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26/02/2023

GIDEON LEVY
Pourquoi les plus hauts responsables militaires israéliens soutiennent soudainement l’objection de conscience

Gideon Levy, Haaretz, 26/2/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Amos Harel et Yaniv Kubovich ont rapporté vendredi dans Haaretz que les discussions entre les pilotes de réserve de l’armée de l’air israélienne sur le refus de se conformer aux ordres de réquisition ou à certaines directives « sont en tête de liste des préoccupations de l’état-major général des Forces de défense israéliennes ».

Cérémonie de remise des diplômes de pilote sur une base de l’armée de l’air israélienne, en 2022. Photo : Ilan Assayag

L’élite de l’élite militaire se joint à la protestation qui se répand. Selon les rapports, l’une des principales motivations de cette protestation est la crainte qu’à la suite du coup d’État judiciaire du gouvernement, et en l’absence d’un véritable système judiciaire en Israël, les pilotes soient vulnérables à des poursuites à l’étranger pour crimes de guerre. Il s’avère que les pilotes ont effectivement commis des crimes de guerre que le système judiciaire a occulté, et ils se sentent maintenant abandonnés face à la justice internationale chargée de poursuivre les criminels de guerre.

Les préoccupations personnelles prennent le dessus : les Israéliens de la haute technologie craignent la fuite des investisseurs, les pilotes craignent pour leur réputation et leur liberté. L’objection de conscience est soudain légitimée et respectée. Ehud Barak l’a prêchée à la conférence d’urgence de Haaretz la semaine dernière. Soudain, le soldat n°1 d’Israël se lève et parle d’ordres sur lesquels flotte un drapeau noir d’illégalité et auxquels il faut donc désobéir, comme s’il s’était transformé en directeur de Breaking the Silence.

En s’inspirant de Bertrand Russell, il a dit : « L’histoire se souviendra de ceux qui ont donné des ordres et de ceux qui les ont suivis. Ils tomberont dans l’infamie ». Vraiment, la fin des temps doit être à notre porte. Barak est devenu Yonatan Shapira [pilote militaire, refuznik, NdT]. Soudainement, il se souvient qu’il y a des ordres illégaux auxquels on doit désobéir. Soudain, refuser n’est pas seulement un droit, mais un devoir moral positif.

Les bombardements sous son commandement et celui de ses cohortes, le meurtre de centaines de femmes et d’enfants et la destruction de milliers de maisons et d’avenirs dans la bande de Gaza, l’aplatissement du quartier Dahieh de Beyrouth et la dévastation du Liban en général, étaient tous légaux et éthiques pour Barak. Seul le service de réserve au moment d’un coup d’État judiciaire est une obéissance à un ordre illégal. Comme cette moralité est tordue. Quelle hypocrisie.

Deux différences distinguent Shapira, le courageux pilote objecteur, du nouveau prophète du refus de service, Barak, comme elles distinguent les pilotes de réserve qui refusent de voler maintenant de leurs amis qui ont refusé de le faire pendant les bombardements de Gaza et du Liban : ce sont la motivation et le prix. Lorsque Yiftach Spector, Yigal Shochat et 25 de leurs camarades ont publié la lettre des pilotes en 2003, ils ont écrit que les attaques de l’armée de l’air israélienne sur les centres de population étaient illégales et immorales, et qu’ils refusaient donc d’y prendre part.

Ils ont refusé de participer à la danse macabre de l’IAF [Israeli Air Force], de tuer 11 enfants juste pour avoir Salah Shehadeh [commandant des Brigades Ezzedine El Qassm du Hamas, assassiné en juillet 2002, NdT] ou une bande d’adolescents jouant oisivement sur une plage de Gaza. C’est ce que leurs camarades ont fait à l’époque. Le commandant de l’IAF de l’époque, Dan Halutz, les a fustigés : « L’objection politique est la racine de tous les dangers pour ce peuple », a-t-il dit. Aujourd’hui, Halutz est en quelque sorte en faveur de l’objection politique : « Si les officiers et les soldats doivent reconnaître qu’il y a une dictature ici, ils n’ont pas signé pour être les mercenaires d’un dictateur ».

L’objection de conscience est un devoir moral. Ce qui est inacceptable, c’est l’utilisation hypocrite qui en est faite. Halutz a autrefois attaqué l’objection politique, maintenant il la soutient, comme Barak. Bienvenus au dans le club. Mais Dieu du ciel : comment pouvez-vous penser que bombarder des innocents sans défense n’est pas une cause justifiable d’objection, mais que les changements du système judiciaire sont une raison légitime ? Pourquoi Spector est-il un traître, et le colonel qui ne veut même pas s’identifier par son nom est-il maintenant considéré comme correct et même héroïque ?

La protestation a poussé les Israéliens à prendre des mesures sans précédent. C’est un signe de bon augure. Les pilotes et autres membres du service qui ont l’intention de refuser en raison du danger du coup d’État doivent être salués. Mais on soupçonne furtivement que les règles du jeu changent non pas en fonction de normes morales, mais en proportion directe du préjudice personnel.

Le bombardement de Gaza n’a fait de mal à aucun des pilotes, et l’objection a exigé un lourd tribut personnel, si bien que peu se sont opposés. La réforme judiciaire pourrait nuire aux pilotes et le coût du refus est faible, il est donc permis et même souhaitable de refuser. Les meilleurs deviennent pilotes, pour paraphraser le slogan hébreu, et maintenant les meilleurs refusent aussi les ordres. La seule chose qu’on peut regretter, c’est que cela leur ait pris tant d’années.

18/10/2022

ALI ABOU HILAL
Les attaques des forces d’occupation et des colons sionistes contre le personnel médical palestinien sont un crime de guerre

 Ali Abou Hilal, Al Quds-com, 18/10/2022

Original : اعتداءات الاحتلال والمستوطنين على الطواقم الطبية جريمة حرب
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Ali Abou Hilal est un avocat palestinien, maître de conférences en droit international.

Ces dernières semaines, les forces d'occupation israéliennes et les gangs de colons ont intensifié leurs attaques contre le personnel médical, les ambulances, les médecins et les ambulanciers paramédicaux, à Jérusalem et dans d'autres territoires palestiniens occupés, en violation grave du droit international humanitaire et humain. Et le sous-secrétaire du ministère palestinien de la Santé, Wael Al-Sheikh, a déclaré aux médias qu'il y avait des tirs délibérés sur le personnel médical qui accomplissait son devoir humanitaire.

La fréquence des attaques contre le personnel médical s'est accrue au cours de la semaine dernière par les soldats d'occupation d'une part, et les colons d'autre part, car il a été constaté que le personnel médical, les journalistes et le personnel de la défense civile ont été de plus en plus directement visés au cours des récentes période. Le directeur des ambulances et des urgences du Croissant-Rouge à Naplouse, Ahmed Jibril, a déclaré qu'un certain nombre de colons ont attaqué des ambulances dans la ville de Hawara, au sud de Naplouse, et les ont empêchées de passer pour soigner les personnes blessées par des balles israéliennes.

Des ambulances appartenant au Croissant-Rouge et à Medical Relief ont été directement visées à plusieurs reprises, alors qu'elles transportaient des blessés, dans de nombreuses villes et camps palestiniens. Les colons ont également attaqué un médecin à Toulkarem et un véhicule médical appartenant à l'hôpital universitaire An-Najah à Naplouse. Selon le ministère palestinien de la Santé, le médecin, Assem Qaddoumi, a subi de graves ecchymoses à la poitrine, à l'abdomen et au nez, après qu'un groupe de colons l’eut attaqué au carrefour de Beit Lid, à l'est de Toulkarem, après quoi il a été transféré à l'hôpital gouvernemental de Thabet.  À Naplouse, des colons ont attaqué un véhicule du CHU An-Najah  transportant des patients dialysés alors qu'il passait par le poste de contrôle de Hawara il y a deux jours. Des équipes médicales et des ambulances ont également été ciblées à Jérusalem et dans des villes et des camps palestiniens par les forces d'occupation et des troupeaux de colons, afin de les empêcher de s'acquitter de leur devoir humanitaire de fournir les soins médicaux nécessaires aux victimes de l'occupation. qui ont été blessés à la suite de ces attaques.

Le Dr Abdullah Abou Al-Tin

 Dans une escalade dangereuse, le vendredi matin 14/10/2022, les forces d'occupation ont pris pour cible le médecin Abdullah Abou Al-Tin à Jénine : une balle lui a transpercé la tête et l'a gravement blessé, avant qu'il ne soit déclaré mort plus tard. Le docteur Abou Al-Tin, lorsqu'il a été touché par une balle de tireur d'élite de l'occupation, faisait partie du personnel médical visé par les attaques de l'occupation au cours de la semaine dernière. Il n'était ni le premier ni le dernier des martyrs du personnel médical, qui sont tombés lors d’ attaques des forces d'occupation et des hordes de colons.

Les attaques agressives menées par les forces d'occupation israéliennes et les hordes de colons contre les civils palestiniens dans les territoires palestiniens occupés constituent une violation flagrante du droit international humanitaire. Ces actes sont classés comme des infractions graves, selon la quatrième Convention de Genève relative à la protection de la population civile en temps de guerre de 1949. Le ciblage du personnel et des véhicules médicaux par les forces d'occupation et les colons israéliens constitue une forme d'homicide volontaire, qui entre dans le cadre des infractions graves telles que stipulées aux articles 146, 147 .


L'article 20 de la Convention stipule également que les employés travaillant dans la gestion et l'exploitation des hôpitaux, y compris les ambulanciers, les infirmières et les ambulanciers qui transportent et évacuent les blessés des opérations militaires, doivent être respectés et protégés. L'article 23 stipule l'obligation des Hautes Parties contractantes d'assurer le libre passage de tous les envois de médicaments et de fournitures médicales. Le Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949, relatif aux victimes des conflits armés internationaux, renforce les mécanismes de protection du personnel sanitaire, facilite le transfert des blessés et blessés dans les zones d'hostilités et consacre la nécessité de les protéger et non d’être exposés à toutes les actions qui leur causent du tort et des dommages.

Les attaques des forces d'occupation et des colons israéliens contre le personnel médical palestinien ne sont pas considérées comme un acte involontaire ou un simple accident dû à une erreur, auquel il peut être remédié et sans conséquences sur les opérations ultérieures de ces forces. Au contraire, les attaques répétées contre ces médecins, infirmiers et ambulanciers confirment le fait qu'ils ont été ciblés par ces forces. Les données disponibles, documentées par les institutions locales et internationales des droits humains indiquent que l'usage excessif de la force létale contre ces personnes protégées et contre les ambulances dans lesquelles elles voyagent confirme l'intention des militaires de les tuer et de les blesser.

Ces attaques continues contre le personnel médical, qui ont fait des centaines de morts et de blessés dans ses rangs, sont considérées comme des crimes de guerre conformément au statut de la Cour pénale internationale et engagent la responsabilité internationale, ce qui nécessite la constitution d'un dossier judiciaire sur les victimes de ces attaques, y compris les blessés et les martyrs, pour le soumettre à la justice pénale internationale, en particulier à la Cour pénale internationale, pour qu’elle poursuive les auteurs ces crimes, afin qu'ils n'échappent pas au châtiment.

NdT
La version donnée par l’auteur de la mort du Dr. Al-Tin (chirurgien, 43 ans, père de 3 enfants) reprend la version officielle de l’Autorité palestinienne à Ramallah, qui occulte le fait que ce médecin était aussi un combattant des Brigades des Martyrs d’Al Aqsa, émanation de la fraction militante du Fatah, et qu’il était armé au moment où il a été tué. À mon humble avis, présenter un combattant comme une pauvre victime innocente ne sert pas la cause, d’autant plus que les sionistes se sont empressés de republier les photos d’Abdullah en armes avec ce genre de commentaires : « Les photos du défunt montrent de façon éloquente davantage le terroriste que le Docteur ». On ne répond pas à l’argument utilisé pour justifier des exécutions de « terroristes » par des pleurnicheries victimaires, mais en affirmant haut et fort le droit à la résistance, lui aussi inscrit dans la législation internationale. La Cour suprême israélienne elle-même a jugé en 2005 que « les “terroristes” appartiennent à la catégorie des civils qui prennent part aux hostilités ». On peut en déduire que leur exécution ne peut nullement être justifiée et qu’il ne sert à rien de tenter de cacher leur condition de combattants.


 

08/10/2022

ALEX DE WAAL
La famine, point de fuite des lois de la guerre

 Alex de Waal, The New York Review of Books, 11/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Alexander William Lowndes de Waal (né en 1963), chercheur britannique sur la politique des élitex africaines, est le directeur exécutif de la World Peace Foundation à la Fletcher School of Law and Diplomacy de l'Université Tufts (Massachussets). Auparavant, il a été membre de la Harvard Humanitarian Initiative à l'Université de Harvard, ainsi que directeur de programme au Social Science Research Council on AIDS à New York. Parmi ses livres Famine Crimes: Politics and the Disaster Relief Industry in Africa et Mass Starvation: The History and Future of Famine. Avec Bridget Conley, Catriona Murdoch et Wayne Jordash KC, il est coéditeur du recent livre Accountability for Mass Starvation : Testing the Limits of the Law. Il a dit à Daniel Drake dans une interview à la NYB : « Mon père et sa famille ont été chassés d'Autriche par les nazis en 1938. J'ai appris plus tard que deux générations auparavant, mon arrière-arrière-grand-père Ignace von Ephrussi avait quitté Odessa, craignant à juste titre des pogroms contre les Juifs. À cette époque, les Ephrussi étaient les plus gros négociants en céréales d'Europe. »

Presque toutes les famines modernes, y compris celles du Yémen et du Tigré, sont causées par des tactiques de guerre. Que faudrait-il pour les empêcher ?

Travailleurs transportant des sacs de céréales dans un entrepôt du Programme alimentaire mondial (PAM) à Abala, Éthiopie, juin 2022. Photo Eduardo Soteras/AFP/Getty

L'Organisation des Nations Unies a estimé que 276 millions de personnes dans le monde sont aujourd'hui « gravement menacées d'insécurité alimentaire ». Quarante millions de personnes sont dans des conditions « d'urgence », un peu en deçà de la définition technique de la « famine » par l'ONU. Au début de cette année, les effets conjugués de la crise climatique, des retombées économiques de la COVID-19, du conflit armé et de la hausse des coûts du carburant et de la nourriture avaient déjà provoqué une forte augmentation du nombre de personnes ayant besoin d'aide. Puis l'invasion russe de l'Ukraine a soudainement coupé les exportations de blé du grenier mondial. Pendant cinq mois, les navires de guerre russes ont bloqué les ports de la mer Noire et empêché les cargaisons de céréales de partir, à la fois pour étrangler l'économie ukrainienne et pour déstabiliser les pays importateurs de denrées alimentaires afin de pousser les USA et l'UErope à assouplir les sanctions. 

« Nous sommes confrontés à un risque réel de famines multiples cette année, et l'année prochaine pourrait être encore pire », a averti le Secrétaire général des Nations Unies António Guterres à l'Assemblée générale en juillet. Quatre jours plus tard, lui et le président turc Recep Tayyip Erdoğan ont annoncé qu'ils avaient négocié des accords parallèles avec la Russie et l'Ukraine pour reprendre les expéditions de céréales et d'engrais synthétiques. Malgré une frappe russe sur Odessa, les premiers navires chargés de blé ukrainien partent le 1er août. (Aucune date n'est encore fixée pour la reprise des exportations d'engrais de Russie.) Au 4 septembre, 86 navires transportant plus de deux millions de tonnes de nourriture avaient quitté les ports ukrainiens. Les prix mondiaux du blé et de l'huile de tournesol ont baissé, ce qui laisse présager une baisse des prix du pain en Égypte et un allégement de la pression sur le budget du Programme alimentaire mondial (PAM) pour l'aide alimentaire d'urgence. S'exprimant dans la ville ukrainienne de Lviv, Guterres s'est félicité lui-même et Erdoğan pour l'accord, l'Initiative sur les céréales de la mer Noire, qui, a-t-il dit, « aidera les personnes vulnérables dans tous les coins du monde ».

La levée du blocus de la mer Noire est en effet une étape importante vers une alimentation plus abordable pour des dizaines de millions de personnes qui, avant la récente hausse des prix, consacraient déjà un tiers ou plus de leurs dépenses quotidiennes au pain. Les familles pauvres dans des pays comme le Bangladesh, l'Égypte, le Liban et le Nigéria deviendront moins « en état d’insécurité alimentaire », dans le langage des spécialistes. Pour cela seulement, Guterres a droit à un rare éloge pour sa diplomatie. Mais en laissant entendre que l'Initiative sur les céréales de la mer Noire permettrait non seulement de réduire les prix du pain et de mettre plus de céréales sur le marché, mais aussi de prévenir la famine, le Secrétaire général de l'ONU, avec de nombreux commentateurs, associait l'insécurité alimentaire à la famine de masse, un type de crise très différent.

Ramener les produits ukrainiens sur le marché mondial atténuera le premier, mais aura peu d'impact sur le second. En effet, presque toutes les famines modernes sont causées par des tactiques de guerre. Le siège affameur a longtemps été l'arme préférée du faiseur de guerre : il est simple, bon marché, silencieux et horriblement efficace. Alors même qu'elle empêchait les navires chargés de blé de quitter l'Ukraine, la Russie a forcé les Ukrainiens à entrer dans les caves et les a empêchés d'obtenir de la nourriture, de l'eau et d'autres produits essentiels. L'armée russe est experte en cette stratégie : la privation de tout ce qui est nécessaire pour rester en vie a été une caractéristique majeure des guerres tchétchènes. En Syrie, les troupes du président Bachar el-Assad ont peint par pulvérisation le slogan CAPITULER OU MOURIR DE FAIM aux postes de contrôle situés à l'extérieur des enclaves de l'opposition, qu'elles ont ensuite assiégé avec les conseils et le soutien militaires russes.

Selon l'ONU, plus d'un demi-million de personnes dans quatre pays - l'Éthiopie, le Soudan du Sud, le Yémen et Madagascar - sont dans des « conditions catastrophiques ou de famine ». La semaine dernière, l'ONU et les agences humanitaires ont également déclaré la « famine en cours » en Somalie, un pays frappé par une combinaison mortelle de sécheresse et de conflit, où elles ont recueilli des données d'enquête montrant que certaines parties du pays franchissent le seuil de « l'urgence » à « la famine ». Sur ces cinq pays, quatre sont frappés par la guerre civile. (Un rare cas contemporain d'insécurité alimentaire extrême sans guerre civile est Madagascar, où une séquence de sécheresses sans précédent a mis la partie sud de l'île dans une situation désastreuse.) Des combats dans les pays pauvres accroissent l'insécurité alimentaire en entravant l'agriculture, en perturbant les marchés alimentaires et en détournant les budgets étriqués des programmes de santé et de protection sociale vers les soldats et les armes.

Mis à part la Somalie, les autres cas de faim extrême - en Éthiopie, au Yémen et au Soudan du Sud - se trouvent là où une partie belligérante a choisi d'affamer son ennemi. Contrairement à la Somalie, où le gouvernement nouvellement élu est ouvert au sort de la nation, les autorités de ces pays sont déterminées à dissimuler l'ampleur de la famine et à empêcher l'aide d'atteindre ceux qu'ils ont affamés. Le sort des personnes vulnérables dans ces conditions est décidé non pas par les prix du marché ou les budgets d'aide, mais par le calcul des hommes qui poursuivent la famine comme politique. Les victimes sont bien conscientes que la famine est un résultat politique plutôt qu'un malheur impersonnel - « la caractéristique de certaines personnes n'ayant pas assez de nourriture à manger », comme l'a écrit l'économiste Amartya Sen dans son livre Poverty and Famines [Pauvreté et famines, 1990, encore inédit en français, le prix Nobel d’Économie attribué à l’auteur en 1998 n’ayant pas suffi à convaincre un éditeur francophone, NdT] « pas la caractéristique qu'il n'y ait pas assez de nourriture à manger ».

28/07/2022

GIDEON LEVY
Israël peut-il sonner les cloches à la Russie en matière d’occupation et de crimes de guerre ?

 Gideon Levy,  Haaretz, 28/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Parfois, la fête est terminée, même lorsqu'il semble qu'elle pourrait durer éternellement. Il en va de même pour Israël, qui a porté l'art du jonglage à des sommets jamais atteints auparavant. Il ne danse pas seulement à deux mariages - mais à tous - en même temps, tout en réussissant à ne pas tomber, jusqu'à ce qu'il tombe.

Des manifestants devant l'ambassade de Russie à Tel Aviv, au début de cette année. Photo : Ariel Schalit/AP

C'est ainsi qu'Israël a dansé la danse de la démocratie et du monde libre pendant des décennies, malgré l'existence d'une dictature militaire brutale dans son arrière-cour. C'est ainsi qu'il a jonglé ces derniers mois entre la Russie et les USA. Il s'avère maintenant qu'il est impossible d'avoir le meilleur des deux mondes pour toujours. Parfois, la fête est finie - et c'est peut-être mieux ainsi.

Certes, les USA auraient supporté n'importe quoi de la part d'Israël, mais pas la Russie. Washington pardonne tout à Israël, même le fait de tourner le dos à l'Occident en temps de crise. Tous les crachats qu'Israël lance aux demandes des USA sont reçus à Washington comme une pluie bénie. En ce qui concerne les USA, les murmures d'Israël et son attitude hésitante face à la guerre en Ukraine ne méritaient pas un haussement de sourcil. L'Europe a également pardonné - mais ensuite, M. Moralité internationale, Yair Lapid, s'est levé. En tant que ministre des Affaires étrangères, il a produit d'autres bruits - qui sonnaient plus agréablement aux oreilles des USAméricains. La Russie s'est réveillée, comment ne pas le faire, et maintenant Jérusalem craint sa fureur.

Les menaces de la Russie ressemblent en fait à des promesses. La fermeture de l'Agence juive pour Israël en Russie et la fin des bombardements en Syrie pourraient très bien constituer des évolutions positives, même pour Israël. Tout a déjà été dit sur la fermeture de l'Agence juive : assez de subversion et d'encouragement à l'immigration inutile. Cependant, les bombardements sans contrainte en Syrie, comme s'il s'agissait d'un État vassal sous souveraineté israélienne, pourraient également se terminer très mal.

Lorsque le Hezbollah envoie un ballon, Israël hurle au monde entier à la violation de sa sacrosainte souveraineté. Pourtant, personne n'ose ouvrir la bouche devant la chutzpah des bombardements en Syrie et l'arrogance des vols dans le ciel du Liban. Peut-être la Russie mettra-t-elle un terme à tout cela. Cela ne nuira pas nécessairement à la sécurité d'Israël, comme le prétendent les marchands de peur, car ces attaques pourraient un jour entraîner une riposte. Cela pourrait conduire à une détérioration dont il est difficile de voir la fin. Si la Russie insiste pour fermer le ciel syrien, les meilleurs pilotes du monde seront un peu moins occupés, à leur grand regret, mais Israël sera un endroit plus sûr.

Aujourd'hui, certains appellent Israël à adopter une ligne politique plus morale dans son attitude vis-à-vis de la guerre en Ukraine, après que nous avons déjà perdu la Russie, semble-t-il. Cet appel est également problématique. Israël a-t-il le droit de prêcher la moralité à un autre pays qui ne respecte pas le droit international et ignore les appels de la communauté internationale ? Israël a-t-il le droit de s'élever contre les crimes de guerre et les actes d'occupation ? Avec quelle autorité morale ?

Israël est-il autorisé à participer à des sanctions contre une nation occupante à un moment où lui-même - un occupant - qualifie d'antisémitisme tout appel à des sanctions à son encontre ? Après tout, Lapid, qui a changé d'attitude concernant la guerre en Ukraine, est l'un des adeptes de la doctrine selon laquelle Israël peut tout faire et les autres nations ne peuvent pas le critiquer, car toute intervention de ce type relève de la haine des Juifs. Va-t-il maintenant prêcher à la Russie ? À propos de quoi ? De l'occupation et des crimes de guerre ?

Nous sommes maintenant au bord du précipice, et cela doit nous faire réfléchir. Israël a essayé de profiter de tous les mondes et a réussi à les perdre presque tous. L'Ukraine et la Russie sont furieuses contre Israël dans la même mesure. Alors que l'Europe et les USA ont montré leur meilleur côté, Israël s'est tenu à l'écart. Et la Russie, qui espérait qu'Israël la récompenserait pour le ciel ouvert en Syrie et la liberté de l'Agence juive de continuer ses petites affaires en Russie, a souffert d’une déception.

Mais la Russie a encore une consolation : Israël, le chouchou de l'Occident, ressemble beaucoup plus dans ses actions à la Russie qu'à ses admirateurs en Occident. La Russie est plus forte et plus brutale, et Vladimir Poutine est plus dictatorial, mais Israël sait très bien pourquoi il ne s'est pas prononcé contre la Russie : ils sont presque jumeaux.

09/04/2022

FAUSTO GIUDICE
Boutcha, un Timişoara du XXIème Siècle

 Fausto Giudice, BastaYekfi, 9/4/2022

Le 1er avril 2022, le maire de Boutcha, une banlieue résidentielle de 36 000 habitants au nord-ouest de Kiev, annonce que la ville a été « libérée » la veille 31 mars des occupants russes. Simultanément, la police ukrainienne annonce qu’elle y a lancé la chasse aux « saboteurs » et aux « agents russes déguisés en civils ». Le 2 avril, l’avocat ukrainien Ilya Novikov publie sur sa page facebook une vidéo provenant d’une page ukrainienne sur Telegram, d’une minute neuf secondes montrant un convoi de blindés ukrainiens se déplaçant sur une rue de Boutcha. On peut compter douze corps, dont un a les mains liées dans le dos avec un bandeau blanc.

Dans les heures qui suivent, l’ensemble de la « socialmediasphère », puis des médias traditionnels, se déchaîne. « Les Russes ont commis des crimes de guerre à Boutcha, ils ont massacré 300 civils ». Personne n’a vu 300 cadavres. Certaines photos montrent des sacs noirs censés contenir des corps. On veut bien croire qu’ils contiennent des morts, mais cela ne nous dit pas quand et comment ils sont morts.  Les photos, les vidéos se succèdent dans un chaos total : un même corps apparaît sur diverses photos à des endroits différents. Des corps apparaissent, disparaissent, réapparaissent avec des détails différents. Certaines photos montrent des corps aux mains attachées dans le dos, d’autres avec un brassard blanc au bras. Durant le mois pendant lequel des troupes russes ont occupé Boutcha et les localités avoisinantes, les civils étaient encouragés à arborer des brassards blancs pour afficher qu’ils étaient des civils non hostiles. Les civils, militaires et paramilitaires ukrainiens portaient, eux, des brassards bleus. Les militaires russes auraient donc, selon le récit dominant, tué des civils qui ne leur étaient pas hostiles. Ils sont donc aussi fous que leur chef, Poutine, le Grand Satan de 2022.

Après et en même temps que les médias et réseaux sociaux, les politiciens entrent dans la danse : Joe Biden, Ursula von der Leyen, Josep Borrell, tous dénoncent le « crime de guerre de Boutcha ». La Russie est exclue du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Zelensky, le « serviteur du peuple », héros sempityernel d’un feuilleton sans fin, réclame un « Tribunal de Nuremberg pour Poutine ». Et enfin, voilà le pape himself qui, dans une scène digne de Nanni Moretti, brandit et embrasse un drapeau ukrainien « provenant de la ville martyre de Boutcha », au cours d’une cérémonie où il remet des œufs de Pâques à des enfants ukrainiens. Aucun média ayant publié des photos ou la vidéo de la scène n’a expliqué ce qui était écrit sur le drapeau : «4ème Centurie cosaque de Maidan ». La centurie (« sotnya») était l’unité de base des troupes cosaques des diverses armées dans lesquelles elles ont servi. Durant ce que Radio Free Europe baptisa « l’Euromaidan » de 2013-2014, le service d’ordre organisé par le politicien, au départ néonazi puis girouette, Andriy Paroubiy, était structuré en groupes portant de tels noms poétiques évoquant le « glorieux passé » ukrainien, autrement dit le combat contre le « judéo-bolchevisme ».

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 Monument local à Mikhaïl Boulgakov, écrivain russe (1891-1940) né à Kiev, qui passait ses vacances dans la datcha familiale à Boutcha

 

07/09/2021

JORGE MAJFUD
Par mer et par air, pas plus
Vingt ans après le seul 11 septembre qui compte

Jorge Majfud , 6/9/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

L'ancien premier ministre britannique vient de remettre ça, une fois de plus. S'exprimant lors d'une conférence commémorant le vingtième anniversaire des attaques terroristes de 2001 à New York, il a insisté sur le fait que « nous avons besoin de plus de bottes [soldats] sur le terrain [boots on the ground] pour combattre le terrorisme ». Bien sûr, ce terrorisme ne vient pas de nulle part, mais des interventions historiques britanniques et usaméricaines et, plus récemment, du financement des moudjahidines par la CIA (d'où sortiront Oussama Ben Laden et les fondateurs des Talibans).

Eray Özbek, Turquie

Nous ne reviendrons pas sur ces détails, mais il serait opportun de rappeler au célèbre ancien ministre quelques leçons de l'histoire. Le même avertissement s'applique à Blair et à tous les autres dirigeants qui seraient qualifiés de criminels de guerre s'ils n'étaient pas à la tête de grandes puissances mondiales : Londres et Washington n'ont eu une chance de réussir que lorsqu'ils ont largué des tonnes de bombes sur des « îles de Nègres » (comme on disait au début du XXe siècle), sur des « patelins de Jaunes » au milieu du XXe siècle, sur des « nids de communistes » des décennies plus tard et sur des « tanières de terroristes » au début du XXIe siècle.