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21/04/2023

GIANFRANCO LACCONE
La méchante ourse, l’humain et la Constitution

 Gianfranco Laccone, climateaid.it, 20/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Un fil rouge relie le racisme, le sexisme et le spécisme, qui désigne la croyance que l’espèce humaine est différente et supérieure aux autres, alors que, selon notre Constitution, la République doit protéger l’environnement, la biodiversité et les écosystèmes.

 


L’ourse Gaia jj4 est l’un des premiers ours nés en Italie, en 2006. Ses parents Joze et Jurka (‘où sa désignation comme "jj4"), étaient deux des dix ours importés de Slovénie pour repeupler les Alpes centrales de cette espèce. Elle a trois petits. Elle avait été condamnée à mort par une ordonnance du président de la province de Trente une première fois en 2020, pour avoir blessé deux chasseurs mais la sentence avait été suspendue. Le 5 avril, elle a tué un coureur, de toute apparence pour protéger ses petits et a donc été capturée le 18 avril, ses petits étant laissés en liberté, et installée dans un espace de confinement, au Casteller, qu’elle partage avec son dangereux congénère Papillon M49, enfermé là depuis 3 ans. L’exécution de l’ordonnance de mise à mort ayant été réactivée, une organisation animaliste (Ligue antivivisection) a pu la bloquer devant le Tribunal administratif régional, qui doit juger l’affaire le 11 mai prochain. Il y a aujourd’hui une centaine d’ursidés dans le Trentin. En Slovénie, où vivent 1100 ours, le gouvernement a donné le feu vert à l’exécution de 230 ours bruns en 2023. En 2022, on en avait tué 206. Les loups et les lynx y sont aussi victimes de semblables décisions, comme en Suède, en Autriche et en Suisse*. [NdT].

 La tragique affaire de l’ourse Gaia jj4 dans le Trentin est la némésis du rapport de l’humain à la nature et représente l’impasse dans laquelle s’est engagée la société italienne, composée d’individus qui, dans une période difficile pour la société, préfèrent se fermer aux “ennemis”, identifiés de temps en temps comme des éléments étrangers : les immigrés, la Russie, la France, les stations-service, l’UE, les amateurs de rave-parties, les sangliers, les loups et, maintenant, les ours.  Ceux qui pratiquent cette fabrication du “bouc émissaire” se montrent incapables de penser à autre chose qu’à la protection de leur propre bien-être individuel, à obtenir bien sûr sans se soucier des autres, surtout lorsqu’il s’agit d’animaux non humains. Et ce n’est pas un hasard si, dans le discours public, on avance le récit d’un pays assiégé qui serait attaqué en essayant même de pratiquer la “substitution ethnique” [le fameux “Grand Remplacement”], comme l’a dit de manière ridicule un ministre de cette république [Francesco Lollobrigida, petit-neveu de Gina l’actrice, beau-frère de Giorgia Meloni et ministre de l’Agriculture]. Il s’agit d’une vision globale dans laquelle la tâche de chaque Italien est de protéger sa propre pureté, son propre territoire, comme s’il ne s’agissait pas d’un espace commun, mais d’une propriété à laquelle on a droit par descendance, à laquelle on attribue également la tâche de choisir les espèces animales ou végétales que l’on aime. On ne s’expliquerait pas autrement le malaise (parfois la haine) à l’égard de certaines espèces comme les étourneaux, les perruches, les mouettes, les loups, les sangliers, voire certaines plantes : autant d’êtres qui ne devraient pas vivre une vie propre selon cette logique, mais rester à l’endroit que l’on a choisi pour eux, même s’ils ne le savent pas. Ici, nous les retirons des zones, nous les confinons dans des espaces qui, bien que contrôlés et délimités, n’arrêtent certainement pas leurs mouvements. Que faire alors si les animaux ou les plantes ne restent pas à leur place ? Pour les plantes, la destruction par désherbage (généralement effectué avec des produits nocifs pour nous) ou l’abattage est considérée comme normale ; pour les animaux, la même solution est pratiquée, mais de manière plus déguisée : pour certains d’entre eux, définis comme d’élevage, la naissance et la mise à mort sont un destin programmé ; pour d’autres, la mise à mort est le même destin, médiatisé par des “états de nécessité” ou par la chasse.

Le fait que le sort de l’ourse ait été décidé par la propagande médiatique était évident dès les premiers reportages ; d’autre part, si certains Italiens pensent qu’en cas de crime, la peine de mort devrait être rétablie pour le coupable, pensez-vous peut-être qu’un animal qui tue un homme (quelles qu’en soient les raisons) pourrait avoir un meilleur sort? Le fait que le président de la province de Trente - Fugatti - ait tenté dans le passé d’organiser un banquet avec de la viande d’ours n’est certainement pas un signe positif pour un animal qui n’a même pas de nom (les médias ayant effacé le nom original donné en Slovénie, d’où les spécimens d’ours ont été importés pour le repeuplement), mais seulement un acronyme - comme les détenus des camps de concentration ou les vaches d’élevage qui ont des numéros de série -, contrairement à ces autres animaux qui pour nous ont des personnalités et sont considérés comme des individus et à qui nous donnons un nom, que nous laissons vivre près de nous, auxquels nous donnons une sépulture. Mais pour eux aussi, la fin est la même, s’ils transgressent les règles tacites que nous connaissons et qu’ils ignorent souvent. 

Un fil rouge relie le racisme, le sexisme et le spécisme, qui désigne la croyance que l’espèce humaine est différente et supérieure aux autres ; un fil rouge qui sous-tend le comportement décrit ici et qui est très bien expliqué, avec un exemple que nous pourrions également comprendre comme une métaphore de cette triste histoire, par l’anthropologue Annamaria Rivera dans son livre “La Bella, la Bestia e l’Umano” (La Bête, la Bête et l’Humain. Sexisme et racisme sans exclure le spécisme, ediesse, 2010) : 

    « Une femme italienne petite-bourgeoise avec deux enfants a à son service une employée de maison ukrainienne ou philippine, moldave ou péruvienne, qui s’occupe de la maison, en son absence également de la progéniture, et éventuellement aussi des parents âgés de la dame.... Supposons qu’elle soit mariée à un homme qui a un travail subalterne, stressant et insatisfaisant et qu’elle soit harcelée par un employeur qui lui rend la vie impossible ; son mari la trompe, l’humilie ou la maltraite ; pour évacuer sa colère, elle se laisse aller à des accès de rage au cours desquels elle maltraite l’aide ménagère, les enfants et surtout le chien de la maison. Et supposons que l’aide ménagère, qui n’aime pas les animaux et déteste ces enfants, dans des moments de fatigue et d’exaspération, en l’absence des adultes de la maison, crie sur les enfants et maltraite le chien. Dans ce cas fictif - mais, je le répète, tout à fait réaliste - presque toute la hiérarchie de la domination est représentée... L’imbrication de multiples formes de domination-subordination... fait que les mêmes personnes peuvent être à la fois privilégiées et pénalisées... Les seuls qui n’exercent pas de formes de pouvoir sont les enfants et les animaux. Or, dans le cas imaginaire que j’ai illustré, les enfants pourraient se venger des torts qu’ils ont subis en maltraitant le chien, et le chien pourrait un jour réagir à la maltraitance de tous en mordant les enfants. Dans ce cas, les différents dominants se ligueraient contre le chien et l’abattraient ».

Comme c’est souvent le cas avec la création du “monstre à la une”, dans le cas de cette pauvre ourse, l’acquisition d’opinions s’est poursuivie en prenant pour acquis certaines vérités (non prouvables) telles que la férocité de la bête et l’inévitabilité de sa propension meurtrière, après le “crime”. Peu importe qu’en 150 ans, il s’agisse de la première attaque qui se soit terminée tragiquement, alors que chaque année les parties de chasse enregistrent des dizaines de morts causées par le “tir ami” des fusils à double canon. Peu importe que la victime n’ait pas eu de clochette ou de bipeur comme ceux dont sont équipés les visiteurs des parcs naturels usaméricains ; peu importe que l’ourse ait probablement défendu des oursons qui occupaient la zone de passage de la personne qui courait à ce moment-là.

Que ferait une mère si elle voyait quelqu’un courir vers son enfant ? Pourquoi un animal, qui de surcroît n’utilise pas notre langage et n’y est pas habitué, se comporterait-il différemment ? Enfin, peu importe l’inertie et la négligence considérables des institutions et des autorités locales, où les élus se déclarent peut-être “le maire de tous”, mais ils devraient aussi se déclarer le maire de tous les animaux et de tous les êtres vivants et prendre en compte les situations qui existent pour les raisons qui sont aujourd’hui évidentes. La capture d’un ours a toujours fait la une des journaux. Dans toutes les cultures, il a représenté quelque chose de “divin” et dans certaines, il est considéré comme un habitant de la forêt doté d’une personnalité propre, si semblable à l’humain qu’il peut coexister avec lui. Cette coexistence n’a pas seulement consisté en la condition humiliante des “ours dansants”, animaux qui, comme des esclaves, étaient exhibés dans les foires de village en Europe jusqu’à il y a quelques décennies, mais elle a également revêtu des significations profondes.

Le mythe part de l’histoire de Polyphonte, une jeune fille vouée au culte d’Artémis qui, pour échapper au mariage, se réfugia dans une forêt et Aphrodite, pour la punir, la fit tomber amoureuse d’un ours, de la relation avec lequel naquirent deux fils, Agrius et Orychus, sauvages comme leur père. Sur le sort de Polyphonte et de ses fils, les récits mythiques sont divisés : dans certains récits, Artémis, pour punir la jeune femme d’avoir perdu sa virginité, l’a condamnée à être déchiquetée par les animaux de la forêt ; dans d’autres récits, le destin tragique auquel Zeus aurait destiné ses fils a été épargné par Arès, qui les aurait transformés, eux et leur mère, en oiseaux de proie. Au cours des siècles passés, des légendes, mais aussi des chroniques et même des documents judiciaires ont témoigné de jeunes humains (surtout des femmes) capturés par des ours et “gardées” dans la tanière, non pas pour servir de “nourriture pour l’hiver” ou de jeux pour éduquer les petits de l’animal, mais pour leur tenir compagnie, en notant dans tous les cas décrits (qu’ils soient vrais ou non) l’engouement particulier et l’affection de l’animal en question pour la personne qu’il s’était appropriée. Ce mythe s’est perpétué jusqu’à nos jours, dans une version farfelue du film “L’armata Brancaleone”, lorsque certains protagonistes retrouvent un compagnon nommé Pecoro dans la tanière d’une ourse, qui l’avait sauvé après qu’il était tombé dans le précipice, en le soignant et en l’adoptant comme son propre compagnon. Aujourd’hui, le lien qui a conduit à la formation de ces mythes est détruit, et avec lui les normes minimales de coexistence avec le monde “sauvage”. Paradoxalement, tout cela se produit à un moment de l’histoire où notre espèce est la plus répandue sur la planète et où il est nécessaire de coexister avec d’autres dont nous limitons les espaces de vie. Les changements climatiques évoluent indépendamment de notre volonté et les hivers doux peuvent favoriser de nombreuses espèces, en leur donnant un rythme de vie parallèle au nôtre, en réduisant l’hibernation et en favorisant la recherche de nourriture dans des lieux que nous fréquentons également.  

La fin de la fonction du mythe qui faisait de l’ours une figure plus proche de “l’homme sauvage”, à comprendre, à respecter et à craindre, ne s’est pas produite en peu de temps, mais est le résultat du développement progressif de la vision positiviste, à travers laquelle l’homme a cru pouvoir dominer la nature et ses lois, en s’en détachant et en créant une dimension plus élevée pour ses actions et ses interventions que n’importe quel autre animal. L’admission de l’échec de cette conception ne s’est pas accompagnée d’un repositionnement progressif de l’action humaine par rapport à celle des autres animaux, de sorte que nous nous retrouvons avec deux manières différentes de comprendre simultanément le “naturel” et le “sauvage” dans notre société. Dès le XIXe siècle, le poète Giacomo Leopardi a réfléchi sur la nature, écrivant dans son Éloge des oiseaux :

    « ... maintenant, dans ces choses, une très grande partie de ce que nous appelons naturel ne l’est pas ; en fait, c’est plutôt artificiel : comme pour dire que les champs cultivés, les arbres et autres plantes éduqués et arrangés en ordre, les rivières rétrécies sous certains termes et dirigées vers un certain cours, et d’autres choses semblables, n’ont pas cet état ni ces apparences qu’ils auraient naturellement. Ainsi, la vue de tout pays habité par une génération d’hommes civilisés, sans compter les villes et autres lieux où les hommes sont réduits à être ensemble, est une chose artificielle et très différente de ce qu’elle serait dans la nature ».

Il s’est rendu compte qu’une grande partie du paysage n’était pas une construction naturelle, mais le résultat d’interventions millénaires. Et au cours des trente dernières années, dans les discussions au niveau international, par exemple sur ce que devraient être les indicateurs agro-environnementaux, les deux conceptions différentes se sont affrontées entre ceux qui croyaient qu’il existait un dualisme substantiel et une séparation entre la nature (sauvage et incontrôlée) et les activités humaines (capables de rendre le système naturel contrôlable) et ceux qui croyaient au contraire qu’il existait un système dans lequel nos activités et la “nature” formaient un unicum, tellement entrelacé que même dans les endroits les plus éloignés de la civilisation humaine, le signe de ce modèle était présent. Et c’est ce modèle qui nous a conduits à comprendre la nature du changement climatique, un modèle dans lequel les paysages naturels existants sont tels parce que l’homme, avec sa “civilisation de marché” actuelle, a décidé qu’ils existaient.

La coexistence de deux façons de comprendre le naturel a produit certains paradoxes qui se sont révélés tragiques dans cette affaire : le premier, relatif à la reconnaissance de la nature par le marché, qui en fait un produit commercial ; le second, dans lequel le lien environnemental, considéré comme fondamental par tous les spécialistes, ne l’est toujours pas pour l’ensemble de la société.

C’est ainsi que l’on peut comprendre le dualisme présent dans les vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis la réintroduction de l’ours dans le Trentin (un ours qui y serait de toute façon revenu de la Slovénie voisine, mais à des époques et selon des modalités très différentes) : le projet, inspiré par l’idée de reconstruire l’équilibre environnemental de l’unicum à partir de la multiplicité des êtres vivants, et poursuivi selon cette logique ; son acceptation au niveau social et de masse, en revanche, qui s’est produite en grande partie en raison de considérations de marché (plus d’environnement naturel = plus de tourisme). Les autorités locales ont commis l’erreur de croire que les gens seraient capables de trouver un modus vivendi avec les ours sans une formation et une éducation adéquates et sans comprendre que tout être présent dans un lieu modifie son espace disponible et son comportement. Le territoire n’appartient pas à l’humain et les dynamiques de coexistence ne sont pas déterminées par des réglementations, même si celles-ci peuvent en orienter le cours. On s’aperçoit aujourd’hui que ce principe est valable pour la cohabitation avec les animaux, les plantes, les virus, les migrants....   Les mots du père de la victime s’appliquent : « La vengeance symbolique ne nous intéresse pas, la responsabilité de la tragédie ne peut pas être limitée à un ours. Le tuer n’est pas une justice. Nous exigeons une prise de responsabilité morale de la part de ceux qui ont géré les ours dans le Trentin pendant près d’un siècle, poussant tout le monde vers le désastre auquel nous assistons ».

Mais la gravité du comportement des institutions locales, qui ne s’occupent des problèmes que lorsqu’ils sont définis comme une “urgence”, réside dans le manque de respect constitutionnel, un élément central présent dans les raisons exprimées par le père de la victime et ceux qui soutiennent “les raisons de l’ourse”.

Dans notre Constitution, à l’article 9, parmi les principes fondamentaux de la République, il y a un paragraphe inséré par l’article 1(1) de la loi constitutionnelle n° 1 du 11 février 2022, qui stipule :  

« La République protège l’environnement, la biodiversité et les écosystèmes, y compris dans l’intérêt des générations futures. La loi de l’État réglemente les modalités et les formes de la protection des animaux ».

Ici, le non-respect de la dernière phrase est la responsabilité coupable de ceux qui aujourd’hui, pour se laver les mains et donner l’exemple, ont condamné l’ours à mort. Condamnation par voie administrative, sans procès, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de réglementer les formes de protection des animaux que par voie administrative, surtout pour les animaux dits sauvages. La protection des animaux prévoit leur droit, un droit qui est aussi indirectement corroboré par le jugement de culpabilité, donné par la suspicion de réitération du “crime” par l’ourse, au point de la considérer comme socialement dangereuse, de lui retirer sa progéniture (sans d’ailleurs la protéger comme le prévoit la Constitution) et de la condamner même en l’absence de ces conditions vétérinaires qui déterminent l’euthanasie. S’il existe un droit des animaux, il est possible de faire appel à un acte de clémence de la part du plus haut garant de notre Constitution. Un acte du président de la République qui réaliserait de facto le diktat constitutionnel et comblerait le vide qui existe dans la discipline de la protection. Si les animaux ont un droit à la protection réalisé, ils devraient également avoir droit, dans ces cas, à un procès et à une défense équitables et enfin à un pardon.

De nombreuses associations, parcs naturels et résidences en Italie et dans toute l’Union européenne se sont déclarés prêts à accueillir l’ourse et ses petits. La poursuite de l’intention punitive, qui, à mon avis, n’a pas de légitimité constitutionnelle, ne remédiera pas au passé et ne contribuera pas à construire l’avenir.

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Fiche pratique — Infos et chiffres clés sur les grands carnivores en Europe
Cette fiche pratique présente des données clés sur les populations de loups, lynx et ours en Europe.

 

25/12/2022

ANNAMARIA RIVERA
Pouvons-nous nous dire de gauche?

Annamaria Rivera, Comune-Info, 21/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Si, au milieu des années 1970, on m’avait posé la question « Quelle identité politique pour le mouvement féministe ? », j’aurais été étonnée. Je vais essayer d’expliquer brièvement pourquoi. Ce que l’on appelle la « deuxième vague » du féminisme s’est répandue en Italie à partir de 1968 et surtout dans les années 70, lorsque l’on a commencé à s’intéresser, entre autres, à des thèmes plutôt nouveaux, comme par exemple tout ce qui concerne le corps et la sexualité. En substance, on aspire à une société qui souligne de manière dialectique les particularités des femmes, mais qui garantit en même temps l’égalité des droits.

« Meloni, va-t-en » : manifestation de Non Una Di Meno, Rome, 26 novembre 2022

La renaissance du féminisme sous la forme d’un mouvement de masse (en gros entre 1975 et 1976) a été favorisée par le fait que beaucoup d’entre nous venaient de l’expérience de 1968 et du militantisme dans les groupes de la Nouvelle Gauche. Cependant, cette dernière n’a pas toujours réussi à échapper à l’idéologie et au dogmatisme, sans compter que certaines femmes (certainement pas moi et les autres membres du collectif “Donne in lotta”) ont été reléguées au rôle d’“anges de la ronéo”, comme on disait sarcastiquement à l’époque. Ce n’est pas par hasard que l’un des slogans féministes les plus criés deviendra : « Camarades dans la lutte, fascistes dans la vie/ cette ambiguïté, mettons-y fin ».

Néanmoins, pour donner l’exemple des Pouilles, où j’ai vécu, au milieu des années 70, des collectifs féministes ont vu le jour dans tous les chefs-lieux et dans de nombreuses municipalités, même petites (à Bari, nous avons fondé le collectif “Femmes en lutte” mentionné plus haut), qui formeront plus tard une coordination régionale.

À l’exception du groupe politique régional dans lequel je militais et de quelques autres, les questions féministes ont d’abord été peu acceptées par la gauche historique et même par une partie de la nouvelle gauche. L’une des raisons théorico-politiques était le fait que la lecture du marxisme dans une clé tendanciellement économiste conduisait à considérer le thème de la libération des femmes comme non pertinent ou secondaire. Mais il y avait des motifs bien plus abjects : ceux qui ont poussé la partie masculine de certains groupes “extra-parlementaires” à mobiliser même leurs services d’ordre contre certaines manifestations féministes.

Plus tard, notre coordination fera partie d’un réseau national de collectifs similaires. Ce qui l’a distinguée, c’est la rupture avec l’émancipationnisme et la prise de distance avec la “pensée de la différence”, mais aussi l’aspiration à articuler dialectiquement le féminisme avec le marxisme. Et ce, à l’instar des féministes matérialistes, telles que les sociologues françaises Colette Guillaumin et Christine Delphy, ainsi que l’anthropologue italienne Paola Tabet, qui s’inspirent à leur tour de Simone de Beauvoir, laquelle avait opéré une refondation théorique décisive du féminisme, en adoptant une perspective philosophique à la fois matérialiste et existentialiste.

Pour elles, comme pour nous, il était clair que la dimension de la condition de classe ne pouvait être négligée : un facteur fondamental de discrimination et d’inégalité, même de type sexiste et raciste. D’une part, notre réseau de collectifs a pu faire un travail politique systématique même parmi les travailleuses, les vendeuses, etc. En bref, nous pensions que, en tant que féministes, on ne pouvait être que résolument et de manière cohérente de gauche, malgré les défauts de la gauche organisée, y compris d’une partie de ce qu’on appelait alors la nouvelle gauche.

Au cours de ces années, il y a eu une succession de gouvernements dirigés par des chrétiens-démocrates, certains avec le soutien extérieur du PCI. Néanmoins, en 1974, nous avons gagné le référendum sur le divorce, de sorte que la loi Fortuna-Baslini (du 1er décembre 1970, n° 898), qui l’avait institué, est restée en vigueur. En 1975, la réforme du droit de la famille est adoptée, qui établit l’égalité, du moins formellement, entre les époux, mais aussi la loi créant les centres de planning familial. Plus tard, en 1978, nous obtiendrons la loi 194, sur l’interruption volontaire de grossesse.

Et tout cela, c’est aussi grâce à nos luttes et à notre “travail politique” ; grâce au fait que nous étions résolument de gauche et que nous savions choisir les bonnes alliances au bon moment : par exemple, dans le cas du référendum sur le divorce, nous nous sommes rangées du côté du Parti radical et du Parti socialiste, tandis que le PCI était orienté vers des négociations avec la DC.

Il faut dire qu’à cette époque, malgré tout, l’un des mécanismes fondamentaux de la démocratie a fonctionné : le cercle vertueux entre les revendications, les luttes sociales et l’obtention d’une partie au moins de ce qui était revendiqué.  Il faut ajouter que l’un des grands mérites du féminisme des années 70 résidait dans le travail rigoureux et constant de démasquage et de dénonciation du neutre-masculin-universel.

En passant, et à propos d’être résolument et constamment de gauche, il faut dire que, aussi appréciable soit-il, tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent n’est pas comparable à l’extraordinaire et courageux soulèvement qui a éclaté en Iran immédiatement après le meurtre de la jeune femme kurde Masha Amini, tuée après avoir été arrêtée par la police parce qu’elle portait mal son foulard. Le soulèvement iranien est une insurrection qui, bien que voulue et dirigée par des femmes, principalement jeunes, a aussi admirablement réussi à impliquer un certain nombre d’activistes masculins. Ces derniers, à leur tour, sont bien conscients que le combat pour les droits des femmes est aussi un combat pour leur propre liberté et donc contre la légitimité politique de la sinistre République islamique, caractérisée, entre autres, par une authentique fureur misogyne. Il s’agit également d’un soulèvement de masse qui, bien qu’il ait coûté jusqu’à présent des centaines de morts, des milliers d’arrestations, des dizaines de condamnations à mort et même d’horribles pendaisons, résiste avec une ténacité et un courage décidément admirables, sous le slogan « Femme, Vie, Liberté ».

Et à propos de l’importance du “travail politique” et des soulèvements de masse : je pense que si aujourd’hui, le liguisme et les autres formations de droite, même extrêmes, sévissent dans les classes subalternes et dans les quartiers populaires, c’est aussi parce que la gauche les a abandonnés. J’ai trouvé des analogies troublantes avec ce que Hannah Arendt a écrit dans Les origines du totalitarisme (1948), en se référant notamment aux années précédant le nazisme. Arendt a parlé d’un processus de dissolution des classes en faveur de la plèbe, qui, en raison principalement, mais pas seulement, de la crise économique, avait été formée par les déclassé·es des couches sociales les plus variées.

À cet égard, même si nous nous limitons au contexte romain, nous pourrions dresser une longue liste d’épisodes graves de racisme et de sexisme, même violents, qui se sont produits au cours des décennies : favorisés, certes, par des politiques de logement, d’urbanisme et, plus généralement, sociales irréfléchies, mais également fomentés avec art par des entrepreneurs politiques du racisme, en particulier par des formations d’extrême droite. Habituellement, ce type de violence raciste est rangé sous la formule, aussi trompeuse qu’abusive (même à gauche), de “guerre entre pauvres”, comme je l’ai écrit à plusieurs reprises.

Ainsi, aujourd’hui, à l’heure du gouvernement le plus à droite de l’histoire de la République, en substance un gouvernement clérical-fasciste, comme on aurait dit autrefois, paradoxalement dirigé par une femme, il serait encore plus important de nous définir de manière cohérente comme étant de gauche, en cherchant à transcender ce qu’est la vraie gauche aujourd’hui, sa quasi-inexistence et ses erreurs, afin de contribuer à sa renaissance et à sa refondation pour lesquelles notre contenu féministe spécifique est fondamental. D’autant plus que nous sommes aujourd’hui au bord du gouffre : le racisme, le sexisme et l’homophobie sont des éléments structurels de la politique et de la propagande du gouvernement actuel. Une propagande bien pensée et bien payée qui est devenue aujourd’hui, comme dans les régimes totalitaires, un instrument de gouvernement et, en même temps, de manipulation des masses tendant à devenir des plébéiens, comme on l’a dit : les deux dimensions deviennent de plus en plus interchangeables, voire coïncident, ainsi que la violation constante du principe démocratique de la séparation des pouvoirs.

Que l’on pense au liguiste Matteo Salvini, actuellement ministre des Infrastructures et des transports, en réalité un autocrate, pourrait-on dire, qui ne fait rien d’autre qu’édicter des règles et des lois purement racistes, qui, renouant avec des traditions néfastes, lance ses proclamations scabreuses depuis les terrasses des lieux institutionnels. En bref, c’est quelqu’un qui a déjà franchi le seuil du tournant autoritaire pour se rapprocher dangereusement du tournant nazi-fasciste.

Il convient de rappeler que ce qui caractérise ce gouvernement, c’est non seulement le racisme le plus explicite, mais aussi l’homophobie et le sexisme. Lorenzo Fontana, actuel président de la Chambre des députés, en est un bon exemple : catholique fondamentaliste, anti-avortement, partisan de la famille “naturelle”, hostile aux droits des personnes lgbtqx, mais aussi des femmes, considérées, par essence, comme des “incubatrices de la Patrie“.

De plus, le racisme-sexisme, parfois soutenu ou toléré par les alliés du gouvernement, est souvent combiné avec l’affichage d’une idéologie cléricale à l’ancienne, aussi instrumentale et fétichiste soit-elle. Il suffit de considérer l’affichage de Salvini, parmi beaucoup d’autres, lors d’un rassemblement à Milan le 18 mai 2019.  Quelques jours auparavant, il s’était montré avec une mitraillette à la main ; à cette occasion, il a exhibé un chapelet depuis la scène, citant les saints patrons de l’Europe et confiant le succès de son parti au “cœur immaculé de Marie”.  Ce genre d’étalage de bondieuseries, destiné à capter le consentement de la plèbe (pour citer à nouveau Hannah Arendt), s’est multiplié.

Pour revenir au féminisme, il faut dire que Non Una di Meno [Pas Une De Moins] en particulier a le grand mérite non seulement d’avoir dépassé le séparatisme (qui caractérisait une partie du féminisme dans les années 70), mais aussi d’avoir intégré la question Lgbtqia+ (et les personnes en chair et en os) et d’avoir su mettre au centre la question et la pratique de l’intersectionnalité entre spécisme, sexisme et racisme. Elle a donc, potentiellement, la capacité d’attirer un nombre significatif de personnes ; et donc de contribuer à la refondation d’une gauche - de base, disons - qui dépasse ses limites traditionnelles : non seulement son économisme, mais aussi son manque d’intérêt pour les droits des personnes Lgbtqia+ et la condition des non-humains. En effet, je crois - comme je l’ai écrit à plusieurs reprises - que le spécisme est à l’origine du sexisme et du racisme. Et que c’était/est la bestialisation des animaux qui est le modèle de la bestialisation de certaines catégories d’humains.

C’est pourquoi je déteste le slogan “Restons humains”, qui est devenu omniprésent même dans les manifestations antiracistes, notamment celles contre les massacres de réfugiés en Méditerranée. En réalité, l’espèce humaine est la seule espèce d’hominidés capable de massacres, de guerres, de génocides, de pogroms et de féminicides de masse délibérés et planifiés.  Je pense que la notion d’assujettissement, proposée par Edgar Morin (1985), est également utile pour rendre compte de l’exploitation et de la continuité entre les dynamiques du spécisme, du sexisme, du racisme, mais aussi du capitalisme.

Il suffit de faire quelques considérations apparemment divergentes : 1. le racisme et la discrimination qui en découle sont parfaitement fonctionnels à l’exploitation de la main-d’œuvre “immigrée”, qui va jusqu’à être réduite à des conditions de quasi-esclavage ou carrément à l’esclavage ; 2. de l’aveu même d’Hitler, les camps d’extermination nazis avaient pour modèle les fermes industrielles et les abattoirs.  

Enfin, en tant qu’anthropologue que je suis, permettez-moi de conclure par une citation savante. Dans son célèbre discours de commémoration de Rousseau, prononcé en 1962, Claude Lévi-Strauss affirmait que c’est par la séparation radicale de l’humanité et de l’animalité que l’homme occidental moderne a inauguré le “cycle maudit” sur lequel s’appuiera plus tard l’exclusion des groupes humains les uns après les autres de la sphère de l’humanité et la construction d’un humanisme réservé à des minorités de plus en plus restreintes.

 

 

23/09/2022

ANNAMARIA RIVERA
Ce n'est qu'un animal

Annamaria Rivera, Comune-Info, 21/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice

Le mot spécisme* est fondé sur la notion d'espèce, par analogie avec les mots racisme et sexisme : c'est le système de domination, d'objectivation, d'appropriation des animaux, fondé sur le critère rigide et arbitraire de l'appartenance des individus à une espèce.

Un tel système est soutenu et justifié par le dogme de la Nature et l'idéologie de la centralité et de la supériorité de l'espèce humaine sur toutes les autres. La pensée occidentale moderne, bien qu’envisageant des formes de continuité dans la sphère matérielle - évolutive, biologique, mais aussi génétique - a surtout séparé culturellement et moralement non seulement le corps de l'esprit, le soma de la psyché, mais aussi les humains des non-humains.

Par conséquent, elle a souvent opéré une nette dissociation entre les sujets humains et les objets animaux, réifiant ces derniers et niant non seulement le fait qu'ils ont un “monde”, des cultures, une “histoire”, mais aussi leur qualité de sujets dotés d'une vie sensible, émotionnelle et cognitive.

Les croyances, préjugés et stéréotypes utilisés pour légitimer l'indifférence à l'égard des souffrances infligées aux animaux ou pour justifier la cruauté coutumière à leur égard sont étroitement liés aux formes de pensée racistes et sexistes.

Le mouvement antispéciste (ou mouvement de libération animale) affirme que l’assignation des individus à des catégories biologiques (d'espèces, mais aussi de “race”, de sexe, d'âge) n'est pas pertinente pour décider de la considération à accorder à leurs besoins, à leurs désirs, à leurs droits ; et elle sert simplement de prétexte idéologique à la discrimination, qui va jusqu'à la réification. Au sujet de cette dernière, il suffit de mentionner le fait que, jusqu'en 2015, pour le Code civil français, le statut juridique de l'animal était celui d'un bien meuble : ce n'est que plus tard qu'il est devenu « un être vivant doué de sensibilité » [voir ici].

Un des risques les plus sérieux est, à mon avis, l'infiltration du mouvement antispéciste ou l'appropriation de la “question animale” par des courants de droite ou d'extrême droite. Il est donc également nécessaire - et pas seulement pour des raisons tactiques - d'articuler l'antispécisme avec l'antisexisme et l'antiracisme. Les stéréotypes utilisés pour légitimer l'indifférence à l'égard des souffrances infligées aux animaux ou pour justifier la cruauté habituelle à leur égard sont étroitement liés aux modes de pensée racistes et sexistes.

Une partie de la gauche politique court également de tels risques, incapable, comme elle l'est souvent, de comprendre la valeur stratégique de l'antispécisme. Pour une partie de la pensée de gauche, la “question animale” est un luxe pour les privilégiés, qui seraient indifférents aux questions de classe, de justice sociale et d'égalité. Cependant, bien que la tradition de gauche ait souvent marqué ses distances par rapport à la “question animale”, il existe des exceptions historiques pertinentes auxquelles on peut se référer : de Rosa Luxemburg à Horkheimer et Adorno...

Quant au mouvement féministe, il a certainement développé une réflexion profonde sur ce qui est proclamé, proposé et imposé comme neutralité universelle. Mais, jusqu'à présent, du moins dans ses variantes italienne et française, il n'a pas su réfléchir suffisamment au “cycle maudit de l'exclusion des autres”, inauguré par le spécisme (l'expression est de Claude Lévi-Strauss).


En effet, affirmer que les animaux ne sont pas des choses, des biens ou des marchandises, mais bien des sujets d'une vie sensible, singulière, affective et cognitive (et agir en conséquence) signifie aller dans le sens d'un projet économique, social et culturel qui a pour fondement la redistribution des ressources à l'échelle mondiale, l'égalité économique et sociale, et en fin de compte le dépassement du système capitaliste. Et ceci dans la mesure où, notamment dans sa phase néolibérale et mondialisée, le capitalisme est fondé sur l'exploitation intensive des non-humains comme des humains.

Même les écologistes ont tardé non seulement à se préoccuper du bien-être animal, mais aussi à prendre en compte les énormes dégâts environnementaux causés par l'industrie de la viande. De fait, au moins 142 milliards d'animaux sont abattus chaque année dans le monde. Avant d'être tués, souvent de manière douloureuse et horrible, les animaux d'élevage n'ont aucune existence. Les cochons sont emprisonnés dans des cages qui compriment leur corps et les empêchent de bouger du tout ; les veaux sont arrachés à leur mère dès leur naissance ; les poussins mâles sont pulvérisés vivants...

Cette industrie est la principale responsable de la déforestation, de la consommation et de la pollution de l'eau, de la production de gaz à effet de serre, de l'utilisation planétaire des terres, de la consommation de produits agricoles ; en outre, elle est l'une des premières en termes de consommation d'énergie. Tout cela au profit presque exclusif des pays occidentaux riches et industrialisés, qui sont les plus gros consommateurs de viande par habitant. [voir ici]


En résumé, nous avons aujourd'hui tous les éléments pour affirmer que l'alimentation carnée provoque un véritable désastre écologique (il faut dix mille litres d'eau pour produire un kilo de viande bovine) ainsi qu'une importante sous-nutrition humaine : quatre milliards d'êtres humains de plus pourraient être nourris si les productions végétales destinées aux bovins étaient utilisées directement pour l’ alimentation des humains.


En réalité, les élevages industriels et les abattoirs, avec leur chaîne de démontage des corps des animaux, restent les exemples extrêmes d'“usines” typiquement fordistes. Là, une vache est tuée et dépecée toutes les minutes, un porc toutes les vingt secondes et un poulet toutes les deux secondes. Mais leurs dégâts n'affectent pas seulement la vie des animaux, bien sûr, et l'environnement, mais aussi les travailleurs qui y sont employés. En France, d'ailleurs, il y a eu des enquêtes de terrain sur les chaînes d'abattage, qui décrivent l'enfer des conditions des animaux et des travailleurs.

La rationalité technique de l'élevage et de l'abattage des animaux contient en elle-même une logique qui évoque celle qui a guidé les techniques de concentration et d'extermination des humains. Suivant la sémantique de l'euphémisme homicide, l'extermination planifiée selon la stricte logique industrielle était désignée par l'expression « donner une mort compatissante » afin d'éviter les « souffrances inutiles ». Ainsi, la mise à mort en série d'animaux destinés à l'abattage dans des abattoirs aseptiques et automatisés, prescrite par les lois des pays occidentaux “plus avancés”, est appelée et justifiée comme un “abattage sans cruauté”.

L'antispécisme s'oppose à la vision naturaliste des êtres vivants et s'intéresse non pas à ce que les individus représentent, mais avant tout à ce qu'ils ressentent et vivent. Ce qui compte, ce n'est pas le logos, la rationalité ou la capacité d'abstraction, mais, avant tout, la simple existence de la souffrance de l'animal, qui est la preuve de sa conscience et de sa subjectivité. On sait maintenant que la sensibilité et l'acuité affective des porcs sont parmi les plus développées. Et pourtant, cela n'empêche pas de tuer au moins deux milliards d'entre eux chaque année, après les avoir soumis à des conditions d'élevage horribles.

C'est l'homme occidental-moderne qui a inauguré la rhétorique selon laquelle l'altérité ne peut être définie que par un critère privatif. L'animal non humain serait caractérisé par ce qui lui manque : raison, âme, conscience, langage, culture...

Jamais par sa singularité. A cet égard, les découvertes nombreuses et novatrices dans les domaines de l'éthologie et de la psychologie cognitive nous ont amenés à abandonner progressivement les anciens critères privatifs. Néanmoins, la pensée dogmatique de la suprématie absolue des êtres humains invente toujours de nouvelles différences radicales, infondées ou même ridicules. On disait autrefois que l'utilisation d'outils était “propre à l'homme”, jusqu'à ce que l'on découvre que certaines espèces animales les utilisaient. Ensuite, on a prétendu que seuls les humains étaient capables de les fabriquer, alors qu'en fait les chimpanzés et d'autres animaux en sont également capables. Plus tard, il a été affirmé que les animaux n'avaient pas de langage articulé. Or  on a pu enseigner à certains primates le langage gestuel des sourds-muets humains, avec une syntaxe et d'autres règles.

Nous disposons donc aujourd'hui de tous les éléments scientifiques pour affirmer que les animaux sont des êtres sensibles, dans de nombreux cas dotés d'une conscience, au sens le plus fort du terme.

Certains anthropologues, au premier rang desquels Claude Lévi-Strauss, ont émis l'hypothèse que l'asservissement, la disqualification et l'exploitation des animaux étaient le modèle primaire qui permettait la domination, la réification et la hiérarchisation de certaines catégories d'êtres humains. Pour sa part, Theodor W. Adorno, dans un aphorisme mémorable de Minima Moralia, écrit que l'éventualité du pogrom est décidée « au moment où le regard d'un animal mortellement blessé rencontre un homme. L'obstination avec laquelle il rejette son regard – “ce n'est qu'un animal” - réapparaît irrésistiblement dans les cruautés commises sur les humains, dont les auteurs doivent constamment se convaincre que “ce n'est qu'un animal” ».

NdT

*Spécisme : traduction de l’anglais speciesism, un terme forgé par le psychologue britannique Richard Ryder, membre du Groupe d’Oxford, en 1970, et défini comme « un préjugé ou une attitude de partialité en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et contre ceux des membres d'autres espèces ».

  

  Le marché de la viande, par Carl Hassmann,magazine Puck, USA, 1906 [date de parution du roman d'Upton Sinclair La Jungle, sur les abattoirs de Chicago et de la promulgation de la première loi fédérale de régulation du marché de la viande] :

    Un boucher, "Le trust du bœuf", debout derrière le comptoir d'une boucherie, présentant des produits carnés étiquetés "Poison en pot, bœuf au maïs chimique, poulet de veau, saindoux tuberculeux, rôti de bœuf pourri, jambon désodorisé, saucisses embaumées, porc putréfié". Un verset de la Bible apparaît sous le comptoir : "C'est pourquoi je vous dis : Ne vous souciez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni de ce que vous boirez. Matthieu VI:25".


16/08/2022

ROMAIN GARY
Monsieur et cher Éléphant
Une lettre d'amour à un vieux compagnon

 Romain Gary, LIFE Magazine, 22/12/1967Le Figaro littéraire, 4/3/1968

Vous vous demanderez sans doute en lisant cette lettre ce qui a pu inciter à l’écrire un spécimen zoologique si profondément soucieux de l’avenir de sa propre espèce. L’instinct de conservation, tel est, bien sûr ce motif. Depuis fort longtemps déjà, j’ai le sentiment que nos destins sont liés. En ces jours périlleux « d’équilibre par la terreur », de massacres et de calculs savants sur le nombre d’humains qui survivront à un holocauste nucléaire, il n’est que trop naturel que mes pensées se tournent vers vous.

À mes yeux, monsieur et cher éléphant, vous représentez à la perfection tout ce qui est aujourd’hui menacé d’extinction au nom du progrès, de l’efficacité, du matérialisme intégral, d’une idéologie ou même de la raison car un certain usage abstrait et inhumain de la raison et de la logique se fait de plus en plus le complice de notre folie meurtrière. Il semble évident aujourd’hui que nous nous sommes comportés tout simplement envers d’autres espèces, et la vôtre en particulier, comme nous sommes sur le point de le faire envers nous-mêmes.

C’est dans une chambre d’enfant, il y a près d’un demi-siècle, que nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Nous avons pendant des années partagé le même lit et je ne m’endormais jamais sans embrasser votre trompe, sans ensuite vous serrer fort dans mes bras jusqu’au jour où ma mère vous emporta en disant, non sans un certain manque de logique, que j’étais désormais un trop grand garçon pour jouer avec un éléphant. Il se trouvera sans doute des psychologues pour prétendre que ma « fixation » sur les éléphants remonte à cette pénible séparation, et que mon désir de partager votre compagnie est en fait une forme de nostalgie à l’égard de mon enfance et de mon innocence perdues. Et il est bien vrai que vous représentez à mes yeux un symbole de pureté et un rêve naïf, celui d’un monde où l’homme et la bête vivraient pacifiquement ensemble.

Des années plus tard, quelque part au Soudan, nous nous sommes de nouveau rencontrés. Je revenais d’une mission de bombardement au-dessus de l’Éthiopie et fis atterrir mon avion en piteux état au sud de Khartoum, sur la rive occidentale du Nil. J’ai marché pendant trois jours avant de trouver de l’eau et de boire, ce que j’ai payé ensuite par une typhoïde qui a failli me coûter la vie. Vous m’êtes apparu au travers de quelques maigres caroubiers et je me suis d’abord cru victime d’une hallucination. Car vous étiez rouge, d’un rouge sombre, de la trompe à la queue, et la vue d’un éléphant rouge en train de ronronner assis sur son postérieur, me fit dresser les cheveux sur la tête. Hé oui ! vous ronronniez, j’ai appris depuis lors que ce grondement profond est chez vous un signe de satisfaction, ce qui me laisse supposer que l’écorce de l’arbre que vous mangiez était particulièrement délicieuse.

Il me fallut quelque temps pour comprendre que si vous étiez rouge, c’est parce que vous vous étiez vautré dans la boue, ce qui voulait dire qu’il y avait de l’eau à proximité. J’avançai doucement et à ce moment vous vous êtes aperçu de ma présence. Vous avez redressé vos oreilles et votre tête parut alors tripler de volume, tandis que votre corps, semblable à une montagne disparaissait derrière cette voilure soudain hissée. Entre vous et moi, la distance n’excédait pas vingt mètres, et non seulement je pus voir vos yeux, mais je fus très sensible à votre regard qui m’atteignit si je puis dire, comme un direct à l’estomac. Il était trop tard pour songer à fuir. Et puis, dans l’état d’épuisement où je me trouvais, la fièvre et la soif l’emportèrent sur ma peur. Je renonçai à la lutte. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises pendant la guerre : je fermais tes yeux, attendant la mort, ce qui m’a valu chaque fois une décoration et une réputation de courage. 

Quand j’ouvris de nouveau les yeux, vous dormiez.

15/08/2022

DARIO MANNI/MARCO MAURIZI
L'animal et le boucher
Antispécisme, antimilitarisme et non-violence

 Dario Manni et Marco Maurizi, Spazi di Filosofia, n°7/2021, avril 2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Les animaux et la guerre

Les images de réfugiés ukrainiens portant dans leurs bras des animaux domestiques nous parlent d'une amitié profonde avec les autres espèces, de la possibilité d'une solidarité prête à risquer sa propre sécurité[ 1] . Certes, il s'agit aussi de propagande de guerre - utile pour présenter les Ukrainiens comme un peuple “bon” et “semblable à nous” par opposition aux Russes “violents” et “étrangers” - et il ne serait pas déplacé pour une personne antispéciste de rappeler qu'il s'agit tout de même d'animaux “familiaux”, une affection qui se construit dans la relation ambiguë entre le chien et son “maître” ; mais il est quand même difficile de ne pas être ému par cette solidarité et cette affection si exposées à la puissance des bombes.


La guerre est aujourd'hui médiatisée, dans sa quasi-totalité, et nous ne pouvons pas savoir ce qui se passe sur le terrain effectivement. Cependant, nous pouvons être sûrs que, peu importe qui gagne et qui finira par gagner, elle produit des ravages dans lesquels les animaux, pas moins que les humains, souffrent de manière indicible et meurent sans pitié. La guerre détruit notre “humanité”, dit-on. Ou bien exprime-t-elle ses contradictions au plus haut degré ? “Poutine est pire qu'un animal”, s'écrie Luigi Di Maio. Joe Biden lui fait écho : “Poutine est un boucher”. Tout est normal ? Lorsque le ministre des Affaires étrangères a prononcé cette phrase honteuse, nombreux sont ceux qui ont été indignés par cette violation du protocole. Mais il n'est venu à l'idée de personne de défendre les animaux pour l'horrible juxtaposition avec un autocrate impérialiste sans scrupules. Nous oublions un phénomène important qui doit être repensé : seuls les animaux humains font la guerre. Pourquoi ?

Indépendamment des réponses que l'on peut donner à cette question, il faut reconnaître que tout discours sur la guerre et la paix est incomplet et probablement infondé s'il l'élude. Mais avant de tenter d'en parler, nous pouvons provisoirement clarifier un point. La guerre est la destruction d'un ordre hiérarchique et oppressif et son remplacement par un autre qui n'est pas moins violent, pas moins injuste. Ceux qui s'opposent aux guerres aujourd'hui savent donc qu'il est nécessaire de construire un nouveau mouvement pacifiste, un nouvel internationalisme, de recommencer à parler de socialisme et de justice sociale au niveau mondial, car les véritables causes de la guerre résident dans la nature intrinsèquement conflictuelle de l'ordre social existant : le capitalisme multipolaire et ses idéologies  (le  néolibéralisme  occidental,  les  souverainismes  et nationalismes des différentes formes de capitalisme autoritaire, le système mixte chinois). Mais, et cela nous concerne en tant qu'antispécistes, nous avons le devoir de ne pas oublier cette question. Comment la question des animaux s'inscrit-elle dans cette perspective ? Pourquoi l'animal humain fait-il la guerre ? Que deviennent les animaux non humains dans un ordre social qui parvient à mettre fin au militarisme et à l'injustice mondiale ? Comment une société peut-elle considérer le mot “boucher” comme une épithète à accoler à juste titre à un criminel de guerre et, en même temps, comme l'une de ses activités quotidiennes les plus fondamentales ?

12/08/2022

DARIO MANNI/MARCO MAURIZI
Politiques de la relation
Libération animale, mode de production capitaliste et dérives libérales

Dario Manni e Marco Maurizi, Comune-Info, 8/8/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Marco Maurizi (Rome 1974) est un philosophe et musicien italien. Spécialiste de la pensée dialectique (Nicolas de Cues, Hegel, Marx, Adorno), il partage ses intérêts entre la Théorie critique de la société, avec une attention particulière au rapport humain/non-humain, et la philosophie de la musique. Il a obtenu son diplôme à l'Université de Rome "Tor Vergata" sous la direction du professeur Gianfranco Dalmasso avec une thèse sur la pensée de Theodor W. Adorno et, après avoir obtenu une bourse d'études à l'Université de Calabre et passé une année à l'Université et à la Hochschule für Graphik und Buchkunst de Leipzig sous la direction du professeur Christoph Türcke, il a obtenu son doctorat en philosophie à Rome et a mené des activités de recherche en tant que chercheur à l'Université de Bergame. Il est cofondateur des revues Liberazioni et Animal Studies consacrées aux thèmes de l'antispécisme et de la libération animale. De lui, Haymarket Books doit publier en septembre 2022 la version en livre de poche Beyond Nature: Animal Liberation, Marxism, and Critical Theory. Bio-bibliographie. @marco_maurizi

Dario Manni (Rome, 1984), est un militant antispéciste et écosocialiste italien. Il a été co-rédacteur en chef du magazine de culture générale et de philosophie “Aperture”. Il est licencié en sciences historiques-ethno-anthropologiques avec une thèse en histoire moderne et épistémologie de l'histoire sur la dialectique science-religion chez Galilée et Newton. Auteur avec Marco Maurizi de “L'animale e il macellaio. Antispecismo, antimilitarismo, non-violenza” [L’animal et le boucher : antspécisme, antimilitarisme, non-violence], publié dans la revue Spazi di filosofia. https://www.facebook.com/dario.manni.16

Introduction : sur certaines idées fausses récurrentes concernant l'antispécisme politique

I.

Une nouvelle génération d'activistes des droits et de la libération des animaux entre dans la lutte, chargée non seulement de détermination et d'espoir, mais aussi du bagage philosophique et culturel de l'animalisme et de l'antispécisme tels qu'ils ont été élaborés et mis en œuvre par leurs prédécesseurs. Les nouveaux thèmes génèrent de nouveaux problèmes théoriques et de nouvelles formes d'action. A côté d'eux, certains thèmes anciens continuent de faire débat et d'influencer la pratique de la lutte. Certaines idées agissent intensément sous la peau du « mouvement »[i], pas toujours à un niveau conscient mais pas pour autant avec des effets négligeables, au contraire. Il semble donc opportun de porter ces idées à l'attention du mouvement, de dissiper certains malentendus à leur sujet et d'indiquer les voies possibles pour affronter le chemin à parcourir avec l'équipement intellectuel le plus approprié.

La diatribe entre antispécisme politique (alias "historique") et moral (alias "métaphysique"), qui s'est développée dans des livres et des numéros de revues spécialisées, lors de conférences et, plus récemment, dans des vidéos et des contenus en ligne, fait partie du corpus de connaissances et d'expériences acquises au cours des vingt dernières années. Elle alimente la réflexion et les activités de la nouvelle génération, du moins de sa partie théoriquement la plus avancée. Non pas que les effets pratiques d'une approche théorique - même implicite - n'affectent pas l'ensemble du mouvement ; mais ce sont surtout ceux qui réfléchissent à cette approche qui modifient le plus leur activisme en fonction de leur idée de la question.

Or, la question comporte deux aspects entrelacés qu'il faut garder ensemble : d'une part, le problème de la priorité entre l'élément idéal du spécisme (la " discrimination ") et l'élément matériel (l'" exploitation ") ; d'autre part, la nature du sujet spéciste, c'est-à-dire s'il faut le faire remonter à la conscience individuelle (individualisme méthodologique) ou s'il faut le comprendre comme un processus, comme le résultat de forces sociales différentes, plurielles et antagonistes (holisme sociologique, fonctionnalisme, marxisme, structuralisme, etc.)

Le premier problème pourrait être posé de la manière suivante : est-ce que nous exploitons les autres animaux parce que nous les discriminons (antispécisme moral) ou est-ce que nous les discriminons parce que nous les exploitons (antispécisme politique)[ii] ; autrement dit, est-ce que le fait de nous nourrir, de nous habiller et de faire toute une série de choses au détriment des autres animaux est dû au fait que nous les considérons comme inférieurs, ou est-ce que le fait de les considérer comme inférieurs n'est rien d'autre qu'une justification rationnelle qui rassure les consciences les plus sensibles et assure la poursuite de leur exploitation.

De nombreuses personnes du mouvement répondraient que les deux sont vraies ; d'une certaine manière, elles auraient raison. Car il est vrai que l'humanité (et certaines classes sociales plus que d'autres) profite de l'exploitation des autres animaux et qu'elle a tout intérêt - du moins le pense-t-elle - à continuer de les exploiter. Il est également vrai que l'humanité exerce une discrimination à l'égard des autres animaux, que sa vision des autres animaux est spéciste. La question est de savoir dans quelle relation se trouvent les deux termes du discours, à savoir la discrimination d'une part et l'exploitation d'autre part : s'ils sont co-dépendants ou si l'un est subordonné à l'autre. Y a-t-il une relation de cause à effet entre eux ? D'où vient l'oppression des animaux ?

Il faut ici introduire le deuxième problème : de quoi est faite l'action sociétale ? Est-ce l'effet d'actions individuelles isolées ou, au contraire, les actions individuelles sont-elles rendues possibles par un champ de forces sociales qui les précède ?

La sociologie, dans ses diverses articulations, a bien étudié les rapports entre ces deux aspects de l'être social, mais elle s'est bien gardée de réduire l'action sociétale à l'action spontanée des individus (ce qui serait une véritable négation de la nature intrinsèquement collective des processus qui font l'objet de la connaissance sociologique). À cet égard, ce que le sociologue américain Herbert Blumer a écrit dans son ouvrage Race Relations peut être utile :

Les préjugés naissent [...] d'un processus collectif dans lequel les porte- parole d'un groupe racial ou ethnique - personnalités publiques de premier plan, dirigeants d'organisations puissantes et élites intellectuelles et sociales - agissant principalement par le biais des médias de masse, caractérisent publiquement un autre groupe. Ces porte-parole encouragent les sentiments de supériorité raciale, de distance raciale et de revendication de certains droits et privilèges. Les autres membres du groupe dominant, bien qu'ayant des opinions et des sentiments différents, s'alignent par crainte de l'ostracisme du groupe interne. Le sentiment de position de groupe sert de norme sociale particulière, surtout pour les individus qui s'identifient fortement au groupe interne. De cette manière, le sentiment d'appartenance à un groupe - avec la matrice de préjugés qui l'englobe - devient un type d'orientation générale. Il s'agit donc d'une hypothèse qui considère que le groupe dominant a un intérêt direct dans la subordination d'un autre groupe ; le dominant a intérêt à préserver un ordre caractérisé par le privilège et l'avantage. Les préjugés deviennent un instrument pour défendre ce privilège et cet avantage. [iii]

Plutôt que de naître d'en bas et de se propager à travers les classes et les groupes sociaux, les préjugés sont propagés - en toute connaissance de cause - d'en haut, de manière instrumentale à des intérêts pour lesquels le préjugé est toujours un moyen, jamais une fin. C'est-à-dire qu'elle est une fonction de ces intérêts, elle n'aurait littéralement aucun sens sans eux. On pense au récit de la droite italienne sur les "terroni" [les ploucs, les bouseux, de préférence méridionaux, NdT] d'abord, puis sur les migrants, avec l'élargissement progressif de l'axe des privilèges à des sujets qui en étaient auparavant exclus et qui étaient même considérés comme un danger pour la survie même de leur propre groupe. [Ou encore à certaines déclarations farfelues du leader de Forza Nuova, Roberto Fiore, selon lesquelles les campagnes des années 90 contre les Roumains et les Albanais étaient fausses, puisque le "véritable" ennemi de l'Européen blanc ne peut être que l'Africain ! Ceux qui imaginent le préjugé comme le point de départ de l'action politique de la droite xénophobe et nationaliste n'ont pas d'outils pour comprendre ces glissements de sens : ils restent de pures "contradictions" si l'on ne suit pas la logique qui se déplace, en fait, dans un autre domaine, non pas symbolique mais matériel. Aujourd'hui, l'identitarisme (quelle que soit l'identité en question) fascine viscéralement un certain électorat, pas les élites, qui affichent une attitude plus sans scrupules qu'obtuse, plus calculatrice et manipulatrice que réactionnaire et dogmatique.

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