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16/07/2023

BLANCHE PETRICH
Mexique : à Tlaxcoaque, on torturait aussi des enfants et des adolescents pendant la Guerre sale

Blanche Petrich, La Jornada, 14/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Blanche Petrich (Mexico, 1952) est une journaliste mexicaine qui travaille principalement pour le quotidien La Jornada. Elle a notamment couvert les conflits armés en Amérique centrale et en Irak.

Mexico. María del Carmen Alonso Acevedo, 57 ans, se souvient du jour où elle a été arrêtée par la police de la Direction des enquêtes pour la prévention du crime et emmenée aux basses-fosses de Tlaxcoaque*. Ce jour-là, sa sœur aînée fêtait ses 15 ans et sa mère était allée la voir au Tutelar de Menores [centre de détention de mineurs] pour lui apporter un gâteau et des chuchulucos [friandises]. Maricarmen avait 12 ans et “par mimétisme et rébellion”, elle s’était elle aussi lancée dans l’aventure de la rue, des bandes d’enfants, du vol pour manger et “enfin... pour nos drogues”.

À cet âge, cette enfant des rues a appris ce qu’étaient la torture et l’emprisonnement illégal, mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle sait que ce qu’elle a subi constitue une violation flagrante de ses droits humains.

Les caractéristiques les plus extrêmes de la police de la capitale qui opérait sous les ordres des généraux Luis Cueto et Raúl Mendiolea, Arturo “El Negro” Durazo et Francisco Sahagún Baca, n’excluaient pas les enfants parmi leurs victimes.

Arturo "El Negro" Durazo Moreno (1918-2000) a été chef du département de la police et de la circulation du district fédéral pendant les six années du mandat du président José López Portillo. Il a acquis une grande notoriété au début des années 1980, lorsque certaines de ses propriétés millionnaires ont été révélées et, surtout, grâce à la publication du livre Lo negro del "Negro" Durazo, écrit par l’un de ses anciens adjoints, José González González. Arrêté en 1984, il a passé huit ans en prison avant d’être libéré pour des raisons de santé et de “bonne conduite”. Il est mort dans son lit à Acapulco

Ni les jeunes, pour le simple fait d’avoir les cheveux longs ou d’avoir un joint de marijuana dans la rue. C’est ce qu’a vécu Luis Manuel Serrano Díaz, à l’âge de 17 ans. Il a été arrêté dans le quartier Insurgentes Mixcoac, à quelques rues de chez lui, avec ses frères. À l’intérieur de leur vocho [coccinelle volkswagen], ils étaient en train de faire la bringue.

Serrano est un artiste visuel qui dirige l’atelier de collage à la prison de Santa Martha Acatitla, Las Liternas de Santa Martha. Son cas ne s’est pas aggravé. Les jeunes ont été libérés quelques heures plus tard. La jeune Maricarmen, en revanche, n’a pas eu cette chance.

Environ 40 enfants

« Et ne croyez pas que nous n’étions que quelques-uns. Le jour où ils m’ont emmené, j’ai vu une quarantaine d’enfants. Les garçons étaient appelés ‘los pelones’ (les tondus) parce qu’ils les rasaient. Pas les filles : ils versaient simplement le ciment que nous inhalions dans nos cheveux. Ensuite, nous devions nous raser les cheveux nous aussi ».

Elle n’a rien oublié de ces huit jours passés dans les caves de Tlaxcoaque. « Ils m’ont attrapée dans la TAPO [gare routière de l’Est]. Je faisais la manche. Quelqu’un m’a demandé de garder un panier de gâteaux et c’est là qu’ils m’ont attrapée. Ils ont dit que je transportais de la marijuana, mais ce n’était pas le cas. Dès qu’ils nous ont fait monter dans la camionnette, une de ces camionnettes blanches sur lesquelles était écrit “Prévention sociale”, ils ont commencé à nous toucher partout. Et ça les faisait rire. Une fois à l’intérieur, ils nous ont donné des baffés partout. Et ils nous ont arrosés d’eau glacée ».

Il y a quelques jours, alors qu’elle se promenait dans la rue Corregidora, dans le centre historique, elle a vu une affiche à moitié effacée sur le mur. Sous le titre “La mémoire raconte l’histoire”, on peut lire un appel à ceux qui veulent partager leurs témoignages sur les graves violations des droits humains commises à Tlaxcoaque entre 1957 et 1989.

« Oh, maintenant ils le font. Ils se sont même souvenus de nous », se dit-elle. Pour elle, cet appel à faire partie de l’histoire de la ville a été l’une de ses plus grandes revendications. « J’ai toujours pensé que ce que nous, les enfants, avons vécu dans cet endroit épouvantable devait être connu. Eh bien, voyons si ça va être le cas maintenant ».

Elle a fini de décoller l’affiche, l’a pliée soigneusement et l’a mise dans son sac de courses. Dès qu’elle a pu, elle a cherché l’adresse indiquée dans le quartier boboïsé de Hipódromo Condesa, la Casa Refugio Citlaltépetl (CRC) - désignée par le Mecanismo para el Esclarecimiento Histórico (MEH, Mécanisme de clarification historique) pour recevoir les témoignages des victimes - et s’est inscrite pour témoigner. Devant la directrice du CRC, María Cortina, elle déplie l’affiche et demande : “C’est ici ?”

Bagarres de filles, distractions de flics

Elle poursuit son récit pour nous : « Comme je faisais partie des bagarreuses, un jour ils m’ont emmenée dans un autre endroit, une maison dont je ne sais pas ce qu’elle était. Là, ils m’ont mise avec une autre fille plus âgée et nous devions nous battre jusqu’à ce que le sang coule. Celle qui saignait la première perdait. C’était comme un spectacle pour les flics. Ils restaient là à regarder, en riant. Ils le faisaient souvent. C’était leur sport. J’ai fini bien esquintée ».

Elle demande : « Est-ce que ça aussi, c’est de la torture, vous croyez ? » À l’âge adulte, Maricarmen a découvert qu’il existait une expression, les droits de l’homme, qui la troublait. Elle a donc commencé à s’informer, à parler aux gens, à lire. Et elle a compris que c’était ce qui avait été bafoué dans ses jeunes années.

« A part les arrosages et les insultes, ils ne m’ont rien fait d’autre, mais j’entendais toujours les cris des torturés. Je voyais qu’ils détenaient beaucoup de lascars en sandales. Dans la rue, j’en ai rencontré beaucoup comme ça, c’étaient des paysans, ils venaient des villages, de très loin. Beaucoup d’entre eux avaient été envoyés par leur mère à la recherche de leurs pères, mais ils se sont perdus dans la ville et n’ont jamais retrouvé leurs pères. J’ai alors découvert que la police ramassait tout ce qu’elle trouvait, mineurs ou adultes, parce qu’elle était payée pour chaque prise. En les terrorisant, ils les accusaient de tous les crimes possibles et imaginables.

« Jusqu’au jour où des hommes en civil sont venus inspecter et ont dit : “Pourquoi cette fille est-elle ici ? Sortez-la, sinon on va avoir des emmerdes”. Puis ils m’ont ramenée chez ma mère ».

À la maison, rien n’avait changé. La mère, analphabète, se cassait les reins et ne s’occupait guère de ses filles. Carmen retourna à la rue, au vol et à la drogue. Au cours de ces errances, elle apprend une nouvelle expression, une question commune que les enfants des rues se posent entre eux : « Tu es déjà allée jouer du piano ? » Cela signifiait qu’ils t’avaient déjà emmené au commissariat, parce que là, ils prennent les empreintes digitales de tous tes doigts.

« Et ils m’ont ramassée de nombreuses fois, mais ils ne m’ont jamais emmené aux basses-fosses. Ils m’emmenaient dans les bureaux puis me remettaient dans la rue. Lorsque j’ai été plus âgée, à 16 ans, ils m’ont emmenée au Camp militaire n° 1. J’y ai passé 15 jours les yeux bandés. Et puis, je suis retournée dans la rue ».

Deux ans plus tard, elle est tombée enceinte. « C’est à ce moment-là que j’ai arrêté. Lorsque j’ai eu des enfants, j’ai en quelque sorte appris la culture de la protection. Je suis retournée chez ma mère pour l’aider à cuisiner et à élever mes enfants. Je me suis redressée ». Elle a élevé deux enfants, qui sont tous deux de bonnes personnes. Sa vie a également été marquée par un travail acharné. Elle a hérité de l’entreprise de cantine de sa mère à Tepito et continue de le faire. Avec le poids de Tlaxcoaque dans ses souvenirs d’enfance.

Même pas chevelus

Cela s’est passé dans les petites rues du quartier Insurgentes Mixcoac, derrière le cinéma Manacar de l’époque. Trois jeunes hommes, même pas chevelus ni liés à la manif massacrée le 10 juin 1971 (jeudi du Corpus Christi), ont été vicieusement poursuivis et arrêtés lors d’une opération policière digne d’un film, au cours de laquelle sont intervenues plusieurs voitures de patrouille et même un hélicoptère.

« Nous étions sortis dans la Volkswagen familiale. J’avais 17 ans », raconte Luis Manuel Serrano. « Mes frères ont sorti un joint. Soudain, nous avons été encerclés par des voitures de police et plusieurs policiers ont braqué leurs armes sur nous ».

C’est ainsi que, les armes pointées sur eux, ils ont été conduits dans les sous-sols de Tlaxcoaque. Le chef de la police était Jorge Obregón Lima, un militaire lui aussi, l’un des cadres formés par Miguel Nazar Haro pour frapper les dissidents de toutes sortes.

Peu à peu, les garçons Serrano ont commencé à comprendre. On avait signalé qu’un véhicule bleu suivait un fourgon de transport de fonds pour la voler. On les avait “confondus”. Entre-temps, une autre voiture de patrouille s’est rendue au domicile des garçons pour vérifier leur identité. Dès que leur mère a été informée de la situation de ses enfants, elle a sauté dans la voiture de patrouille et il n’y avait aucun moyen de l’en faire sortir. Elle a dû être emmenée à Tlaxcoaque. Là, le malentendu a été dissipé.

« Il n’y a pas eu d’escalade. Nous avons seulement eu droit au classique “excusez-nous, les gars”, et ils nous ont laissés partir. Tout cela s’est passé dans le contexte de la révolte étudiante, au début de la guerre sale. À l’époque, le fait d’être jeune, d’avoir les cheveux longs, avec la circonstance aggravante d’étudier dans une école publique et d’être ou de ressembler à un hippie était l’objet d’une criminalisation ».

*NdT

Tlaxcoaque, Lieu de mémoire

Situé sur la place Tlaxcoaque de la ville de Mexico, le site de mémoire de Tlaxcoaque est destiné à préserver la partie souterraine du bâtiment (rasé après le tremblement de terre de 1985) qui a été utilisé par la direction générale de la police et de la circulation du district fédéral entre 1957 et 1983. Le complexe de Tlaxcoaque a été le théâtre de graves violations des droits humains perpétrées à l’encontre d’innombrables personnes, toutes détenues arbitrairement et dont l’histoire mérite d’être éclaircie et de faire l’objet d’une recherche de vérité, de justice et de réparation. Parmi les personnes détenues illégalement dans cette zone, on trouve des dissidents politiques, des groupes d’étudiants et de syndicalistes, des membres de groupes de défense de la diversité sexuelle, des femmes, des médecins et des infirmières qui ont vécu la torture et d’innombrables autres cas d’abus judiciaires.

La mairesse de Mexico, Claudia Sheinbaum, a commandé le site, qui a été inauguré en octobre 2022. Un centre de documentation virtuel est physiquement installé dans un bâtiment du Secrétariat à la culture du Mexique, afin de faciliter l’accès public aux informations contenues dans les archives, les photothèques et les bibliothèques. L’espace sauvegardé sera désormais un lieu de mémoire inestimable, pour se souvenir et honorer la mémoire des victimes tuées dans les sous-sols du Tlaxcoaque. [Source]

Les sous-sols de Tlaxcoaque, qui existent encore, sont un labyrinthe de béton sans fenêtres, avec des passages, des coins et des recoins qui étaient autrefois des salles de torture, des corridors, des cachots et des cellules. Photo Alfredo Domínguez/La Jornada. Visite virtuelle de l’endroit

 

 

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