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17/01/2023

Nouvelle époque, nouvelle Allemagne : la vision stratégique d’Olaf Scholz

À la veille de la réunion de 50 gouvernements sur la base militaire US de Ramstein du 20 janvier, où les membres de l’OTAN et leurs alliés doivent se mettre d’accord sur l’aide militaire à continuer à apporter à l’Ukraine, il nous a semblé intéressant de traduire ce papier du chancelier social-démocrate allemand Olaf Scholz, une version à usage international de son discours du 27 février 2022 devant le Bundestag. Il y expose clairement sa vision de la “destinée manifeste” de l’Allemagne comme pilier central, sous le parapluie usamérican, de la machine de guerre de l’OTAN, dans ce qu’il appelle une “Zeitenwende”, un changement d’époque. Autrement dit, un “Deutschland über alles” à visage humain. Plus que jamais, comme on le chantait en Allemagne il y a un siècle : « Wer hat uns verraten ? Die Sozialdemokraten !-Wer hatte recht ? Karl Liebknecht ! » [Qui nous a trahis ? les sociaux-démocrates ! – Qui avait raison ? Karl Liebknecht ! ».-FG

 Le changement dépoque mondial
Comment éviter une nouvelle guerre froide à l’ère multipolaire

Olaf Scholz, Foreign Affairs, janvier-février 2022
English original: The Global Zeitenwende
Deutsch :
Die globale Zeitenwende
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le monde vit un changement d’époque. La guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine marque la fin d’une époque. De nouvelles puissances se renforcent ou se réaffirment, dont une Chine économiquement forte et politiquement sûre d’elle. Dans ce nouveau monde multipolaire, différents pays et modèles de gouvernance se disputent le pouvoir et l’influence.

Pour sa part, l’Allemagne fait tout son possible pour défendre et promouvoir l’ordre international fondé sur les principes fondamentaux de la Charte des Nations unies. Sa démocratie, sa sécurité et sa prospérité dépendent du fait que le pouvoir soit lié à des règles universelles. C’est pourquoi l’Allemagne s’efforce de devenir un garant de la sécurité européenne, comme nos alliés l’attendent de nous, un bâtisseur de ponts au sein de l’Union européenne et un défenseur des solutions multilatérales aux problèmes mondiaux. Ce n’est qu’ainsi que l’Allemagne pourra surmonter avec succès les tempêtes géopolitiques de notre époque.

Le changement d’époque va au-delà de la guerre en Ukraine et de la question de la sécurité européenne. La question centrale est la suivante : comment pouvons-nous, en tant qu’Européennes et Européens, comme Union européenne, exister en tant qu’acteurs indépendants dans un monde de plus en plus multipolaire ?

L’Allemagne et l’Europe peuvent contribuer à la défense de l’ordre international fondé sur des règles, sans adopter en même temps le point de vue fataliste selon lequel le monde se divisera inévitablement à nouveau en blocs concurrents. Compte tenu de son histoire, mon pays a une responsabilité particulière dans la lutte contre les forces du fascisme, de l’autoritarisme et de l’impérialisme. En même temps, l’expérience de la division de notre pays dans le cadre d’une compétition idéologique et géopolitique nous rend particulièrement conscients des dangers d’une nouvelle guerre froide.

La fin d’une ère

Pour une grande partie du monde, les trois décennies qui ont suivi la chute du rideau de fer ont été marquées par une paix et une prospérité relatives. Le progrès technique a conduit à un niveau d’interconnexion et de coopération sans précédent. Grâce à l’accroissement du commerce international, à des chaînes de création de valeur et de production à l’échelle mondiale et à un échange sans précédent de personnes et de connaissances par-delà les frontières, plus d’un milliard de citoyens sont sortis de la pauvreté. Mais surtout, partout dans le monde, des citoyens courageux se sont libérés de la dictature et du régime du parti unique. Leur quête de liberté, de dignité et de démocratie a changé le cours de l’histoire. Deux guerres mondiales dévastatrices et d’immenses souffrances - causées en grande partie par mon pays - ont été suivies de plus de quatre décennies de tensions et de confrontations à l’ombre d’une destruction nucléaire potentielle. Mais dans les années 1990, il semblait qu’un ordre mondial plus résistant s’était enfin établi.

Les Allemands, en particulier, pouvaient s’en féliciter. En novembre 1989, le mur de Berlin a été abattu par les courageux citoyens de la RDA. Onze mois plus tard seulement, le pays était réunifié - grâce à des hommes et des femmes politiques clairvoyants et au soutien de partenaires à l’Est et à l’Ouest. Finalement, ce qui va ensemble a pu fusionner, comme l’a exprimé l’ancien chancelier allemand Willy Brandt peu après la chute du mur.

Ces mots ne s’appliquaient pas seulement à l’Allemagne, mais aussi à l’Europe dans son ensemble. D’anciens membres du Pacte de Varsovie ont décidé de devenir des alliés dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et d’adhérer à l’UE. Une Europe “unie et libre”, selon les termes du président américain de l’époque, George Bush, ne semblait plus être un espoir infondé. Dans cette nouvelle ère, il semblait possible que la Russie devienne un partenaire de l’Occident plutôt qu’un adversaire, comme l’avait été l’Union soviétique. En conséquence, la plupart des pays européens réduisirent leurs armées et diminuèrent leurs budgets de défense. Pour l’Allemagne, la logique semblait simple : pourquoi maintenir une grande force armée d’environ 500 000 soldats si tous nos voisins étaient, selon toute apparence, des amis ou des partenaires ?

L’accent de notre politique de sécurité et de défense s’est rapidement déplacé vers d’autres menaces prioritaires. Les guerres dans les Balkans et les suites des attentats terroristes du 11 septembre 2001, y compris les guerres en Afghanistan et en Irak, ont donné plus d’importance à la gestion régionale et mondiale des crises. Au sein de l’OTAN, la solidarité est toutefois restée intacte : les attentats du 11 septembre ont conduit à la première décision de déclencher l'article 5, la clause de défense mutuelle du traité de l'Atlantique Nord,, et pendant deux décennies, les troupes de l’OTAN ont combattu côte à côte contre le terrorisme en Afghanistan.

L’économie allemande a tiré ses propres conclusions de la nouvelle donne. Avec la chute du rideau de fer et une économie mondiale de plus en plus intégrée, de nouvelles opportunités et de nouveaux marchés se sont ouverts, notamment dans les États de l’ancien bloc de l’Est, mais aussi dans d’autres pays émergents, a Chine en tête. Pendant la guerre froide, la Russie, avec ses énormes ressources, s’était révélée être un fournisseur fiable d’énergie et de matières premières, et il semblait donc logique - du moins au début - de développer maintenant ce partenariat prometteur en temps de paix.

Les dirigeants russes ont cependant vécu la dissolution de l’ex-Union soviétique et du Pacte de Varsovie de manière très différente des dirigeants politiques de Berlin et d’autres capitales européennes, et en ont tiré des conclusions totalement différentes. Au lieu de considérer la chute pacifique du régime communiste comme une chance pour plus de liberté et de démocratie, le président russe Vladimir Poutine l’a qualifiée de « plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle ». Les turbulences économiques et politiques dans certaines parties de l’espace post-soviétique dans les années 1990 n’ont fait qu’aggraver le sentiment de perte et de douleur que de nombreux Russes associent encore aujourd’hui à la fin de l’Union soviétique.

Enfin, c’est dans ce contexte que les aspirations autoritaires et impérialistes ont commencé à renaître. Lors de la conférence sur la sécurité de Munich en 2007, Poutine a prononcé un discours agressif dans lequel il stigmatisait l’ordre international basé sur des règles comme un simple outil de la domination américaine. L’année suivante, la Russie est entrée en guerre contre la Géorgie. En 2014, la Russie a occupé et annexé la Crimée et a envoyé des troupes dans certaines parties de la région du Donbass, à l’est de l’Ukraine, en violation flagrante du droit international et des propres obligations contractuelles de Moscou. Au cours des années suivantes, le Kremlin a sapé les accords de contrôle des armements et renforcé ses capacités militaires, empoisonné et assassiné des dissidents russes, pris des mesures sévères contre la société civile et s’est ingéré en Syrie dans le cadre d’une intervention militaire brutale en faveur du régime Assad. Petit à petit, la Russie de Poutine s’est engagée sur une voie qui l’éloignait de plus en plus de l’Europe et d’un ordre de paix basé sur la coopération.

L’Empire contre-attaque

Au cours des huit années qui ont suivi l’annexion illégale de la Crimée et le début du conflit dans l’est de l’Ukraine, l’Allemagne et ses partenaires européens et internationaux au sein du G7, se sont concentrés sur la garantie de la souveraineté et de l’indépendance politique de l’Ukraine, sur la prévention d’une nouvelle escalade par la Russie et sur le rétablissement et le maintien de la paix en Europe. Cet objectif devait être atteint par un mélange de pressions politiques et économiques, combinant des mesures de sanctions à l’encontre de la Russie et un dialogue. Avec la France, l’Allemagne s’est engagée dans le format dit de Normandie, qui a débouché sur les accords de Minsk et le processus de Minsk correspondant, appelant la Russie et l’Ukraine à un cessez-le-feu et à une série d’autres mesures. Malgré les revers et le manque de confiance entre Moscou et Kiev, la France et l’Allemagne ont maintenu le processus. Mais une Russie révisionniste a rendu les succès diplomatiques impossibles.

L’attaque brutale de la Russie contre l’Ukraine en février 2022 a finalement marqué le début d’une réalité fondamentalement nouvelle : le retour de l’impérialisme en Europe. La Russie a utilisé certaines des méthodes militaires les plus cruelles du 20e siècle et a infligé des souffrances indicibles à l’Ukraine. Des milliers et des milliers de soldats et de civils ukrainiens ont déjà perdu la vie ; de nombreux autres ont été blessés ou traumatisés. Des millions d’Ukrainiens ont dû fuir leur pays et ont cherché refuge en Pologne ou dans d’autres pays européens ; un million d’entre eux sont arrivés en Allemagne. Des habitations, des écoles et des cliniques ukrainiennes ont été réduites en cendres par l’artillerie, les missiles et les bombes russes. Marioupol, Irpin, Cherson, Izium : ces lieux rappelleront à jamais au monde les crimes de la Russie - et leurs auteurs devront rendre des comptes.

Mais les conséquences de la guerre de la Russie ne concernent pas seulement l’Ukraine. Lorsque Poutine a donné l’ordre d’attaquer, il a détruit une architecture de paix européenne et internationale qui avait été construite pendant des décennies. Sous la direction de Poutine, la Russie a fait fi des principes fondamentaux les plus élémentaires du droit international, inscrits dans la Charte des Nations unies : le renoncement à l’usage de la force comme moyen de politique internationale et l’obligation de respecter l’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les États. A la manière d’une puissance impériale, la Russie tente aujourd’hui de repousser les frontières par la force et de diviser à nouveau le monde en blocs et en sphères d’influence. 


 Une Europe renforcée

Le monde ne doit pas permettre à Poutine d’imposer sa volonté. Nous devons mettre un terme à l’impérialisme revanchard de la Russie. L’Allemagne a désormais la tâche essentielle d’assumer ses responsabilités en tant que l’un des principaux garants de la sécurité en Europe, en investissant dans nos forces armées, en renforçant l’industrie européenne de la défense, en augmentant notre présence militaire sur le flanc est de l’OTAN et en formant et équipant les forces armées ukrainiennes.

Le nouveau rôle de l’Allemagne exige une nouvelle culture stratégique, et la stratégie de sécurité nationale que nous adopterons dans quelques mois tiendra compte de cette réalité. Au cours des trois dernières décennies, les décisions concernant la sécurité de l’Allemagne et l’équipement de la Bundeswehr ont été prises dans le contexte d’une Europe pacifique. Désormais, la question des menaces auxquelles nous et nos alliés sommes confrontés en Europe, principalement en provenance de la Russie, sera prise en compte. Il s’agit notamment des attaques potentielles sur le territoire de l’Alliance, de la cyberguerre et même de la possibilité lointaine d’une attaque nucléaire, dont Poutine a menacé de manière peu subtile.

Le partenariat transatlantique est et restera central pour relever ces défis. Le président américain Joe Biden et son administration méritent d’être salués pour leur capacité à construire et à investir dans des partenariats et des alliances solides à travers le monde. Mais un partenariat transatlantique équilibré et résistant nécessite également un engagement actif de l’Allemagne et de l’Europe. L’une des premières décisions prises par le gouvernement fédéral après l’attaque de la Russie contre l’Ukraine a été de créer un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour mieux équiper la Bundeswehr. Nous avons même modifié notre loi fondamentale pour permettre la création de ce fonds. Cette décision marque le tournant le plus important de la politique de sécurité allemande depuis la création de la Bundeswehr en 1955. Nos soldats recevront le soutien politique, le matériel et les capacités dont ils ont besoin pour défendre notre pays et nos alliés. L’objectif est une Bundeswehr sur laquelle nous pouvons compter et sur laquelle nos alliés peuvent compter. Pour y parvenir, nous allons investir en Allemagne deux pour cent de notre produit intérieur brut dans notre défense.

Ces changements reflètent une nouvelle prise de conscience, y compris dans la société allemande. Aujourd’hui, une grande majorité d’Allemands estiment que notre pays a besoin d’une armée ayant la capacité et la volonté de dissuader les adversaires et de se défendre, ainsi que ses alliés., L’Allemagne se tient aux côtés du peuple ukrainien dans la défense de son pays contre l’agression russe. De 2014 à 2020, le plus grand montant d’investissements privés et d’aide publique en Ukraine provenait d’Allemagne. Depuis le début de l’invasion russe, l’Allemagne a continué à augmenter son soutien financier et humanitaire à l’Ukraine et a contribué à la coordination de la réponse internationale dans le cadre de la présidence allemande du G7. 

 
Le chancelier Scholz avec les nageurs de combat de la Bundeswehr au Niger en mai 2022

Ce changement d’époque a également amené le gouvernement fédéral à reconsidérer un principe bien établi de la politique allemande en matière d’exportations d’armes, qui existe depuis des décennies. Pour la première fois dans l’histoire récente de l’Allemagne, nous livrons aujourd’hui des armes dans une guerre entre deux États. Lors de mes entretiens avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky, j’ai été très clair sur un point : l’Allemagne maintiendra son soutien à l’Ukraine aussi longtemps que nécessaire. Ce dont l’Ukraine a le plus besoin aujourd’hui, c’est d’artillerie et de systèmes de défense aérienne, et c’est précisément ce que l’Allemagne fournit en étroite coordination avec ses alliés et partenaires. Le soutien allemand à l’Ukraine comprend entre autres des armes antichars, des véhicules blindés de transport de troupes, des canons et des missiles antiaériens ainsi que des systèmes radar pour la détection de l’artillerie. Avec une nouvelle mission de l’UE, jusqu’à 15 000 soldats ukrainiens seront formés, dont jusqu’à 5 000 - une brigade entière - en Allemagne. Entre-temps, la République tchèque, la Grèce, la Slovaquie et la Slovénie ont promis ou déjà livré à l’Ukraine une centaine de chars de combat datant de l’époque soviétique ; en contrepartie, l’Allemagne mettra à la disposition de ces pays des chars allemands remis en état. L’Ukraine recevra ainsi des chars avec lesquels les forces armées ukrainiennes sont familières et expérimentées et qui peuvent être facilement intégrés dans les processus logistiques et de maintenance existants en Ukraine.

L’action de l’OTAN ne doit pas conduire à une confrontation directe avec la Russie, mais l’Alliance doit assurer une dissuasion crédible contre toute nouvelle agression russe. À cette fin, l’Allemagne a augmenté de manière significative sa présence sur le flanc est de l’OTAN en renforçant le groupement tactique mixte de l’OTAN dirigé par l’Allemagne en Lituanie et en créant une brigade qui assure la protection du pays. L’Allemagne fournit également des troupes aux groupements tactiques de l’OTAN en Slovaquie, et l’armée de l’air allemande contribue à la surveillance et à la sécurité de l’espace aérien au-dessus de l’Estonie et de la Pologne. La marine allemande, quant à elle, a participé aux activités de dissuasion et de défense de l’OTAN en mer Baltique. L’Allemagne contribuera également au nouveau modèle de forces de l’OTAN avec une division blindée et d’importants moyens d’intervention de l’armée de l’air et de la marine (tous en état d’alerte élevé), ce qui devrait améliorer la capacité de l’Alliance à réagir rapidement à toutes les situations de crise. Et l’Allemagne maintient son engagement dans le cadre des accords de l’OTAN sur la participation nucléaire, notamment par l’achat d’avions de combat F-35 à double capacité opérationnelle.

Notre message à Moscou est clair comme de l’eau de roche : nous sommes déterminés à défendre chaque centimètre du territoire de l’OTAN contre toute agression. Nous tiendrons la promesse solennelle de l’OTAN selon laquelle toute attaque contre un allié sera considérée comme une attaque contre l’ensemble de l’alliance. Nous avons également clairement fait savoir à la Russie que les récentes déclarations russes concernant les armes nucléaires étaient négligentes et irresponsables. Lors de ma visite à Pékin en novembre, le président chinois Xi Jinping et moi-même avons convenu que les menaces relatives à l’utilisation d’armes nucléaires étaient inacceptables et que l’utilisation d’armes aussi horribles franchirait une ligne rouge que l’humanité a légitimement fixée. Poutine doit en être conscient.

L’une des nombreuses erreurs de jugement de Poutine a été de spéculer sur le fait que l’invasion de l’Ukraine allait tendre les relations entre ses adversaires. En réalité, c’est le contraire qui s’est produit : L’UE et l’alliance transatlantique sont plus fortes que jamais. Rien ne le montre plus clairement que les sanctions économiques sans précédent auxquelles la Russie est désormais confrontée. Dès le début de la guerre, il était clair que ces sanctions devaient rester longtemps en place, leur efficacité augmentant de semaine en semaine. Poutine doit comprendre qu’aucune sanction ne sera levée si la Russie tente de dicter les conditions d’un accord de paix.

Tous les chefs d’État et de gouvernement des pays du G7 ont salué la volonté de Zelensky de parvenir à une paix juste qui préserve l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine et qui garantisse la capacité future de l’Ukraine à se défendre. En accord avec nos partenaires, l’Allemagne est prête à conclure des accords dans le cadre d’un éventuel règlement de paix après la guerre, afin de préserver la sécurité de l’Ukraine à long terme. En revanche, nous n’accepterons pas l’annexion illégale du territoire ukrainien, à peine dissimulée par des référendums fictifs. Pour mettre fin à la guerre, la Russie doit retirer ses troupes.

Bon pour le climat, mauvais pour la Russie

La guerre de la Russie a non seulement uni l’UE, l’OTAN et le G7 dans leur opposition à cette agression, mais elle a également provoqué des changements de politique économique et énergétique qui seront douloureux pour la Russie à long terme - et qui donneront une énorme impulsion à la transition indispensable et déjà entamée vers les énergies propres. Dès mon entrée en fonction en tant que chancelier fédéral en décembre 2021, j’ai demandé à mes conseillers s’il existait un plan pour le cas où la Russie cesserait de fournir du gaz à l’Europe. La réponse a été non - et ce, même si nous étions devenus dangereusement dépendants du gaz russe.

Nous avons alors immédiatement commencé à nous préparer au pire des scénarios. Dans les jours qui ont précédé l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine, l’Allemagne a provisoirement suspendu la certification de Nord Stream 2, un gazoduc qui devait permettre d’augmenter considérablement les livraisons de gaz russe en Europe. Dès février 2022, des projets d’importation de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance du marché mondial non européen étaient alors sur la table - et les premiers terminaux GNL flottants seront mis en service au large des côtes allemandes dans les mois à venir.

Le scénario du pire s’est produit peu après, lorsque Poutine a décidé d’utiliser l’énergie comme une arme et de couper les livraisons d’énergie à l’Allemagne et à l’Europe. Entre-temps, l’Allemagne a complètement cessé d’importer du charbon russe, et l’importation de pétrole russe dans l’UE prendra bientôt fin également. Nous en avons tiré les leçons : la sécurité de l’Europe dépend de la diversification de son approvisionnement énergétique et de ses voies d’approvisionnement, ainsi que de ses investissements dans son indépendance énergétique. Les actes de sabotage des gazoducs Nord Stream en septembre ont encore souligné cette nécessité.

Pour pallier d’éventuelles pénuries d’énergie en Allemagne et en Europe dans son ensemble, le gouvernement fédéral a temporairement reconnecté les centrales à charbon au réseau et permis aux centrales nucléaires allemandes de fonctionner plus longtemps que prévu. Nous avons également inscrit dans la loi que les stockages de gaz appartenant à des particuliers devront progressivement présenter des niveaux de remplissage minimum plus élevés. Aujourd’hui, nos installations de stockage sont entièrement remplies, contrairement à l’année dernière à la même époque, où les niveaux de remplissage étaient anormalement bas. C’est une bonne situation de départ pour l’Allemagne et l’Europe afin de passer l’hiver sans pénurie d’approvisionnement en gaz.

La guerre de Russie nous a rappelé que la réalisation de ces objectifs ambitieux est nécessaire pour défendre notre sécurité et notre indépendance, ainsi que la sécurité et l’indépendance de l’Europe. L’abandon des énergies fossiles entraînera une augmentation de la demande d’électricité et d’hydrogène vert, et l’Allemagne s’y prépare en accélérant massivement sa transition vers des sources d’énergie renouvelables telles que l’énergie éolienne et solaire. Nos objectifs sont clairement définis : d’ici 2030, au moins 80% de l’électricité consommée en Allemagne seront produits à partir d’énergies renouvelables, et d’ici 2045, le niveau des émissions de gaz à effet de serre en Allemagne devra être réduit à zéro net, c’est-à-dire atteindre la neutralité climatique.

Le pire cauchemar de Poutine

Poutine avait l’intention de diviser l’Europe en zones d’influence et le monde en blocs de grandes puissances et d’États vassaux. Au lieu de cela, sa guerre n’a servi qu’à faire progresser l’UE. Lors du Conseil européen de juin 2022, l’UE a accordé à l’Ukraine et à la Moldavie le statut de pays candidats et a réaffirmé que l’avenir de la Géorgie se trouvait également dans l’Union européenne. Nous avons également convenu que l’adhésion à l’UE des six pays des Balkans occidentaux devait enfin devenir une réalité - un objectif pour lequel je m’engage personnellement. C’est pourquoi j’ai relancé ce que l’on appelle le processus de Berlin pour les Balkans occidentaux, dont l’objectif est d’approfondir la coopération régionale, de rapprocher davantage les États des Balkans occidentaux et leurs citoyens et de les préparer à l’adhésion à l’UE.

Il est important de préciser que l’élargissement de l’UE et l’adhésion de nouveaux membres s’accompagneront également de difficultés, car rien ne serait pire que de susciter de faux espoirs chez des millions de personnes. Mais la voie est ouverte et l’objectif est clair : une UE composée de plus de 500 millions de citoyens libres, formant le plus grand marché intérieur du monde, établissant des normes mondiales en matière de commerce, de croissance, de changement climatique et de protection de l’environnement et abritant des institutions de recherche de premier plan et des entreprises innovantes - une famille de démocraties stables bénéficiant d’une sécurité sociale et d’infrastructures publiques sans précédent.

Sur le chemin de l’UE vers cet objectif, ses opposants continueront à essayer d’enfoncer des coins entre les États membres. Poutine n’a jamais accepté l’UE en tant qu’acteur politique. Car en fin de compte, l’UE, en tant qu’union d’États libres, souverains, démocratiques et fondés sur l’État de droit, constitue le pôle opposé à la kleptocratie impérialiste et autocratique de Poutine.

Poutine et d’autres tenteront de retourner nos propres systèmes démocratiques ouverts contre nous par des campagnes de désinformation et d’influence. Les citoyens européens ont une grande diversité de points de vue et les responsables politiques européens discutent - et se disputent de temps en temps - sur la meilleure façon de procéder, en particulier en ces temps de défis géopolitiques et économiques. Mais ce sont des caractéristiques de nos sociétés ouvertes, pas des erreurs ; elles sont au cœur de la prise de décision démocratique. Quoi qu’il en soit, notre objectif actuel est d’unir nos forces dans les domaines clés où la désunion rendrait l’Europe plus vulnérable à l’influence étrangère. Une coopération encore plus étroite entre la France et l’Allemagne, qui partagent la même vision d’une Union européenne forte et souveraine, est essentielle à cet égard.

De manière générale, l’UE doit surmonter les vieux conflits et trouver de nouvelles solutions, par exemple en ce qui concerne la migration vers l’Europe ou la politique fiscale. Les gens continueront d’arriver en Europe à l’avenir et l’Europe a besoin d’immigration - l’UE doit donc élaborer une stratégie d’immigration qui soit pragmatique et en accord avec les valeurs européennes. Cela signifie réduire la migration irrégulière tout en renforçant les voies légales d’accès à l’Europe, en particulier pour les professionnels dont nos marchés du travail ont besoin. Dans le domaine de la politique fiscale, l’Union a mis en place un fonds de construction et de résilience qui nous permettra également de répondre aux défis actuels liés aux prix élevés de l’énergie. Dans le cadre de ses processus décisionnels, l’Union doit également mettre un terme aux tactiques de blocage égoïstes en supprimant la possibilité pour certains pays d’opposer leur veto à certaines mesures. Dans le cadre de l’élargissement de l’UE et de son évolution vers un rôle d’acteur ayant un poids géopolitique, la rapidité des décisions est une condition essentielle du succès. C’est pourquoi l’Allemagne a proposé d’étendre progressivement la pratique du vote à la majorité dans les domaines où les décisions doivent actuellement être prises à l’unanimité, par exemple dans la politique étrangère de l’UE et les questions fiscales.

L’Europe doit continuer à assumer une plus grande responsabilité pour sa propre sécurité et a besoin d’une approche coordonnée et intégrée pour développer ses capacités de défense. Les forces armées des différents États membres de l’UE exploitent par exemple trop de systèmes d’armes différents, ce qui est inefficace d’un point de vue pratique et économique. Pour s’attaquer à ces problèmes, l’UE doit modifier ses procédures bureaucratiques internes, ce qui nécessite des décisions politiques courageuses : les États membres de l’UE, dont l’Allemagne, doivent adapter leurs politiques nationales et leur législation nationale en vue d’exporter des systèmes militaires produits en commun.

L’un des domaines dans lesquels l’Europe doit progresser de toute urgence est celui de la défense dans le domaine de l’air et de l’espace. C’est pourquoi l’Allemagne va renforcer sa défense aérienne dans les prochaines années dans le cadre de l’OTAN en acquérant des capacités supplémentaires. J’ai également ouvert cette initiative à nos voisins européens. Le résultat est l’European Sky Shield Initiative, à laquelle 14 autres États européens ont adhéré en octobre dernier. Une défense aérienne européenne commune sera plus efficace et plus rentable que les initiatives nationales isolées et sera un exemple parfait de ce que signifie renforcer le pilier européen au sein de l’OTAN.

L’OTAN est le principal garant de la sécurité euro-atlantique et l’adhésion de deux démocraties prospères, la Finlande et la Suède, ne fera que la renforcer. L’OTAN sera également renforcée par les mesures prises par ses membres européens dans le cadre de l’UE pour rendre leurs structures de défense plus compatibles.

La Chine et autres défis

La guerre d’agression de la Russie a peut-être déclenché le changement d’époque - mais les déplacements tectoniques sont bien plus vastes. La fin de la guerre froide n’a pas signifié la “fin de l’histoire”, comme certains l’avaient prédit. Mais l’histoire ne se répète pas non plus. Nombreux sont ceux qui estiment que nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère de bipolarité au sein de l’ordre international. Ils voient l’émergence d’une nouvelle guerre froide, qui place les USA et la Chine en position d’adversaires.

Je ne partage pas ce point de vue. Je pense plutôt que nous vivons actuellement la fin d’une phase exceptionnelle de la mondialisation et que nous assistons à un changement historique qui a été accéléré par des chocs externes tels que la pandémie COVID-19 et la guerre de la Russie en Ukraine, mais qui n’a pas été déclenché par ces seuls événements. Au cours de cette phase exceptionnelle, l’Amérique du Nord et l’Europe ont connu 30 ans de croissance stable, de taux d’emploi élevés et de faible inflation ; c’est une période où les USA sont devenus la puissance mondiale déterminante - un rôle qu’ils conserveront au 21e siècle.

Mais pendant la phase de mondialisation de l’après-guerre froide, la Chine est également devenue l’acteur mondial qu’elle avait déjà été pendant de longues périodes de l’histoire mondiale. La montée en puissance de la Chine ne justifie ni l’isolement de Pékin, ni la limitation de la coopération. Mais en même temps, la puissance croissante de la Chine ne justifie pas non plus des prétentions hégémoniques en Asie et au-delà. Aucun pays ne devrait être l’arrière-cour d’un autre - cela vaut pour l’Europe comme pour l’Asie et toute autre région. Lors de ma récente visite à Pékin, j’ai exprimé mon soutien indéfectible à l’ordre international fondé sur des règles, tel qu’il est inscrit dans la Charte des Nations unies, ainsi qu’au commerce ouvert et équitable. En collaboration avec ses partenaires européens, l’Allemagne continuera à exiger des conditions de concurrence équitables pour les entreprises européennes et chinoises. La Chine n’en fait pas assez à cet égard et s’est visiblement engagée sur la voie de l’isolement et non de l’ouverture.

À Pékin, j’ai également exprimé mon inquiétude face à l’insécurité croissante en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan, et j’ai évoqué la position de la Chine sur les droits de l’homme et les libertés individuelles. Le respect des droits et des libertés fondamentales ne peut jamais être une “affaire intérieure” d’un seul État, car tous les États membres des Nations unies se sont engagés à respecter ces droits et libertés.

Alors que la Chine et les pays d’Amérique du Nord et d’Europe s’adaptent à la réalité changeante de cette nouvelle phase de la mondialisation, de nombreux pays d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes et d’Amérique latine, qui ont rendu possible la croissance exceptionnelle du passé en produisant des biens et des matières premières à moindre coût, deviennent progressivement plus prospères et ont désormais leurs propres besoins en ressources, biens et services. Ces régions ont tout à fait le droit de saisir les opportunités offertes par la mondialisation et de demander à avoir davantage voix au chapitre sur les questions mondiales, conformément à leur poids économique et démographique croissant. Cela ne constitue pas une menace pour les citoyens d’Europe ou d’Amérique du Nord. Au contraire, nous devrions encourager ces régions à participer davantage à l’élaboration de l’ordre international et à s’y intégrer davantage. C’est le meilleur moyen de maintenir le multilatéralisme en vie dans un monde multipolaire.

C’est pourquoi l’Allemagne et l’UE investissent dans de nouveaux partenariats avec de nombreux pays d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes et d’Amérique latine, et élargissent les partenariats existants. Nombre de ces pays ont une caractéristique commune avec nous : ce sont également des démocraties. Ce point commun joue un rôle crucial - non pas parce que nous voulons opposer les démocraties aux États autoritaires, ce qui ne ferait que contribuer à une nouvelle division du monde, mais parce que des valeurs et des systèmes démocratiques communs nous aideront à définir des priorités communes et à atteindre des objectifs communs dans la nouvelle réalité multipolaire du 21e siècle. Pour reprendre une thèse formulée il y a quelques années par l’économiste Branko Milanović : nous sommes peut-être tous devenus des États capitalistes (à l’exception peut-être de la Corée du Nord et d’une petite poignée d’autres pays). Mais il y a une énorme différence entre le capitalisme libéral et démocratique et le capitalisme autoritaire.

Prenons par exemple la réaction mondiale à la pandémie de COVID-19. Lors de la phase initiale de la pandémie, certains ont affirmé que les États autoritaires étaient plus habiles dans la gestion des crises, car ils pouvaient mieux planifier à long terme et prendre des décisions difficiles plus rapidement. Mais les résultats obtenus par les États autoritaires dans la lutte contre les pandémies n’étayent guère cette hypothèse. Les vaccins et les médicaments COVID-19 les plus efficaces ont tous été développés dans des démocraties libérales. En outre, contrairement aux États autoritaires, les démocraties ont la capacité de s’autocorriger, car les citoyens peuvent exprimer librement leur opinion et choisir leurs dirigeants politiques. Le débat et la remise en question permanents qui ont lieu dans nos sociétés, nos parlements et nos médias libres peuvent parfois être épuisants. Mais c’est précisément ce qui rend nos systèmes plus résistants à long terme.

La liberté, l’égalité, l’État de droit et la dignité de chaque être humain sont des valeurs qui ne se limitent pas à la partie du monde traditionnellement considérée comme “l’Occident”. Elles sont au contraire partagées par les populations et les gouvernements du monde entier et réaffirmées dans le préambule de la Charte des Nations unies en tant que droits humains fondamentaux. Cependant, les régimes autocratiques et autoritaires remettent souvent en question ou refusent d’appliquer ces droits et principes. Pour les défendre, les États membres de l’UE, dont l’Allemagne, doivent coopérer plus étroitement avec les démocraties, même au-delà de l’“Occident” traditionnel. Par le passé, nous avons prétendument traité les pays d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes et d’Amérique latine d’égal à égal. Mais trop souvent, nos actes ont contredit cette idée. Cela doit changer. Pendant la présidence allemande du G7 en 2022, le groupe a étroitement coordonné son agenda avec l’Indonésie, qui assurait la présidence du G20 pendant la même période. Nous avons également inclus dans nos délibérations le Sénégal, qui assure la présidence de l’Union africaine, l’Argentine, qui préside la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes, l’Afrique du Sud, notre partenaire du G20, et l’Inde, qui assurera la prochaine présidence du G20.

En fin de compte, dans un monde multipolaire, le dialogue et la coopération doivent également avoir lieu en dehors de la zone de confort démocratique. La nouvelle stratégie de sécurité nationale des USA souligne à juste titre la nécessité de coopérer avec les pays qui n’ont pas adopté les institutions démocratiques, mais qui ont néanmoins besoin d’un système international fondé sur des règles et qui le soutiennent. Les démocraties du monde entier devront coopérer avec ces pays afin de défendre et de maintenir un ordre mondial dans lequel le pouvoir est lié à des règles et où les actes révisionnistes, tels que la guerre d’agression de la Russie, sont combattus. Pour cela, il faudra faire preuve de pragmatisme et d’un certain degré d’humilité.

Le chemin vers la liberté démocratique dont nous bénéficions aujourd’hui a été jalonné de revers et d’échecs. Et pourtant, certains droits et principes ont été établis et acceptés il y a des siècles. La formule habeas corpus, la protection contre la détention arbitraire, désigne l’un de ces droits élémentaires - et fut la première à être reconnue non pas par un gouvernement démocratique, mais par une monarchie absolutiste sous le roi Charles II d’Angleterre. Tout aussi important est le principe selon lequel aucun pays ne peut s’approprier par la force ce qui appartient à son voisin. Le respect de ces droits et principes fondamentaux devrait être exigé de tous les États, quel que soit leur système politique national.

Les périodes de paix et de prospérité relatives dans l’histoire de l’humanité, comme celles qu’a connues une grande partie du monde au début de l’ère post-guerre froide, ne doivent pas nécessairement être un rare intermède ou un simple écart par rapport à une norme historique où la force brutale dicte autrement les règles. Et même si nous ne pouvons pas remonter le temps, nous pouvons faire reculer la vague d’agression et d’impérialisme. Dans le monde complexe et multipolaire d’aujourd’hui, cette tâche est encore plus difficile. Pour la mener à bien, l’Allemagne et ses partenaires de l’UE, les USA, le G7 et l’OTAN doivent défendre nos sociétés ouvertes, défendre nos valeurs démocratiques et renforcer nos alliances et nos partenariats. Mais nous devons également résister à la tentation de diviser à nouveau le monde en blocs. Cela signifie faire tout notre possible pour construire de nouveaux partenariats, de manière pragmatique et sans œillères idéologiques. Dans notre monde très interconnecté, de nouveaux modes de pensée et de nouveaux outils sont nécessaires pour faire progresser la paix, la prospérité et les libertés civiles. Développer ces modes de pensée et ces outils, tel est l’objectif ultime du changement d’époque.


28/10/2022

YOSSI MELMAN
« Israël aura honte de ne pas avoir été à nos côtés » : Oleksii Reznikov, ministre ukrainien de la Défense

 Yossi Melman, Haaretz, 27/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

L’indécision israélienne concernant la guerre en Ukraine est à la fois une erreur morale et stratégique, a déclaré le ministre de la Défense ukrainien Oleksii Reznikov à Haaretz dans une interview exclusive. La Russie pourrait rétribuer l'Iran pour son aide en renforçant son projet nucléaire alors qu'Israël ne fait rien

Le ministre ukrainien de la Défense, Oleksii Reznikov, arrive à une réunion des ministres de la Défense de l'OTAN à Bruxelles ce mois-ci. Photo : Kenzo Tribouillard/AFP

Il y a à peine trois mois, une équipe d'assassins a tenté de tuer Oleksii Reznikov, mais le ministre ukrainien de la Défense dit qu'il n'a pas peur. « Même s'ils me tuent, cela ne changera rien », a-t-il déclaré à Haaretz cette semaine, dans une interview exclusive, la toute première avec un média israélien. L'Ukraine compte un million de personnes servant dans l'armée, les services de sécurité, la police et d'autres organisations – qui sont ensemble contre l'agression de Vladimir Poutine, a déclaré Reznikov. « S'ils me tuent, rien ne changera, parce qu'il y aura plus de gens pour défendre l'Ukraine. Quelqu'un d'autre prendra ma position, et nous poursuivrons la lutte pour la liberté et l'indépendance du pays. Je suis certain que nous vaincrons l'ennemi et gagnerons. »

L'entretien avec Reznikov s'est déroulé en anglais, lundi 24 octobre sur Skype, environ deux heures après sa conversation téléphonique – après de nombreux mois sans contact – avec le ministre israélien de la Défense Benny Gantz. Reznikov avait l'air détendu, calme et concentré. Il n'a pas éludé une seule question, mais au début de l'entretien, il a particulièrement essayé d'utiliser le langage diplomatique. « Nous avons eu une conversation chaleureuse », a dit Reznikov à propos de son appel avec Gantz. « Je lui ai souhaité bonne chance pour les élections et nous avons discuté de toutes les menaces auxquelles l'Ukraine était confrontée à la suite de l'invasion russe. »

Mais plus tard, le ministre a choisi ses mots moins soigneusement, et a exprimé sa déception et sa frustration à l'égard de la politique d'Israël ménageant la chèvre et le chou dans la guerre. « Quand je parle avec mes collègues, je comprends que tout le monde a son propre programme, et Israël a son propre programme, surtout avant les élections, et je suis conscient de ses considérations et de ses intérêts aussi, mais néanmoins je trouve difficile de comprendre pourquoi [Israël] agit de cette façon. »

Comment ça ?

« J'ai expliqué à mon collègue, Benny Gantz, que la Russie a utilisé des drones iraniens… pour frapper des installations civiles ukrainiennes… Au début, il a été dit que ces drones ne servaient qu’à la collecte de renseignements. Mais très rapidement, il s'est avéré que ce sont des drones d'attaque, qui attaquent la population civile sans défense et les biens de tous les citoyens ukrainiens, indépendamment de la religion ou de l'appartenance ethnique. »

Des institutions juives, y compris des synagogues et des cimetières ont été endommagés, a-t-il dit, et pour Rosh Hashanah, des drones iraniens ont survolé les dizaines de milliers de Juifs qui étaient venus en pèlerinage annuel dans la ville d'Uman : « Les drones ont ciblé et frappé les synagogues et autres sites juifs, y compris ceux liés à Israël, comme à Kiev, le lieu de naissance de Son Excellence, la distinguée Première ministre d'Israël, Golda Meir. »

11/10/2022

LUIS CASADO
Le monde part en couille…

Luis Casado, 10/10/2022
Original :
El mundo se va a las pailas…
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Si vous revoyez l'Histoire, les deux guerres mondiales ont eu lieu grâce à des nains mentaux comme ceux que nous avons maintenant. Malheureusement, les pouvoirs factuels de la grande finance estiment qu'une bonne guerre, une vraie, leur manque terriblement. Les moutons que nous sommes font ce que font les moutons : nous nous laissons égorger...

Mon pote, l'excellent Jorge Lillo, s'est fendu d’une Lira popular lumineuse intitulée Séver l'odnum led arto que les plus rapides de la citrouille ont immédiatement lue à l’endroit : Otra del mundo al revés (Une autre (vision) du monde à l’envers).

Opportun, me suis-je dit, clair, lucide, fin, sagace, éclairé. Il arrive qu'en regardant autour de moi, je ne vois que des ténèbres de peur, des ombres sépulcrales, des ténèbres de fin du monde, des noirceurs de tunnel, des bouchons noirs d’occlusion intestinale, des ténèbres et des opacités dans le style “ici s'achève le voyage”. Pire encore, je vois des lideurs mondiaux fiers de vous chier dessus et déterminés à finir de vous chier dessus définitivement et irrémédiablement.

L'Empire, pour un moment hésitant, de la main d'un Joe Biden sénile, ramollo, gaga, définitivement déconnecté de sa seule synapse neuronale active, persiste à contrôler l'incontrôlable : le monde.

Dans sa démesure démentielle, l'Empire veut faire taire la Russie et la Chine, les encercler, les intimider, construire un mur comme Trump en a rêvé pour isoler le Mexique mais cette fois-ci pour isoler la moitié de l'humanité. L'Uerope, satisfaite et fière de sa qualité de Protectorat, fait tout pour mériter de devenir une colonie le plus rapidement possible.

Le reste du monde -trois fois rien, quoi - se protège comme il peut derrière des régimes pas toujours recommandables dont le premier objectif se limite à éviter de faire partie du sérail yankee.

L'Ukraine, un pays en panne, sert de prétexte, de terrain de jeu, de cobaye de laboratoire, de viande à barbecue, de grand dépotoir pour les canons généreusement offerts par l'Empire et ses lèche-bottes.


Miss Lilou

Nous en payons tous le prix, à commencer par ceux qui ont l'honneur et l'avantage de vivre en Europe, ce curieux continent spécialisé dans les guerres mondiales qui font la fortune de tiers, majoritairement usaméricains. Rien de nouveau : à la veille des guerres mondiales, il n'y avait pas d'êtres humains lucides, mais des patriotes désireux d'en finir avec l'ennemi désigné par les grands industriels, le grand capital, les banques puissantes qui ont financé la guerre des deux côtés.

08/10/2022

ALEX DE WAAL
La famine, point de fuite des lois de la guerre

 Alex de Waal, The New York Review of Books, 11/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Alexander William Lowndes de Waal (né en 1963), chercheur britannique sur la politique des élitex africaines, est le directeur exécutif de la World Peace Foundation à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l'Université Tufts (Massachussets). Auparavant, il a été membre de la Harvard Humanitarian Initiative à l'Université de Harvard, ainsi que directeur de programme au Social Science Research Council on AIDS à New York. Parmi ses livres Famine Crimes: Politics and the Disaster Relief Industry in Africa et Mass Starvation: The History and Future of Famine. Avec Bridget Conley, Catriona Murdoch et Wayne Jordash KC, il est coéditeur du recent livre Accountability for Mass Starvation : Testing the Limits of the Law. Il a dit à Daniel Drake dans une interview à la NYB : « Mon père et sa famille ont été chassés d'Autriche par les nazis en 1938. J'ai appris plus tard que deux générations auparavant, mon arrière-arrière-grand-père Ignace von Ephrussi avait quitté Odessa, craignant à juste titre des pogroms contre les Juifs. À cette époque, les Ephrussi étaient les plus gros négociants en céréales d'Europe. »

Presque toutes les famines modernes, y compris celles du Yémen et du Tigré, sont causées par des tactiques de guerre. Que faudrait-il pour les empêcher ?

Travailleurs transportant des sacs de céréales dans un entrepôt du Programme alimentaire mondial (PAM) à Abala, Éthiopie, juin 2022. Photo Eduardo Soteras/AFP/Getty

L'Organisation des Nations Unies a estimé que 276 millions de personnes dans le monde sont aujourd'hui « gravement menacées d'insécurité alimentaire ». Quarante millions de personnes sont dans des conditions « d'urgence », un peu en deçà de la définition technique de la « famine » par l'ONU. Au début de cette année, les effets conjugués de la crise climatique, des retombées économiques de la COVID-19, du conflit armé et de la hausse des coûts du carburant et de la nourriture avaient déjà provoqué une forte augmentation du nombre de personnes ayant besoin d'aide. Puis l'invasion russe de l'Ukraine a soudainement coupé les exportations de blé du grenier mondial. Pendant cinq mois, les navires de guerre russes ont bloqué les ports de la mer Noire et empêché les cargaisons de céréales de partir, à la fois pour étrangler l'économie ukrainienne et pour déstabiliser les pays importateurs de denrées alimentaires afin de pousser les USA et l'UErope à assouplir les sanctions. 

« Nous sommes confrontés à un risque réel de famines multiples cette année, et l'année prochaine pourrait être encore pire », a averti le Secrétaire général des Nations Unies António Guterres à l'Assemblée générale en juillet. Quatre jours plus tard, lui et le président turc Recep Tayyip Erdoğan ont annoncé qu'ils avaient négocié des accords parallèles avec la Russie et l'Ukraine pour reprendre les expéditions de céréales et d'engrais synthétiques. Malgré une frappe russe sur Odessa, les premiers navires chargés de blé ukrainien partent le 1er août. (Aucune date n'est encore fixée pour la reprise des exportations d'engrais de Russie.) Au 4 septembre, 86 navires transportant plus de deux millions de tonnes de nourriture avaient quitté les ports ukrainiens. Les prix mondiaux du blé et de l'huile de tournesol ont baissé, ce qui laisse présager une baisse des prix du pain en Égypte et un allégement de la pression sur le budget du Programme alimentaire mondial (PAM) pour l'aide alimentaire d'urgence. S'exprimant dans la ville ukrainienne de Lviv, Guterres s'est félicité lui-même et Erdoğan pour l'accord, l'Initiative sur les céréales de la mer Noire, qui, a-t-il dit, « aidera les personnes vulnérables dans tous les coins du monde ».

La levée du blocus de la mer Noire est en effet une étape importante vers une alimentation plus abordable pour des dizaines de millions de personnes qui, avant la récente hausse des prix, consacraient déjà un tiers ou plus de leurs dépenses quotidiennes au pain. Les familles pauvres dans des pays comme le Bangladesh, l'Égypte, le Liban et le Nigéria deviendront moins « en état d’insécurité alimentaire », dans le langage des spécialistes. Pour cela seulement, Guterres a droit à un rare éloge pour sa diplomatie. Mais en laissant entendre que l'Initiative sur les céréales de la mer Noire permettrait non seulement de réduire les prix du pain et de mettre plus de céréales sur le marché, mais aussi de prévenir la famine, le Secrétaire général de l'ONU, avec de nombreux commentateurs, associait l'insécurité alimentaire à la famine de masse, un type de crise très différent.

Ramener les produits ukrainiens sur le marché mondial atténuera le premier, mais aura peu d'impact sur le second. En effet, presque toutes les famines modernes sont causées par des tactiques de guerre. Le siège affameur a longtemps été l'arme préférée du faiseur de guerre : il est simple, bon marché, silencieux et horriblement efficace. Alors même qu'elle empêchait les navires chargés de blé de quitter l'Ukraine, la Russie a forcé les Ukrainiens à entrer dans les caves et les a empêchés d'obtenir de la nourriture, de l'eau et d'autres produits essentiels. L'armée russe est experte en cette stratégie : la privation de tout ce qui est nécessaire pour rester en vie a été une caractéristique majeure des guerres tchétchènes. En Syrie, les troupes du président Bachar el-Assad ont peint par pulvérisation le slogan CAPITULER OU MOURIR DE FAIM aux postes de contrôle situés à l'extérieur des enclaves de l'opposition, qu'elles ont ensuite assiégé avec les conseils et le soutien militaires russes.

Selon l'ONU, plus d'un demi-million de personnes dans quatre pays - l'Éthiopie, le Soudan du Sud, le Yémen et Madagascar - sont dans des « conditions catastrophiques ou de famine ». La semaine dernière, l'ONU et les agences humanitaires ont également déclaré la « famine en cours » en Somalie, un pays frappé par une combinaison mortelle de sécheresse et de conflit, où elles ont recueilli des données d'enquête montrant que certaines parties du pays franchissent le seuil de « l'urgence » à « la famine ». Sur ces cinq pays, quatre sont frappés par la guerre civile. (Un rare cas contemporain d'insécurité alimentaire extrême sans guerre civile est Madagascar, où une séquence de sécheresses sans précédent a mis la partie sud de l'île dans une situation désastreuse.) Des combats dans les pays pauvres accroissent l'insécurité alimentaire en entravant l'agriculture, en perturbant les marchés alimentaires et en détournant les budgets étriqués des programmes de santé et de protection sociale vers les soldats et les armes.

Mis à part la Somalie, les autres cas de faim extrême - en Éthiopie, au Yémen et au Soudan du Sud - se trouvent là où une partie belligérante a choisi d'affamer son ennemi. Contrairement à la Somalie, où le gouvernement nouvellement élu est ouvert au sort de la nation, les autorités de ces pays sont déterminées à dissimuler l'ampleur de la famine et à empêcher l'aide d'atteindre ceux qu'ils ont affamés. Le sort des personnes vulnérables dans ces conditions est décidé non pas par les prix du marché ou les budgets d'aide, mais par le calcul des hommes qui poursuivent la famine comme politique. Les victimes sont bien conscientes que la famine est un résultat politique plutôt qu'un malheur impersonnel - « la caractéristique de certaines personnes n'ayant pas assez de nourriture à manger », comme l'a écrit l'économiste Amartya Sen dans son livre Poverty and Famines [Pauvreté et famines, 1990, encore inédit en français, le prix Nobel d’Économie attribué à l’auteur en 1998 n’ayant pas suffi à convaincre un éditeur francophone, NdT] « pas la caractéristique qu'il n'y ait pas assez de nourriture à manger ».

06/10/2022

Sergio Rodríguez Gelfenstein
Le conflit en Ukraine, expression du changement d'époque

 Sergio Rodríguez Gelfenstein, 6/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Au cours de ma récente visite en Argentine et en Uruguay, les institutions qui ont parrainé mon voyage ont organisé une tournée au cours de laquelle nous avons présenté 14 fois le livre « L'OTAN contre le monde » que nous avons écrit avec Jorge Elbaum. Sept rencontres et conférences ont également été organisées sur le sujet. Dans un grand nombre d'entre elles, les participants ont souvent demandé la raison pour laquelle le livre a le sous-titre que j'utilise maintenant pour cet article : « Le conflit en Ukraine en tant qu'expression du changement d'époque », et ont demandé qu'il soit abondant sur le sujet.

1º edición
Páginas: 160
Tamaño: 16 x 23 cm.
Precio: AR$2400.00.- / U$S15.00.

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Précisément, pour Jorge et pour moi, il a été prioritaire de préciser dans le livre pourquoi nous étions arrivés à la conclusion qu'au-delà des résultats obtenus par le déroulement guerrier du conflit, en réalité le plus important était que la principale conséquence de celui-ci était la confirmation du début de ce changement d'époque dont parlait l'ancien président équatorien Rafael Correa il y a quelques années.

De la même manière, nous avons supposé que cette conséquence était celle qui donnait un caractère global à la confrontation, puisque ses séquelles allaient avoir un impact sur toute la planète. Ainsi, le clash était bien plus qu'un affrontement de l'Ukraine avec la Russie et même des USA et de l'OTAN avec la Russie.

En ce sens, à la différence de la Seconde Guerre mondiale où les USA attendirent jusqu'au bout une débâcle de l'Union soviétique face à l'armée nazie avant de faire irruption à la mi-1944 alors que l’issue finale du conflit après la victoire soviétique à Stalingrad en février 1943 était indiscutable et catégorique, le « nouveau débarquement de Normandie » exprimé en soutien au coup d'État en Ukraine en 2014 a été le détonateur d'une guerre d'expansion qui dure déjà depuis 8 ans.

Au cours de cette période, les USA ont non seulement soutenu l'extermination de la population russophone de l'est de l'Ukraine, mais ont également coopéré au démantèlement des forces armées de ce pays pour en faire un organe d'exécution sous mandat des organisations nazies qui, avec l'appui du gouvernement de ce pays, ont commencé à « otaniser » cette composante armée pour en faire un bélier de l'expansion de l'OTAN, structure militaire terroriste qui menace toute l'humanité.

La réponse obligatoire de la Russie pour la sauvegarde de l'intégrité physique des habitants des territoires opprimés a en outre ajouté comme objectifs la dénazification et la démilitarisation de l'Ukraine, reprenant ainsi les objectifs convenus par les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale à l'égard de l'Allemagne, lorsqu'elles se sont réunies dans la ville allemande de Potsdam entre le 17 juillet et le 2 août 1945.

À la fin de la rencontre, le président usaméricain s'est empressé de retourner à Washington pour - seulement quelques jours plus tard - ordonner le lancement de bombes atomiques sur les villes inoffensives d'Hiroshima et Nagasaki alors que le Japon s'était déjà rendu. De cette façon, il a subordonné - par le fait le plus horrible de l'histoire de l'humanité - l'empire japonais défait et désarmé, qui est resté jusqu'à ce jour couplé au dispositif militaire et politique des USA.

Avec l'Europe, les USA ont été plus subtils : ils ont eu recours à l'achat des volontés des élites européennes en créant pour cela le soi-disant Plan Marshall, instrument plus susceptible que la bombe atomique d'être divulgué par Hollywood comme expression des « valeurs coopératives » usaméricaines. Mais le but était le même, de sorte que l'Europe est devenue un outil utile de la volonté de Washington de dominer le monde.