06/10/2022

TRITA PARSI
Pourquoi on ne peut pas comprendre l'Iran en 2022 sans comprendre celui de 1978


Trita Parsi, MSNBC, le 4/10/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Trita Parsi est le vice-président exécutif du Quincy Institute,  un laboratoire d’idées de Washington dédié à une vision de la politique étrangère usaméricaine fondée sur la retenue militaire plutôt que sur la domination, en quelque sorte un impérialisme à visage humain. Il est l'auteur de  « Treacherous Alliance : The Secret Dealings of Iran, Israel and the United States » (Yale University Press 2007),  « A Single Roll of the Dice – Obama' s Diplomacy with Iran » (Yale University Press,  2012) et « Losing an Enemy — Obama, Iran and the Triumph of Diplomacy ».  Noam Chomsky a dit que Parsi était « l'un des chercheurs les plus éminents sur l'Iran ». Parsi est né en Iran mais a déménagé avec sa famille en Suède à l'âge de quatre ans afin d'échapper à la répression politique en Iran. Son père était un universitaire avec un franc-parler qui a été emprisonné par le Shah, puis par les ayatollahs. Il a déménagé aux USA à l’âge adulte et a étudié la politique étrangère à la Johns Hopkins ’School for Advanced International Studies où il a obtenu son doctorat sous la direction de Francis Fukuyama et Zbigniew Brzezinski.
Les manifestations en Iran se poursuivent, mais aucun·e dirigeant·e du mouvement n'est apparu·e clairement

 Les Iranien·nes continuent d'exprimer leur indignation suite à la mort de Mahsa Amini, 22 ans, à la mi-septembre, après que la « police des mœurs » iranienne l'a arrêtée pour avoir prétendument violé le code vestimentaire islamique strictement appliqué dans le pays. Photo MSNBC / ZUMA Press

Après des mois de manifestations et de grèves sans cesse croissantes ciblant son régime despotique, le Shah d'Iran a désespérément tenté d'apaiser les masses dans une allocution télévisée du 6 novembre 1978. « J'ai entendu la voix de votre révolution », a dit le shah, reconnaissait les erreurs passées et promettant de modifier sa conduite. Mais plutôt que de sauver son règne, ce fut le moment, selon le récit des révolutionnaires, où le shah scella sa propre destitution.  [la même chose est arrivée en Tunisie avec Ben Ali et son « Je vous ai compris » du 13 janvier 2011, NdT].

Ce que le shah a fait en 1978 est ce que les dirigeants de la République islamique d'Iran refusent de faire aujourd'hui alors que les Iraniens continuent d'exprimer leur indignation face à la mort de Mahsa Amini, 22 ans, dans un hôpital quelques jours après son interpellation par la “police des mœurs” iranienne pour avoir prétendument violé le code vestimentaire islamique strictement appliqué dans le pays. Parce qu'ils pensent que la tentative du shah de rencontrer les manifestants à mi-chemin était son erreur la plus décisive, les dirigeants intransigeants de Téhéran ont gouverné pendant plus de 40 ans  avec la maxime de ne jamais céder d’un pouce — de peur que tout le régime révolutionnaire ne tombe.

L'Iran, selon Amnesty International, a plutôt choisi de battre, d'arrêter et même de tuer les jeunes femmes et hommes iraniens qui ont osé demander justice. Mais plutôt que d'être réduits au silence, les manifestants ont détourné leurs slogans de la simple fin du hijab obligatoire vers la fin de la République islamique dans son ensemble — précisément parce que le régime ne cède jamais un centimètre lorsque le peuple réclame ses droits et sa dignité. Le slogan « Zan, zendaghi, azadi » ("Femme, vie, liberté") est lui-même l’expression d’une vision brillante et positive pour l'Iran sans règle cléricale, par rapport au négatif “A bas le dictateur”, un slogan utilisé contre le shah en 1979 et plus tard contre les dirigeants cléricaux.

C'est là que réside l'ironie des leçons que les dirigeants actuels de l'Iran ont tirées de la “mollesse” du shah : en bloquant les réformes, en réduisant le spectre politique de l'Iran et en emprisonnant les dissidents, la République islamique a fait en sorte que les Iraniens ne croient plus en la réforme et soient amenés à conclure qu'ils n'avaient pas d'autre choix que de demander beaucoup plus : la fin du régime clérical.

Plutôt que de s'éteindre, les manifestations se sont intensifiées au cours des trois derniers jours. Pourtant, malgré le courage inspirant des manifestants, il y a peu de signes qu'ils réussiront, dans un avenir immédiat, à renverser le régime. Aucune direction claire n'est apparue pour le mouvement, et la volonté du régime d'utiliser la force brute est inébranlable. L'absurdité du régime fera malheureusement en sorte qu'il y aura plus de Mahsa Aminis et une abondance de raisons de protester.

Les partisans de la stratégie de pression maximale de l'ancien président Donald Trump se réjouissent et considèrent probablement les protestations comme une justification de leur politique. Leur raisonnement est le suivant : plus les USA étranglent l'économie iranienne et appauvrissent la population, plus les gens risquent de ne pas avoir d'autre choix que de se révolter. Notez le discours de 2018 de Rudy Giuliani à une filiale de l'ancienne organisation terroriste des Moudjahidin-e Khalq (partisans clé des sanctions) : « Les sanctions fonctionnent...nous avons vu un homme essayer de vendre ses organes internes pour 500 dollars américains... ce sont le genre de conditions qui mènent à une révolution réussie. »

Mais comme l'a souligné Esfandyar Batmanghelidj de la Fondation Bourse & Bazaar, la destruction de la vie économique par les sanctions a rendu les manifestations plus fréquentes, mais moins susceptibles de réussir à faire tomber le régime. Une population appauvrie a plus de raisons de protester, mais elle ne peut tout simplement pas se permettre de soutenir les manifestations pendant longtemps, ce qui permet à l'État de les réprimer plus facilement. Batmanghelidj soutient que l'État a également beau jeu à dépeindre les manifestants comme servant les intérêts de l'État étranger causant la misère économique par le biais de sanctions.

Il ne fait guère de doute que les sanctions usaméricaines ont contribué à dévaster l'économie iranienne. En réduisant les exportations de pétrole iranien de 80 %, les sanctions ont réduit l'économie iranienne de près de 12 % entre 2018 et 2020, selon Hadi Kahalzadeh de l'Université Brandeis. Le nombre d'Iraniens pauvres est passé de 22 à 32 millions, et la classe moyenne iranienne — l'épine dorsale du mouvement démocratique du pays — a diminué de 45 % à 30 % de la population.

Pourtant, malgré les sanctions qui affaiblissent la société iranienne, l'intrépidité de la jeunesse iranienne pourrait finir par surmonter la brutalité du régime. Si tel est le cas, le peuple iranien sera alors confronté au défi de veiller à ce que l'effondrement du gouvernement ouvre la voie à un avenir démocratique. Les gens ne devraient pas sacrifier leur vie pour remplacer un gouvernement tyrannique par un autre — ou simplement changer le nom de famille du dictateur qui les gouvernera.

Mais le plus souvent, les révolutions n'aboutissent pas à un avenir démocratique. En 1979, le peuple iranien a renversé un shah seulement pour se retrouver coincé avec un ayatollah. Le printemps arabe en Égypte a abouti à un résultat similaire. En Libye et en Syrie, les soulèvements arabes ont créé quelque chose d'encore pire : des États en faillite et une guerre civile.7,

Les types de sanctions que Giuliani a salués peuvent causer un défi encore plus grand pour les manifestants, car les preuves empiriques suggèrent que l'étranglement des sanctions rend la démocratisation moins probable. Dursun Peksen et Cooper Drury ont montré dans une étude de 2010 que « les effets immédiats et à long terme des sanctions économiques réduisent considérablement le niveau des libertés démocratiques dans les pays cibles ». L'effet à plus long terme est particulièrement dévastateur à mesure que les fondements d'une future démocratie — du capital humain aux institutions et au respect des normes juridiques et morales — s'érodent.

En Irak, les sanctions ont presque détruit l'opposition laïque à Saddam Hussein. Lee Jones, auteur de « Societies Under Siege », a déclaré à The Atlantic en 2018 : « Les seules choses qui ont survécu étaient les tribus, qui sont devenues le noyau d'Al-Qaïda et de l'Etat islamique, et les religieux chiites qui ont formé la base des partis politiques chiites. »

Une étude que j'ai co-écrite en 2012 a montré que sur 35 États autoritaires qui ont réussi la transition vers la démocratie entre 1955 et 2000, seule l'Afrique du Sud l'a fait alors qu'elle était soumise à de larges sanctions économiques. Sur les 12 États qui étaient soumis à des sanctions au niveau de l'embargo pendant cette période, un seul, l'Afrique du Sud, est passé à la démocratie.

Cela suggère que les défis auxquels sont confrontés les jeunes manifestants iraniens ne se limitent pas à la répression et au mantra ne-pas-céder-d’un-pouce des ecclésiastiques au pouvoir, mais incluent également la confrontation entre l'Occident et l'Iran qui a entraîné l'un des châtiments économiques les plus étouffants de l'histoire des sanctions.

Si la jeunesse iranienne l'emporte, la plupart des États de la communauté internationale auront tout intérêt à contribuer à ce que les bases de la transition démocratique soient rapidement rétablies afin d'éviter que la tragédie de la révolution de 1979 ne se reproduise pas.

Mais, ce qui est peut-être plus important, si le régime réussit à réprimer les manifestations, Washington doit continuer à condamner les violations des droits humains commises par le gouvernement iranien et à travailler par le biais des forums multilatéraux pour demander des comptes au régime. Et pour éviter de punir le peuple iranien (et les perspectives de démocratisation à long terme de l'Iran) pour les actions du gouvernement iranien, Washington doit également sérieusement repenser sa préférence pour des sanctions paralysantes à large échelle.

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