Affichage des articles dont le libellé est Impérialisme US. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Impérialisme US. Afficher tous les articles

06/04/2023

MAURIZIO LAZZARATO
Luttes des classes en France

Maurizio Lazzarato, 7 avril 2023

Original italien : Lotte di classe in Francia

English version
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Maurizio Lazzarato (1955), exilé en France suite à la répression déclenchée le 7 avril 1979 contre le mouvement de l’Autonomie ouvrière, dans lequel il militait à l’Université de Padoue, est un sociologue et philosophe indépendant italien résidant à Paris. Auteur de nombreux livres et articles sur le travail immatériel, le capitalisme cognitif, la biopolitique et la bioéconomie, la dette, la guerre et ce qu’il appelle la machine Capital-État. Derniers ouvrages parus : Guerra o rivoluzione. Perché la pace non è un'alternativa (DeriveApprodi, 2022),  Le capital déteste tout le monde - Fascisme ou révolution (Éd. Amsterdam, 2019). Bibliographie en français

Entrons directement dans le vif du sujet : après les grandes manifestations contre la "réforme" des retraites, le président Macron a décidé de "passer en force" en mettant le parlement sur la touche et en imposant la décision souveraine d’adopter la loi portant ‘ âge de la retraite de 62 à 64 ans. Dans les manifestations, la réponse immédiate a été "nous aussi, nous passons en force". Entre des volontés opposées, la volonté souveraine de la machine État-capital et la volonté de classe, c’est la force qui décide. Le compromis capital-travail s’est brisé depuis les années 1970, mais la crise financière et la guerre ont encore radicalisé les conditions de laffrontement.

Essayons ensuite d’analyser les deux pôles de cette relation de pouvoir fondée sur la force dans conditions politiques après 2008 et 2022.

 

Le mars français

Le mouvement semble avoir saisi le changement de phase politique provoqué d’abord par la crise financière de 2008 et ensuite par la guerre. Il a utilisé de nombreuses formes de lutte que le prolétariat français a développées ces dernières années, en les fédérant, en les articulant et en légitimant de fait leurs différences. Aux luttes syndicales, avec leurs cortèges pacifiques qui se sont progressivement transformés, intégrant des composantes non salariales (le 23 mars, la présence des jeunes, des étudiants et des lycéens a été massive), se sont ajoutées les manifestations "sauvages" qui, pendant des jours, se sont développées à la tombée de la nuit dans les rues de la capitale et d’autres grandes villes (où elles ont été encore plus intenses).

Cette stratégie d’action par groupes se déplaçant constamment d’une partie de la ville à lautre, semant le feu, est un héritage clair des formes de lutte des Gilets jaunes qui ont commencé à "terroriser" les bourgeois, lorsqu’au lieu de parader tranquillement entre République et Nation, ils ont apporté le "feu" dans les quartiers riches de louest de Paris. Dans la nuit du 23 mars, 923 départs de feu sont dénombrés dans la seule ville de Paris. Les flics déclarent que les nuits "sauvages" se sont stabilisées à un niveau supérieur aux "descentes" des Gilets jaunes.  

 Aucun syndicat, pas même le plus pro-présidentiel (CFDT) n’a condamné les manifestations "sauvages". Les médias, tous sans exception détenus par des oligarques, qui attendaient avec impatience, après les premières "violences", un retournement de lopinion publique, ont été déçus : 2/3 des Français ont continué à soutenir la révolte. Le "souverain" avait refusé de recevoir les syndicats, signifiant clairement sa volonté d’affrontement direct, sans médiation. Chacun en avait déduit qu’il n’y avait qu’une seule stratégie à adopter, articuler différentes formes de lutte, sans s’embarrasser de la distinction "violence" / "pacifisme".

La massification et la différenciation des composantes présentes dans les cortèges se retrouvent également dans les piquets de grève qui sont aussi importants, sinon plus, que les manifestations. Le choix de Macron a sans doute aussi été motivé par le blocage pas tout à fait réussi de la grève générale du 7 mars (le 8, la situation était devenue presque normale !). Mais ce que Macron n’avait pas prévu, c’est ‘ accélération du mouvement après la décision d’appliquer le 49.3.

Le seul mouvement qui n’a pas été intégré à la lutte est la révolte des banlieues. La jonction entre "petits blancs" (les tranches les plus pauvres du prolétariat blanc) et "barbares" (les Français enfants d’immigrés, les "indigènes de la république") ne s’est pas faite cette fois non plus. Ce n’est pas anodin, comme on le verra plus loin, car c’est la possible révolution mondiale, la jonction Nord/Sud, qui est ici en jeu.

Il y a eu une articulation de fait et universellement acceptée entre les luttes de masse et les luttes d’une partie minoritaire qui s’est consacrée à prolonger le conflit la nuit en utilisant les poubelles accumulées sur les côtés des rues à cause de la grève des éboueurs, pour bloquer la police et mettre le "zbeul" (bordel, de ‘ arabe maghrébin zebla, ordures). Pour ‘ instant, appelons ça "avant-garde" parce que je ne sais pas comment ‘ appeler autrement, en espérant que les crétins habituels ne crieront pas au léninisme. Il ne s’agit pas d’apporter une conscience au prolétariat, qui en est dépourvu, ni de la fonction de direction politique, mais d’articuler la lutte contre la main de fer imposée par le pouvoir établi. La relation masses/minorités actives est présente dans tous les mouvements révolutionnaires. Il s’agit de la repenser dans les nouvelles conditions, et non de la supprimer.

 Avant les grandes mobilisations de ces jours-ci, il y avait des différences et des divisions qui traversaient le prolétariat français, affaiblissant sa force de frappe. On ne peut ici que les résumer : les syndicats et les partis institutionnels de gauche (à ‘ exception de la France Insoumise) n’ont jamais compris le mouvement des Gilets Jaunes, ni la nature, ni les revendications de ces travailleurs qui ne rentrent pas dans les normes classiques du salariat. Ils ont fait preuve d’indifférence, voire d’hostilité, à l’égard de leurs luttes. C’est une inimitié ouverte, en revanche, qu’ils ont exprimé à l’égard des "barbares" des banlieues (à l’exception de la France Insoumise), rejoints par une partie du mouvement féministe, alors qu’ils ont tous subi les campagnes racistes lancées par le pouvoir et les médias contre le "voile islamique". De leur côté, ni les premiers ni les seconds n’ont été capables de développer des formes d’organisation autonomes et indépendantes, capables d’apporter leur point de vue, que ni les syndicats ni les partis fermés, dont la base ne cesse de se réduire, ne veulent même pas envisager. Au sein des "barbares" s’est développée une théorie décoloniale, dont beaucoup de positions peuvent être partagées, mais qui n’a jamais réussi à s’enraciner dans les quartiers et à se doter d’une organisation de masse. Le mouvement féministe, quant à lui, est bien organisé et a développé des analyses lucides et approfondies, exprimant des positions radicales, mais il n’apporte pas de ruptures politiques de cette ampleur. Il ne livre pas de bataille politique au sein des luttes en cours alors que les femmes sont certainement les plus touchées par les "réformes". Le prolétariat français est donc fragmenté par le racisme, le sexisme et les nouvelles formes de travail précaire.


Le mouvement en cours a fait bouger les lignes, c’est-à-dire qu’il a déplacé les clivages, recomposant partiellement les différences. Les actions écologiques ont également trouvé leur force et leurs ressources dans les luttes. Les affrontements à Sainte-Soline contre la construction de méga-bassines destinées à recueillir l’eau pour l’industrie agro-alimentaire, où la police a utilisé des armes de guerre, ont suscité l’indignation et la mobilisation dans les jours qui ont suivi avec la reprise de manifestations "sauvages", bien qu’à une échelle plus réduite.

Un saut dans la recomposition ? Peut-être est-il trop tôt pour le dire, en tout cas les différents mouvements qui ont traversé la France ces dernières années se sont greffés sur la mobilisation syndicale en lui donnant une autre image et une autre substance : la contestation du pouvoir et du capital.  En deux mois, ils ont brûlé Macron et mis sa présidence dans une impasse.

 

Lorsque le système politique des pays occidentaux devient oligarchique et que le consensus ne peut plus être assuré par les salaires, les revenus et la consommation, qui sont continuellement bloqués ou réduits, la police devient l’axe fondamental de la "gouvernance". Macron n’a géré les luttes sociales de sa présidence qu’à travers la police.

La brutalité de l’intervention est désormais au cœur de la stratégie française de maintien de l’ordre. La France n’a pas seulement une grande tradition révolutionnaire, elle a aussi une tradition d’exercice de la violence contre-révolutionnaire, inédite dans les colonies et proportionnée au danger du pouvoir en métropole (où elle a fait intervenir en 1848 l’Armée d’Afrique, qui avait conquis l’Algérie pour réprimer la révolution).

Désormais, l’enjeu du mouvement n’est plus seulement réductible au travail et à son rejet, mais à l’avenir du capitalisme lui-même et de son État, comme c’est toujours le cas lorsque des guerres entre impérialismes éclatent ! 

 

La leçon que nous pouvons tirer de ces deux mois de lutte est l’urgence de repenser et de reconfigurer la question de la force, de son organisation, de son utilisation. La tactique et la stratégie sont redevenues des nécessités politiques dont les mouvements se sont peu préoccupés, se concentrant presque exclusivement sur la spécificité de leurs rapports de force (sexiste, raciste, écologique, salarial). Et pourtant, ils ont élevé le niveau de la confrontation en se déplaçant objectivement ensemble, en l’absence de coordination subjective, en déconstruisant le pouvoir constitué. Soit le problème de la rupture avec le capitalisme et tout ce qu’il implique est résolu, soit nous continuerons à n’agir que sur la défensive.  Ce qui émerge lorsque la guerre entre impérialismes s’impose, c’est toujours, historiquement, la possibilité de son "effondrement" (d’où peut aussi émerger une nouvelle division du pouvoir sur le marché mondial et un nouveau cycle d’accumulation). Les USA, la Chine et la Russie sont pleinement conscients de ce qui est en jeu. Il n’est pas certain que la lutte des classes puisse atteindre ce niveau de confrontation.


Autocratie occidentale

La constitution française prévoit toujours la possibilité pour le "souverain" de décider dans le cadre des institutions dites démocratiques, d’où l’invention du 49.3 qui permet de légiférer sans passer par le parlement. C’est l’inscription dans la constitution de la continuité des processus de centralisation politique qui ont commencé bien avant la naissance du capitalisme. La centralisation de la force militaire (le monopole légitime de son exercice), également antérieure au capitalisme, constitue l’autre condition indispensable à l’émergence de la machine État-capital qui, à son tour, procédera immédiatement à la centralisation de la force économique par la constitution de monopoles et d’oligopoles qui n’ont fait que croître en taille et en poids économique et politique tout au long de l’histoire du capitalisme.

Une grande partie de la pensée politique a ignoré le capitalisme réellement existant, supprimant ses processus de centralisation "souveraine", ouvrant ainsi la voie aux concepts de "gouvernementalité" (Foucault), de "gouvernement" (Agamben, très agité lors de la pandémie, mais disparu avec la très peu biopolitique guerre entre impérialismes), de "gouvernance".

Les déclarations de Foucault à cet égard sont significatives du climat théorique de la contre-révolution : "L’économie est une discipline sans totalité ; l’économie est une discipline qui commence à manifester non seulement l’inutilité, mais l’impossibilité d’un point de vue souverain, d’un point de vue du souverain sur la totalité de l’État qu’il a à gouverner ". Les monopoles sont les "souverains" de l’économie qui ne feront qu’accroître leur volonté de totalisation en se combinant avec le pouvoir "souverain" du système politique et le pouvoir "souverain" de l’armée et de la police.

Le capitalisme n’est pas identique au libéralisme ou au néolibéralisme. Les deux sont radicalement différents et il est absurde de décrire le développement de la machine État-capital comme un passage des sociétés souveraines aux sociétés disciplinaires et à la société de contrôle. Les trois centralisations se complètent en commandant toujours des formes de gouvernementalité (libérale ou néolibérale), en les utilisant et en les abandonnant lorsque l’affrontement de classe se radicalise.

Les énormes déséquilibres et polarisations entre États et entre classes que les centralisations entraînent conduisent directement à la guerre, qui exprime une fois de plus la vérité du capitalisme (le choc des impérialismes), dont les répercussions politiques sont immédiates, surtout sur les petits États européens. Alors que le président français affirme sa souveraineté contre son "peuple", il en a perdu, en bon vassal, un autre gros morceau au profit des USA, qui ont remplacé, grâce à la guerre contre l’"oligarque" russe, l’axe franco-allemand par les USA, la Grande-Bretagne et les pays de l’Est, au centre desquels les USAméricains ont installé le plus réactionnaire, sexiste, clérical, homophobe, anti-ouvrier et belliciste des pays d’Europe, la Pologne. Désormais, non seulement l’hypothèse fédérale est une utopie, mais aussi l’Europe des nations.  L’avenir sera fait de nationalismes et de nouveaux fascismes. Si quelqu’un voulait un jour ressusciter le projet européen après un nouveau consentement servile à la logique de l’impérialisme du dollar, il devrait d’abord s’engager dans une lutte pour la libération du colonialisme yankee.

Sur l’échiquier international, la France compte toujours moins qu’avant la guerre, mais comme tous les petits marquis marginaux, Macron déverse toute son animosité et son impotence sur ses "sujets" auxquels il réserve le traitement par sa police. 


Selon le Financial Times du 25 mars 2023, « la France a le régime qui, parmi les pays les plus développés, se rapproche le plus d’une dictature autocratique ».  Il est amusant de voir la presse internationale du capital s’alarmer (Wall Street Journal) parce que « la marche forcée de Macron pour transformer l’économie française en un environnement pro-business se fait au détriment de la cohésion sociale ». Leur véritable préoccupation ne sont pas les conditions de vie de millions de prolétaires, mais le danger "populiste" qui menacerait l’Alliance atlantique, l’OTAN globale, et donc les USA qui la dirigent : la "rébellion parlementaire" et le "chaos qui se déroule à travers le pays posent des questions inquiétantes pour l’avenir du pays à tous ceux qui espèrent que la France restera fermement dans le camp libéral, pro-UE, pro-OTAN" (Politico). Le Financial Times craint que la France « suive les Américains, les Britanniques et les Italiens et opte pour le vote populiste ». On ne sait pas s’ils sont hypocrites ou irresponsables. Ils voudraient avoir deux choses en même temps : la rente financière et monopolistique et la cohésion sociale, la démocratie et la dictature du capital, les entreprises exonérées d’impôts, financées grassement par un système de protection sociale complètement tordu en leur faveur, et la paix sociale. Der Spiegel parle de "déficit démocratique", de "démocratie elle-même en danger", alors que ce sont les politiques économiques qui défendent quotidiennement les causes de  l’autocratie occidentale qui n’a rien, mais rien, à envier à celle de l’Est.

Le cycle mondial des luttes après 2011

Ce que l’ on commence à peine à entrevoir dans les luttes en France, le défi au pouvoir et au capital, c’est ce que les luttes dans le Sud global ont immédiatement réalisé dès 2011.

Le Grand Sud a eu une fonction stratégique décisive, plus encore que les luttes en Occident, au XXème siècle. La dimension internationale des rapports de force est un nœud décisif pour reprendre l’initiative. La crise de 2008 a non seulement ouvert la possibilité de la guerre (qui est arrivée en temps utile), mais aussi la possibilité de ruptures révolutionnaires (la réalité des luttes bouge, est obligée de bouger dans ce sens si elle ne veut pas être balayée par l’action conjointe de la guerre et des nouveaux fascismes).

La dernière mondialisation n’a pas seulement creusé des différences entre le nord et le sud, elle a aussi créé des nord au sud et implanté des sud au nord. Il ne faut en aucun cas en déduire une homogénéité des comportements politiques et des processus de subjectivation entre le nord et le sud. La polarisation centre-périphérie est immanente au capitalisme et doit impérativement et continuellement se reproduire. Sans la prédation du "sud", sans l’imposition d’un lumpen-développement et d’un "échange inégal" (Samir Amin), le taux de profit est destiné à baisser inexorablement, malgré toutes les innovations, technologies, inventions que le nord peut produire sous le contrôle du plus grand entrepreneur techno-scientifique, le Pentagone usaméricain.  C’est la raison profonde de la guerre actuelle. Le Grand Sud veut sortir de ce rapport de subordination, il en est déjà partiellement sorti, et c’est cette volonté politique qui menace l’hégémonie financière et monétaire usaméricaine et sa suprématie productive et politique.

Il y a au moins deux différences politiques importantes qui subsistent entre l’Occident et le reste du monde. La non-intégration des "barbares" des banlieues françaises dans les luttes actuelles, alors qu’ils constituent l’une des couches les plus pauvres et les plus exploitées du prolétariat français, est déjà un symptôme, interne aux pays occidentaux, des difficultés à surmonter la "fracture coloniale" dont les Blancs ont longtemps profité.

Dans le cadre du cycle de luttes qui a débuté en 2011, une différenciation similaire à celle qui s’est produite au XXème siècle s’est produite. À l’époque, nous avions des révolutions socialistes ou de libération nationale (avec des connotations socialistes dans tous les cas) dans tout le Grand Sud et des luttes de masse, parfois très dures, mais incapables de déboucher sur des processus révolutionnaires réussis en Occident.  Aujourd’hui, nous avons de grandes grèves en Europe (France, Grande-Bretagne, Espagne et même Allemagne) et, au contraire, de véritables révoltes, des insurrections et l’ouverture de processus révolutionnaires dans le Grand Sud. 

Prenons quelques exemples, l’Égypte et la Tunisie, qui ont inauguré le cycle en 2011, le Chili et l’Iran, plus récemment, pour mettre en évidence les différences et les convergences possibles.

Il est difficile de comparer le soulèvement du printemps arabe avec "Occupy Wall Street ", même s’il y a eu une circulation des formes de lutte : destitution du pouvoir constitué, des millions de personnes mobilisées, des systèmes politiques ébranlés dans leurs fondements, une répression avec des centaines de morts, la possibilité d’ouvrir un véritable processus révolutionnaire, immédiatement avorté car, comme le disait une pancarte au Caire pendant le soulèvement, " half revolution, no revolution ". Occupy Wall Street n’a jamais été le théâtre de rapports de force de cette ampleur, ni n’a produit, même pour de brèves périodes, des " vides ", des déstructurations, des délégitimations de dispositifs de pouvoir comme les soulèvements dans le sud en suscitent périodiquement. Et c’est toujours le Sud qui ouvre et promeut de nouveaux cycles de lutte (voir aussi le féminisme sud-américain) qui se reproduisent avec moins d’intensité et de force au Nord.


"Une cage en or reste une cage" : mural de Diego Escobedo évoquant les 300 yeux de manifestants crevés par les flics durant la révolte de 2019-2022

Le Chili, où est né le "néolibéralisme", après que l’action de la machine État-Capital eut détruit physiquement les processus révolutionnaires en cours et eut fait appel à Hayek et Friedman pour construire sur le massacre, le marché, la concurrence et le capital humain (ne jamais confondre le néolibéralisme avec l’impérialisme, avec le capitalisme, toujours bien les distinguer !), est un autre type d’insurrection, dont on peut tirer d’autres leçons, même si, comme en Afrique du Nord, il s’agit de défaites politiques.

Au Chili, à la différence de l’Égypte, une multiplicité de mouvements (l’importance du mouvement féministe et autochtone est significative) s’est exprimée dans la révolte. Mais à un certain moment de la lutte des classes, on est confronté à un pouvoir qui n’est plus seulement le pouvoir patriarcal ou hétérosexuel, ce n’est plus seulement le pouvoir raciste, ce n’est plus seulement le pouvoir du maître, mais c’est le pouvoir général de la machine État-Capital qui les englobe, les réorganise et en même temps les déborde. L’ennemi n’est même pas seulement le pouvoir national, la souveraineté d’un État comme le Chili. Dans ces situations, nous sommes directement confrontés aux politiques impérialistes car toute rupture politique, comme en Égypte (plus qu’en Tunisie) ou au Chili ou en Iran, risque de remettre en cause les rapports de force sur le marché mondial, l’organisation globale du pouvoir : les soulèvements chilien et égyptien ont été suivis de près par les USA, qui n’ont pas hésité à intervenir avec leur "ingérence stratégique". Une situation similaire s’est également produite en France : le développement des luttes s’est trouvé, à partir d’une lutte "syndicale", confronté à la totalité de la machine État-capital.

Dans ces moments de lutte, il y a un point de non-retour pour les deux protagonistes, car il n’est pas possible de consolider des formes stables de contre-pouvoir, d’espaces ou de territoires "libérés", si ce n’est pour de courtes périodes. La solution zapatiste n’est ni généralisable, ni reproductible (comme l’ont d’ailleurs toujours affirmé les zapatistes eux-mêmes). On ne voit pas comment un "double pouvoir" durable pourrait être implanté dans les conditions actuelles du capitalisme. En même temps, la prise du pouvoir ne semble pas, depuis 68, être une priorité. La situation est un casse-tête !

Malgré les différences politiques entre le nord et le sud, des problèmes transversaux émergent : quel sujet politique construire qui soit capable, à la fois, d’organiser la multiplicité des formes de lutte et des points de vue et de poser la question du dualisme du pouvoir et de l’organisation de la force.

Les révoltes, les insurrections (mais aussi, bien que de manière différente, les luttes en France), produisent une série d’énigmes ou d’impossibilités : impossibilité de totaliser et de synthétiser les luttes et impossibilité de rester dans la seule dispersion et différenciation ; impossibilité de ne pas se révolter en déconstruisant le pouvoir et impossibilité de prendre le pouvoir ; impossibilité d’organiser le passage de la multiplicité au dualisme du pouvoir de toute façon imposé par l’ennemi et impossibilité de rester dans la seule multiplicité et différence ; impossibilité de centraliser et impossibilité d’affronter ‘ ennemi sans centralisation. La lutte contre ces impossibilités est la condition pour créer le possible de la révolution. Ce n’est que dans ces conditions, en résolvant ces énigmes, en surmontant ces impossibilités que l’impossible devient possible.

La deuxième grande différence entre le Nord et le Sud concerne la guerre en cours et l’impérialisme. L’impérialisme définit le saut qualitatif réalisé dans le processus d’intégration des trois processus de centralisation économique, politique et militaire que la Première Guerre mondiale a sanctionnés et qui ont atteint leur apogée dans le "néolibéralisme" face à la libre concurrence, à la libre entreprise, à la lutte contre toute concentration de pouvoir qui fausse la concurrence, etc, jusqu’à imposer, comme ils le font, l’inflation des profits ("pricing power", pouvoir de fixer les prix au mépris du "néolibéralisme" autoproclamé) non contents de la prédation qu’ils opèrent à l’échelle mondiale et de la réorganisation du welfare qu’ils ont imposée en leur faveur.

Le mouvement français ne s’est pas exprimé sur la guerre entre les impérialismes. La lutte contre la réforme des retraites s’inscrit dans ce cadre, même si la question n’a jamais été posée, même si le fait que l’Europe soit en guerre et que l’Occident réorganise le welfare en warfare change considérablement la donne politique. C’est peut-être mieux ainsi, même s’il s’agit d’une limite politique évidente. S’il l’avait fait, des positions politiques divergentes, voire opposées, auraient probablement émergé.

Dans le Sud, en revanche, le verdict sur la guerre est clair et unanime : il s’agit d’une guerre entre impérialismes, à l’origine de laquelle se trouve toutefois l’impérialisme usaméricain auquel adhèrent les classes politiques européennes suicidaires. Le Sud n’est divisé qu’entre des États qui sont pour la neutralité et d’autres qui se rangent du côté de la Russie, mais tous rejettent les sanctions et la fourniture d’armes.[1]

Au Sud, la catégorie de l’impérialisme n’a jamais été remise en question comme elle l’a été en Occident. La grande bévue de Negri et Hardt avec "Empire", dont la formation supranationale n’a jamais commencé, est significative d’une différence d’analyse et de sensibilité politique qui les a conduits à affirmer, dans le dernier volume de leur trilogie, qu’après avoir testé la guerre, l’impossible Empire opterait pour la finance. C’est exactement le contraire qui s’est produit : la finance usaméricaine, ayant produit et continuant à produire des crises à répétition qui mettent continuellement le capitalisme au bord de l’effondrement, sauvée exclusivement par l’intervention de la souveraineté des États, au premier rang desquels les USA, oblige ces derniers à la guerre. L’impérialisme contemporain, dont le concept pourrait être résumé (en simplifiant beaucoup) par le triangle monopoles/monnaie/guerre, éclaire aussi les limites des théories qui l’ont ignoré et nous oblige à adopter le point de vue du Sud qui ne l’a jamais abandonné parce qu’il l’a encore sur le dos. Comme nous l’avons aussi, mais nous préférons faire semblant de ne pas l’avoir !


 
Comment sortir de la contre-révolution ?

On est à juste titre admiratif des luttes du prolétariat français. On s’enthousiasme parce qu’on reconnaît des traits des révolutions du XIXème siècle (et même de la grande révolution de 89) qui donnent toujours du fil à retordre à la contre-révolution avec une continuité et une intensité qu’on ne retrouve dans aucun autre pays occidental. Mais il faut rester vigilants. Si les prolétaires français se soulèvent avec une régularité impressionnante contre les " réformes ", ils ne parviennent, du moins jusqu’à aujourd’hui, qu’à retarder leur mise en œuvre ou à les modifier à la marge, produisant et sédimentant, en revanche, des processus de subjectivation inédits qui s’accumulent comme dans les luttes actuelles (des luttes contre la loi travail aux Gilets jaunes en passant par les ZAD). Les luttes, cependant, ont toutes été, au moins jusqu’à présent, défensives, dont le sens réactif peut certes être renversé, mais un handicap de départ considérable demeure.

Pour expliquer ce qu’il faut bien appeler, malgré les grandes résistances exprimées, des "défaites", il faut peut-être revenir sur la manière dont les conquêtes salariales, sociales et politiques se sont imposées. Si, au XIXème siècle, les premières victoires ont été le fruit des luttes des classes ouvrières européennes, au XXème siècle, le Sud a joué un rôle stratégique de plus en plus important.  Ce sont les révolutions, restées une menace au nord et victorieuses au sud, qui ont enrayé la machine État-capital, l’obligeant à faire des concessions. Ce qui faisait peur, c’était l’autonomie et l’indépendance du point de vue prolétarien qui s’y exprimaient. La jonction des révolutions paysannes du Sud avec les luttes ouvrières du Nord a abouti à un front objectif de luttes au-delà de la "ligne de couleur" qui a imposé des augmentations de salaires, le bien-être au Nord et la rupture de la division coloniale qui régnait depuis quatre siècles dans le grand Sud. C’est le fruit le plus important de la révolution soviétique (Lénine n’est jamais allé à Londres ou à Détroit, on l’a plutôt vu à Pékin, Hanoi, Alger...) qui n’a été prolongée que par les "peuples opprimés".

De même que le socialisme est impossible dans un seul pays, il est impossible d’imposer des conditions à la machine Capital-État à partir d’un seul pays.

Les classes ouvrières occidentales avaient été battues par l’éclatement de la Première Guerre mondiale, lorsque l’écrasante majorité du mouvement ouvrier avait accepté de les envoyer à la boucherie pour la gloire de leurs bourgeoisies nationales respectives. Lorsque la classe et le mouvement ouvrier se sont rachetés par l’antifascisme, l’initiative était déjà entre les mains des révolutions "paysannes" qui, par leur force, ont repoussé les centres du capitalisme vers l’Est. À cette époque, les classes ouvrières occidentales ont été intégrées au développement et, même si elles se révoltent, elles ne seront jamais en mesure de menacer véritablement la machine Capital-État. À la même époque, les révolutions du grand Sud se transforment en machines de production ou en États-nations.

La menace révolutionnaire au Nord et sa présence réelle au Sud une fois disparues, le rapport de force s’est radicalement inversé : nous avons commencé à perdre et continuons à perdre, morceau par morceau, tout ce qui avait été conquis (le passage de 60 à 67 ans, sept années de vie capturées d’un seul coup par le capital, est peut-être le signe le plus clair de la défaite). Jusqu’à la contre-révolution qui a commencé dans les années 1970, même quand on était vaincu politiquement, on avançait économiquement, socialement. Aujourd’hui, on perd sur les deux fronts. Aujourd’hui, après la crise de 2008, des luttes significatives éclatent un peu partout (le Mars français en est une) mais à moins que le réseau d’insurrections et de luttes à l’échelle mondiale ne se tisse à nouveau, subjectivement cette fois, je doute que la cage de la contre-révolution puisse être brisée.

Des personnes de bonne volonté se proposent de civiliser la lutte des classes à l’origine des guerres entre États. Nous leur souhaitons bonne chance. En un siècle (1914 - 2022), les différents impérialismes ont conduit l’humanité au bord de l’abîme à quatre reprises : la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale avec l’apogée nazie, la Guerre froide au cours de laquelle la possibilité d’une fin nucléaire de l’humanité s’est concrétisée pour la première fois. La guerre actuelle, dont l’Ukraine ne sera qu’un épisode, pourrait raviver cette dernière éventualité.

Face à cette répétition tragique et récurrente des guerres entre impérialismes (sans parler les autres), il s’agit de reconstruire les rapports de force internationaux et d’élaborer un concept de guerre (de stratégie) adapté à cette nouvelle situation. Le "Manifeste du Parti communiste" en donnait une définition toujours d’actualité, même si elle a été supprimée ou est tombée dans l’oubli de la pacification : "guerre ininterrompue, tantôt dissimulée, tantôt ouverte". Dissimulée ou ouverte, elle nécessite toujours et dans tous les cas une connaissance des rapports de force et une stratégie et un art de la rupture, adaptés à ces rapports. La guerre, historiquement, mais cela semble encore le cas aujourd’hui, peut donner lieu à une "transformation révolutionnaire" ou à une nouvelle accumulation de capital à l’échelle mondiale. Une autre possibilité que le Manifeste de Marx et Engels envisageait est à l’ordre du jour, aggravée par le désastre écologique en cours, "la destruction" non seulement "des deux classes en lutte", mais aussi de l’humanité.

 Note

[1] Laura Richardson, cheffe du commandement militaire usaméricain pour le Sud (qui comprend également tous les pays d'Amérique latine à l'exception du Mexique) a proposé un "deal" à la Colombie, allié historique de l'impérialisme avant le changement de gouvernement. Si le pays acceptait de mettre ses cinquante vieux hélicoptères soviétiques Mi-8 et Mi-17 à la disposition de l'armée ukrainienne, Washington les remplacerait par du matériel neuf. La réponse du président Gustavo Petro a été tranchante et diffère de la soumission honteuse et contre-productive des élites européennes : "Nous garderons ces armes, même si nous devons les transformer en ferraille (...) Nous ne sommes pas dans un camp ou dans l'autre, nous sommes dans le camp de la paix."

 

 

Alain de Rachni

Source des affiches : https://formesdesluttes.org/, où l'on peut trouver des centaines d'images

06/03/2023

JORGE MAJFUD
Ils ne sont pas communistes, mais ils sont noirs
Haïti, une tragédie sans fin

Jorge Majfud, Escritos críticos, 3/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Extrait du livre La frontera salvaje. 200 años de fanatismo anglosajón en América Latina (2021) [La frontière sauvage : 200 ans de fanatisme anglo-saxon en Amérique Latine]

Port-au-Prince, Haïti. 30 janvier 1986 - Le président Ronald Reagan refuse l'asile à l'un de ses amis dictateurs, Jean-Claude Duvalier, mais propose de lui trouver un passage sûr vers un autre pays. S'appuyant sur un rapport de la CIA affirmant avoir vu la famille Duvalier se rendre à l'aéroport, Washington annonce la destitution du dirigeant haïtien comme si elle n'avait rien à voir avec cette affaire. Mais Baby Doc, pris entre les rébellions de son peuple et les caprices de sa belle épouse, change d'avis, revient au palais présidentiel et y reste une semaine de plus, jusqu'au 7 février où il doit s'envoler pour Paris avec les restes du butin familial.

Pour Duvalier junior, tout a commencé avec la crise du cochon noir, sept ans plus tôt. Pour le peuple haïtien, cela a commencé des siècles plus tôt. La crise du cochon noir a de multiples antécédents rien que dans ce siècle. Sans compter les massacres perpétrés par les marines qui tentaient de faire régner l'ordre dans un pays de voyous et de Noirs indisciplinés, les recettes de la réussite économique des grandes entreprises et des experts du Nord ont laissé une autre traînée de morts sur l'île pendant de longues décennies.

En 1929, par exemple, un rapport du responsable de l'American Technical Service avait reconnu que les paysans haïtiens cultivaient le coton plus efficacement que les grandes plantations usaméricaines. Les paysans n'appliquaient aucune méthode scientifique, mais plutôt l'expérience accumulée par leurs ancêtres, expérience et méthodes que les hommes blancs supérieurs refusaient même de prendre en considération. Cependant, pour répondre à la demande du monde développé, des dizaines de milliers d'Haïtiens ont été envoyés à Cuba et en République dominicaine pour y travailler comme ouvriers salariés, abandonnant leurs terres et leurs traditions pour devenir des employés dépendants de grandes entreprises internationales. Après une brève période de prospérité économique, tout s'est effondré comme un château de cartes lorsque les vents du marché international ont tourné du jour au lendemain. Comme c'est souvent le cas dans chaque crise économique, les gens trouvent toujours des coupables parmi ceux qu'ils peuvent voir de leurs propres yeux, et surtout lorsque l'ennemi semble venir d'en bas, qu'il est laid, qu'il s'habille mal et qu'il a l'air dangereux. Si ceux d'en bas ressemblent à des étrangers, c'est encore pire. En 1937, un autre dictateur nommé et soutenu par Washington en République dominicaine, Rafael Trujillo, a ordonné le massacre de 30 000 Haïtiens qui avaient été accusés de voler du travail aux Dominicains. Ce massacre a fait passer inaperçu les meurtres d'Haïtiens mécontents par les Marines usaméricains, si bien que quelques voix de protestation se sont élevées au Congrès de Washington, jusqu'à ce que Trujillo les fasse taire par des dons de centaines de milliers de dollars et des publicités payées dans le New York Times.

Un Yankee pose entouré de corps d’Haïtiens tués lors des combats contre les Marines en 1915. L’occupation militaire US a duré de 1915 à 1934 Photo Getty Images

En 1944, par décision de la Société Haïtiano-Américaine de Développement Agricole (SHADA), les meilleures terres d'Haïti furent forcées de produire du sisal et du caoutchouc pour la guerre en Europe, ce qui non seulement déplaça 40 000 paysans supplémentaires mais, une fois la guerre terminée, les terres étaient inutilisables pour ceux qui revenaient sans même pouvoir reconnaître le paysage laissé par les sociétés prospères. Un mémorandum du 30 juin 1952, signé par William B. Connett, conclura : « Ce programme a été un échec ». Une erreur de plus.

Des histoires similaires, tapissées de morts sans importance, avaient complété la saga de la famille Duvalier. Aujourd'hui, un nouvel acte de surréalisme frappe le peuple haïtien. En 1978, pour prévenir toute épidémie de peste porcine détectée en République dominicaine, des experts du Nord avaient recommandé l'abattage d'un million de cochons noirs en Haïti, abattage intensifié en 1982 alors que la menace avait déjà été déclarée maîtrisée. Pour les 100 000 premiers porcs, les agriculteurs les plus pauvres ne recevaient aucune compensation. Si ce plan a coûté 23 millions de dollars à l'OEA et à Washington (dont seulement sept millions iront à certaines des victimes sous forme de compensation), pour les Haïtiens, la disparition des cochons noirs a signifié la perte de 600 millions de dollars et d'un mode de vie qui leur était propre. Grâce à ce plan merveilleux, les entreprises usaméricaines et canadiennes, à l'abri de toute hystérie anticonsommateurs, ont pu continuer à répondre à la demande de porc. Selon l'Université du Minnesota, si la maladie avait atteint le marché usaméricain, le pays aurait perdu jusqu'à cinq milliards de dollars - le pays ou les entreprises.

Mais la maladie des cochons noirs haïtiens n'a pas été transmise aux humains ni aux autres animaux. Il était même possible de le manger sans danger lorsqu'il était correctement préparé, selon les experts. Pendant des siècles, les cochons noirs s'étaient adaptés aux conditions de l'île, alors que le plan de remplacement des experts de Washington exigeait que les nouveaux porcs de l'Iowa soient mieux soignés que les mêmes agriculteurs ne pourraient le faire pour leurs propres enfants. Les cochons de l'Iowa, plus blancs et plus gros que les cochons noirs traditionnels, ne pouvaient boire que de l'eau filtrée. Les mauvaises langues de ce pays prétendaient qu'ils avaient également besoin de l'air conditionné pour survivre à la chaleur de l'île.

Le kochon kreyòl, objet d'un véritable génocide par substitution au profit du kochon grimèl (rose), a une grande place dans la culture haïtienne. Selon la légende, un cochon noir fut sacrifié par la prêtresse manbo, Cécile Fatiman et son sang donné à boire aux esclaves marrons durant la cérémonie vaudou du Bois Caïman, organisée dans la nuit du août 1791 par Dutty Boukman pour préparer le soulèvement. Ce sang devait rendre invulnérable. Peinture d’Ernst Prophète, 1996

En Haïti, la valeur d'un seul cochon noir équivalait à deux années d'éducation d'un enfant. Pour les paysans et les Haïtiens pauvres, ce massacre était pire qu'un tremblement de terre. La logique du monde rationnel et développé a échoué avec des résultats tragiques. Tragiques pour les autres, pas pour leurs grandes entreprises. Le chômage a grimpé à 30 %, l'économie est entrée en récession et la dette extérieure est passée de 53 à 366 millions de dollars. La pauvreté a augmenté en même temps que la richesse des 100 familles les plus riches de Port-au-Prince. La dépendance du pays à l'égard des USA a également augmenté par le biais de ses intermédiaires, les familles les plus riches de la demi-île, les habituels vendus qui n'ont jamais cessé de faire la fête avec du champagne.

Les cochons noirs ayant été éliminés du pays, le riz devint le produit alimentaire et commercial le plus important du pays. En 1990, les deux tiers de l'économie haïtienne dépendaient, d'une manière ou d'une autre, du riz. En 1994, formule mythologique d'un marché libre inexistant, les riziculteurs haïtiens feront faillite en masse lorsque le FMI et le président Bill Clinton les obligeront à éliminer les droits de douane sur les importations de riz. L'accord profitera aux riziculteurs de l'Arkansas, l'État natal du président Clinton, mais il ruinera les modestes riziculteurs de l'île, si bien que beaucoup, en désespoir de cause, prendront la mer pour trouver du travail ailleurs. Beaucoup vont sombrer dans les eaux des Caraïbes et dans l'oubli du monde développé.

Les explications des habitants du monde climatisé à cette réalité seront les mêmes que celles d'il y a un siècle sans climatisation. En 1918, le secrétaire d'État du président Woodrow Wilson, Robert Lansing, dans une lettre à l'amiral et gouverneur des îles Vierges, James Harrison Oliver, avait expliqué le problème : « Les expériences du Liberia et d'Haïti montrent que la race africaine n'a pas la capacité d'organisation politique et n'a pas l'intelligence pour organiser un gouvernement. Il y a sans doute dans leur nature une tendance à retourner au monde sauvage et à rejeter les chaînes de la civilisation qui gênent tant leur nature physique...... Le problème des Noirs est pratiquement insoluble ».

Après des siècles d'exploitation et de brutalité impériale, de l'empire français à l'empire usaméricain, après l'extermination des révolutions et des rébellions indépendantistes, et après des générations de dictatures fantoches, quelques Haïtiens parviennent au pays du succès. Aux USA, les moins performants diront que les perdants du monde viennent leur voler leur emploi et profiter de leurs luxueux hôpitaux. Personne ne dira que ce désespoir de fuir un pays brisé est une conséquence du communisme sur l'île. Ils ne diront pas non plus que c'est une conséquence du capitalisme dépendant. Comme avant la guerre froide, on dira que ce sont les défauts de la race noire.

Après avoir perdu le dictateur ami Jean-Claude Duvalier au profit des cochons de l'Iowa, Washington investira 2,8 millions de dollars pour soutenir le Conseil National de Gouvernement (CNG). Comme les escadrons de la mort soutenus par Washington dans les années 1960, les Tontons Macoutes, les forces paramilitaires vont maintenant terroriser le pays au nom de l'ordre. Les militaires et les paramilitaires vont tuer plus de pauvres Haïtiens que la dictature de Baby Doc Duvalier elle-même au cours des quinze dernières années. Lorsque Leslie Manigat (le candidat de la junte militaire pour le parti du Rassemblement des démocrates nationaux progressistes) se présentera aux élections de 1988, seuls quatre pour cent de la population participera à la fête de la démocratie. Le président élu ne durera que quelques mois, mais la terreur du CNG durera encore quelques années.

Jusqu'à ce que le peuple haïtien insiste, et insiste, et insiste, et réussisse à élire le prêtre de la théologie de la libération Jean-Bertrand Aristide. Aristide a aboli l'armée en 1995 et Washington l'a destitué, pour la deuxième fois, en 2004. En 2017, Jovenel Moise, homme d'affaires prospère et candidat de Washington, rétablit les Forces armées d'Haïti et, après la fermeture du parlement en janvier 2020, gouverne par décret. Comme si l'armée ne suffisait pas dans son rôle traditionnel, des groupes paramilitaires harcèleront le reste des pauvres pour les maintenir au calme.

Rien de mieux qu'une bonne armée spécialisée dans la répression de son propre peuple pour corriger les erreurs du succès étranger.

 NdT

Sur le même thème, lire Envahissez Haïti, exhorte Wall Street. Les États-Unis s’exécutent   
Au début du 20e siècle, les États-Unis occupent Haïti. Derrière cette invasion, des banquiers américains avides de mettre la main sur les finances du pays.
Une enquête de
Selam GebrekidanMatt ApuzzoCatherine Porter et Constant Méheut dans le New York Times du 20/5/2022

09/12/2022

ANTONIO MAZZEO
De base en base : voyage à travers les centres de guerre USA/OTAN en Italie

Antonio Mazzeo, Mosaico di Pace, dicembre 2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Alea iacta est. Le sort en est jeté. Les nouvelles bombes nucléaires tactiques usaméricaines à gravité améliorée B61-12 seront déployées en Europe d'ici la fin 2022, soit trois mois avant le calendrier fixé par Washington avec ses partenaires de l'OTAN. Il s'agit d'une démonstration de force qui va dangereusement alimenter les tensions déjà élevées avec la Russie après l'invasion de l'Ukraine. Une centaine d'armes seront logées dans les bunkers de cinq pays : la Belgique (base aérienne de Kleine Brogel), l'Allemagne (Buchel), les Pays-Bas (Volkel), la Turquie (Incirlik) et l'Italie (les aérodromes d'Aviano-Pordenone et de Ghedi-Brescia). Les nouvelles bombes, une variante modernisée de l'ancienne B61, auront une puissance de destruction réglable, avec quatre options sélectionnables en fonction de la cible à atteindre. « L'utilisation opérationnelle peut donc être calibrée en fonction de l'effet recherché et de l'importance de la cible », écrit Difesaonline. Par rapport à la bombe “mère”, la B61-12 sera guidée par un système satellitaire et pourra pénétrer dans le sous-sol pour exploser en profondeur. La National Nuclear Security Administration, l'organisme du ministère usaméricain de l'Énergie chargé des stocks d'armes nucléaires, a annoncé en novembre 2021 les chasseurs-bombardiers qui seront utilisés pour larguer les nouvelles armes atomiques : le Panavia PA-200 "Tornado", le F-15 "Eagle", le F-16 C/D "Fighting Falcon", le B-2 "Spirit", le B-21 "Raider" et le nouveau F-35A "Lighting II" également acheté par l'armée de l'air italienne et déployé sur la base d'Amendola (Foggia).

 https://s3.amazonaws.com/uploads.fas.org/2021/10/20021010/NATO_Nukes2021.jpg

L'US Air Force stocke actuellement environ 100 bombes nucléaires en Europe, contre 180 en 2010 et 480 en 2000. Au cours de la dernière décennie, la restructuration et l'incertitude concernant la Turquie ont réduit l'inventaire. Source

Au total, entre 30 et 50 bombes B61-12 devraient être logées à Ghedi et Aviano, et les travaux de “renforcement” des bunkers atomiques sont en voie d'achèvement sur les deux aérodromes de l'OTAN. Ghedi abrite la 6e  Escadre de l'armée de l'air italienne, qui dispose de Tornado nucléaires, mais s'entraîne depuis un certain temps à l'utilisation des chasseurs-bombardiers F-35 de cinquième génération. À Aviano, les nouvelles bombes seront utilisées par les chasseurs-bombardiers F-16 de l'US Air Force. Sur la base du Frioul, les pistes ont été allongées et de nouveaux hangars et centres de maintenance des avions ont été construits. Aviano est également utilisé par les gros avions cargo qui transportent les parachutistes de la 173rd Airborne Brigade de l'armée usaméricaine vers les grandes zones de guerre internationales (dernièrement en Irak et en Afghanistan, aujourd'hui en Europe de l'Est et en Afrique).

La 173e Brigade est l'une des unités d'élite des forces armées usaméricaines et son quartier général se trouve sur l'ancien aérodrome Dal Molin à Vicenza, l'une des plus grandes bases militaires usaméricaines sur le sol italien. Il y a quelques mois, les travaux ont commencé dans la ville de Vénétie pour la construction de 478 logements destinés au personnel militaire usaméricain et à leurs familles (des maisons en terrasse et plusieurs nouveaux bâtiments à l'intérieur de la caserne Ederle et du “Village de la paix”), pour un coût estimé à 373 millions de dollars. De nouvelles infrastructures routières sont également prévues pour accélérer la connexion des bases de Vicence avec l'aéroport d'Aviano.

En vérité, il existe d'innombrables chantiers ouverts pour moderniser le réseau militaire usaméricain et national en Italie. Il y a quelques mois, l'AGS - Alliance Ground Surveillance - le système avancé de surveillance terrestre de l'Alliance atlantique, basé sur cinq grands avions sans pilote RQ-4 "Phoenix", est devenu opérationnel sur la base sicilienne de Sigonella. Ces drones mesurent 14,5 mètres de long et peuvent voler dans toutes les conditions environnementales et en continu pendant plus de 30 heures, jusqu'à une altitude de 18 280 mètres. Le système AGS est utilisé pour les activités de renseignement de l'OTAN en mer Noire et aux frontières avec le territoire ukrainien : les flottes et les unités terrestres de la Fédération de Russie sont espionnées dans leurs moindres mouvements et les données recueillies sont mises à la disposition des forces armées de Kiev pour planifier les opérations contre l'envahisseur.

Les grands drones espions "Global Hawk" de l'US Air Force et les avions de patrouille maritime P8A "Poseidon" de l'US Navy et des forces aériennes et maritimes de l'Australie et du Royaume-Uni décollent également quotidiennement de Sigonella, contribuant ainsi à l'escalade de la guerre en Europe orientale. Toutefois, le rôle de Sigonella dans les stratégies de guerre mondiale est appelé à se développer encore davantage : le Pentagone a signé un contrat de 177 millions de dollars avec une filiale du géant industriel Raytheon Technologies pour améliorer l'efficacité des 14 terminaux mondiaux (dont Sigonella) inclus dans le système de communications mondiales à haute fréquence (HFGCS). Les stations HFGCS transmettent des messages d'action d'urgence (EAM) et d'autres types de codes d'importance stratégique, y compris ceux permettant de mener une attaque nucléaire. Enfin, à Sigonella, le ministère italien de la Défense a entamé le processus d'expropriation de près de 100 hectares de terrain afin d'allonger les pistes de la base et de permettre les décollages et les atterrissages d'avions ravitailleurs pour le ravitaillement en vol des chasseurs de l'OTAN.

Une autre infrastructure clé dans les programmes de renforcement de l'appareil de projection avancée des forces armées italiennes et alliées est la base de Pratica di Mare, à Rome, qui abrite la 14e  Escadre de l'armée de l'air. Depuis le début de la guerre en Ukraine, des avions sophistiqués Gulfstream E.550 CAEW décollent de Pratica di Mare en direction de la mer Noire et de l'Europe de l'Est pour surveiller les opérations des unités de guerre russes. Les avions ne sont pas simplement des “radars volants”, mais ont également pour tâche de “gérer” les missions des alliés sur les champs de bataille et de brouiller les émissions électroniques. Les avions-citernes KC-767A utilisés pour le ravitaillement des avions italiens et de l'OTAN employés dans le cadre de la mission de police aérienne dans l'espace aérien de l'Europe de l'Est décollent également de l'aéroport de Rome. Des avions cargo sont utilisés depuis Pratica di Mare pour transporter des systèmes d'armes “donnés” par le gouvernement italien aux forces armées ukrainiennes.

Des coulées de ciment à des fins de guerre sont également prévues pour la ville de Pise. Le commandement général du corps des carabiniers a l'intention de construire des casernes et des logements pour les soldats et les familles, des stands de tir et des bases d'entraînement, sur une superficie de 73 hectares à Coltano, dans le parc régional de Migliarino-San Rossore-Massaciuccoli. Parmi les unités d'assaut des Carabinieri qui seront installées à Coltano figurent le 1er régiment de parachutistes "Tuscania", le G.I.S.-Groupe d'intervention spéciale et le Centre de défense canine, qui sont employés depuis des décennies sur les principaux théâtres de guerre dans des actions de combat et dans la formation “antiterroriste” du personnel militaire de certains régimes d'Afrique et du Moyen-Orient. Le projet de Pise est fonctionnel au renforcement géostratégique de la région toscane : la nouvelle citadelle des carabiniers s'ajoutera à la grande base de véhicules lourds de l'armée usaméricaine de Camp Darby, aux aéroports de Pise-San Giusto et de Grosseto, au port de Livourne, aux nombreuses casernes des parachutistes "Folgore", au centre de recherche militaire avancée (anciennement nucléaire) de San Piero a Grado et au poste de commandement florentin de la division "Vittorio Veneto", qui opérera bientôt en tant que division multinationale sud de l'OTAN pour les opérations de l'alliance en Méditerranée et en Afrique.

Le centre de guerre toscan rejoindra ainsi ceux de Vénétie-Frioul (avec Vicence et Aviano) ; de Sicile (Sigonella, le MUOS de Niscemi, la baie d'Augusta, l'escale de Trapani-Birgi et les petites îles de Pantelleria et Lampedusa). Les Pouilles (les bases navales de l'OTAN de Tarente et de Brindisi, les aéroports d'Amendola, de Gioia del Colle et de Galatina) ; la Campanie (le port de Naples et Capodichino, le commandement interallié du Lago Patria) ; la Sardaigne (les innombrables polygones disséminés sur l'île, Decimomannu, l'archipel de la Maddalena). Se profile également à l'horizon le développement du complexe militaro-industriel du Piémont et de la Lombardie (il existe déjà dans cette région le centre de Cameri-Novara pour la production du F-35, le quartier général du Corps à déploiement rapide de l'OTAN à Solbiate Olona, les complexes Leonardo-Agusta à Varese, la base nucléaire de Ghedi et les usines de pistolets, de mitrailleuses et de fusils dans la région de Brescia). En avril dernier, l'OTAN a approuvé le document stratégique jetant les bases de l'Accélérateur d'innovation de défense pour l'Atlantique Nord (DIANA), destiné à promouvoir la recherche scientifique et technologique menée par des centres universitaires, des jeunes pousses et des petites et moyennes entreprises sur les technologies émergentes que l'OTAN a jugées “prioritaires” : systèmes aérospatiaux, intelligence artificielle, biotechnologie et bio-ingénierie, ordinateurs quantiques, cybersécurité, moteurs hypersoniques, robotique et systèmes terrestres, navals, aériens et sous-marins pilotés à distance, etc. La ville de Turin a été choisie comme premier siège européen des accélérateurs de l'OTAN : dans une première phase, le siège de DIANA sera installé dans les historiques Officine Grandi Riparazioni (Ateliers de grandes réparations), pour être transféré à partir de 2026 dans la cité aérospatiale en cours de construction à la périphérie ouest de la capitale piémontaise, grâce à un financement de 300 millions d'euros provenant du plan national de relance et de résilience (PNRT), auquel s'ajoutent 800 millions d'euros qui devraient provenir d'environ soixante-dix entreprises du secteur aérospatial (Leonardo SpA in primis). Une Italie encore plus armée et militarisée à l'usage exclusif des forces armées usaméricaines et de l'OTAN et pour le bénéfice et le profit des industries de la mort.