08/10/2022

ALEX DE WAAL
La famine, point de fuite des lois de la guerre

 Alex de Waal, The New York Review of Books, 11/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Alexander William Lowndes de Waal (né en 1963), chercheur britannique sur la politique des élitex africaines, est le directeur exécutif de la World Peace Foundation à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l'Université Tufts (Massachussets). Auparavant, il a été membre de la Harvard Humanitarian Initiative à l'Université de Harvard, ainsi que directeur de programme au Social Science Research Council on AIDS à New York. Parmi ses livres Famine Crimes: Politics and the Disaster Relief Industry in Africa et Mass Starvation: The History and Future of Famine. Avec Bridget Conley, Catriona Murdoch et Wayne Jordash KC, il est coéditeur du recent livre Accountability for Mass Starvation : Testing the Limits of the Law. Il a dit à Daniel Drake dans une interview à la NYB : « Mon père et sa famille ont été chassés d'Autriche par les nazis en 1938. J'ai appris plus tard que deux générations auparavant, mon arrière-arrière-grand-père Ignace von Ephrussi avait quitté Odessa, craignant à juste titre des pogroms contre les Juifs. À cette époque, les Ephrussi étaient les plus gros négociants en céréales d'Europe. »

Presque toutes les famines modernes, y compris celles du Yémen et du Tigré, sont causées par des tactiques de guerre. Que faudrait-il pour les empêcher ?

Travailleurs transportant des sacs de céréales dans un entrepôt du Programme alimentaire mondial (PAM) à Abala, Éthiopie, juin 2022. Photo Eduardo Soteras/AFP/Getty

L'Organisation des Nations Unies a estimé que 276 millions de personnes dans le monde sont aujourd'hui « gravement menacées d'insécurité alimentaire ». Quarante millions de personnes sont dans des conditions « d'urgence », un peu en deçà de la définition technique de la « famine » par l'ONU. Au début de cette année, les effets conjugués de la crise climatique, des retombées économiques de la COVID-19, du conflit armé et de la hausse des coûts du carburant et de la nourriture avaient déjà provoqué une forte augmentation du nombre de personnes ayant besoin d'aide. Puis l'invasion russe de l'Ukraine a soudainement coupé les exportations de blé du grenier mondial. Pendant cinq mois, les navires de guerre russes ont bloqué les ports de la mer Noire et empêché les cargaisons de céréales de partir, à la fois pour étrangler l'économie ukrainienne et pour déstabiliser les pays importateurs de denrées alimentaires afin de pousser les USA et l'UErope à assouplir les sanctions. 

« Nous sommes confrontés à un risque réel de famines multiples cette année, et l'année prochaine pourrait être encore pire », a averti le Secrétaire général des Nations Unies António Guterres à l'Assemblée générale en juillet. Quatre jours plus tard, lui et le président turc Recep Tayyip Erdoğan ont annoncé qu'ils avaient négocié des accords parallèles avec la Russie et l'Ukraine pour reprendre les expéditions de céréales et d'engrais synthétiques. Malgré une frappe russe sur Odessa, les premiers navires chargés de blé ukrainien partent le 1er août. (Aucune date n'est encore fixée pour la reprise des exportations d'engrais de Russie.) Au 4 septembre, 86 navires transportant plus de deux millions de tonnes de nourriture avaient quitté les ports ukrainiens. Les prix mondiaux du blé et de l'huile de tournesol ont baissé, ce qui laisse présager une baisse des prix du pain en Égypte et un allégement de la pression sur le budget du Programme alimentaire mondial (PAM) pour l'aide alimentaire d'urgence. S'exprimant dans la ville ukrainienne de Lviv, Guterres s'est félicité lui-même et Erdoğan pour l'accord, l'Initiative sur les céréales de la mer Noire, qui, a-t-il dit, « aidera les personnes vulnérables dans tous les coins du monde ».

La levée du blocus de la mer Noire est en effet une étape importante vers une alimentation plus abordable pour des dizaines de millions de personnes qui, avant la récente hausse des prix, consacraient déjà un tiers ou plus de leurs dépenses quotidiennes au pain. Les familles pauvres dans des pays comme le Bangladesh, l'Égypte, le Liban et le Nigéria deviendront moins « en état d’insécurité alimentaire », dans le langage des spécialistes. Pour cela seulement, Guterres a droit à un rare éloge pour sa diplomatie. Mais en laissant entendre que l'Initiative sur les céréales de la mer Noire permettrait non seulement de réduire les prix du pain et de mettre plus de céréales sur le marché, mais aussi de prévenir la famine, le Secrétaire général de l'ONU, avec de nombreux commentateurs, associait l'insécurité alimentaire à la famine de masse, un type de crise très différent.

Ramener les produits ukrainiens sur le marché mondial atténuera le premier, mais aura peu d'impact sur le second. En effet, presque toutes les famines modernes sont causées par des tactiques de guerre. Le siège affameur a longtemps été l'arme préférée du faiseur de guerre : il est simple, bon marché, silencieux et horriblement efficace. Alors même qu'elle empêchait les navires chargés de blé de quitter l'Ukraine, la Russie a forcé les Ukrainiens à entrer dans les caves et les a empêchés d'obtenir de la nourriture, de l'eau et d'autres produits essentiels. L'armée russe est experte en cette stratégie : la privation de tout ce qui est nécessaire pour rester en vie a été une caractéristique majeure des guerres tchétchènes. En Syrie, les troupes du président Bachar el-Assad ont peint par pulvérisation le slogan CAPITULER OU MOURIR DE FAIM aux postes de contrôle situés à l'extérieur des enclaves de l'opposition, qu'elles ont ensuite assiégé avec les conseils et le soutien militaires russes.

Selon l'ONU, plus d'un demi-million de personnes dans quatre pays - l'Éthiopie, le Soudan du Sud, le Yémen et Madagascar - sont dans des « conditions catastrophiques ou de famine ». La semaine dernière, l'ONU et les agences humanitaires ont également déclaré la « famine en cours » en Somalie, un pays frappé par une combinaison mortelle de sécheresse et de conflit, où elles ont recueilli des données d'enquête montrant que certaines parties du pays franchissent le seuil de « l'urgence » à « la famine ». Sur ces cinq pays, quatre sont frappés par la guerre civile. (Un rare cas contemporain d'insécurité alimentaire extrême sans guerre civile est Madagascar, où une séquence de sécheresses sans précédent a mis la partie sud de l'île dans une situation désastreuse.) Des combats dans les pays pauvres accroissent l'insécurité alimentaire en entravant l'agriculture, en perturbant les marchés alimentaires et en détournant les budgets étriqués des programmes de santé et de protection sociale vers les soldats et les armes.

Mis à part la Somalie, les autres cas de faim extrême - en Éthiopie, au Yémen et au Soudan du Sud - se trouvent là où une partie belligérante a choisi d'affamer son ennemi. Contrairement à la Somalie, où le gouvernement nouvellement élu est ouvert au sort de la nation, les autorités de ces pays sont déterminées à dissimuler l'ampleur de la famine et à empêcher l'aide d'atteindre ceux qu'ils ont affamés. Le sort des personnes vulnérables dans ces conditions est décidé non pas par les prix du marché ou les budgets d'aide, mais par le calcul des hommes qui poursuivent la famine comme politique. Les victimes sont bien conscientes que la famine est un résultat politique plutôt qu'un malheur impersonnel - « la caractéristique de certaines personnes n'ayant pas assez de nourriture à manger », comme l'a écrit l'économiste Amartya Sen dans son livre Poverty and Famines [Pauvreté et famines, 1990, encore inédit en français, le prix Nobel d’Économie attribué à l’auteur en 1998 n’ayant pas suffi à convaincre un éditeur francophone, NdT] « pas la caractéristique qu'il n'y ait pas assez de nourriture à manger ».

Dans son discours de Lviv sur la levée du blocus de la mer Noire, Guterres a évité de parler de ces crimes de famine. C'était un endroit ironique pour éluder ce sujet. Les deux avocats internationaux les plus importants du XXe siècle ont vécu à Lviv à différentes époques avant la Seconde Guerre mondiale : Hersch Lauterpacht, principal conseiller juridique du parquet de Nuremberg, qui a été le pionnier de la philosophie et de la jurisprudence de l'interdiction des « crimes contre l'humanité », et Raphaël Lemkin, qui a par la suite inventé le mot « génocide » et a fait campagne pour qu'il soit reconnu comme un crime international. Dans son étonnant livre Axis Rule in Occupied Europe, écrit pendant la guerre, Lemkin consacre beaucoup plus d'espace à l'utilisation de la privation alimentaire par les nazis qu'aux chambres à gaz et aux escadrons de la mort. La ration livrée au ghetto de Varsovie était de 184 calories par personne et par jour, soit moins d'un dixième de ce qui était nécessaire pour subvenir à ses besoins. Pourtant, lorsque les juristes alliés ont rédigé la Convention sur le génocide, la famine n’a pas été nommée, incluse sous « infliger délibérément au groupe des conditions de vie calculées pour entraîner sa destruction physique en tout ou en partie »- l'un de plusieurs éléments dans les définitions antérieures du génocide de Lemkin qui ont disparu au cours du processus de finalisation de la convention.

Dans un récent article, les juristes Nicholas Mulder et Boyd van Dijk affirment que la famine n'est pas « devenue le crime de guerre paradigmatique en droit international » en grande partie parce que « les États occidentaux qui ont façonné le droit international public et humanitaire pour atténuer la guerre au cours du XXe siècle » faisaient également partie de ceux qui « ont utilisé la famine comme instrument de guerre ».

La Grande-Bretagne et les USA en particulier, démontrent-ils, « ont souvent réussi à bloquer les restrictions sur le blocus » qui soumettraient la guerre aérienne et navale aux nouvelles restrictions humanitaires pour la guerre sur terre. Depuis plus de 150 ans, les puissances maritimes suprêmes du monde - la Grande-Bretagne puis les USA - sont plus habituées à imposer des blocus qu'à tenter de les lever, plus désireuses de préserver le privilège des belligérants de mener des guerres de LA faim que de protéger les droits des civils affamés par ces guerres.

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« La guerre, écrivait Francis Lieber, juriste usaméricain formé en Allemagne, n'est pas menée par les seules armes. Il est licite d'affamer le belligérant hostile, armé ou désarmé, afin qu'il mène à la soumission plus rapide de l'ennemi. » Ce libellé figure dans un document connu sous le nom de Code Lieber, que le Président Abraham Lincoln a chargé pendant la guerre civile de codifier les règles de conduite de l'armée de l'Union. C'est le point de départ de tout effort ultérieur visant à limiter la famine en temps de guerre.

La politique britannique sur la famine, quant à elle, a été façonnée par la logique de l'empire maritime, selon laquelle le contrôle du commerce était à la fois le moyen de la guerre et son objectif. Malgré les peintures et les monuments célébrant ses batailles contre la France et l'Espagne, la tâche principale de la Royal Navy était celle du maintien de l'ordre. Pendant sa guerre contre Napoléon, Londres traita la nourriture comme de la contrebande, et ses navires de guerre interceptèrent les navires marchands sous n'importe quel pavillon naviguant à l'entrée ou à la sortie des ports du continent européen. Des versions de cette stratégie ont été au centre de la doctrine de guerre britannique pendant plus d'un siècle, la famine n'étant pas mentionnée.

Une cargaison de grain ukrainien ancrée dans la mer de Marmara pour une inspection, août 2022. Photo Chris McGrath/Getty

La première codification internationale des lois de la guerre navale a eu lieu lors d'une conférence à Paris en 1856, immédiatement après la guerre de Crimée. À cette occasion, les diplomates britanniques ont équilibré leur dépendance à l'égard de la guerre économique avec leur intérêt pour les droits de leurs propres navires marchands en cas de guerre n'impliquant pas la Grande-Bretagne. Une disposition cruciale de la déclaration de Paris, fortement soutenue par les USA, a renforcé les protections sur la navigation neutre. Une autre exigeait que les blocus soient efficaces pour être légaux, ce qui limitait l'arme à ceux qui avaient les plus grandes marines. Un demi-siècle plus tard, lors d'une conférence à Londres, ces formulations furent affinées, mais le Parlement britannique refusa de ratifier la déclaration au motif qu'elle restreindrait indûment la domination de Britannia sur les mers. En effet, pendant et après la Première Guerre mondiale, jusqu'à 750 000 civils allemands sont morts de faim et de causes connexes après que la Grande-Bretagne a déclaré qu'elle traiterait la nourriture destinée à l'Allemagne, à l'Autriche-Hongrie et à l'Empire ottoman comme de la contrebande.

Toutes les parties ont eu recours à la famine pendant la guerre mondiale suivante. Selon l'étude exhaustive du sujet par l'historienne Lizzie Collingham, autant de personnes sont mortes de faim que dans les combats, les massacres et les raids aériens combinés.

Le Hungerplan allemand visait à exterminer des dizaines de millions de personnes en Pologne, en Ukraine et en Russie par la famine ; il n’a pas atteint ce chiffre, mais environ 6 millions de personnes sont mortes dans ces pays de cette cause. La Grande-Bretagne a ressuscité son anneau d'acier autour de l'Europe occupée et n'a accepté que tardivement les cargaisons de la Croix-Rouge pour soulager la famine en Grèce. Les USA ont appelé leur propre encerclement naval du Japon et leur exploitation minière des ports japonais Opération Faim.

« Que nous condamnions 1,2 million de juifs à mourir de faim ne devrait être noté que marginalement », écrivait dans son journal Hans Frank, le gouverneur nazi de Pologne. Ses paroles ont été, malheureusement, entendues : la famine était le crime de guerre en note de bas de page. Lemberg, le Lviv d'aujourd'hui, était sous la botte de Frank, avec une population d'avant-guerre de près de 100 000 Juifs, le site de pogromes, un ghetto, des déportations et des massacres de masse, mais les chercheurs sur l'Holocauste auraient besoin de se pencher sur les marginalia pour déterminer combien y ont péri de faim. Comme je l'ai montré ailleurs, les procès d'après-guerre de Richard Walther Darré, ministre de l'Alimentation et de l'Agriculture d'Hitler, et du maréchal Wilhelm von Leeb, commandant de l'armée allemande qui a assiégé Leningrad, n'ont fait que consolider la marginalité de la famine dans le droit pénal international. Les juges usaméricains qui ont acquitté Leeb des accusations liées à la famine ont noté que le Code Lieber les y autorisait en fait. « Nous pourrions souhaiter que la loi soit différente », dirent-ils, « mais nous devons l’appliquer telle qu’elle est. »

Après la guerre, le Comité international de la Croix-Rouge a proposé une révision en profondeur des Conventions de Genève qui ont introduit une série de protections pour les civils. En plus d'interdire les prises d'otages et les représailles contre les civils, le CICR voulait également interdire les blocus de famine. Londres et Washington s'y opposaient et l’ont emporté : la loi continuait d'autoriser les blocus, accordant à la puissance faisant le blocus un pouvoir discrétionnaire sur ce qui devrait être autorisé à entrer, et même subordonnant l'aide humanitaire de la Croix-Rouge à l'évaluation de la nécessité militaire par l’auteur du blocus. Les nouvelles lois de la guerre qui ont été adoptées en 1949 étaient radicales dans de nombreux domaines, mais conservatrices quand il s'agissait de la famine.

Ce n'est qu'en 1977, après les terribles famines provoquées par la guerre au Nigéria et au Bangladesh, que la famine des civils en tant que méthode de guerre a été expressément interdite par les Conventions de Genève. L'article 54, paragraphe 2, du premier protocole additionnel, adopté la même année, précisait :

Il est interdit d'attaquer, de détruire, d'enlever ou de mettre hors d'usage des biens indispensables à la survie de la population civile, tels que des denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d'eau potable et les ouvrages d'irrigation, en vue d'en priver, à raison de leur valeur de subsistance, la population civile ou la partie adverse, quel que soit le motif dont on s'inspire, que ce soit pour affamer des personnes civiles, provoquer leur déplacement ou pour toute autre raison.

Cette disposition visait les guerres au sol. Il manquait encore une quelconque interdiction d'entraver l'approvisionnement par le blocus naval.

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La beauté du blocus et des sanctions, du point de vue de ceux qui les exercent, est qu'elles sont des outils de réglementation bureaucratique plutôt que des manifestations de violence brutale. L'interprétation la plus favorable est qu'un blocus bien géré est une mesure à l'abri de la guerre : quelle que soit la souffrance qu'il entraîne, il est au moins préférable aux combats. Le point de vue le plus cynique est que les puissances atlantiques se réservent toujours le droit de mener une guerre économique sans restriction, non seulement à l'aide de navires et d’avions, mais aussi à l'aide de leur position dominante dans le système financier mondial. Les USA ont de nouveau exercé ce droit dans les années 1990 lorsqu'ils ont imposé des sanctions féroces à l'Irak, contribuant à une crise humanitaire dans ce pays. Interrogée sur 60 minutes au sujet d'un rapport sur la mort de « plus d'un demi-million d'enfants », la secrétaire d'État Madeleine Albright a donné une réponse qu'elle en viendrait à regretter : « Je pense que c'est un choix très difficile, mais le prix - nous pensons que le prix en vaut la peine. » Plus tard, les preuves suggèrent que le nombre de morts était considérablement plus faible, mais la réponse d'Albright amène à se demander quel chiffre les USA auraient pu considérer comme « en valant la peine ».

En 2015, les USA sont devenus partie prenante dans un autre blocus. L'année précédente, au Yémen, une conférence nationale sur la démocratie après le printemps arabe avait eu lieu, une guerre civile avait éclaté et un groupe politico-religieux connu sous le nom de Houthis avait déferlé sur la capitale, Sanaa. En réponse, l'Arabie saoudite a formé une coalition arabe soutenue par les USA, la Grande-Bretagne et la France qui a lancé ce dont ils ont supposé à tort que ce serait un blitzkrieg de six semaines contre les Houthis. Sept ans plus tard, ce “blitz” est toujours en cours. Outre une campagne aérienne soutenue et des offensives terrestres menées par des milices yéménites factieuses et des mercenaires étrangers, la coalition dirigée par l'Arabie saoudite a imposé un blocus aérien et maritime rigoureux sur les zones contrôlées par les Houthis, fermé les services bancaires et imposé des sanctions sur les envois de fonds de l'étranger. Les autorités houthistes ont aggravé la crise à la fois par leur corruption et leur intransigeance et en taxant les agriculteurs, les commerçants et les organisations d'aide. La logistique usaméricaine soutient l'armée de l'air saoudienne, et les navires de la marine usaméricaine aident à faire respecter le blocus en mer Rouge.

Un employé du PAM distribuant de la nourriture, Sanaa, Yémen, juin 2020. Photo Mohammed Hamoud/Agence Anadolu/Getty


Le Yémen, le pays le plus pauvre du monde arabe, était déjà tributaire des importations de denrées alimentaires et faisait face à une grave pénurie d'eau lorsque le blocus est entré en vigueur. Cette année, les approvisionnements du Programme alimentaire mondial atteignent 13 millions de personnes, plus d'un tiers de la population et comblent une petite partie des besoins. L'ONU a mordu sa langue, refusant de critiquer les pays qui financent ses programmes humanitaires. En décembre 2020, elle a estimé que 131 000 Yéménites étaient morts de « causes indirectes »- un euphémisme pour la famine et le manque de médicaments - depuis le début de la guerre. Ce chiffre n'a pas été mis à jour. Aucune des parties belligérantes n'a autorisé les organismes internationaux à mener des enquêtes de ce type qui permettraient de dénombrer toutes les victimes de la crise. Ils ont de bonnes raisons d'avoir peur de ce que les chiffres pourraient être.

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En mai 2018, les Pays-Bas ont conduit un groupe de neuf pays à présenter un projet de résolution sur les conflits armés et la faim au Conseil de sécurité des Nations unies. Le préambule de la résolution 2417 soulignait « que l'utilisation de la famine des civils comme méthode de guerre peut constituer un crime de guerre », et les paragraphes du dispositif invitaient le Secrétaire général à informer rapidement le Conseil si un conflit armé menaçait de provoquer une famine généralisée. La résolution a été adoptée. Pour la première fois, la plus haute autorité du monde a explicitement jugé inacceptable la famine armée.

Les membres sceptiques - y compris la Russie, la Chine, l'Inde et l'Éthiopie - ont été rassurés sur le fait que la résolution 2417 codifiait le droit existant plutôt que d'introduire quoi que ce soit de nouveau. Néanmoins, ils ont travaillé avec diligence pour en faire une lettre morte. La Russie et la Chine, en tant que deux des cinq membres permanents du Conseil, disposent de l’arme de la menace ultime d'un veto. En juillet, par exemple, la Russie a opposé son veto à un projet d'acheminement transfrontalier de l'aide de la Turquie vers des régions de Syrie contrôlées par l'opposition, à la fois pour soutenir son allié crucial du Moyen-Orient et parce qu'elle résiste fermement aux activités humanitaires internationales qui prendraient le pas sur ce qu'elle considère comme des prérogatives souveraines.

L'Éthiopie, hôte de l'Union africaine, n'en est pas moins coupable. Lorsque l'UA a abordé la question des conflits armés et de la faim en mai dernier - après quatre années de tergiversation -, son communiqué portait essentiellement sur la nutrition, l'agriculture et le commerce et ne faisait pas une seule référence à la famine en tant que crime de guerre, et une seule phrase incohérente sur la faim en tant qu'arme : « Condamne fermement toute forme de conditionnalité pour l'accès à la nourriture et l'utilisation de la famine en tant qu'instrument de guerre et/ou l'accès à l'aide humanitaire. » Pendant ce temps, dans sa guerre en cours contre le Front populaire de libération du Tigré (TPLF), qui contrôle la région la plus septentrionale d'Éthiopie, le gouvernement éthiopien dirigé par le Premier ministre Abiy Ahmed a utilisé la faim comme arme pour tenter d'écraser les corps et les esprits des Tigréen·nes.

En novembre 2020, le gouvernement fédéral à Addis-Abeba a lancé des « opérations de maintien de l'ordre » contre le TPLF en réponse à ce qu'il a appelé une attaque non provoquée contre ses unités de l'armée au Tigré. Les « opérations » sont devenues une guerre de destruction et de pillage qui a démoli les gains de développement réalisés par la région pendant plus de trois décennies. Des fermiers ont été forcés de quitter leurs maisons, des hôpitaux et des cliniques ont été saccagés, et des soldats de la coalition fédérale ont commis des massacres et des viols de civils. Tout cela semblait faire partie d'un plan visant à réduire le Tigré à la pénurie. Les soldats tigréens ont également commis des violations et leurs attaques ont provoqué des déplacements, mais rien n'indique que cela faisait partie d'un plan visant à utiliser la famine comme arme.

En juin 2021, les Tigréens ont repris la majeure partie de leur région, mais depuis, le gouvernement fédéral l'a encerclée et assiégée, fermant tous les services bancaires, les télécommunications et le commerce. Pendant neuf mois, le Programme alimentaire mondial a été autorisé à livrer moins de 10 pour cent de la ration minimale estimée jusqu'à ce qu'une trêve humanitaire en mars facilite modérément son accès. Des alertes de famine généralisée ont été lancées dès le début des combats, mais Guterres n'a pas mis la crise à l'ordre du jour du Conseil de sécurité, et les tentatives faites par l'Irlande - un membre non permanent - ont été, dit-on, déjouées par les trois membres africains avec la Chine et la Russie.

Il n'y a qu'un seul moyen officiellement autorisé d'entrer dans le Tigré : par voie aérienne depuis Addis-Abeba. Le gouvernement restreint les permis de voyage, permettant à quelques travailleurs humanitaires de s'y rendre. À leur retour, leurs téléphones et ordinateurs portables seront examinés à la recherche de photos ou de données. S'ils s'adressent à la presse, ils risquent d'être expulsés du pays. Le dernier journaliste étranger autorisé à entrer au Tigré était le journaliste du New York Times Declan Walsh, qui était présent en juin 2021. Récemment, une équipe française qui s’est secrètement glissée dans la région a sorti la première vidéo du Tigré. Ils ont filmé des gens affamés se rassemblant dans une église. « Ils boivent de l'eau bénite pour se remplir l'estomac », a expliqué le guide de l'équipe, en pleurant.

Les gouvernements qui déclenchent des famines font de grands efforts pour empêcher les Nations Unies d'utiliser le mot « famine ». Si les données requises ne sont pas là, l'ONU n'utilisera pas le mot. Les travailleurs humanitaires soulignent qu'un grand nombre d'enfants peuvent mourir dans une situation qualifiée d '« urgence alimentaire », à un pas de la famine. Au Soudan du Sud, une équipe de la London School of Hygiene and Tropical Medicine a estimé que 190 000 personnes sont mortes de faim, de manque de médicaments et de causes connexes entre 2014 et 2018, bien que seulement quelques petites parties du pays - dans lesquelles entre trois et quatre mille personnes ont péri - aient été classées comme souffrant de famine en 2016. La crise alimentaire ne s'est pas améliorée depuis, mais le gouvernement sud-soudanais a resserré le contrôle sur le système de rapports sur la sécurité alimentaire pour s'assurer que l'ONU ne l'embarrasse pas avec une autre déclaration sur la famine.

En juin dernier, Mark Lowcock, alors chef des secours d'urgence de l'ONU, était prêt à dire carrément qu'il y avait une famine dans le Tigré. Mais le système des Nations Unies dans son ensemble a contourné la question avec des euphémismes du genre « risque de famine » et « conditions semblables à la famine » parce que personne n'avait recueilli les données pour prouver que les Tigréens mouraient de faim. Neuf mois après la tentative de Lowcock de provoquer l'indignation et l'action de l'ONU - il a quitté son poste en juillet 2021 - une équipe de recherche dirigée par la Belgique a estimé que jusqu'à 265 000 personnes avaient déjà péri dans la famine du Tigré. Ce nombre va maintenant être plus élevé. Le Programme alimentaire mondial a récemment publié les résultats d'une enquête qui a déterminé que près d'un tiers des enfants tigréens souffraient de malnutrition, mais le gouvernement d'Abiy ne semble pas avoir permis au personnel de recueillir des données sur les décès d'enfants. Sans chiffres de mortalité, a déclaré un porte-parole du PAM à la presse, il ne pouvait y avoir de déclaration de famine. « Nous ne savons tout simplement pas », dit-elle.

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Dans son essai de 1952 intitulé « The Problem of the Revision of the Law of War » (Le problème de la révision de la loi de la guerre), Lauterpacht demandait quelle sorte de loi pourrait préserver l'humanité lorsque les puissances en guerre cherchent à rendre les sociétés ennemies incapables de soutenir un effort de guerre, y compris en détruisant leurs réserves alimentaires et leurs villes. Décrivant les lois de la guerre comme « étant sur le point de disparaître du droit international », il a loué les efforts déployés pour élargir les Conventions de Genève, mais a noté que les révisions étaient désespérément insuffisantes. « La loi sur ces sujets, écrivait-il, doit être façonnée - dans la mesure où elle peut être façonnée du tout - par référence non pas à la loi existante, mais à des considérations plus convaincantes sur l'humanité, sur la survie de la civilisation et sur le caractère sacré de l'être humain individuel. »

À côté des armes nucléaires, la famine massive est le point de fuite des lois de la guerre. Nous ne pourrons le mettre en évidence que si nous rejetons les armes de guerre économique - le siège, le blocus et les sanctions - en les intégrant dans la formulation établie de la protection des « biens indispensables à la survie ».

Il est difficile de voir clairement la position du gouvernement usaméricain actuel sur le blocus affameur. L'ancien ambassadeur à l'ONU Nikki Haley, nommée par Trump, a voté en faveur de la résolution 2417 et l'a ensuite invoquée de manière sélective, condamnant vigoureusement le régime Assad, mais pas le blocus du Yémen. La représentante du président Biden aux Nations unies, Linda Thomas-Greenfield, a été plus impartiale, critiquant les crimes de famine au Yémen et en Éthiopie ainsi qu'en Syrie et en Ukraine. Samantha Power, administratrice de l'Agence uqaméricaine pour le développement international et auteurz de A Problem from Hell : America in the Age of Genocide (2002), a condamné la famine armée. Mais quand elle a prononcé un discours intitulé « The Line Between Crisis and Catastrophe » au Center for Strategic and International Studies en juillet, arrêter les crimes de famine n’était pas dans sa liste de trois priorités pour lutter contre la crise alimentaire mondiale : l'aide humanitaire immédiate, l'investissement dans l'agriculture et les efforts diplomatiques pour augmenter les budgets d'aide et réduire les restrictions à l'exportation.

S'adressant au Conseil de sécurité en mai dernier, le secrétaire d'État usaméricain, Antony Blinken, était a été sur le point d'inverser la longue tradition de l'armée usaméricaine d'autoriser certains actes de famine. « La Fédération de Russie n'est pas le seul gouvernement ou organisation à exploiter l'insécurité alimentaire à ses propres fins cyniques », a-t-il déclaré, exhortant le Conseil à « interpeller systématiquement les gouvernements et les groupes armés » qui « attaquent les moyens de production et de distribution alimentaires, empêchent l'aide humanitaire d'atteindre ceux qui sont dans le besoin » et « assiègent les populations civiles ». Mais tant dans ce discours que plus tard, il a été particulièrement réticent à dénoncer les crimes de famine, sauf dans les cas où les USA ont déjà exprimé clairement leur position, comme en Syrie, ou bien où les coupables sont à la fois impuissants et discrédités, comme au Soudan du Sud.

Le test est le Tigré. À la suite de la trêve humanitaire de mars dernier, les convois du PAM ont commencé à rouler sur les routes escarpées menant à la région - encore un plan terriblement inadéquat pour nourrir les quelque cinq millions de personnes qui, selon les estimations, avaient besoin d'aide, mais une amélioration substantielle. Les banques, les télécommunications, le carburant et les médicaments sont restés bloqués et, en juin, le principal hôpital de la région a été contraint de fermer faute de fournitures. Après vingt mois sans salaire, les infirmières ne pouvaient pas nourrir leurs propres enfants et s'évanouissaient de faim pendant leurs quarts de travail.

Un convoi de camions du PAM en route vers le Tigré, juin 2022. Photo Eduardo Soteras/AFP/Getty

Le TPLF et le gouvernement Abiy ont parlé de paix à leurs citoyens et, semble-t-il, les uns aux autres. Dans une lettre ouverte aux dirigeants du monde le 23 août, le dirigeant du TPLF Debretsion Gebremichael a affirmé qu'à une date indéterminée, les deux parties étaient parvenues à un accord pour lever le blocus, mais que le gouvernement fédéral avait alors fait marche arrière. (Le gouvernement n'a pas encore commenté cette allégation, mais aucun envoyé international ne l'a démentie.) Quelle que soit la raison de l'échec des pourparlers, les deux parties se sont préparées pour la guerre. Les Éthiopiens ont mobilisé de nouvelles divisions aux frontières avec le Tigré et envoyé des forces en Érythrée pour se joindre à l'armée érythréenne. Les Tigréens ont vu cette accumulation comme le prélude à une attaque de tous côtés. Débretsion a conclu sa lettre par un avertissement : « Notre choix est seulement entre périr de faim ou en luttant pour nos droits et notre dignité. »

Les combats ont éclaté le lendemain, avec les troupes tigréennes gagnant d’abord un avantage. Chaque partie a accusé l'autre d’avoir tiré les premiers coups de feu. Blinken a condamné les deux pour avoir rompu la « trêve humanitaire », qui, selon lui, avait « sauvé d'innombrables vies et permis à l'aide d'atteindre des dizaines de milliers de personnes ». David Beasley, le chef du Programme alimentaire mondial, a posté un gazouillis enragé accusant le TPLF de voler du carburant destiné à ses camions ; un porte-parole du TPLF a répondu que l'armée récupérait du carburant qu'elle avait prêté à l'ONU quelques mois auparavant. L'armée de l'air éthiopienne a bombardé la capitale du Tigré, Mekelle. Pour toutes ces raisons, les opérations humanitaires ont cessé. L'une des fonctions d'un siège est que les communautés commencent à voir leurs tissus sociaux se défaire quand elles meurent de faim, et que la privation du Tigré s'aggrave sans fin en vue, le mécontentement gronde. Les Tigréens ont demandé pourquoi leur direction clandestine avait mobilisé une armée énorme mais n'avait aucun plan évident pour briser l'encerclement. Dans sa lettre ouverte, Debretsion a exposé ses conditions préalables à la reprise des pourparlers de paix, notamment le retrait de l'Érythrée et le rétablissement des frontières du Tigré d’avant la guerre. Les numéros un et deux levaient le siège et accordaient un accès humanitaire sans entrave. « Le blocus est un crime de guerre », a-t-il écrit, et « la poursuite de la perpétration d'un crime de guerre n'est en aucun cas une question de négociation. »

Comme mes collègues Bridget Conley, Catriona Murdoch, Wayne Jordash KC et moi-même l'avons récemment montré, avocats, diplomates et défenseurs des droits humains sont en train de concevoir des outils juridiques pour interdire et punir les crimes de famine. Les États pourraient, par exemple, adopter dans leurs propres lois un amendement de 2019 au Statut de Rome de la Cour pénale internationale qui interdit la famine dans les conflits armés non internationaux, et la famine pourrait être incluse dans les mandats des organes d'enquête de l'ONU. En fin de compte, l'espoir est de pouvoir poursuivre un individu pour le crime de guerre de famine. Mais les outils du droit pénal international sont aussi puissants que l'indignation morale de ceux qui choisissent de s'en servir. En ce qui concerne le Tigré, Guterres n'a pas pris les devants, et le Conseil de sécurité est resté jusqu'à présent intraitable. À la suite de la reprise des combats, une séance prévue pour cette semaine servira de test à la position des membres du Conseil quant à la légalité du blocus.

Les USA sont dans une situation délicate. Lorsque les combats ont repris, Blinken a exigé que les deux parties reprennent les pourparlers « sans conditions préalables ». Son indignation semble diluée alors qu'il appelle à des convois d'aide en réponse à des crimes de famine. Comme les précédents responsables usaméricains, il a choisi de déplacer la discussion de la loi vers la compassion, refusant de faire le saut essentiel de l'appel à la disponibilité de la nourriture à la revendication des droits alimentaires. Il en résulte, intentionnellement ou non, que les USA ne respectent pas leur doctrine de longue date selon laquelle le blocus est un outil à réglementer et non un crime en soi. « Les morts de faim », observe Sen dans la dernière phrase de Pauvreté et Famines, « peuvent refléter la légalité avec une grande voirulence. »

 

 

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