avons rencontré des dizaines d'habitants d'Armutlu et aucun de nos interlocuteurs, quel que soit son sexe ou son âge, n'a eu la possibilité de quitter librement le pays. Presque tous ont été en prison au moins une fois et tous ont un parent qui a été arrêté, tué ou en grève de la faim. Beaucoup d'entre eux sont âgés. Mais l'âge n'est pas une limite aux arrestations, pas plus que la santé.

Les funérailles de Dilek Doğan

Nous avons interviewé Aysel Doğan, la mère de Dilek, il y a quelques mois, en février, à Istanbul, au domicile d'Ayten Öztürk, un révolutionnaire turc torturé pendant six mois, assigné à résidence, qui risque deux condamnations à perpétuité en raison de déclarations de témoins secrets. Aysel nous a raconté que pendant la perquisition, elle a remarqué que l'un des policiers en civil était très nerveux, en colère, hors de lui. Le policier était dans la chambre avec sa fille et lorsqu'elle lui a demandé de mettre des galoches pour ne pas mettre de la boue sur les tapis, il lui a tiré une balle dans la poitrine. Tirée à bout portant, elle a transpercé son poumon. Elle est décédée à l'hôpital une semaine plus tard.

Le frère aîné de Dilek, Emrah Doğan

Dès le début, la famille de la jeune femme a exigé que justice soit faite et que le meurtrier soit dûment jugé. Une enquête a été ouverte et l'agent Y.M. a été accusé d'avoir délibérément commis un meurtre par négligence et d'avoir utilisé du matériel de service public pour commettre un crime. Le code pénal turc prévoit une peine de 20 à 26 ans de prison pour ces chefs d'accusation. Mais en 2017, le 12e  tribunal pénal d'Istanbul a réduit la peine à 6 ans et 3 mois. La famille de Dilek a fait appel, mais l'appel a été rejeté et la peine a été réduite à 45 jours de prison. À l'heure actuelle, le policier n'a pas passé une seule journée en prison.

La famille de la jeune fille assassinée a continué, pendant toutes ces années, à réclamer justice. Et pour cela, elle a été punie.

Le père de Dilek a été condamné à six ans de prison. L'un des avocats qui s'occupait de son dossier, Oya Aslan, a également été arrêté.

Dilek avait quatre frères. Après son assassinat, tous les quatre ont été accusés d'avoir commis des crimes ou d'avoir représenté un danger pour l'État. L'aîné, Emrah, a été condamné à 20 ans de prison (il y est depuis quatre ans), sur la base de déclarations faites par des témoins secrets, pour appartenance à une association terroriste. L'utilisation de témoins secrets est essentielle en Turquie pour condamner les dissidents devant les tribunaux.

Le deuxième frère, Erhan, vivait en Allemagne lorsque sa sœur a été tuée. Il est rentré en Turquie et a été condamné à six mois de prison.

Le troisième frère, Mehmet, a également été condamné et pourrait passer le reste de sa vie en prison. Avec Erhan, il s'est donc rendu à Berlin pour demander l'asile politique.



Aysel Doğan, la mère de Dilek, lors des funérailles de sa fille

Enfin, le plus jeune, Mazlum, avait 23 ans lorsque sa sœur a été tuée. Il a été condamné à 11 ans et 11 mois de prison pour dégradation de biens publics, le même chef d'accusation que le reste de sa famille : « Quand le meurtrier est venu au tribunal », nous dit sa mère Aysel, « ils ont projeté la vidéo du meurtre. Ils l'ont montrée à l'écran. Mon fils Mazlum n'a pas supporté de voir cette scène et a crié. Il a été condamné pour cela ».

Mazlum était à l'université en 2015. Il a réussi à terminer ses études, bien qu'il ait été harcelé par la police dans les années qui ont suivi le meurtre de sa sœur. Aysel nous a raconté comment il a été arrêté et fouillé sans relâche. Elle nous a parlé des canons à eau qui ont été utilisés à plusieurs reprises contre la maison familiale, des véhicules armés qui continuaient à stationner devant la maison. Ses enfants ne pouvaient pas trouver de travail, ils étaient toujours suivis. Tout cela, pour Aysel, dans le but de les rendre fous, de jouer avec leurs nerfs et de leur faire faire un faux pas. Ou pour qu'ils cessent de réclamer justice. « Mais je demanderai justice jusqu'à ma mort. Et si je meurs, il y a quelqu'un d'autre qui la demandera. Dilek avait des frères. Nous avons des petits-enfants. Eux aussi demanderont justice ».

Mazlum a quitté la Turquie et demandé l'asile politique au Royaume-Uni. Il est arrivé à Londres cette année et y vivait depuis quelques mois, en compagnie de quelques parents qui, avec d'autres camarades turcs, ont essayé de l'aider à s'installer et à s'acclimater, en attendant une réponse à sa demande d'asile politique.

Mais Mazlum ne voulait pas recommencer une vie loin de chez lui. Il a décidé que cela suffisait. Et il s'est pendu, à Londres, mercredi dernier, le 28 juin.

Aysel est restée seule avec son mari, qui risque lui aussi d'aller en prison. Une fille assassinée, un fils suicidé, un autre en prison depuis 20 ans et deux fils contraints de fuir pour ne pas subir le même sort. Tout cela parce qu'il réclamait la démocratie et la justice. « J'espère que justice sera faite un jour », nous disait-elle dans cette interview vidéo il y a quelques mois. Mais ce serait probablement suffisant pour elle, juste pour commencer, que cessent les injustices qu'elle et toute sa famille subissent depuis maintenant huit ans.

 

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