Dario Manni e Marco Maurizi, Comune-Info, 8/8/2022
Traduit
par Fausto Giudice, Tlaxcala
Marco Maurizi (Rome
1974) est un philosophe et musicien italien. Spécialiste de la pensée
dialectique (Nicolas de Cues, Hegel, Marx, Adorno), il partage ses intérêts
entre la Théorie critique de la société, avec une attention particulière au
rapport humain/non-humain, et la philosophie de la musique. Il a obtenu son
diplôme à l'Université de Rome "Tor Vergata" sous la direction du
professeur Gianfranco Dalmasso avec une thèse sur la pensée de Theodor W.
Adorno et, après avoir obtenu une bourse d'études à l'Université de Calabre et
passé une année à l'Université et à la Hochschule für Graphik und Buchkunst de
Leipzig sous la direction du professeur Christoph Türcke, il a obtenu son
doctorat en philosophie à Rome et a mené des activités de recherche en tant que
chercheur à l'Université de Bergame. Il est cofondateur des revues Liberazioni
et Animal Studies
consacrées aux thèmes de l'antispécisme et de la libération animale. De lui, Haymarket
Books doit publier en septembre 2022 la version en livre de poche Bio-bibliographie.
@marco_maurizi
Dario Manni (Rome, 1984), est un militant antispéciste et
écosocialiste italien. Il a été co-rédacteur en chef du magazine de culture
générale et de philosophie “Aperture”.
Il est licencié en sciences historiques-ethno-anthropologiques avec une thèse
en histoire moderne et épistémologie de l'histoire sur la dialectique
science-religion chez Galilée et Newton. Auteur avec Marco Maurizi de “L'animale
e il macellaio. Antispecismo, antimilitarismo, non-violenza” [L’animal
et le boucher : antspécisme, antimilitarisme, non-violence], publié
dans la revue Spazi di filosofia. https://www.facebook.com/dario.manni.16
Introduction : sur certaines idées fausses
récurrentes concernant l'antispécisme politique
I.
Une nouvelle génération d'activistes des droits et de la libération des
animaux entre dans la lutte, chargée non seulement de détermination et
d'espoir, mais aussi du bagage philosophique et culturel de l'animalisme et de
l'antispécisme tels qu'ils ont été élaborés et mis en œuvre par leurs
prédécesseurs. Les nouveaux thèmes génèrent de nouveaux problèmes théoriques et
de nouvelles formes d'action. A côté d'eux, certains thèmes anciens continuent de
faire débat et d'influencer la pratique de la lutte. Certaines idées agissent
intensément sous la peau du « mouvement »[i], pas toujours à un
niveau conscient mais pas pour autant avec des effets négligeables, au
contraire. Il semble donc opportun de porter ces idées à l'attention du
mouvement, de dissiper certains malentendus à leur sujet et d'indiquer les
voies possibles pour affronter le chemin à parcourir avec l'équipement
intellectuel le plus approprié.
La diatribe entre antispécisme politique (alias "historique") et
moral (alias "métaphysique"), qui s'est développée dans des livres et
des numéros de revues spécialisées, lors de conférences et, plus récemment,
dans des vidéos et des contenus en ligne, fait partie du corpus de connaissances
et d'expériences acquises au cours des vingt dernières années. Elle alimente la
réflexion et les activités de la nouvelle génération, du moins de sa partie
théoriquement la plus avancée. Non pas que les effets pratiques d'une approche
théorique - même implicite - n'affectent pas l'ensemble du mouvement ; mais ce
sont surtout ceux qui réfléchissent à cette approche qui modifient le plus leur
activisme en fonction de leur idée de la question.
Or, la question comporte deux aspects entrelacés qu'il faut garder ensemble
: d'une part, le problème de la priorité entre l'élément idéal du spécisme (la
" discrimination ") et l'élément matériel (l'" exploitation
") ; d'autre part, la nature du sujet spéciste, c'est-à-dire s'il faut le
faire remonter à la conscience individuelle (individualisme méthodologique) ou
s'il faut le comprendre comme un processus, comme le résultat de forces
sociales différentes, plurielles et antagonistes (holisme sociologique,
fonctionnalisme, marxisme, structuralisme, etc.)
Le premier problème pourrait être posé de la manière suivante : est-ce que
nous exploitons les autres animaux parce que nous les discriminons
(antispécisme moral) ou est-ce que nous les discriminons parce que nous les
exploitons (antispécisme politique)[ii] ; autrement dit, est-ce que le fait de nous
nourrir, de nous habiller et de faire toute une série de choses au détriment
des autres animaux est dû au fait que nous les considérons comme inférieurs, ou
est-ce que le fait de les considérer comme inférieurs n'est rien d'autre qu'une
justification rationnelle qui rassure les consciences les plus sensibles et
assure la poursuite de leur exploitation.
De nombreuses personnes du mouvement répondraient que les deux sont vraies
; d'une certaine manière, elles auraient raison. Car il est vrai que l'humanité
(et certaines classes sociales plus que d'autres) profite de l'exploitation des
autres animaux et qu'elle a tout intérêt - du moins le pense-t-elle - à
continuer de les exploiter. Il est également vrai que l'humanité exerce une
discrimination à l'égard des autres animaux, que sa vision des autres animaux
est spéciste. La question est de savoir dans quelle relation se trouvent les
deux termes du discours, à savoir la discrimination d'une part et
l'exploitation d'autre part : s'ils sont co-dépendants ou si l'un est
subordonné à l'autre. Y a-t-il une relation de cause à effet entre eux ? D'où
vient l'oppression des animaux ?
Il faut ici introduire le deuxième problème : de quoi est faite l'action
sociétale ? Est-ce l'effet d'actions individuelles isolées ou, au contraire,
les actions individuelles sont-elles rendues possibles par un champ de forces
sociales qui les précède ?
La sociologie, dans ses diverses articulations, a bien étudié les rapports
entre ces deux aspects de l'être social, mais elle s'est bien gardée de réduire
l'action sociétale à l'action spontanée des individus (ce qui serait une
véritable négation de la nature intrinsèquement collective des processus qui
font l'objet de la connaissance sociologique). À cet égard, ce que le
sociologue américain Herbert Blumer a écrit dans son ouvrage Race Relations
peut être utile :
Les préjugés naissent [...] d'un processus collectif
dans lequel les porte- parole d'un groupe racial ou ethnique - personnalités
publiques de premier plan, dirigeants d'organisations puissantes et élites
intellectuelles et sociales - agissant principalement par le biais des médias
de masse, caractérisent publiquement un autre groupe. Ces porte-parole
encouragent les sentiments de supériorité raciale, de distance raciale et de
revendication de certains droits et privilèges. Les autres membres du groupe
dominant, bien qu'ayant des opinions et des sentiments différents, s'alignent
par crainte de l'ostracisme du groupe interne. Le sentiment de position de groupe
sert de norme sociale particulière, surtout pour les individus qui
s'identifient fortement au groupe interne. De cette manière, le sentiment
d'appartenance à un groupe - avec la matrice de préjugés qui l'englobe -
devient un type d'orientation générale. Il s'agit donc d'une hypothèse qui
considère que le groupe dominant a un intérêt direct dans la subordination d'un
autre groupe ; le dominant a intérêt à préserver un ordre caractérisé par le
privilège et l'avantage. Les préjugés deviennent un instrument pour défendre ce
privilège et cet avantage. [iii]
Plutôt que de naître d'en bas et de se propager à travers les classes et
les groupes sociaux, les préjugés sont propagés - en toute connaissance de
cause - d'en haut, de manière instrumentale à des intérêts pour lesquels le
préjugé est toujours un moyen, jamais une fin. C'est-à-dire qu'elle est une
fonction de ces intérêts, elle n'aurait littéralement aucun sens sans eux. On
pense au récit de la droite italienne sur les "terroni" [les
ploucs, les bouseux, de préférence méridionaux, NdT] d'abord, puis sur les
migrants, avec l'élargissement progressif de l'axe des privilèges à des sujets
qui en étaient auparavant exclus et qui étaient même considérés comme un danger
pour la survie même de leur propre groupe. [Ou encore à certaines déclarations
farfelues du leader de Forza Nuova, Roberto Fiore, selon lesquelles les
campagnes des années 90 contre les Roumains et les Albanais étaient fausses,
puisque le "véritable" ennemi de l'Européen blanc ne peut être que
l'Africain ! Ceux qui imaginent le préjugé comme le point de départ de l'action
politique de la droite xénophobe et nationaliste n'ont pas d'outils pour
comprendre ces glissements de sens : ils restent de pures
"contradictions" si l'on ne suit pas la logique qui se déplace, en
fait, dans un autre domaine, non pas symbolique mais matériel. Aujourd'hui,
l'identitarisme (quelle que soit l'identité en question) fascine viscéralement
un certain électorat, pas les élites, qui affichent une attitude plus sans
scrupules qu'obtuse, plus calculatrice et manipulatrice que réactionnaire et
dogmatique.
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