Sergio Ferrari,
17-10-2022
En collaboration avec Djalma Costa, Tuto Wehrle et E-CHANGER, ONG suisse de
coopération solidaire présente au Brésil
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Au-delà du second tour de l’élection présidentielle au Brésil (30 octobre), les regards de l'Amérique latine se tournent déjà vers le 1er janvier 2023, date à laquelle le président qui dirigera le pays pendant quatre ans prendra ses fonctions. La question essentielle est : quelle sera l'orientation politico-idéologique triomphante dans le géant sud-américain ?
Cette orientation aura un impact direct sur tout le continent latino-américain. Avec 220 millions d'habitants et 8,5 millions de kilomètres carrés, le Brésil est le pays le plus important de la région. Et de son propre avenir dépendra, en partie, si l'Amérique latine peut faire des pas plus significatifs vers l'unité économique et politique, pour le moment plus ou moins à l’arrêt.
La santé de la planète
Ce qui est en outre en jeu, c’est l’état de santé de la région amazonienne, véritable poumon de la planète, aujourd'hui victime d'une déforestation accélérée : connaîtra-t-elle une réhabilitation progressive ou une aggravation ? Au cours du seul premier semestre de l'année en cours, la plus grande forêt tropicale de la planète a perdu près de 4 000 kilomètres carrés de végétation, soit 10,6 % de plus qu'à la même période en 2021 et 80 % de plus qu'à la même période en 2018, un an avant l'arrivée de Bolsonaro au pouvoir.
Au-delà de la sphère environnementale, les certitudes et les hypothèses concernant cette nouvelle étape politique sur le point de commencer sont diverses.
Les extrêmes politiques
Le Brésil sort des urnes extrêmement polarisé. Aucun des deux camps - celui de l'extrême droite, dirigé par Jair Messías Bolsonaro, et celui du centre-gauche, par Luis Inázio Lula da Silva - ne pourra parvenir à une hégémonie suffisante pour conférer au prochain président un pouvoir incontestable. La gouvernance brésilienne elle-même pourrait prendre de sérieux risques dans un avenir proche.
Le Parlement sera un miroir direct de la polarisation post-électorale croissante. Deux faces d'une même pièce : d'importantes voix représentatives des mouvements sociaux urbains, du Mouvement des Sans Terre et des organisations indigènes ont été élues, ce qui permet d'augmenter le nombre de députés alignés sur Lula. Cependant, la droite la plus radicale semble se consolider, et selon les négociations internes de cet espace, elle pourrait même assurer la majorité dans les deux chambres.
Après ces élections, le projet de l'extrême droite au Brésil ne dépend plus seulement de ce que représente un leader messianique, mais il a pris du poids et se montre consolidé. D'autre part, en tant que projet ultra-conservateur, il se projette comme référence principale des secteurs réactionnaires de tout le continent, remplaçant dans ce rôle les forces de droite colombiennes, aujourd'hui frappées par la perte d'hégémonie depuis les dernières élections et la victoire de Gustavo Petro.
Le projet bolsonariste exprime en Amérique latine des phénomènes similaires qui se produisent sous différentes latitudes du globe. Entre autres, le trumpisme yankee, Fratelli d'Italia, qui a remporté une victoire électorale dans la péninsule fin septembre, VOX en Espagne, devenu troisième force électorale, le Rassemblement national - ancien Front national,- de Marine Le Pen, en France - qui a réussi à atteindre le ballotage au second tour en avril dernier -, et la droite victorieuse en Suède lors des dernières élections du 11 septembre. Sans oublier la force que le projet de droite/extrême droite accumule depuis longtemps dans d'autres pays, comme l'Autriche et la Hongrie.
Le MST se mobilise contre Bolsonaro et dénonce l'augmentation de la crise alimentaire au Brésil
Une nation fondamentalement inégalitaire
Le fossé économique et social interne au Brésil est de plus en plus profond et continuera de marquer non seulement les quatre prochaines années, mais plusieurs générations de Brésiliens. Aujourd'hui, 60 % de la population ne parvient pas à assurer les quatre repas quotidiens et 33 millions de personnes souffrent de la faim, situation similaire à celle de la crise du début des années 1990.
Bien qu'il se classe parmi les quinze premières économies mondiales par le volume de son produit intérieur brut (PIB), le Brésil se trouve également au sommet des nations les plus inégalitaires de la planète. En décembre dernier, le Laboratoire sur les Inégalités Mondiales, dépendant de l'Ecole d'économie de Paris, affirmait que les 10% les plus riches du Brésil gagnaient près de 59% du revenu national total. En termes de proportion, cela signifie que les 50% les plus pauvres gagnent 29 fois moins que les 10% les plus riches (en France, cette proportion est de 7).
En ce qui concerne la participation au patrimoine national, selon le même Laboratoire, co-dirigé par l'économiste Thomas Piketty, en 2001, les 50 % les plus pauvres ne possédaient que 0,4 % de la richesse (actifs financiers et non financiers, tels que biens immobiliers et fonciers), tandis que les 1 % les plus riches possédaient près de la moitié de cette richesse. Dans une autre perspective globale : les 10% les plus riches possèdent 80% du patrimoine national. Cinq des dix Latino-Américains possédant chacun des fortunes d'un milliard de dollars sont des Brésiliens.
Selon une étude d'OXFAM International, si les niveaux d'inégalité des deux dernières décennies se maintiennent, chaque Brésilien·ne avec un salaire moyen actuel devra travailler 19 ans pour gagner ce que reçoit en un mois un·e compatriote du groupe privilégié des 0,1% les plus riches de la population. Les femmes brésiliennes n'atteindront l'égalité salariale avec les hommes qu'en 2047, et les citoyen·nes noir·es ne gagneront autant que les Blancs qu'en 2089.
Au-delà des chiffres et des pourcentages, le quotidien des secteurs populaires brésiliens est marqué par une économie de survie. Situation aggravée par l'impact direct du COVID 19, qui a fait 700 000 morts et provoqué des pannes sérieuses dans les secteurs productifs du pays.
Brésil et Amérique latine
Le prochain gouvernement du Brésil pourrait aussi déclencher une refonte de la perspective régionale latino-américaine.
Aujourd'hui, la réalité régionale inclut des gouvernements qui aspirent à renforcer les alliances. Ces dernières années, par exemple, on a assisté à un rapprochement entre le Mexique et l'Argentine pour tenter de revitaliser la CELAC (Communauté des États d'Amérique latine et des Caraïbes) à un moment où l'Organisation des États d'Amérique latine (OEA) traverse une profonde crise de crédibilité. Les deux gouvernements ont joué un rôle décisif pour préserver la vie d'Evo Morales dans la crise institutionnelle bolivienne de novembre 2019 et assurer une prompte restauration démocratique dans ce pays.
L'avenir du Marché commun du Sud (Mercosur), ainsi que du Parlasur, est l'une des questions qui pourraient être clarifiées à partir du 1er janvier prochain. L'intégration latino-américaine dans l'économie et le renforcement des alliances comme l'UNASUR, dans le domaine de la politique internationale, pourraient devenir plus centraux dans le débat et l'action consensuelle au niveau continental en fonction de la continuité ou du changement politique au Brésil.
Peut-on reconstruire l'espace des gouvernements progressistes latino-américains du début des années 2000, lorsque Lula, avec Nestor Kirchner et Hugo Chavez, ont fait échouer l'accord de libre-échange que le gouvernement usaméricain prétendait leur imposer ? Difficile de répondre à cette question : selon les résultats du ballotage du 30 octobre, la dynamique d'intégration continentale sera soit freinée, soit accélérée.
La faiblesse de certains gouvernements centristes ou progressistes de la région suggère qu'un nouveau printemps démocratique latino-américain sera plus conditionné par la capacité de mobilisation des acteurs et des mouvements sociaux que par des décisions d'en haut. Cependant, le pari d'un continent plus uni reste ouvert. Le 1er janvier 2023, lorsque le président élu du Brésil prendra ses fonctions, on pourra commencer à entrevoir le cours à suivre.
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