Aakash Hassan à Manipur et Hannah Ellis-Petersen à Delhi, The Guardian, 10/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Plus de 100 personnes ont été tuées et des dizaines de milliers ont été déplacées dans le cadre des violences actuelles qui risquent de diviser l’État en deux.
En voyant la fumée s’élever des maisons incendiées à proximité, Nancy Chingthianniang et sa famille ont su qu’il était urgent de s’enfuir. C’était au début du mois de mai et tout autour d’eux, le Manipur - un État du nord-est de l’Inde - avait commencé à brûler, les membres de l’ethnie dominante Meitei s’opposant violemment aux Kukis minoritaires dans le cadre de l’un des pires conflits ethniques que la région ait connus de mémoire d’humain.
Chingthianniang, 29 ans, membre de la minorité kuki vivant à Imphal, la capitale de l’État, où la tribu Meitei domine en nombre et en pouvoir politique, craignait pour sa vie ; elle avait déjà appris que des membres de sa famille et des voisins étaient pris pour cible par des bandes meitei. Tard dans la nuit, cinq membres de la famille se sont entassés dans une voiture et se sont dirigés vers une zone de l’État contrôlée par les Kukis.
Ce voyage est douloureusement gravé dans la mémoire de Chingthianniang. Alors qu’ils s’approchaient d’un camp où les Kukis avaient trouvé refuge, une foule d’une centaine de personnes, toutes issues de la communauté meitei, a encerclé leur voiture et a commencé à la défoncer à l’aide de bâtons et de barres de fer.
Chingthianniang a été tirée du véhicule par les cheveux. Frissonnante, elle se souvient qu’ils ont été exhibés par des femmes de la foule qui ont crié aux hommes de leur groupe : « Allez les violer, on vous laisse ces tribales, violez-les ! »
La foule a commencé à battre brutalement le mari de Chingthianniang, Sasang. « Nous avons essayé de le protéger, de faire écran alors que nous recevions des coups de bâton », raconte-t-elle. « Mais il a été séparé de nous et lynché. Je ne peux pas oublier comment son corps sans vie a été frappé par des barres de fer, même une fois qu’il était mort ».
Nancy Chingthianigng a été attaquée
et blessée par une foule à Manipur : Aakash Hassan/The Guardian
La mère de Sasang, qui avait tenté de sauver son fils de la foule, a également été tuée. Poursuivie par les agresseurs meitei, Chingthianniang a couru jusqu’à un camp militaire voisin et, en secouant les grilles, a supplié les soldats de l’aider. Au lieu de cela, ils l’ont repoussée et, tandis que la foule enragée s’abattait sur elle, elle a été battue jusqu’à ce qu’elle perde connaissance.
Elle s’est réveillée quelques jours plus tard dans une unité de soins intensifs, après avoir subi plusieurs interventions chirurgicales à la tête. Ce n’est que quelques jours plus tard que l’on a appris que son mari et sa belle-mère n’avaient pas survécu. Leurs corps sont toujours à la morgue d’Imphal, les proches n’osant pas aller les chercher.
Chingthianniang s’est depuis réfugiée chez sa belle-sœur à New Delhi, où des milliers d’habitants du Manipur ont trouvé refuge pour échapper au conflit qui continue de faire rage. Incapable d’apaiser les traumatismes de cette nuit, elle les revit constamment dans son esprit. « Je me demande comment je vais pouvoir survivre à tout ça », dit-elle, pâle et ébranlée.
Depuis l’attaque de Chingthianniang et de sa famille en mai, le conflit entre les Meiteis et les Kukis au Manipur n’a fait que s’aggraver. Environ 130 personnes, principalement des Kukis, ont trouvé la mort, plus de 60 000 ont été déplacées et des centaines de camps de secours ont été mis en place dans une situation qui a poussé l’État au bord de la guerre civile.
Une histoire de violence
Le Manipur est aujourd’hui divisé en deux zones ethniques farouchement protégées, les basses terres et les vallées étant contrôlées par les Meiteis et les collines par les Kukis. S’aventurer sur le territoire de la tribu adverse est décrit comme une “condamnation à mort”.
Alors que le gouvernement de l’État et le gouvernement central - tous deux contrôlés par le parti Bharatiya Janata (BJP) du premier ministre Narendra Modi - ont insisté sur le fait que la situation “s’améliore lentement”, les personnes sur le terrain racontent une autre histoire. Les couvre-feux et les restrictions persistent dans de grandes parties de l’État et l’internet a été coupé à plusieurs reprises. Des milliers de soldats et de supplétifs paramilitaires ont été déployés, tandis que les deux camps ont formé leurs propres groupes d’autodéfense armés. Cette semaine, les affrontements ont fait huit morts supplémentaires.
Les analystes estiment que les efforts du gouvernement pour ramener la paix dans la région ont largement échoué jusqu’à présent et que les tensions pourraient s’aggraver, risquant de déstabiliser d’autres États de la région instable du nord-est de l’Inde, tels que le Mizoram, le Nagaland et l’Assam. Le gouvernement BJP de l’État de Manipur est dominé par les Meiteis, majoritaires ce qui suscite la méfiance des leaders kukis, tandis que Modi est resté publiquement silencieux sur le conflit. Le seul ministre BJP de haut niveau à avoir visité l’État est le ministre de l’intérieur, Amit Shah. Sa visite n’a guère contribué à apaiser les tensions ethniques.
Les troubles ont été déclenchés par une décision de la Cour d’État du 27 mars, qui a accordé à la communauté dominante des Meitei un “statut tribal”, leur permettant de bénéficier des mêmes avantages économiques et des mêmes quotas que la communauté minoritaire des Kukis pour les emplois publics et l’éducation, et autorisant les Meiteis à acheter des terres dans les collines, où les Kukis vivent en majorité. La décision a ensuite été suspendue par la Cour suprême, qui l’a qualifiée de “factuellement erronée”.
Cette affaire a ravivé une situation déjà tendue dans un État qui n’est pas étranger aux conflits ethniques et aux insurrections depuis son indépendance. Le coup d’État militaire de 2021 dans le pays voisin, le Myanmar, a ravivé les tensions après que des milliers de réfugiés, plus proches des Kukis sur le plan ethnique, ont franchi la frontière pour se réfugier dans l’État de Mizoram, puis dans celui de Manipur, ce qui a fait craindre aux Meiteis que leur communauté ne soit déplacée.
Le 3 mai, une manifestation d’étudiants kukis contre la décision du tribunal a été accueillie avec violence et, quelques heures plus tard, les groupes ethniques ont commencé à s’affronter. Des maisons, des magasins, des églises, des temples et des entreprises ont été détruits et une soixantaine de personnes ont été tuées au cours des deux premiers jours de violence.
Depuis lors, les affrontements et les incendies de villages se poursuivent à un rythme soutenu. Plus de 4 000 armes ont été pillées dans les armureries de la police et les officiers se disent souvent incapables de contrôler l’anarchie qui règne dans les rues, décrite par le vice-ministre indien des Affaires étrangères - dont la maison a été récemment attaquée à l’aide de bombes à essence - comme « un effondrement complet de l’ordre public ».
“Des étrangers sur notre propre terre”
Les deux parties se sont repliées sur elles-mêmes pour tenter de protéger leur territoire. À Leimaran, un village entouré de rizières et contrôlé par les Meiteis, un groupe de “volontaires pour la défense du village” - composé d’environ 150 agriculteurs, enseignants et hommes d’affaires locaux - a pris les armes dans le conflit.
Leur village, qui ne compte que 400 foyers, est situé à quelques kilomètres seulement d’un bastion kuki, ce qui en fait une véritable frontière dans cette lutte ethnique. Les villageois ont installé sept bunkers à l’ouest du village et des hommes armés montent la garde jour et nuit.
Des membres armés de la communauté meitei,
derrière un bunker, surveillent les bunkers rivaux des Kukis. Photo : Altaf
Qadri/AP
La route entre les deux villages a été barricadée et constitue désormais une zone tampon sinistrement silencieuse, bordée de maisons brûlées et désertes et de voitures et camions calcinés. Des militaires sont postés tous les quelques mètres.
« C’est ainsi que chaque village Meitei se prépare », explique Aheibam Dinamani Singh, 42 ans, professeur dans une école d’ingénieurs du gouvernement local, qui dirige le groupe de défense. « Je suis enseignant, mais pour l’instant, ma priorité est de me procurer une arme et de défendre ma communauté. La situation a atteint un point tel que seules les armes peuvent décider de l’avenir ».
De l’autre côté du poste de contrôle militaire, à quelques kilomètres de là, se trouve le village kuki de Maitain, où une frontière a été construite avec des bunkers et des sacs de sable, et où un groupe similaire d’habitants kukis surveille les ennemis qui étaient autrefois leurs voisins. Comme de nombreux Kukis, les sentinelles soutiennent les appels en faveur d’un État kuki indépendant, arguant qu’ils ne peuvent plus vivre aux côtés des Meiteis. « Nous sommes postés ici jour et nuit et nous continuerons à protéger notre région jusqu’à ce que nous atteignions notre objectif », déclare Hemkholien, 52 ans.
« Ils nous traitent d’étrangers sur notre propre terre. Nous sommes confrontés à une menace existentielle », dit Mawi, 48 ans, qui milite au sein du Conseil Zomi, une association regroupant les Kukis et d’autres groupes tribaux. « Nous avons subi des injustices systémiques au fil des ans de la part de la communauté majoritaire. Comment pouvons-nous vivre avec eux ? »
Mais la tribu meitei affirme que la scission de l’État remettrait en question toute son identité et prévient qu’elle est prête à la combattre à n’importe quel prix.
Des manifestants organisent une veillée aux flambeaux pour le retour de la paix, à Imphal, la capitale du Manipur : Aakash Hassan/The Guardian
« La frontière actuelle du Manipur est celle pour laquelle nos ancêtres se sont battus en versant leur sang. Nous ne pouvons pas la laisser être divisée », déclare Samaradra Meitei, 29 ans, un militant meitei qui tient son arme à l’intérieur d’un bunker. « La séparation du Manipur n’est pas acceptable pour nous. Nous nous battrons contre ça et il y aura beaucoup d’effusions de sang ».
Alors que certains ont cherché à donner une dimension communautaire au conflit - les Meiteis étant des hindous, la religion dominante en Inde, et les Kukis des chrétiens, très minoritaires et persécutés par le gouvernement nationaliste hindou du BJP - les personnes présentes sur le terrain insistent sur le fait que les troubles n’ont rien à voir avec la religion.
Le rôle du Myanmar voisin menace également d’attiser la violence, la junte militaire du pays soutenant les Meiteis et les combattants rebelles du Myanmar soutenant les Kukis. Les militants des deux camps reconnaissent que les combats sont alimentés par un afflux au Manipur d’armes - fusils automatiques, grenades et lance-roquettes - en provenance du Myanmar.
La police, les responsables de l’armée et les dirigeants des deux communautés ont confirmé que les militants qui se battent au Myanmar ont également franchi la frontière et lancent des attaques contre les communautés adverses. The Guardian a également constaté la présence de ces militants, armés de fusils automatiques, parmi les volontaires de la défense des villages des deux communautés.
Cette semaine, le ministre en chef du Manipur, N Biren Singh, a déclaré que l’armée commencerait à nettoyer les bunkers et les structures de défense construits par les deux parties dans les collines et les vallées, mais les dirigeants kukis affirment qu’ils s’opposeront à toute mesure de ce type.
« Les gens construisent des bunkers des deux côtés, ils positionnent leurs armes », déclare Jang Kaopao Haokip, 55 ans, un agriculteur kuki dont la maison et tout le village ont été brûlés lors des violences. « New Delhi devrait comprendre qu’il s’agit d’une préparation à la guerre ».
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