Jorge Majfud ,
6/9/2021
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
L'ancien premier ministre britannique vient de remettre ça, une fois de plus. S'exprimant lors d'une conférence commémorant le vingtième anniversaire des attaques terroristes de 2001 à New York, il a insisté sur le fait que « nous avons besoin de plus de bottes [soldats] sur le terrain [boots on the ground] pour combattre le terrorisme ». Bien sûr, ce terrorisme ne vient pas de nulle part, mais des interventions historiques britanniques et usaméricaines et, plus récemment, du financement des moudjahidines par la CIA (d'où sortiront Oussama Ben Laden et les fondateurs des Talibans).
Eray Özbek, Turquie
Nous ne reviendrons pas sur ces détails, mais il serait opportun de rappeler au célèbre ancien ministre quelques leçons de l'histoire. Le même avertissement s'applique à Blair et à tous les autres dirigeants qui seraient qualifiés de criminels de guerre s'ils n'étaient pas à la tête de grandes puissances mondiales : Londres et Washington n'ont eu une chance de réussir que lorsqu'ils ont largué des tonnes de bombes sur des « îles de Nègres » (comme on disait au début du XXe siècle), sur des « patelins de Jaunes » au milieu du XXe siècle, sur des « nids de communistes » des décennies plus tard et sur des « tanières de terroristes » au début du XXIe siècle.
Lorsque les
Britanniques ont posé leurs bottes en Argentine et en Uruguay, ça ne s’est pas
bien passé pour eux. Ils ont eu plus de chance avec leurs banques (inventant
des guerres intestines avec leurs fake
news) qu'avec leurs soldats. Quand ils ont mis leurs bottes sur le terrain,
ça n’a pas marché du tout. Leurs rejetons, les fanatiques protestants de
Washington, n'ont pas non plus réussi sur le terrain, bien qu'ils aient
toujours su très bien se vendre, car s'ils sont quelque chose, c'est bien ça :
de bons vendeurs. Leurs plus grands « exploits » ont toujours été, au
moins depuis le milieu du XIXe siècle, le fruit de bombardements
venus de très, très loin. Veracruz, par exemple, a été soumise à plusieurs
pluies de bombes jusqu'en 1914 et, même alors, les puissances mondiales n'ont
jamais pu briser la résistance du peuple mexicain. En 1856 (depuis la mer, bien
sûr), le capitaine Geogre Hollins a traversé San Juan del Norte au Nicaragua
sous une grêle de coups de canon parce que les autorités locales voulaient
arrêter un capitaine usaméricain qui avait assassiné un pêcheur. En 1898, plus
de 1 300 bombes sont tombées sur la capitale de Porto Rico pour la libérer
(aujourd'hui encore, les Portoricains ne peuvent élire le président de leur
pays et n'ont pas de sénateurs à Washington, résultat d'un siècle et demi de
libération). En 1927, la seule chance d'inverser une défaite cuisante sur le
terrain face aux paysans affamés d'Augusto Sandino au Nicaragua, qui avaient
coincé les Marines et la Garde
nationale dans la ville d'Ocotal, fut le premier bombardement aérien militaire
de l'histoire. Quelques mois avant les célèbres bombes atomiques sur Hiroshima
et Nagasaki, qui ont fait un quart de million d'innocents massacrés, cent mille
civils non combattants ont été tués en une seule nuit dans
les villes japonaises de Nagoya, Osaka, Yokohama et Kobe.
Dans la nuit du 10
mars 1945, le général Curtis LeMay ordonne le largage de 1 500 tonnes
d'explosifs sur Tokyo à partir de 300 bombardiers B-29. 500 000 bombes pleuvent
de 1 h 30 à 3 h du matin. 100 000 hommes, femmes et enfants sont morts en
quelques heures et un million d'autres ont été gravement blessés. Cette
histoire sera éclipsée (oubliée) à cause des bombes atomiques médiatisées qui,
trois mois plus tard, tomberont sur Hiroshima et Nagasaki, tuant un autre quart
de million de non-combattants innocents. La même chose s'est produite plus tard
en Corée du Nord appauvrie, où les bombes ont anéanti 80 % du pays. Les
généraux Douglas MacArthur et Curtis LeMay ont massacré 20 % de la population
sans qu'aucune nation décente ne soit choquée. Entre 1969 et 1973, il est tombé
plus de bombes sur le Cambodge (500 000 tonnes) que sur l'Allemagne et le Japon
pendant la Seconde Guerre mondiale. La même chose est arrivée au Laos, en Irak,
en Afghanistan...
En 1961, après la défaite traumatisante du plus grand complexe militaire de l'histoire sur une île pauvre, Cuba, l'un des organisateurs, l'agent de la CIA David Atlee Phillips, a reconnu que tout cela était dû au fait que Castro et Che Guevara avaient appris de l'histoire et que Washington ne l'avait pas fait.
Chaque fois que Washington a mis ses « bottes sur le terrain », il a échoué. Ou bien il a réussi de manière parasitaire, comme lors du débarquement à Cuba en 1898, alors que les « Nègres rebelles » avaient presque gagné leur indépendance et qu’il fallait éviter une deuxième Haïti si près de la première. Ou comme en Normandie, avec le fameux Jour J, alors que les Russes avaient déjà mis 27 millions de morts sur le terrain avant que les Occidentaux ne s'approprient toute la gloire d'avoir vaincu le nazisme, cette chose si chère et si populaire auprès des grandes entreprises usaméricaines.
Les rares succès anglo-saxons ont toujours été obtenus en bombardant de loin, de la mer ou des airs et sur des petites îles pleines de Noirs, parfois minuscules (comme Grenade en 1983) ou sur des pays pauvres avec une armée affamée. Le bombardement aérien moderne n'est rien d'autre qu'une extension du bombardement maritime antérieur, comme en témoignent les « destroyers », les « porte-avions » et le mot même de « marines », même pour désigner les parachutistes.
Tony Blair était à Jacksonville, en Floride, en 2014. Il a donné une conférence sur l'Irak, pleine de blagues et d'anecdotes amusantes sur la guerre et l'après-guerre, pour laquelle il a été payé une fortune. Mais pas un mot sur ce que, quelques années plus tôt, en toute impunité, l'ancien président George Bush lui-même avait reconnu : les raisons (« excuses ») pour entrer en guerre avaient été « basées sur des erreurs de renseignement ». Le troisième allié, le premier ministre espagnol qui voulait sortir son pays « des coulisses de l'histoire », José María Aznar, avait été plus honnête, reconnaissant qu'il n'avait pas été assez intelligent pour se rendre compte qu'ils faisaient des erreurs comme des enfants. Depuis cette même Espagne, peu avant l'invasion, nous avions expliqué l'absurdité des arguments et la catastrophe à venir en Irak et en Afghanistan, ainsi que la future crise économique aux USA, qui s'est produite en 2008. Mais quelle importance ? Seulement un peu plus d'un million d'innocents sont morts. « Staline en a tué plus » … Et Genghis Khan, et...
Ce soir-là, devant le visage souriant et illuminé de l'exotique premier ministre, j'ai levé la main pour poser des questions sur le million de morts et les armes de destruction massive qui n'ont jamais été trouvées. Je n'ai jamais eu le micro. Ils étaient tous si excités de rencontrer l'ancien premier ministre d’Angleterre….
Avec un fort sentiment de frustration et une indifférence forcée, j'ai quitté la pièce et me suis rendu au parking. Sur un bout de papier, j'ai écrit, pour le lendemain : « Si vous devez mille dollars à une banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est la banque qui a un problème ». Cela m'a rappelé l'écrivain espagnol Angel Ganivet (1898) : « Une armée qui combat avec des armes puissantes... même si elle laisse le terrain jonché de cadavres, est une armée glorieuse ; et si les cadavres sont noirs, alors on dit qu'il n'y a pas de cadavres... un homme en civil, qui se bat et tue, nous semble un assassin ».
Dernier livre : La frontera salvaje. 200 años de fanatismo anglosajón en América latina.
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