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03/10/2023

GRADO GIOVANNI MERLO
Ce communiste de Saint-François
Témoin ou testimonial?

L’influence de l’Assisiate sur la culture de la gauche

Grado Giovanni Merlo, LUnità, 8/5/2014
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Grado Giovanni Merlo (1945) est un historien italien, spécialiste de l’histoire des églises et mouvements religieux dans l’Italie du Moyen-Âge, auteur, notamment, de Au nom de saint François. Histoire des Frères mineurs et du franciscanisme jusqu’au début du XVIe siècle, traduit de l’italien par Jacqueline Gréal, préface de Giovanni Miccoli, Paris, Éditions du Cerf/Éditions franciscaines, 2006


NdT
Le pape Jean-Paul II l’avait proclamé, dans une bulle de 1979, “Patron céleste des cultivateurs de l’écologie”.  L’archevêque jésuite argentin Jorge Mario Bergoglio a choisi en 2013 le nom papal de François en son honneur. Et la gauche italienne, des communistes aux opéraïstes, n’a pas manqué de le revendiquer, ce qui n’est pas étonnant, vu qu’elle a été très fortement imprégnée de catholicisme et a toujours eu un certain mal à comprendre les vers de l’Internationale proclamant « Il n’est pas de sauveur suprême/Ni Dieu, ni César, ni tribun ». Ci-dessous l’analyse d’un médiéviste, qui remet les pendules à l’heure.

DANS LES “CAHIERS DE PRISON” ANTONIO GRAMSCI MENTIONNE RAREMENT SAINT-FRANçOIS

 Juxtaposé, en 1934, à “un Passavanti” et à “un (Thomas) a Kempis” pour sa “naïve effusion de foi”, saint François était auparavant entré dans la compagnie des “mouvements religieux populaires du Moyen Âge”. (...) Les fragments de Gramsci ne mettent pas en valeur ou ne mythifient pas saint François, dont l’histoire est considérée dans ses limites politiques, pour ainsi dire, mais aussi dans ses effets institutionnels.

 ALESSANDRO NATTA : SIMPLE FRÈRE

 En 1989 est paru le texte d’une longue interview d’Alceste Santini, “vaticaniste” de L’Unità, avec Alessandro Natta, jusqu’à l’année précédente secrétaire du Parti communiste italien (...). Vers la fin de l’entretien, Santini demande à Natta : « Quelle figure spirituelle ou religieuse vous semble la plus conforme ? » La réponse de l’ex-secrétaire communiste est la suivante : saint François, “homme d’une remarquable modernité” et “fondateur d’un des mouvements les plus modernes, proche, même historiquement, des problèmes du monde actuel”, au point de pousser le leader communiste à visiter “les lieux où il a prêché, fondé et animé son ordre religieux” : « J’étais à Assise en octobre 1987 (...). À cette occasion, j’ai rendu visite aux frères franciscains, dans leur couvent, renouvelant la visite faite précédemment par Berlinguer. Le prieur (sic !) était absent, et je suis revenu le lendemain pour le remercier de l’accueil qu’il m’avait réservé (...). Intéressé et intrigué, d’autant plus que le prieur (sic !) me semblait être à la fin de son second mandat, je lui demandai : “Et quand on n’est plus prieur ?”. Il me répondit : “Le prieur redevient simple frère”. Ce n’est pas un hasard si, dans sa lettre de démission du secrétariat du Parti communiste italien du 10 juin 1988, Natta déclare que pour lui “s’applique la règle des Franciscains, parmi lesquels le prieur (sic !) qui a terminé son mandat redevient simple frère”. 

La statue de saint François d’Assise devant la cathédrale Saint-Jean de Rome, entre deux affiches électorales, novembre 1960.

LE “MILITANT COMMUNISTE” FRANCISCAIN

Poursuivant notre chemin dans la gauche, nous rencontrons Empire. Ses auteurs sont Michael Hardt et Antonio Negri, plus connu sous le nom de Toni Negri. Le livre vise à illustrer “le nouvel ordre de la mondialisation”, avec la conviction que “l’Empire est le nouveau sujet politique qui régule le commerce mondial, le pouvoir souverain qui gouverne le monde” et dans la perspective d’identifier et d’illustrer “les forces qui contestent l’Empire et préfigurent en fait une société mondiale alternative”. Au terme d’une lecture laborieuse, on trouve un médaillon décrivant “le militant”, c’est-à-dire “l’agent de production biopolitique et de résistance à l’Empire”, celui qui, en se rebellant, se projette “dans un projet d’amour”. Nous assistons ici à l’entrée en scène de saint François d’Assise : « Il existe une légende ancienne qui pourrait éclairer la vie future du militantisme communiste : la légende de saint François d’Assise. Voyons quel fut son exploit. Pour dénoncer la pauvreté de la multitude, il a adopté la condition commune et y a découvert la puissance ontologique d’une société nouvelle. Le militant communiste fait de même (...). Contre le capitalisme naissant, François rejette toute discipline instrumentale et la mortification de la chair (dans la pauvreté et l’ordre établi) et lui oppose une vie joyeuse (à) la volonté de puissance et (à) la corruption. Dans la post-modernité, nous sommes toujours dans la situation de François, opposant la joie d’être à la misère du pouvoir ». On pourrait dire que nous sommes face à un Saint François situationniste-esthétisant dans une conception révolutionnaire situationniste-esthétisante. L’empire est laid et misérable, être un communiste militant est beau et joyeux, tout comme “sa” révolution. [Lire Le siècle bref de Toni Negri]

À ce stade, une association d’idées se fait jour qui nécessiterait de comparer l’élaboration de Hardt et Negri avec certains aspects connotant le MoVimento5Stelle. L’élément spéculaire qui confronte l’un à l’autre est, en l’occurrence, Saint François.

LE M5S ET LE FRANCISCANISME

Sur le blog de Beppe Grillo, on peut lire : « Le M5S est né, par choix, le jour de saint François, le 4 octobre 2009. C’était le saint qu’il fallait pour un mouvement sans contributions publiques, sans siège, sans trésoriers, sans dirigeants. Un saint écologiste et animaliste. Les gars du M5S (...) se sont appelés en 2010 les "fous de la démocratie", tout comme les Franciscains étaient appelés les "fous de Dieu". Il y a beaucoup d’affinités entre le franciscanisme et le M5S ». Peu importe que ces prétendues “affinités” soient très difficiles à percevoir ou, mieux encore, qu’elles n’existent pas du tout. Et lorsqu’elles sont mises en évidence, il ne faut pas longtemps pour se rendre compte qu’elles sont basées sur des données peu fiables ou fausses. On s’en aperçoit dès que l’on cherche à comprendre quel saint François les dirigeants du MoVimento s’imaginent être. À cet égard, le livret Il grillo canta sempre al tramonto [Le grillon chante toujours au crépuscule], un dialogue “à trois” entre Dario Fo, Gianroberto Casaleggio et Beppe Grillo, est éclairant. C’est Fo qui se charge de retracer, par rapport aux “faussetés” “qui nous ont été racontées pendant des siècles”, certains aspects de la “véritable histoire” de saint François.

 LE “GRAND RÉVOLUTIONNAIRE” ÉCOLOGISTE ET ANIMALISTE

 L’image de saint François écologiste et animaliste est très répandue. Elle occupe par exemple une place de choix dans le “dialogue de l’hiver 1994” entre les “communistes” Paolo Volponi et Francesco Leonetti. À un moment donné, le philosophe demande au célèbre écrivain “à quel classique italien” il fait référence. La réponse de Volponi est immédiate : « La leçon de saint François est toujours d’actualité, et aujourd’hui plus que jamais (...). J’aime (...) sa leçon. C’est celle d’un grand révolutionnaire, au nom de la beauté de la Terre et de l’honnêteté des êtres (...). Saint François, c’est l’idée du bonheur et de la vérité, dans le nouveau, de la révolution, du présent possible ». La réponse de Volponi ne contient pas seulement l’image d’un Saint François “écologiste et animaliste”, mais d’un Saint François qui fut même un “grand révolutionnaire” capable d’indiquer aux hommes de la fin du vingtième siècle les voies d’un changement radical dans leur façon d’agir et de se rapporter à la vie. Un air de famille semble envelopper et respirer la position exprimée synthétiquement par Volponi et Leonetti et celle de Hardt et Negri. Il est curieux de noter que Leonetti et Negri - ce dernier après avoir commencé sa militance dans l’Action catholique - ont à l’origine coulé leur vision communiste dans l’opéraïsme des années 1960.

La nÉcessitÉ D’UN “NOUVEAU MONDE”

Il n’est pas dans mon intention de suivre ce chemin “à rebours”, car je serais arrivé à l’extraordinaire “ouverture” que constitue l’élection de Jorge Mario Bergoglio comme évêque de Rome. Nombreux sont ceux qui ont repris des concepts qui ne sont pas nouveaux pour évoquer son choix de prendre le nom de Pape François. Pensons à un ancien militant et dirigeant du PCI, Alfredo Reichlin, qui, au début du mois d’avril 2103, s’exprimait ainsi : « Nous sommes entrés de plain-pied dans la mondialisation et nous la vivons sans nous rendre compte de l’énormité et du danger du fait qu’elle est dirigée par la logique des mouvements financiers (...). Qui la prend en charge ? (...) J’ai été très impressionné par l’élection de ce pape (François). C’est un grand événement qui fait allusion à un monde nouveau ; il fait allusion au fait que l’illusion de diriger la mondialisation à travers les marchés financiers a échoué et qu’une grande question sociale s’est ouverte au niveau planétaire. Le nom de François d’Assise a cette signification ». Ici encore, pour la énième fois, se fait sentir la nécessité d’un « monde nouveau » vers lequel les “François” d’hier et d’aujourd’hui sont en mesure de conduire l’humanité parce qu’ils sont les témoins actifs de valeurs “autres”, même si le franciscanisme n’est pas un humanisme ni n’est réductible à un humanisme “révolutionnaire” qui trouverait en lui-même justification et légitimité, mais est l’une des plus hautes expressions de la foi dans le Dieu trinitaire.

POST SCRIPTUM

Nous lisons dans La Stampa du 13 avril 2014, dans le compte rendu de l’événement d’ouverture de la campagne électorale pour les élections européennes de mai 2014 avec la participation éminente de Matteo Renzi, en tant que secrétaire du Parti démocrate, quelques nouveautés significatives dans le déroulement de l’événement : « Pas de VIP (...). Les présentateurs de la kermesse étaient également inhabituels (...). Les vidéos de Fantozzi, Maradona et Frankenstein Junior. Les citations racoleuses de Saint François d’Assise ». Bref, dans la culture de gauche, ou plutôt de centre-gauche, l’Assisiate risque de se transformer, de témoin de Jésus-Christ, en testimonial.

 
“...Et que vous le vouliez ou non, moi, je deviendrai célèbre, et pas qu'à Assise”: Franz, une BD d'Altan sur Saint-François, de 1982

 

25/09/2023

“À force de prendre et d’exploiter, la mer se vide” : paroles de Lampedusiens sur la pêche, les harragas, les Tunisiens

Note du traducteur

Entre le 26 septembre et le 11 octobre 2022, quinze chercheurs en sciences sociales des universités de Parme et de Gênes ont embarqué sur le Tanimar, un ketch (voilier à deux mâts) de 15 mètres barré par deux skippers génois devenus lampedusiens, pour traverser la Méditerranée et rencontrer, dans une perspective de sociologie publique, les étapes et les protagonistes de l’espace le plus névralgique de la “mobilité des migrants”. Un voyage de recherche dans le cadre du projet universitaire MOBS (Mobilités, solidarités et imaginaires à travers les frontières) qui étudie, à travers l’observation directe, les interviews, les données et les relations avec les institutions et les personnes, la gouvernance frontalière de quatre espaces choisis : les montagnes, la Méditerranée, l’espace urbain et l’espace rural. Le Tanimar s’est arrêté à quatre carrefours de la mobilité des migrants et du contrôle des frontières européennes : Pantelleria, Lampedusa, Linosa et Malte. Ce voyage d’enquête a été restitué dans un livre publié par les éditions elèuthera, Crocevia Mediterraneo [Méditerranée carrefour], édité par Jacopo Anderlini et Enrico Fravega, deux des chercheurs embarqués. Nous avons traduit le journal de bord du septième jour tenu par Luca Queirolo Palmas, sociologue gênois des migrations, dont l’intérêt réside dans les interactions entre pêcheurs et migrants et dans la mémoire des relations entre pêcheurs lampedusiens et tunisiens. - Fausto Giudice, Tlaxcala

 


 Luca Queirolo Palmas, à bord du Tanimar, 2/10/2022
2 octobre 2022 - Septième jour
VattelaPesca*. Dialogues piscicoles
Lampedusa 35° 31’ Nord - 12° 35’ Est

Lampedusa, conçue pour être une colonie agricole, s’est rapidement caractérisée par une longue histoire de pêche. Au cours des dernières décennies, le tourisme de masse est devenu la principale source de revenus, transformant le mode de vie de l’île : les distances entre les deux mondes sont poreuses et une grande partie du capital accumulé en mer est reconverti sur terre. Au-dessus du Tanimar, le vrombissement des avions de tous types et de toutes origines est continu.

Voici quelques voix recueillies sur les quais et dans les bars du port, réorganisées en une conversation imaginée autour de certains thèmes : l’avenir de la pêche, l’image des Tunisiens, les sauvetages en mer. Le discours est affecté par les différents positionnements sociaux dans une réalité stratifiée en termes de classe et d’échelle sociales : des armateurs aux capitaines, des mareyeurs aux prolétaires de la mer, des artisans aux industriels.

 


L’avenir de la pêche

Z. : La pêche, que peut-on faire pour l’améliorer ? Rien, elle est morte. La moitié de Lampedusa attend que les bateaux soient démolis. Le poisson ? Il n’y en a plus. Ils viennent tous ici pour pêcher, même les gens de Mazara [del Vallo]. Le diesel coûte trop cher, il n’y a plus de beau temps. Avant, on pouvait sortir pendant 30, 40 jours consécutifs. Mon bateau est resté au port pendant des années, mort dans l’eau. Si je le vends, je gagnerai 12 000 euros, si je le mets à la casse avec l’État, au moins 60 000. Je vends aussi mon permis de pêche. Maintenant que je suis à la retraite, j’obtiendrai 800 euros, et à 60 ans, peut-être 1 200. Les poissons sont morts, il n’y a rien à faire pour améliorer la situation. Même les habitants de Mazara ont réduit leurs bateaux. Ici, les grossistes sont les maîtres, ils fixent les prix. En été, nous vendons encore aux restaurants, mais en hiver ? Que faisons-nous ? Est-ce qu’on jette le poisson qu’on a pêché ? Ce sont des voleurs, ils changent même les poids sur les balances. Au final, ils gagnent de l’argent. Ils ont essayé plusieurs fois de faire la coopérative ; mais ils ont tout volé aussi, ça n’a pas marché. La calamité [indemnités pour catastrophes atmosphériques] ? La dernière, c’était il y a cinq ans. Ils m’ont donné 26 000 euros, j’ai fait deux remises en état de bateau. J’ai un permis de pêche à l’intérieur des 12 miles, mais je vais souvent plus loin, les mérous et les thons, je les pêche à deux cents mètres de profondeur.

H. : Mon père a laissé un bateau de pêche, plusieurs frères, tous pêcheurs. Mais aucun de mes fils n’a voulu continuer à pêcher... ils ont essayé, mais c’est un travail difficile... et puis le tourisme s’est installé ici et la pêche a lentement disparu. Mes fils voulaient étudier et ils ont tous deux quitté Lampedusa... aujourd’hui, nous vivons plus du tourisme que de la pêche, nous louons les appartements familiaux. Mais la pêche reste ma grande passion... et de toute façon il faut bien que je gagne ma vie jusqu’à la retraite... De toute façon la pêche n’a pas d’avenir, le prix du carburant ne permet plus à personne de travailler...

Y. : Ma famille continue à pratiquer la pêche. Beaucoup de pêcheurs ont découragé leurs enfants de faire ce métier pénible... mais pour nous c’était différent, j’ai transmis ma grande passion à mes enfants. Malheureusement, il est clair que de nombreux facteurs ont un effet négatif, par exemple j’ai toujours dit que nous devrions avoir un marché aux poissons à Lampedusa et il n’est jamais arrivé... Nous avons beaucoup de poissons mais le revenu est minime, sans parler du coût élevé du mazout aujourd’hui qui nous tue tous. Sur les 80 bateaux de pêche de Lampedusa, 40 sont à l’arrêt aujourd’hui...

K. : Ici, nous vivions de la pêche, aujourd’hui nous vivons du tourisme. Les armateurs n’étaient pas riches, mais ils gagnaient juste assez pour que les banques leur fassent confiance. Alors, ils ont construit des appartements et ils se sont tous lancés dans le tourisme... Les seuls à avoir conservé une flotte importante sont les gens de Mazara... mais de toute façon, le monde de la pêche est en train de mourir...

R. : Toutes les technologies de détection des poissons ont détruit la pêche et la mer. C’est un massacre permanent et la mer ne se régénère pas.

Sur les représentations des Tunisiens

Y. : D’après les récits de mes parents, la paix et le respect régnaient entre les parties. La Tunisie était notre Sicile à l’époque. Il y avait une coopération étroite avec Sfax et Sousse, beaucoup de gens allaient y vivre, parce qu’il y avait des bancs de pêche très riches.

H. : À l’époque de la pêche à l’éponge, les Tunisiens et nous, on avait l’habitude de pêcher ensemble. Nous avons tous des parents qui sont nés en Tunisie. Puis il y a eu l’indépendance, et nous avons été obligés de choisir entre être Tunisiens et Italiens. La plupart d’entre eux sont revenus. Je ne suis pas allé pêcher au Mammellone [le “mamelon”, les eaux entre Lampedusa et la Tunisie] depuis des dizaines d’années, ils nous ont un jour poursuivis pour nous tirer dessus. Ils se tenaient sur les hauts-fonds pour vivre, ils ne faisaient pas de va-et-vient comme nous et ne les occupaient pas avec des filets. Du poisson bleu, nous avons dû passer à la pêche au chalut, évidemment sans licence, et ils ne nous ont régularisés qu’après plus de vingt ans.

Z. : Les Tunisiens nous volent du poisson et nous leur en volons.

J. : Les Tunisiens sont une mauvaise race... ils viennent pêcher chez nous et nous ne pouvons pas pêcher chez eux. Contrairement aux Noirs, ceux qui viennent ici ne fuient aucune guerre.

K. : Je connais bien la Tunisie, c’est un peuple que je n’aime pas. Ils m’ont tiré dessus et m’ont mis en prison quand j’étais jeune... ils ont laissé 300 trous dans mon bateau. Nous avions l’habitude d’aller “voler du poisson”, mais quand ils se faufilent par ici, personne ne leur dit rien.

A. : Les Tunisiens ont des bateaux plus grands et mieux équipés que les nôtres. Eux aussi pillent la mer, comme les gens de Mazara. C’est comme une marmite. Nous devrions tous y vivre, mais à force de prendre et d’exploiter la mer....

Sur les sauvetages en mer

Z. : Heureusement qu’on a Salvini pour nous débarrasser de tous ces immigrés clandestins. On va voir avec ce nouveau gouvernement. Quand il était là, ils n’arrivaient plus. En fait, ici, nous voulons les immigrés clandestins. Laissez-moi vous expliquer... Nous prenons les poissons ; eux, les financiers, l’État, prennent les clandestins. Si on leur enlève les clandestins, alors eux, ils s’occupent trop de nous. Au lieu de cela, nous vivons sans loi, parce qu’ils nous laissent tranquilles et s’occupent des clandestins. C’est leur travail. Moi, si j’ai dû porter secours [à des migrants en détresse] ? Des millions, des millions de fois. Et qu’est-ce que tu veux faire ? Moi, je porte secours même si on me met en prison. Au moins, j’ai la conscience tranquille, je me fiche de la prison. Et puis moi, je suis en mer. Qui me sauvera si je ne sauve pas les autres ?

K. : Depuis qu’il y a du tourisme, il faut davantage de contrôle. Mais quels pauvres gens ? Il y a un dessein derrière tout ça, c’est un trafic de chair humaine. Tant que Kadhafi était là, il a réussi à garder le pays sous contrôle. Maintenant, la principale ressource c’est devenu les immigrés clandestins. Ils ne vont pas à Pantelleria parce qu’il y a du tourisme avec les villas des riches.

H. : Le décret sur la sécurité a été pris sur le dos des pêcheurs. Ils n’ont pas laissé les garde-côtes aller au-delà de 12 milles. Alors, si je vais pêcher au large, c’est à moi de décider s’ils vont vivre ou mourir ? L’État doit au moins prendre ses responsabilités. Même si, à terre, les pêcheurs peuvent te dire n’importe quoi, en mer, ils ne peuvent pas ne pas secourir. Si tu ne les sauves pas, comment tu vas vivre, comment tu vas pouvoir regarder tes enfants dans les ? Pour nous qui pêchons au chalut, le vrai problème de la migration, ce sont les épaves abandonnées en mer....

J. : Il faut se défendre. Ici, nous sommes en guerre contre les immigrés clandestins. Mais que faire si on les trouve en mer ? ça m’est arrivé, comme à tout le monde. J’ai appelé mes amis qui m’ont dit de laisser pisser. Finalement, j’ai décidé de les remorquer, et si le bateau avait coulé, je les aurais pris à bord. On ne laisse pas les gens en mer. Quand nous sommes arrivés au port, ils m’ont pris dans leurs bras comme un sauveur... regardez, j’en ai la chair de poule.

R. : Dans le temps, c’étaient les pêcheurs de là-bas [la Tunisie] qui qui amenaient les gens ici. Ils savaient naviguer et ils ramenaient leurs bateaux à la maison. Il y avait plus de sécurité.

Épilogue

Les Tunisiens, les gens de Mazara, les immigrés clandestins... Les récits recueillis dans le monde, les mondes, de la pêche sont construits autour de ce premier plan hyper-visible. Mais il s’agit souvent d’une façade. Et les coulisses qui apparaissent font parfois voler en éclats les certitudes et les positions et mettent en lumière d’autres dimensions. Par exemple, l’extractivisme forcé et la destruction de l’environnement. Ou encore le marché et l’uniformisation des goûts : « Maintenant, ils ne veulent plus que certains poissons, qui doivent être sans arêtes. Il y a de très bons poissons que plus personne ne mange et ils ne les achètent pas. Il faut apprendre à nos enfants à manger du poisson, tout les poissons », dit celui qui, après de nombreuses années à bord, a changé de métier. Un autre ancien marin-pêcheur poursuit : « La mer est pleine de déchets, d’huile, de moteurs, d’épaves. Bien sûr, c’est la faute aux clandestins. Mais je me souviens aussi de tous les poissons que l’on remontait et que l’on rejetait à la mer lorsque je travaillais dans l’Atlantique parce qu’ils n’avaient pas de valeur et qu’ils n’avaient pas de marché. Je me souviens d’avoir pêché ici à l’explosif, ce qui a tout détruit. Aujourd’hui, il y a des bateaux qui remontent d’énormes vivaneaux pleins d’œufs... et alors, comment tu veux repeupler la mer ? » Enfin, la question de la classe et de l’exploitation : « Les grossistes, c’est quatre usuriers, regarde, il y en a un devant. Le poisson entre à 5 [euros] par une porte et sort à 25 [euros] par l’autre. Ils ne savent même pas ce qu’est un hameçon. Nous n’avons pas pu nous organiser. Les “rigattieri” [brocanteurs] nous mettaient en concurrence. Ils t’offraient un prix plus élevé si tu ne le disais pas aux autres pêcheurs. La coopérative ? Elle n’existe pas. Elle ne sert qu’à obtenir des subventions de l’État, pas à fixer un prix et à créer notre propre magasin ou restaurant ».

Avant notre départ, quelques articles de Giacomo Orsini nous ont aidés à comprendre les différentes manières dont les pêcheurs s’organisent entre Lampedusa et les Canaries : si dans le premier cas la gestion familiale individuelle prévaut, dans le second le poisson est donné à des confréries qui le distribuent et le revendent, réduisant ainsi le pouvoir des grossistes. Certains d’entre nous sont rentrés récemment des Canaries et, sur le quai d’Arguineguín, nous avons recueilli d’autres histoires de mer que nous apportons maintenant à Lampedusa dans ces conversations informelles : la destruction de la pêche artisanale au Sénégal, les voyages auto-organisés dans les villages pour collecter le capital nécessaire à la mise au rebut du vieux bateau et à l’achat d’un nouveau, les pêcheurs contraints de devenir des clandestins parce qu’ils sont étranglés par les multinationales.

Oui, la marmite est en train de se vider, et ce n’est pas un hasard si une grande partie des prises de l’ensemble de l’industrie mondiale de la pêche est aujourd’hui issue de l’élevage. [le consommateur s’en rend bien compte quand il doit choisir entre la daurade sauvage et celle d’élevage, deux fois moins chère, NdT]

NdT

*Jeu de mots intraduisible : vattelapesca ou vattelappesca (de vattela pescare, litt. va te la pêcher) signifie va savoir.

22/09/2023

SASKIA SOLOMON
“Un Jacuzzi est une personne, pas une machine” : La saga mousseuse de la famille Jacuzzi

 Une histoire d’immigrés, un rêve usaméricain, une machine qui a défini la sensualité bourgeoise.

Saskia Solomon, The New York Times, 11/8/2023
Photos : Whitten Sabbatini pour le New York Times, via Paulo Jacuzzi
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Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Saskia Salomon est une journaliste britannique qui a écrit pour le New York Times, Asia Today, le Seattle Times, le Financial Times et The Economist. Elle est titulaire d’une maîtrise en littérature anglaise de l’université d’Édimbourg. @SaskiaSolomon

Candido Jacuzzi n’avait pas l’intention de faire de son nom de famille une marque mondiale. Il n’avait pas non plus l’intention de faire prospérer une entreprise qui, bien qu’elle ait créé la fortune de la famille, a failli la déchirer. Il voulait simplement soulager la douleur physique de son fils, par tous les moyens possibles.

Teresa et Giovanni Jacuzzi ont eu 13 enfants. Il s’agissaitt, par ordre de naissance de Rachele, Valeriano, Francesco, Giuseppe, Gelindo, Giocondo, Felicità, Angelina, Ancilla, Candido, Cirilla, Stella et Gilia.

Le jacuzzi - ce récipient deau bouillonnante connu et apprécié dans le monde entier - est peut-être aujourd’hui destiné à la convivialité dans les arrière-cours, un must pour les yachts, les hôtels et les chalets, les fêtes de vacances de printemps et les paquebots de croisière, mais sa technologie a été conçue avec une seule personne à l’esprit : Kenneth Jacuzzi, un garçon de moins de 2 ans, atteint de polyarthrite rhumatoïde juvénile à la suite d’une angine à streptocoques.

Cet empire commence, et finit, par la famille - sept frères, pour être exact, Candido étant le septième. Il commence bien avant que son fils ne soit diagnostiqué en 1943, même si cela a été le catalyseur.

Au début du XXe siècle, les Jacuzzi formaient un clan important à Casarsa della Delizia, une commune agricole de la province de Pordenone, dans le Frioul, au nord-est de l’Italie. Ayant grandi sur cette colline entourée de vignobles, les frères et sœurs commençaient à travailler tôt et portaient des sabots en bois, réservant les pantoufles faites à la main pour la messe.

Bien que l’argent fût souvent rare, la famille avait pour piliers ses parents profondément religieux : Teresa, qui ne travaillait pas en dehors de la maison, et Giovanni, charpentier. Descendants d’agriculteurs et de dockers, ils ont élevé non seulement sept fils, mais aussi six filles. Il s’agissait, dans l’ordre, de : Rachele, Valeriano, Francesco, Giuseppe, Gelindo, Giocondo, Felicità, Angelina, Ancilla, Candido, Cirilla, Stella et Gilia. Une treizaine ambitieuse : les garçons étudiaient pour devenir ingénieurs et les filles pour devenir couturières.


Le premier enfant Jacuzzi à venir en Amérique et le deuxième plus âgé, Valeriano, avec sa femme Giuseppina en 1919

Alors que l’Europe est en pleine mutation et que la guerre menace, Giovanni élabore un plan pour faire partir ses fils aux USA. Les frères se rendent là où il y a du travail. Pour certains, il s’agit de l’Idaho rural ; pour d’autres, de la Californie ensoleillée, où toute la famille finira par s’installer.

« Ils creusaient des fossés, construisaient des chemins de fer, faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour gagner de l’argent et le renvoyer en Italie, et essayer de faire venir le reste de la famille », explique Paulo Jacuzzi, 54 ans, le petit-fils de Valeriano Jacuzzi, le deuxième plus âgé des treize enfants et le premier à arriver en USAmérique.

L’exode s’est fait progressivement, de 1907 à 1920. « Les sœurs sont arrivées lors de la deuxième vague », ajoute Paulo.

Les frères, qui ne parlaient qu’un anglais rudimentaire, ont d’abord travaillé dans les orangeraies californiennes, avant de se regrouper et d’utiliser leur formation d’ingénieurs en mécanique pour créer un atelier d’usinage à Berkeley en 1915, sous le nom de Jacuzzi Brothers Incorporated.

Ils se lancent dans l’aviation et c’est à Rachele, l’âiné et le plus doué, que l’on doit l’invention de l’hélice en cure-dents Jacuzzi. Sa conception ultralégère s’est avérée déterminante pour les avions militaires usaméricains pendant la Première Guerre mondiale (elle est actuellement exposée à la Smithsonian Institution de Washington, à côté de l’avion à bord duquel Charles Lindbergh traversa l’Atlantique, le Spoirit of St Louis).


Mais alors que les premiers signes de réussite se font sentir, une tragédie survient : leur frère Giocondo, âgé de 26 ans, est tué, avec trois autres passagers, dans un accident d’avion.

Ils volaient dans un Jacuzzi J-7 - le premier monoplan usaméricain à cabine fermée - lors d’un vol d’essai en 1921. Craignant la perte d’un autre fils, leur mère a exclu toute nouvelle aventure dans l’aviation.

« Ils étaient littéralement cloués au sol », dit Paulo.

Après une période de stagnation, les frères ont dû faire face à des dettes dues à la perte de l’avion coûteux et se sont réorientés vers la terre. Ils travaillent à la mise au point de systèmes d’irrigation pour les vergers et conçoivent une gamme de pompes à injection pour puits profonds. Ils vendent ensuite leurs brevets à de grandes entreprises en échange de redevances et se lancent dans la fabrication de produits pour piscines.

Le passage à l’eau leur a permis de se lancer dans l’hydrothérapie lorsque, en 1943, le fils de Candido, âgé de 15 mois, est tombé malade.

Le pronostic était sombre et les médecins n’étaient pas certains qu’il vivrait au-delà de 3 ans. Le garçon était autrefois actif et en bonne santé, mais les médecins ont dit à la famille qu’il perdrait lentement sa mobilité et serait incapable de vivre de façon autonome.

Dévastés, Candido et sa femme, Inez, ont tout essayé, y compris un plâtre intégral pour tenter de faire repousser ses membres, et même le “traitement à l’or”, consistant en injections de sels d’or dans le corps.

Mais c’est leur initiation à l’hydrothérapie par le biais du bassin Hubbard de l’hôpital Herrick de Berkeley qui leur a donné une lueur d’espoir. Le Hubbard était une cuve de forme ovale avec un banc en bois, dans laquelle l’eau tourbillonnait et frappait le corps du patient pour le soulager de ses raideurs et améliorer sa souplesse.

Cette forme d’hydrothérapie a eu un effet si immédiat sur le bien-être du garçon qu’ils l’y ont emmené deux fois par semaine. Mais le trajet d’une heure était éprouvant pour Inez et douloureux pour Ken, qui se tordait de douleur pendant le trajet. « Alors elle rentre à la maison et dit à Candido : “Dis donc, je fais tout ce trajet, pourquoi ne peux-tu pas faire quelque chose comme ça à la maison ?“ », se souvient Paulo. « Et c’est exactement ce qu’ils ont fait ».


Essor et déclin d’une activité de loisir

Le J-300 est une pompe conçue par Candido qui crée un tourbillon d’eau chaude similaire à celui du Hubbard et qui peut être attachée à une baignoire. Mais Ken pouvait y étendre tout son corps, alors que dans le Hubbard, il devait rester assis.

Après avoir compris le potentiel sanitaire de la pompe et apporté des améliorations structurelles à sa conception, les frères ont commencé à vendre des unités en 1949, par l’intermédiaire de magasins de matériel de bain et de pharmacies, avant d’élargir leur champ d’action au marché commercial plus large au milieu des années 1950.

 

Candido Jacuzzi avec son fils Kenneth, atteint de polyarthrite rhumatoïde, à l’origine du développement de l’hydromassage

 

Une campagne publicitaire le présente comme un “appareil d’hydromassage léger et portable”, parfait pour « l’homme d’affaires fatigué ou la ménagère pressée, pour le golfeur aux muscles endoloris, pour les douleurs des personnes âgées, pour les jeunes qui gambadent et pour ceux qui veulent simplement se détendre et se faire dorloter dans un bain d’hydromassage ».

Pour certains consommateurs, l’idée de mélanger un appareil électrique à l’eau était inquiétante. C’est pourquoi les Jacuzzi ont commencé à fabriquer des baignoires équipées de cette technologie, dont la première est devenue le bain à remous original, connu sous le nom de bain romain (la famille possède aujourd’hui plus de 50 brevets). Ces premiers modèles étaient équipés de plusieurs raccords de jets muraux, de chauffages et de filtres de pompe de recirculation, ainsi que de marches antidérapantes et d’un rail de sécurité en option.

C’est ainsi qu’est né le jacuzzi.

En ajoutant des panneaux en fibre de verre, le jacuzzi pouvait être configuré dans différentes formes et tailles, ce qui a donné naissance à la piscine d’hydrothérapie Luxury Line en 1966, l’année même où elle a fait ses débuts au cinéma dans “The Fortune Cookie”, réalisé par Billy Wilder et mettant en vedette Walter Matthau et Jack Lemmon.

 

Coïncidant avec la prospérité de l’après-guerre, le Jacuzzi est arrivé sur le marché au moment idéal.


 Les années 1960 et 1970 ont été marquées par la présence de piscines scintillantes et par un sentiment croissant d’importance accordée à la santé et au bonheur.

 Le jacuzzi était un puissant symbole visuel de statut social : des publicités dans des magazines de luxe montraient des hommes et des femmes se prélassant dans des cuves bouillonnantes. Il offrait un plaisir sain à la famille, un endroit l’adolescent incompris pouvait cuver son humeur boudeuse, ou un monde sensuel en soi.

Dans les années 80, les jacuzzis étaient reconnus dans le monde entier. L’entreprise a ouvert des usines au Canada, au Mexique, au Brésil, au Chili et en Italie, ainsi qu’aux USA, en choisissant Lonoke, dans l’Arkansas, comme plaque tournante.

Tous les enfants et petits-enfants étaient censés participer pendant les vacances scolaires et universitaires : ils travaillaient sur les chaînes de montage, emballaient les cartons et répondaient au téléphone. Il y a toujours eu cette idée de « faire ça pour la famille », dit Paulo à propos du sens de l’unité de la famille Jacuzzi.

« Si vous avez un jacuzzi, surtout si vous êtes un homme hétérosexuel, c’est une manière de faire une déclaration sur vous-même en voulant paraître très cool et délicat », dit Rax King, qui écrit sur la culture pop dans son livre “Tacky” et anime un podcast intitulé “Low Culture Boil” (Bouillon de basse culture).

À la fin du XXe siècle, il était évident que même un hôtel, un chalet ou un club de remise en forme de qualité moyenne devait disposer d’un jacuzzi. Sa forme en cratère est apparue dans des drames d’adolescents, des films policiers des années 70 et des feuilletons des années 80. Un jacuzzi qui voyage dans le temps a servi de base à un film entier. "Le L’émission de divertissement de NBC Saturday Night Live les a utilisés dans un sketch récurrent, et l’une des scènes les plus mémorables de Scarface est celle où Al Pacino est immergé dans le jacuzzi d’une chambre à coucher. Plus récemment, le film Triangle of Sadness, de Ruben Östlund, nominé aux Oscars, a mis en scène la tension de classe du côté d’un jacuzzi.

Triangle of Sadness, capture d'écran

Mais aujourd’hui, l’attrait du jacuzzi est de moins en moins évident. Comme les limousines rallongées et les réfrigérateurs avec distributeur de glaçons, il en est venu à représenter le style de vie idéal d’un passé récent. Le jacuzzi n’est plus aussi désiré que, par exemple, une Tesla, la dernière paire de bottes ou une foule d’innovations numériques moins tangibles. Son omniprésence semblait en faire moins un luxe : au fur et à mesure que le marché se développait, des modèles similaires sont apparus, tous connus sous le nom de “jacuzzis”.

S’ils ont fait des étincelles lors de leur lancement, ils n’ont pas toujours été exempts de problèmes. Si un spa n’est pas nettoyé régulièrement, il y a un risque de microbes nocifs, de moisissures et de maladies transmises par l’eau, comme la maladie du légionnaire.

Bien que certaines personnes aient acheté des jacuzzis pendant la pandémie pour tromper leur ennui pendant le confinement, ces jacuzzis ont perdu de leur attrait au cours des dernières décennies. Il s’agit peut-être d’un problème d’image : les jacuzzis, autrefois amusants, excitants et nouveaux, ont fini par être associés à une sorte de banalité de banlieue résidentielle. En 2023, il y a plus de chances que vous trouviez des tableaux d’inspiration pour des plongeons dans le froid que pour des jacuzzis bouillonnants.

 

À la fin du XXe siècle, il était évident que même un hôtel, un chalet ou un club de remise en forme de taille moyenne devait disposer d’un jacuzzi. Sa forme de cratère a été utilisée dans des drames pour adolescents, des films policiers des années 70 et des feuilletons des années 80

« Pendant les 30 premières années de son existence, le spa était un objet exotique : on pouvait transporter une source d'eau chaude dans sa maison », dit Mme King lors d'un entretien téléphonique. « Aujourd'hui, tout le monde se dit : "Oui, c'est possible. Vous pouvez transporter la source chaude dans votre maison, mais vous pouvez aussi attraper une infection si quelqu'un ne la nettoie pas correctement, et, parmi mes connaissances, au moins, personne n'a l'espace nécessaire chez soi ».

À la fin des années 1970, la famille Jacuzzi est une dynastie divisée. À cette époque, 257 membres de la famille sont associés à l’entreprise et, au fur et à mesure que celle-ci se développe, ils commencent à embaucher des personnes extérieures pour occuper des postes de direction, ce qui modifie la dynamique interne.

Leur histoire n’a pas été exempte de “défauts et de maladresses”, comme l’a écrit Remo Jacuzzi, 87 ans, le père de Paulo et fils de Valeriano, dans sa biographie de 2007 intitulée Spirit, Wind & Water, expliquant qu’ « il y a eu des moments sombres dans l’histoire de la famille Jacuzzi, lorsque quelques membres de la famille ont pris la plupart des décisions et que les autres en ont ressenti les répercussions ».

Candido est devenu de plus en plus dictatorial dans son style de direction, selon le livre de Remo, et, comme cela a été révélé plus tard, il a commencé à faire des affaires dans le dos de ses frères et a pris la décision de créer une société holding nommée JacBros en Suisse en 1959.

« Il semble que Candido ait oublié que ce n’est pas lui, mais l’oncle Rachele, qui a fondé Jacuzzi Brothers », écrit Remo, se souvenant d’un incident survenu lors d’un mariage où un invité a innocemment demandé à Candido s’il était membre du clan Jacuzzi. Ce à quoi Candido a répondu : « Je suis LE Jacuzzi ».

Les tensions se sont accumulées sous la surface pendant un certain temps. Dans un procès de 1961 (au titre mémorable : Jacuzzi contre Jacuzzi, une moitié de la famille a poursuivi l’autre, accusant le côté de Candido de vendre des actifs sans consultation appropriée et de les dépouiller de leurs pensions.

 


L’équipe de direction de Jacuzzi en 1950

 La procédure judiciaire a débuté en 1967, plus de cinq ans après le dépôt de la plainte. Certains membres ont découvert, à leur grand désarroi, qu’ils étaient suivis par des enquêteurs privés engagés par leur propre chair et leur propre sang.

Inculpé par un grand jury usaméricain de cinq chefs d’accusation de fraude fiscale, qui avaient été signalés à l’I.R.S. [Service des impôts fédéral] au cours du procès, Candido s’enfuit d’abord en Italie en 1969, puis en Amérique du Sud. Dans une rare interview accordée à Sports Illustrated en 1975, il déplore la décision d’inclure des membres extérieurs à la famille dans le conseil d’administration, ce qui, selon lui, a compliqué les choses. « Lorsqu’il n’y avait que nous, les frères, nous mettions une bouteille de vin sur la table et nous réglions nos problèmes », a-t-il déclaré. « Aujourd’hui, nous sommes trop nombreux pour ça ».

En 1979, ils ont vendu l’entreprise pour 73 millions de dollars au conglomérat manufacturier Walter Kidde & Company, perdant ainsi le droit d’utiliser le nom de la famille pour tous les futurs produits de spa. Roy Jacuzzi, fils de Joseph, le frère de Candido, est la seule personne qui reste de l’entreprise d’origine.

Bien qu’il soit douloureux pour Paulo de se remémorer les événements qui ont conduit à cette rupture, il ne semble pas amer. « Je pense qu’il faut parfois ouvrir la voie à l’étape suivante », explique-t-il. « C’était encore bien, mais il y avait tellement de ficelles qui tiraient dans tous les sens. À l’époque, ils ne faisaient pas que des baignoires, des spas, des grils à gaz et des hélices. Ils proposaient également tous ces produits complémentaires liés au mode de vie. Ils ne se concentraient plus sur leur métier ».

Pour plusieurs membres de la famille, dont Remo, qui travaillait alors pour l’entreprise depuis plus de vingt ans, la mission de l’entreprise s’était éloignée de son objectif initial.

 

“Pour moi”, écrit Remo, sur une photo des années 80, dans sa biographie de 2007, Spirit, Wind & Water, « un Jacuzzi, c’est une personne, pas une machine. Un Jacuzzi est un membre de ma famille”. L’usine Jason International, à droite.

 Après avoir travaillé quelques années pour les nouveaux propriétaires de Jacuzzi Inc., Remo est parti et a fondé Jason International en 1982 dans le but de retrouver les qualités thérapeutiques de l’invention. Paulo, son fils, en a été le président pendant six ans, jusqu’en 2021.

“Pour moi, écrit Remo dans son livre, un Jacuzzi, c’est une personne, pas une machine. Un Jacuzzi est un membre de ma famille”.

Il m’a fait une offre que je ne pouvais pas refuser.

À l’usine Jason International de North Little Rock, dans l’Arkansas, il est facile de voir que, tout comme la famille, l’entreprise s’appuie sur un rythme particulier.

“Nous avons 70 à 80 modèles de baignoires différents”, explique Aaron Patillo, ingénieur en chef de l’usine. Il s’efforce de se faire entendre par-dessus le vrombissement des machines.



“Un jour normal, nous pouvons fabriquer 12 types différents de produits, en fonction de la demande”.


 

La séparation d’avec l’ancienne entreprise a représenté un défi en matière de stratégie de marque. Ne pouvant utiliser le nom de famille sur aucun des produits, Remo a opté pour Jason, un mélange astucieux de “Jacuzzi” et de “son” [fils]

« Derrière chaque bain Jason se cache un jacuzzi », proclamait un un slogan. « Un produit si bon que j’aimerais pouvoir y apposer mon nom », dit un autre, avec la signature élaborée de Remo.

« Nous avons reçu quelques injonctions de cessation et de désistement », dit Paulo en gloussant. Son père, qui s’est installé dans une maison de retraite avec sa femme de 60 ans, l’a envoyé à la bibliothèque pour se documenter sur le droit d’auteur. « Mais ils ne pouvaient rien faire. Un “jacuzzi” était un mot à la mode pour désigner un bain à remous, et ils ne pouvaient pas revendiquer un droit d’auteur exclusif ».

« C’est génial que Remo ait eu le cran de lancer ça », a déclaré Sandy Morehead, directrice de l’expérience client chez Jason, en faisant référence au slogan de l’entreprise. « Il me disait que c’était la meilleure dépense qu’il ait jamais faite ».

Paulo dit : « Vous vendez un produit et une histoire, et c’est un avantage lorsque vous vendez une marchandise ». Il était logique que Paulo, qui est le plus jeune d’une famille de six enfants, travaille à l’accueil. « Ils se sont dit : “Nous allons lui faire raconter l’histoire de la famille et vendre le produit”. Mon rôle était de veiller à ce que, au-delà de votre génération, nous perpétuions l’héritage de votre père et, plus important encore, l’héritage de votre famille, car ce n’est pas seulement le fait d’un seul homme, mais de toute la famille ».

« Nous avions l’habitude de plaisanter en disant que le jacuzzi était le septième enfant de mon père, et son préféré, qui ne pouvait pas faire de mal », a déclaré Paulo, qui a accepté de parler au nom de son père. « Mon père ne l’a jamais dit à haute voix, mais il était entendu que la famille est la chose la plus importante que l’on possède ».

C’est pour cette raison qu’il a pris la tête de Jason en 2015, après avoir travaillé pendant des années dans un centre d’addictologie au Texas. « En outre, ajoute-t-il en se penchant en avant et en adoptant un accent italo-usaméricain exagéré, faisant un geste avec sa main contractée comme une tulipe fermée, il m’a fait une offre que je ne pouvais pas refuser ».

 

« Vous vendez un produit et une histoire et c’est un avantage lorsque vous vendez une marchandise », a déclaré Paulo Jacuzzi, à droite, avec son père, Remo.

 Il y a deux ans, Paulo s’est senti à la croisée des chemins dans son rôle au sein de l’entreprise familiale. La moitié de la famille avait déjà créé des entreprises dans d’autres secteurs, comme Jacuzzi Family Vineyards [vignobles].

Finalement, la décision a été prise, avec l’accord de Remo, de vendre Jason International tout en conservant des parts dans l’entreprise.

Lorsque Robert Easter, président d’American Industrial Brands, qui a racheté Jason en 2021, a envisagé pour la première fois d’acheter l’entreprise, il a voulu tester le produit. Il a fait installer deux bains à remous Jason au siège de son entreprise, dans le nord de la Floride, et s’est baigné dans les deux. Il a déclaré que de nombreux clients achètent maintenant des bains à remous d’intérieur pour des raisons thérapeutiques, comme le soulagement de douleurs sévères dues à l’eczéma - un retour à l’objectif initial du jacuzzi.

« Rome a peut-être inventé le bain, mais il a fallu un Jacuzzi pour le perfectionner », dit M. Easter. "C’est une histoire usaméricaine, mais c’est aussi une histoire internationale.

Ken, le garçon qui a tout déclenché, a surpris les médecins en vivant bien au-delà de l’âge de 3 ans, même s’il se déplaçait en fauteuil roulant. Il s’est marié, a obtenu un MBA et a travaillé pendant un certain temps comme gérant d’un jacuzzi en Italie. Il est décédé en 2017 à l’âge de 75 ans.

Easter était conscient qu’il achetait non seulement une autre marque, mais aussi tout un patrimoine, et il a essayé de mettre la famille à l’aise.

Cette démarche s’est étendue à l’apparence de l’usine. La façade du bâtiment a été rénovée et ses fausses pierres, sa véranda et ses volets en bois verrouillés sur des fenêtres inexistantes évoquent une villa. Une mosaïque colorée représentant les armoiries de la famille Jacuzzi a été intégrée au mur à côté de la porte d’entrée. En son centre, presque comme une colonne vertébrale, leur devise autoproclamée : “Aqua Vita Est”.

L’eau, c’est la vie.

Une version de cet article a été publiée le 13 août 2023 dans la section Styles, page 8 de l’édition papier de New York avec le titre : “A Jacuzzi Is a Person, Not a Machine” (Un Jacuzzi est une personne, pas une machine).