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06/03/2024

BRIAN VICTORIA
La bataille pour l'âme du judaïsme : tribalisme contre universalisme, Isaïe contre Samuel

Brian Victoria, Informed Comment, 02/23/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Kyoto - Les téléspectateurs de la récente interview de Vladimir Poutine par Tucker Carlson ont peut-être été surpris par la longue référence de ce dernier à la fondation historique de la Russie. Quel est le rapport avec l'invasion actuelle de l'Ukraine par la Russie, pourrait-on se demander.

Pourtant, comme tout étudiant en histoire, et a fortiori tout diplomate, peut en témoigner, les conflits entre nations ne peuvent être compris, et encore moins résolus, sans une compréhension de leurs racines historiques. Cela pourrait-il également être vrai pour le conflit actuel entre Israël et les Palestiniens ?

Les racines de ce conflit sont souvent expliquées en référence à la création d'Israël en 1948, qui a entraîné l'expulsion de centaines de milliers de Palestiniens de leur patrie et le meurtre de milliers d'autres. Bien que les sionistes qui ont fondé Israël aient été pour la plupart des socialistes travaillistes et souvent laïques, la guerre civile qui a entraîné l'effondrement du mandat britannique sur la Palestine a fait naître un tribalisme nationaliste chez les nouveaux Israéliens. Ce tribalisme parmi les sionistes a été renforcé par le génocide de masse nazi des Juifs en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, c'est-à-dire l'Holocauste.  Ironiquement, le tribalisme juif des paramilitaires sionistes dans la Palestine britannique tardive a également favorisé le tribalisme palestinien et arabe. Malgré l'universalisme éthique du Coran et des valeurs islamiques, des groupes musulmans extrémistes ont été séduits, au cours des dernières décennies, par les notions modernes de nationalisme ethnique, s'orientant vers un tribalisme qui leur est propre, face au colonialisme et au néocolonialisme.

La lutte au sein du judaïsme entre l'universalisme et le tribalisme remonte toutefois à beaucoup plus loin. C'est l'époque de l'auteur ou des auteurs du Second Isaïe dans la Bible hébraïque et l'Ancien Testament chrétien. Le Second Isaïe enseigne, entre autres, l'existence universelle de Dieu, c'est-à-dire non seulement le Dieu des Juifs, mais aussi celui du monde entier. Il contient en outre de nombreuses exhortations au comportement éthique et à la justice sociale. Le comportement éthique comprend des éléments tels que la prise en charge des pauvres et des opprimés, la poursuite de la justice et le traitement des autres avec compassion. 


Cela signifie que le ou les auteurs du Second Ésaïe faisaient partie d'un petit groupe de réformateurs religieux de l'Âge axial, une période baptisée ainsi par le philosophe allemand Karl Jaspers. Jaspers a identifié l'âge axial comme une transformation mondiale de la conscience religieuse qui a duré approximativement entre 800 et 200 avant l’ère chrétienne, centrée sur la Méditerranée, l'Inde et la Chine. Dans l'ensemble, ses principales caractéristiques sont l'accent mis sur la vie éthique, l'introspection individuelle et les principes universels.

Par comparaison, les multiples religions des peuples du monde avant l'ère axiale, y compris le judaïsme, étaient de nature tribale, c'est-à-dire qu'elles mettaient l'accent sur ce qui était bon pour la tribu dans son ensemble plutôt que pour chacun de ses membres, et encore moins sur ce qui était bon pour ceux qui n'appartenaient pas à la tribu. Alors que les tribus parlaient généralement d'elles-mêmes comme du “peuple”, les personnes extérieures à la tribu étaient considérées avec dédain, voire avec crainte, comme un ennemi potentiel qui, le cas échéant, devait être détruit afin d'assurer la survie de la tribu.

Il est séduisant, mais erroné, de supposer qu'au lendemain de l'ère axiale, après 200 avant l’ère chrétienne, les anciennes religions tribalo-centrées, généralement décrites comme étant de nature animiste, se sont simplement atrophiées et ont disparu. Cependant, comme l'ont démontré de nombreuses guerres ultérieures, ce n'est pas le cas. Lorsqu'une tribu, aujourd'hui appelée nation, est menacée, qu'elle soit réelle ou perçue comme telle, la population de cette nation revient à une mentalité tribale, voire à une moralité tribale, c'est-à-dire que nous sommes les seuls à être humains, l'“autre” ne l'est pas. La divinité universelle est ramenée, bien qu'inconsciemment, à son statut de divinité tribale préoccupée exclusivement par le bien-être de la tribu. Une fois tribalisée, la divinité bénit et protège la tribu, et uniquement la tribu, en lui assurant la victoire. Quant au traitement de l'ennemi de la tribu, tout est permis.


Loin des yeux, loin du cœur, par Mr. Fish

Dans le cas du conflit actuel en Israël/Palestine, ce paradigme séculaire n'est que trop clair. Ainsi, le Premier ministre Benjamin Netanyahou n'a pas hésité à invoquer l'image biblique de la bataille des tribus juives contre les Amalécites. Il a affirmé que les Israéliens étaient unis dans leur lutte contre le Hamas, qu'il a décrit comme un ennemi d'une cruauté incomparable. « Ils [les juifs israéliens] sont déterminés à éliminer complètement ce mal du monde », a déclaré Netanyahou en hébreu, avant d'ajouter : « Vous devez vous souvenir de ce qu'Amalek vous a fait, dit notre Sainte Bible. Et nous nous en souvenons ».

Netanyahou faisait référence au premier livre de Samuel, dans lequel Dieu ordonne au roi Saül de tuer tous les membres d'Amalek, une tribu rivale des anciens Israélites. « Voici ce que dit le Seigneur tout-puissant », déclare le prophète Samuel à Saül. « Je punirai les Amalécites pour ce qu'ils ont fait à Israël lorsqu'ils l'ont abandonné lors de sa remontée d'Égypte. Va donc attaquer les Amalécites et détruis tout ce qui leur appartient. Ne les épargnez pas, mettez à mort les hommes et les femmes, les enfants et les nourrissons, le bétail et les moutons, les chameaux et les ânes. » (1 Samuel 15:3)

04/03/2024

Shwetha Srikanthan
L’approfondissement des liens entre l’Inde et Israël et ses implications pour l’Asie du Sud
Entretien avec Rohan Venkat

Himal Southasian, 14/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Entretien avec Rohan Venkat sur le partenariat économique et militaire qui anime les relations entre l’Inde et Israël, et sur la façon dont il s’écarte de l’histoire de la solidarité de l’Inde avec la Palestine.

 Shwetha Srikanthan : Le bombardement brutal de Gaza par Israël a tué plus de 20 000 Palestiniens et en a blessé plus de 50 000 autres en un peu plus de deux mois, depuis l’attaque du 7 octobre par le Hamas. Alors que l’Inde a fermement condamné l’attaque et exprimé sa solidarité avec Israël, elle a récemment voté en faveur de plusieurs projets de résolution aux Nations unies qui critiquaient la conduite d’Israël à Gaza et soutenaient l’aide aux civils palestiniens, après s’être initialement abstenue sur une résolution qui appelait à une trêve humanitaire immédiate et à un accès humanitaire sans entrave à la bande de Gaza. Cela signifie que des changements profonds ont eu lieu dans l’approche de l’Inde à l’égard d’Israël. Pendant la majeure partie de l’histoire de l’Inde indépendante, New Delhi n’avait pas de relations diplomatiques avec Israël. Sous l’égide de Narendra Modi et de Benjamin Netanyahou, l’Inde et Israël ont développé un partenariat militaire important et des liens économiques croissants. Dans une recension [à lire ici en français] de Hostile Homelands : The New Alliance between India and Israel, pour Himal Southasian, Rohan Venkat explore la convergence idéologique de l’hindutva et du sionisme et les conséquences pour le Cachemire et la Palestine, et affirme que l’approfondissement des liens entre l’Inde et Israël ne s’arrête pas là.

Dans cette édition d’Himal Interviews, Rohan Venkat explique que le point commun le plus puissant entre l’Inde et Israël ne réside pas dans les liens commerciaux et militaires qu’ils ont tissés au cours des trois dernières décennies. Rohan explore plutôt la manière dont les mouvements idéologiques qui sont au cœur des dirigeants politiques indiens et israéliens d’aujourd’hui servent à justifier les excès des deux États, ainsi que les implications plus larges de cette situation pour la région de la mer du Sud.

Shwetha : Pour commencer, pourriez-vous nous donner un aperçu de la réaction de l’Inde à la guerre Israël-Gaza et nous expliquer en quoi le virage vers Tel-Aviv que New Delhi a pris plus récemment s’écarte de l’histoire de la solidarité du pays avec les Palestiniens ?

Rohan : Au lendemain de l’attaque du Hamas le 7 octobre et de la réponse de l’État d’Israël, l’Inde a gardé le silence officiel, c’est-à-dire que le ministère des Affaires étrangères n’a fait aucun commentaire sur ce qui se passait pendant quelques jours. Au lieu de cela, la seule réponse officielle que nous ayons eue a été celle du Premier ministre Narendra Modi, qui s’est d’abord exprimé en solidarité avec Israël sur la question, puis qui a eu un appel téléphonique avec Netanyahou quelques jours plus tard. Rien que cela, c’était déjà le signe d’une certaine rupture par rapport aux périodes précédentes, où l’Inde cherchait toujours à mentionner la question palestinienne lorsqu’elle parlait d’Israël, même dans des situations complexes comme celle-ci. Au fil du temps, il est apparu clairement que l’Inde ne s’alignait pas entièrement sur les Israéliens, pas comme l’ont fait les USAméricains ou d’autres États occidentaux, mais qu’elle s’éloignait légèrement de ses propres positions, alors qu’elle s’était initialement abstenue de demander une trêve humanitaire, selon la terminologie utilisée à l’époque pour désigner une sorte de cessez-le-feu.

Et pour comprendre cela, nous devons connaître, comme vous l’avez demandé, l’histoire plus large de l’Inde, les tentatives de l’Inde de créer une sorte de politique à la fois pour Israël et pour la Palestine. L’histoire est complexe et quelque peu alambiquée, en partie parce qu’il s’agit de deux États postcoloniaux qui ont vu le jour à peu près au même moment, à la fin des années 1940, et qui ont lutté pour savoir exactement comment traiter l’un avec l’autre. Mais je pense que les contours de la situation sont simples : l’Inde, après avoir fait quelques efforts initiaux pour reconnaître Israël, a décidé de ne pas le faire, bien qu’un consulat ait été ouvert dans les premières années qui ont suivi l’indépendance, et n’a pas reconnu officiellement Israël avant les années 1990. Au cours de cette période, le pays a été un fervent défenseur de la cause palestinienne, devenant le premier pays au monde à reconnaître l’OLP et s’exprimant fréquemment au nom des Palestiniens. À partir des années 1990, la grande question de la normalisation s’est posée.

Peu de temps après la chute du mur de Berlin, la fin de l’URSS et le passage au mouvement unipolaire usaméricain, ainsi qu’un ensemble de changements dans la politique indienne, où le terrain se déplace un peu plus vers la droite, l’Inde ouvre des liens officiels avec Israël et lentement, au début, puis beaucoup plus rapidement lorsque le premier gouvernement de droite BJP prend en charge Delhi à la fin des années 90, les liens de l’Inde avec Israël sont devenus de plus en plus forts, mais ils sont toujours considérés comme étant équilibrés par le soutien à la cause palestinienne. Au cours de la dernière décennie, le Premier ministre Modi a été beaucoup plus clair quant à l’abandon de ces tropes de l’histoire. Son ministre des Affaires étrangères a parlé des hésitations de l’histoire qui, en raison du vote musulman à l’intérieur du pays, ont éloigné l’Inde d’un partenariat avec Israël. Ainsi, au cours des dix dernières années, nous avons assisté à un soutien beaucoup plus ouvert à Israël, à des connexions ouvertes avec l’État israélien et l’économie israélienne, ainsi qu’à une tentative générale de découplage de la cause israélo-palestinienne dans la politique étrangère de l’Inde. L’Inde maintient donc officiellement son soutien à la Palestine et appelle sur le papier à une solution à deux États, etc. Mais dans la pratique, elle s’est efforcée d’élargir ses liens avec Israël au cours de la dernière décennie.

Shwetha : Au cours de la dernière décennie, l’idéologie nationaliste hindoue a occupé le devant de la scène en Inde. Les membres du gouvernement de Modi et de l’écosystème Hindutva, dirigé par le RSS, traitent la minorité musulmane comme une population subalterne. De nombreux membres de l’actuel gouvernement israélien d’extrême droite seraient également des partisans de la vision du monde de l’Hindutva lorsqu’il s’agit des musulmans. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cette convergence idéologique entre l’hindutva et le sionisme ?

Rohan : Il est important de se rappeler, bien sûr, que si ces deux choses sont étroitement liées, ce que l’État indien choisit de faire et ce que la large base idéologique du parti au pouvoir fait sont des choses légèrement différentes. C’est pourquoi l’Inde, en particulier sous la direction de Modi, s’est montrée très habile à mélanger ces deux courants idéologiques et politiques quand elle le souhaite et à les séparer quand elle le veut.  Pour situer le contexte, les relations de l’Inde avec les Émirats arabes unis, qui sont un émirat musulman, sont aussi fortes, beaucoup plus fortes, en fait, que ses relations avec Israël. L’Inde dispose donc d’une certaine marge de manœuvre pour faire des choses qui ne reflètent pas nécessairement les fondements idéologiques sous-jacents. 


Borj Khalifa accueille Narendra Modi avec faste lors de sa visite officielle aux Émirats arabes unis en juillet 2023

22/11/2023

RABHA ATTAF
Sionisme et apartheid en Israël

Rabha Attaf, novembre 2002/2022

L’auteure est journaliste indépendante, spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient. Elle a publié “Place Tahrir, une révolution inachevée”, aux éditions workshop19, Tunis, 2012. On peut lire, des mêmes éditeurs, Premier Congrès sioniste : Protocole officiel

Présentation

Ce texte a été écrit en novembre 2002, à un moment où, en France et ailleurs, une campagne d’intoxication d’une rare violence était menée par les autorités israélienne avec le film de propagande « Décryptage », dans lequel Yasser Arafat et plus largement les Palestiniens sont caricaturés comme l’étaient les juifs dans les médias nazis. À l’époque, les bombardements sur les habitants de Gaza avaient ému l’opinion publique, et il s’agissait de la faire taire. D’où les procès intentés par le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) contre Daniel Mermet (Radio France) et d’autres journalistes pour « antisémitisme ». Objectif : criminaliser l’antisionisme en l’assimilant au racisme. 20 ans plus tard, ce texte reste hélas toujours aussi pertinent.

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Enzo Traverso : la guerre à Gaza « brouille la mémoire de l’Holocauste »

 

L’historien italien s’inquiète des effets dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza. Ce dévoiement pourrait causer une « remontée spectaculaire » de l’antisémitisme, alerte-t-il. 

Joseph Confavreux et Mathieu Dejean

5 novembre 2023 à 11h45 


L’historien italien Enzo Traverso, spécialiste du totalitarisme et des politiques de la mémoire, enseigne l’histoire intellectuelle à l’université Cornell aux États-Unis. De passage à Paris, l’auteur de La Violence nazie (La Fabrique, 2002), La fin de la modernité juive (La Découverte, 2013), Mélancolie de gauche (La Découverte, 2016) ou encore Révolution - Une histoire culturelle (La Découverte, 2022), analyse dans cet entretien les effets potentiellement dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza. 

Tout en dénonçant la terreur du 7 octobre, il appelle à ne pas tomber dans le piège tendu par le Hamas et par l’extrême droite israélienne, qui conduirait à la destruction de Gaza et à une nouvelle Nakba. « On peut manifester pour la Palestine sans déployer le drapeau du Hamas ; on peut dénoncer la terreur du 7 octobre sans cautionner une guerre génocidaire menée sous prétexte du “droit légitime d’Israël de se défendre” », défend-il.

Mediapart : Dans « La fin de la modernité juive » (La Découverte, 2013), vous défendiez l’idée qu’après avoir été un foyer de la pensée critique du monde occidental, les juifs se sont retrouvés, par une sorte de renversement paradoxal, du côté de la domination. Ce qui se passe aujourd’hui confirme-t-il ce que vous écriviez ?

Enzo Traverso : Hélas, ce qui est train de se passer aujourd’hui me semble confirmer les tendances de fond que j’avais analysées, et cette confirmation n’est pas du tout réjouissante. Dans ce livre, je montrais que l’entrée des juifs dans la modernité eut lieu, vers la fin du XVIIIsiècle, sur la base d’une anthropologie politique particulière. Cette minorité diasporique se heurtait à une modernité politique façonnée par le nationalisme, qui voyait en eux un corps étranger, irréductible à des nations conçues comme des communautés ethniques et territoriales.

Engagés, après l’émancipation, dans la sécularisation du monde moderne, les juifs se sont retrouvés, au tournant du XXsiècle, dans une situation paradoxale : d’une part, ils s’éloignaient progressivement de la religion, en épousant avec enthousiasme les idées héritées des Lumières ; de l’autre, ils étaient confrontés à l’hostilité d’un environnement antisémite. C’est ainsi qu’ils sont devenus un foyer de cosmopolitisme, d’universalisme et d’internationalisme. Ils adhéraient à tous les courants d’avant-garde et incarnaient la pensée critique. Dans mon livre, je fais de Trotski, révolutionnaire russe qui vécut la plupart de sa vie en exil, la figure emblématique de cette judéité diasporique, anticonformiste et opposée au pouvoir.

La guerre à Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.

Le paysage change après la Seconde Guerre mondiale, après l’Holocauste et la naissance d’Israël. Certes, le cosmopolitisme et la pensée critique ne disparaissent pas, ils demeurent des traits de la judéité. Pendant la deuxième moitié du XXsiècle, cependant, un autre paradigme juif s’impose, dont la figure emblématique est celle de Henry Kissinger : un juif allemand exilé aux États-Unis qui devient le principal stratège de l’impérialisme américain.

Avec Israël, le peuple qui était par définition cosmopolite, diasporique et universaliste est devenu la source de l’État le plus ethnocentrique et territorial que l’on puisse imaginer. Un État qui s’est bâti au fil des guerres contre ses voisins, en se concevant comme un État juif exclusif – c’est inscrit depuis 2018 dans sa Loi fondamentale – et qui planifie l’élargissement de son territoire aux dépens des Palestiniens. Je vois là une mutation historique majeure, qui indique deux pôles antinomiques de la judéité moderne. La guerre à Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.

D’un autre côté, l’offensive du Hamas le 7 octobre a agi comme une réactivation mémorielle très forte en Israël, à tel point qu’aujourd’hui la mémoire de l’Holocauste est utilisée pour justifier les massacres à Gaza. Comment maintenir une mémoire juive qui ne soit pas instrumentalisée ainsi ? Peut-on réactiver la première judéité dont vous parliez ?

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29/10/2023

JORGE MAJFUD
Les nazis de notre temps ne portent pas la moustache

Jorge MajfudEscritos Críticos, 28/10/2023

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

C’est une tragique ironie de l’histoire que ceux qui, dès le début, ont condamné les actions belliqueuses du Hamas et du gouvernement israélien soient accusés d’être en faveur du terrorisme par ceux qui ne font que condamner le Hamas et justifier le terrorisme massif, historique et systématique du gouvernement israélien.


Heureusement, des centaines de milliers de Juifs (surtout dans l’hémisphère nord) ont eu le courage que les évangéliques ou les laïques politiquement corrects et prévisibles n’ont pas eu de descendre dans la rue et dans les centres du pouvoir mondial pour clarifier que l’État d’Israël et le judaïsme ne sont pas la même chose, une confusion fondamentale, stratégique et fonctionnelle qui se trouve au cœur du conflit et ne profite qu’à quelques-uns avec la complicité fanatique et ignorante de beaucoup d’autres.

 

En fait, des dizaines de milliers de studieux juifs des livres saints du judaïsme, tels que la Torah, ont affirmé que le judaïsme était antisioniste. Beaucoup diront que c’est une question d’opinion, mais je ne vois pas pourquoi leur opinion devrait être moins importante que celle du reste des charlatans bellicistes.

 

Ce sont ces Juifs, qui savent que leur coexistence avec les musulmans a été, pendant des siècles, bien meilleure que cette tragédie moderne, qui ont crié à Washington et à New York “Pas en notre nom”, “Arrêtez le génocide de l’apartheid” et qui, dans bien des cas, ont été arrêtés pour avoir exercé leur liberté d’expression, qui, dans les démocraties impériales, a toujours été la liberté de ceux qui n’étaient pas assez importants pour défier le pouvoir politique, comme le montre, par exemple, la liberté d’expression à l’époque de l’esclavage. Mais c’est à eux que reviendra la dignité conférée par l’histoire.

 

Quand la lumière reviendra à Gaza et que le monde apprendra ce qu’une des plus puissantes armées nucléaires du monde, avec la complicité de l’Europe et des USA, a fait à un ghetto sans armée et à un peuple qui n’a droit qu’à respirer, quand il le peut, il apprendra que ce ne sont pas des milliers mais des dizaines de milliers de vies aussi précieuses que les nôtres, écrasées par la haine raciste et mécanique de malades, dont quelques-uns disposent d’un grand pouvoir politique, géopolitique, médiatique et financier, qui, en fin de compte, gouvernent le monde.

 

Naturellement, la propagande commerciale tentera de le nier. L’histoire ne le pourra pas. Elle sera implacable, comme elle l’est généralement lorsque les victimes ne dérangent plus.

 

Beaucoup se tairont, tremblant devant les conséquences, devant les listes noires (journalistes sans travail, étudiants sans bourses, hommes politiques sans dons, comme l’ont même rapporté des médias comme le New York Times), devant l’opprobre social dont souffrent et souffriront ceux qui oseront dire qu’il n’y a pas de peuples ni d’individus choisis par Dieu ou par le Diable, mais de simples injustices d’une puissance déchaînée.

Qu’une vie vaut autant et de la même manière qu’une autre.

 

Que le peuple palestinien (avec une population huit fois supérieure à celle de l’Alaska, quatre ou cinq fois supérieure à celle d’autres États usaméricains), coincé dans une zone invivable, a les mêmes droits que n’importe quel autre peuple à la surface de la sphère planétaire.

Que les Palestiniens, hommes, femmes et enfants écrasés par les bombes aveugles, ne sont pas des “animaux à deux pattes”, comme le prétend le Premier ministre Netanyahou (s’ils étaient des chiens, ils seraient au moins mieux traités). Les Israéliens ne sont pas non plus “le peuple de la lumière” combattant “le peuple des ténèbres”.

 

Que les Palestiniens ne sont pas des terroristes parce qu’ils sont nés Palestiniens, mais l’un des peuples qui a le plus souffert de la déshumanisation et du siège constant, du vol, de l’humiliation et du meurtre en toute impunité depuis près d’un siècle.


Mais ceux qui osent protester contre un massacre historique, un parmi tant d’autres, sont, comme par hasard, ceux qui sont accusés de soutenir le terrorisme. Il n’y a là rien de nouveau. C’est ainsi que les terroristes d’État ont toujours agi dans toutes les parties du monde, tout au long de l’histoire et sous des drapeaux de toutes les couleurs.



Arcadio Esquivel, Costa Rica, 2017


15/09/2023

OFER ADERET
La résurrection de l’hébreu en Israël a été difficile au-delà des mots

Ofer Aderet, Haaretz, 20/2/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Ofer Aderet est un historien israélien, chargé de cours à l’Université Ouverte d’Israël et collaborateur du quotidien Haaretz.

 

Bialik pressait les Juifs de Palestine de parler hébreu, mais “péchait” lui-même en utilisant le yiddish, et les fonctionnaires de Tel-Aviv voulaient que les résidents mentent et disent qu’ils rêvaient en hébreu. Une chercheuse estime que le développement de l’hébreu en tant que lingua franca s’est heurté à une réalité complexe.


Cours d’hébreu pour nouveaux immigrants à Dimona, 1955. Photo : Moshe Pridan/GPO

 Il y a environ 90 ans, juste avant un recensement général des habitants de la “Terre d’Israël”, la municipalité de Tel-Aviv a adressé une demande inhabituelle aux habitants de la ville : ils devaient répondre par l’affirmative à la question de savoir s’ils parlaient hébreu, même s’ils rêvaient en yiddish, lisaient en allemand ou cuisinaient en ladino.

« La réponse définitive et claire concernant la langue hébraïque en tant que lingua franca de la population centrale de notre ville a une grande valeur nationale et politique », expliquait une publicité distribuée par la municipalité aux résidents locaux, ajoutant : « Nous souhaitons attirer l’attention des résidents sur l’importante nécessité de souligner la place de notre langue nationale dans notre vie publique et culturelle ».

La chercheuse Zohar Shavit, experte en sémiotique et en recherche culturelle à l’université de Tel-Aviv, a trouvé cette publicité dans les archives municipales de Tel-Aviv alors qu’elle réalisait une nouvelle étude visant à examiner le statut de la langue sacrée aux yeux des habitants de la “Terre d’Israël” à la veille de la création de l’État juif.  

 

Tract en quatre langues (hébreu, yiddish, anglais, allemand) des années 1930 encourageant l’utilisation de la langue hébraïque.  Photo Collection de la bibliothèque nationale

 « Plus d’une description de la présence de l’hébreu dans le domaine public était teintée de propagande », explique la professeure Shavit. « Parfois, même des données statistiques apparemment objectives sur l’étendue de la présence de l’hébreu dans la vie du Yichouv (la communauté juive d’avant l’État) étaient biaisées et contaminées », ajoute-t-elle, faisant référence à l’ingérence de la municipalité de Tel-Aviv dans le recensement de 1931. À l’époque, il semble que tous les moyens étaient valables « pour tenter de présenter une image de l’exclusivité de la langue hébraïque dans la vie du Yichouv », ajoute-t-elle. Mais en fait, a-t-elle découvert, « il y avait une tension entre la réalité et la façon dont elle était dépeinte ».

Un sondage réalisé en 1912 avait révélé que moins de la moitié des habitants de la ville parlaient l’hébreu. Sur les 790 habitants de Tel Aviv de l’époque, 43 % ont déclaré parler l’hébreu, 35 % le yiddish (dénoncé comme un “jargon"”par certains), 11 % le russe et le reste le français, l’anglais, le ladino, l’arabe et l’allemand. Le penseur et auteur sioniste Ahad Ha’am s’est inquiété à l’époque du fait que ces données « serviraient d’arme dans les mains de ceux qui haïssent l’hébreu » et s’est demandé « si à Tel-Aviv une majorité de résidents parlent également d’autres langues et si le jargon (yiddish) est sur un pied d’égalité avec l’hébreu - où est donc la renaissance de l’hébreu ? »

Le poète hébreu Haïm Nahman Bialik. Photo : Avraham Suskin/GPO

En même temps, Ahad Ha’am a reproché à la presse, qui a publié les résultats du sondage, de ne pas avoir présenté des données plus détaillées qui auraient prouvé, comme il l’a dit, que « presque tous les enfants parlent hébreu ».

La professeure Shavit a découvert un autre cas où les enfants étaient décrits comme annonçant la renaissance de la langue nationale dans un article d’Itamar Ben-Avi, fils d’ Éliézer Ben-Yehoudah, la force motrice de ce processus de renaissance. En 1902, Ben-Avi décrivait ainsi la langue des enfants des jardins d’enfants de la ville de Jaffa, voisine de Tel-Aviv : « Et avec un son mélodieux, en utilisant un hébreu authentique, vivant et agréable, ils appellent chaque chose par son nom. Ils parlent hébreu... ils jouent en hébreu... ils se disputent et s’interrogent en hébreu ».

Pourtant, cette description ne reflétait pas tout à fait la réalité complexe. En effet, c’est l’image inverse qui a été présentée par le poète hébreu pionnier Haïm Nahman Bialik, en 1909. « La première impression, à vrai dire, n’est pas celle d’un renouveau », écrit-il à sa femme Manya, après une visite à Jaffa. « À ma grande consternation, j’ai entendu dans les quartiers juifs, à Neve Shalom et Neve Tzedek, des jargons russes, espagnols et un jargon dans lequel de nombreux mots arabes étaient mélangés. Je n’ai pas entendu le son mélodieux de la langue hébraïque, sauf dans la bouche de quelques enfants ». De même, la visite de Bialik à Petah Tikva, la « mère des moshavot [colonies]" du Yichouv », n’était pas de bon augure : « Elle m’a fait mauvaise impression, car c’est là que j’ai entendu parler hébreu encore moins que dans les autres colonies. Même dans la bouche des enfants, je n’entendais parler hébreu que très peu. Presque rien », écrit le futur poète national.


Cours d’hébreu à Jérusalem.   Photo : Cohen Fritz/GPO

 

“Jargons” rivaux

Les impressions sévères de Bialik étaient justes, pour l’époque. Une enquête menée il y a exactement un siècle par l’Organisation sioniste mondiale a révélé que le nombre de foyers où l’on parlait le yiddish était nettement supérieur à celui des foyers où l’on parlait l’hébreu. Par exemple, dans les jardins d’enfants de Jaffa, 232 enfants parlaient le yiddish à la maison, alors que l’hébreu était la langue véhiculaire dans les foyers de seulement 115 jeunes. Les données concernant l’ensemble des structures éducatives de Jaffa - jardins d’enfants, écoles primaires, lycées et séminaires d’enseignants - n’étaient pas plus encourageantes : Seuls 51 % des élèves de ces établissements parlaient l’hébreu à la maison, soit comme seule langue, soit avec une autre langue.

La situation à Jérusalem était bien pire. Sur les 906 enfants de maternelle interrogés, seuls 67 parlaient hébreu à la maison ; les autres parlaient hébreu et une autre langue, ou ne parlaient pas du tout hébreu. Shavit a constaté qu’au milieu des années 1920, le système éducatif du Yichouv lui-même ne prenait pas la peine de veiller à ce que l’enseignement soit dispensé exclusivement en hébreu. Environ 20 % de tous les écoliers juifs, soit un cinquième de la jeune génération, étaient éduqués dans différentes langues au cours de ces années.

 

La Rue Allenby à Tel Aviv, 1938.  Photo : Zoltan Kluger/GPO

La première école de langue hébraïque en Palestine, et dans le monde entier, a ouvert ses portes en 1886 à Rishon Letzion - l’école Haviv, où le corps enseignant comprenait Eliézer Ben-Yehoudah lui-même. C’est également à Rishon LeTzion [“Le premier à Sion”] qu’a été créé le premier jardin d’enfants en hébreu, sous la direction de l’éducatrice Esther Shapira. Néanmoins, David Yudilevich, un enseignant affilié au mouvement de colonisation agricole Bilou, a témoigné que la réalité était en fait multilingue et que l’utilisation de l’hébreu parmi les enfants de ces années-là était encore assez limitée : « Les tout-petits et les enfants plus âgés parlent tous un jargon [sic] ashkénaze ou sépharade, ou le russe ou le roumain. Ils parlent toutes les langues sauf l’hébreu. La langue que l’on veut faire revivre s’est avérée à l’époque pauvre et maigre. Même les mots de tous les jours manquaient encore », a-t-il constaté.

Le plus grand rival de l’hébreu était le yiddish, explique la chercheuse Shavit, qui note qu’ « il était présenté comme une menace permanente pour le projet hébraïque ». Dans ce contexte, le futur prix Nobel de littérature S. Y. Agnon raconte une anecdote amusante : Il raconte que même une servante arabe lui parlait en yiddish lorsqu’il cherchait la synagogue sépharade à Jaffa.

« La réalité linguistique était complexe », note Shavit, dont les conclusions ont été publiées dans un article intitulé “Que parlaient les enfants hébreux ?” dans le périodique Israel. Outre la fierté de promouvoir le projet hébraïque, y compris le développement de la langue du peuple et de sa culture, et les efforts parfois violents pour imposer l’utilisation de l’hébreu dans le domaine public, « de nombreuses autres enclaves linguistiques ont été préservées », écrit-elle. Il a donc fallu des décennies pour que l’hébreu atteigne son statut de première langue parmi les natifs du pays.

L’universitaire Zohar Shavit.  Photo : Adi Mazan

08/09/2023

Exposition à New York sur le yiddish en Palestine d’avant 1948
Le yiddish, une langue qui a survécu au nazisme, au stalinisme et au sionisme

 Note du traducteur

13 des 17 millions de juifs du monde parlaient le yiddish en 1939. 85% des victimes de la “solution finale” parlaient cette langue. Interdite en URSS entre 1948 et 1955, combattue férocement par les sionistes qui voulaient imposer leur “hébreu moderne”, elle survit, de New York à Melbourne, en passant par Jérusalem et connaît un fort “revival”, grâce notamment à plusieurs séries Netflix, à commencer par “Unorthodox”, puis “Les Shtitsel” et “Diamants bruts”.

Lors d’une rencontre à Brooklyn en 1977 avec le prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer, le Premier ministre israélien de l’époque Menahem Begin lui avait reproché d’écrire en yiddish, «langue des morts, de ceux qui s’étaient laissés conduire à l’abattoir, la langue qui ne possède même pas la locution “Garde à vous”». Pince sans rire, Singer avait répondu : « Je reconnais que ce n’est pas une langue inventée pour des généraux».

Les trois articles ci-dessous, traduits par nos soins, évoquent une exposition qui vient de s’ouvrir à New York sous le titre “Palestinian Yiddish”, sur le rôle et la place des yiddishophones dans la Palestine d’avant 1948.


Fausto Giudice
, Tlaxcala

 

Quand parler yiddish pouvait vous valoir d’être tabassé par des Juifs à Tel-Aviv

Judy Maltz, Haaretz, 7/9/2023

L’exposition “Palestinian Yiddish”, qui vient d’être inaugurée à New York, met en lumière l’hostilité manifestée à l’égard des immigrants qui ont refusé d’abandonner la langue largement parlée par les Juifs européens lorsqu’ils se sont installés dans l’État d’Israël d’avant lindépendance. Son ouverture intervient à un moment tumultueux pour les amateurs de yiddish


Yiddishistes blessés après une attaque par des fanatiques de la langue hébraïque, Tel Aviv, 1928. Ilustrirte vokh, Varsovie, 30 novembre 1928. (YIVO)

NEW YORK - La photo, vieille de près de 100 ans, montre une demi-douzaine de jeunes hommes juifs, tous bandés. Ils semblent avoir été victimes d’un pogrom.

Sauf que, comme le révèle la légende, cette photo n’a pas été prise en Europe de l’Est. Les agresseurs n’étaient pas non plus des non-Juifs.

En fait, ces jeunes hommes ont été tabassés à Tel Aviv par des correligionaires. Leur crime ? Parler yiddish en public.

Publiée dans un hebdomadaire juif de Varsovie, cette photo en noir et blanc, prise en 1928, fait partie d’une exposition inaugurée cette semaine au YIVO [Yidisher Visnshaftlekher Institut/Yiddish Scientific Institute, créé à Wilno/Vilnius en 1925, transféré à New York sous le nom de YIVO Institute for Jewish Research, NdT], consacrée au “yiddish de Palestine”, c’est-à-dire le yiddish parlé avant 1948 dans le territoire du futur État d’Israël.

L’exposition met l’accent sur l’hostilité et le dédain manifestés par de nombreux colons juifs à l’égard de la langue yiddish. En créant un “nouveau Juif” dans ce qu’ils appelaient la Terre d’Israël (Eretz Israel), ces fervents sionistes hébréophones étaient déterminés à rompre avec tout ce qui pouvait évoquer la diaspora, et en premier lieu avec la langue largement parlée par les Juifs d’Europe.


L’affiche de l’exposition “Palestinian Yiddish”, à l’Institut YIVO de New York.

« La négation de la diaspora était au cœur de l’idéologie du sionisme du début du XXe siècle, et c’est pour cette raison que le yiddish devait être supprimé », explique Eddy Portnoy, conseiller académique à l’YIVO et commissaire de l’exposition. « Il s’agissait presque d’une haine juive de soi ».

L’exposition, qui sera visible tout au long de l’automne, comprend des photographies, des objets et des documents provenant des archives de l’YIVO ainsi que d’autres collections historiques. Son ouverture coïncide avec une tempête qui a éclaté à la suite d’un essai publié le week-end dernier dans le New York Times et intitulé « Le yiddish a le vent en poupe » [voir ci-dessous].

Son auteur, le professeur Ilan Stavans du Amherst College, s’étonne que « compte tenu de tout ce que le yiddish a traversé - comment il a été un outil de continuité transfrontalière, comment il a été poussé vers les crématoires par les nazis, comment, après la Shoah, il a prospéré dans certaines diasporas mais a été mis de côté dans d’autres - sa pure endurance n’est rien de moins que miraculeuse ».

Mais de nombreux lecteurs se sont offusqués de son attaque sournoise contre Israël dans le paragraphe suivant : « L’hébreu, qui est devenu officiellement la langue nationale de l’État d’Israël en 1948, est parlé par environ neuf millions de personnes dans le monde. Pour certains, cette langue symbolise le militarisme israélien d’extrême droite ». Stavans a également été critiqué pour avoir affirmé que les juifs ultra-orthodoxes qui parlent le yiddish « ne sont pas typiquement multilingues, comme l’ont toujours été les locuteurs laïques du yiddish ».


Le “Professeur arabe-yiddish” a été écrit par Getsl Zelikovitsh, un journaliste yiddish qui avait étudié la sémiologie et l’égyptologie à la Sorbonne. Il s’agit du premier texte destiné aux étudiants en arabe de langue yiddish. YIVO

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, environ 13 millions de Juifs, dont une écrasante majorité en Europe, parlaient le yiddish. Aujourd’hui, on estime qu’il n’en reste qu’environ 600 000, dont la grande majorité sont des survivants de l’Holocauste et des juifs ultra-orthodoxes.

Mais ces dernières années, le yiddish a connu une sorte de renaissance, la langue étant de plus en plus adoptée par les Juifs de la diaspora qui s’identifient comme non sionistes ou antisionistes et qui ne se sentent pas liés à Israël ou à la langue hébraïque.

Même en Israël, les mentalités ont changé et plusieurs universités locales proposent des programmes en yiddish qui sont devenus très populaires.

De telles initiatives n’auraient jamais été tolérées il y a un siècle. En effet, parmi les objets présentés à l’exposition figure un grand tract publié par un groupe de fanatiques de la langue hébraïque connu sous le nom de Gedud Meginei Hasafa - le Bataillon des défenseurs de la langue [hébraïque] - en riposte à des informations selon lesquelles la nouvelle université hébraïque de Jérusalem prévoyait de créer une chaire d’études de la langue yiddish.

Une carte en langue yiddish de la Palestine juive, créée à Berlin en 1923, montre la croissance de l’activité agricole, commerciale et industrielle juive dans la région. Institut de recherche juive. YIVO

« La chaire de yiddish est un désastre pour l’université hébraïque », avertissait le tract publié en 1927.

On y trouve également une brochure en yiddish dont le titre est la question suivante : « Le yiddish est-il persécuté en Palestine ? »  Cette brochure a été publiée en réponse à un rapport préparé par les dirigeants sionistes au début du 20e siècle, qui réfutait ces allégations. La brochure apporte la preuve que ce rapport n’était qu’une imposture.

En effet, ce bataillon d’hébraïsants fanatiques était connu pour harceler les personnes parlant le yiddish et pour perturber les événements culturels yiddish.

Outre les documents relatifs à cette campagne d’éradication du yiddish, l’exposition présente également des exemples de la culture yiddish florissante, bien qu’un peu clandestine, qui s’est épanouie avant l’instauration de l’État sioniste.

Parmi les objets exposés figurent diverses anthologies littéraires et publications politiques. La plus remarquable est une circulaire manuscrite, publiée en 1926 par un groupe de femmes activistes parlant le yiddish, qui se plaignait du sort des femmes qui travaillaient dans la Palestine mandataire britannique.

 

Le Gymnasia Herzliya était le premier lycée de langue hébraïque de Tel-Aviv. Il était dirigé par d’importants idéologues sionistes et ses élèves étaient endoctrinés dans la guerre linguistique entre l’hébreu et le yiddish.  YIVO

 

L’archétype de la mère juive

En faisant des recherches sur son sujet, le spécialiste du yiddish Portnoy a été surpris de découvrir à quel point la langue était parlée depuis longtemps dans des villes comme Jérusalem, Safed et Tibériade, même si ce n’était que par une infime minorité de la population.

Parmi ses découvertes remarquables figurent des fragments de plusieurs lettres écrites en yiddish par une femme de Jérusalem, datant des années 1560. Envoyées par Rokhl Zusman à son fils Moishe, qui vivait en Égypte, elles ont été découvertes dans la Genizah du Caire, une immense collection de manuscrits retraçant 1 000 ans de vie juive au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Dans ces lettres, dont des copies sont exposées, Rokhl tente de persuader son fils de revenir à Jérusalem et lui reproche de ne pas lui écrire suffisamment. « La mère juive qui sommeille en elle transparaît clairement dans ces lettres », plaisante Portnoy.

 


“Di yidishe shtot Tel Aviv” (La ville juive de Tel Aviv), guide en langue yiddish créé par le Keren Hayesod (Appel unifié pour Israël) à Jérusalem, 1933. YIVO

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, lorsqu’un grand nombre de personnes parlant le yiddish se rendaient en Palestine, alors ottomane, les Arabes étaient beaucoup plus nombreux que les Juifs dans le pays et il était essentiel de parler l’arabe pour que l’atterrissage se fasse en douceur. L’exposition comprend plusieurs petits dictionnaires utilisés à l’époque pour enseigner les rudiments de l’arabe aux locuteurs du yiddish - des exemples rares, à n’en pas douter, d’arabe translittéré en yiddish.

Et tout comme le yiddish usaméricain comprend des mots anglais et le yiddish polonais des mots polonais, le yiddish parlé par de nombreux pionniers sionistes était parsemé d’arabe.

Une liste d’exemples accrochée au mur de la salle d’exposition comprend une phrase que de nombreux hébréophones comprendront certainement (après tout, l’arabe s’est également introduit dans la langue hébraïque). Cette phrase hybride yiddish-arabe, translittérée en anglais, se lit comme suit : “S’iz gor a’la ke’fak”. Ou, en anglais, "It’s really great" : “C’est vraiment génial”.

  

Exemples d’exercices tirés de l’ouvrage de Khayem Keler “Lern arabish : a laykhte sistem tsu erlernen di arabishe shprakh” (“Apprendre l’arabe : un système facile pour apprendre la langue arabe”). Tel Aviv, 1935. YIVO

« Ces exemples de pénétration de l’arabe dans le yiddish témoignent de la souplesse du yiddish et de sa capacité à absorber très facilement des éléments étrangers et à les intégrer dans le langage courant », note Portnoy.

 

Le yiddish a le vent en poupe

Ilan Stavans, The New York Times, 2/9/2023

Ilan Stavans (Mexico, 1961) est professeur de sciences humaines et de culture latino-américaine et latina au Amherst College, éditeur du livre “How Yiddish Changed America and How America Changed Yiddish” (Comment le yiddish a changé l’Amérique et comment l’Amérique a changé le yiddish) et consultant pour l’Oxford English Dictionary. CV. Bibliographie

Pour une langue sans adresse physique qui a frôlé l’extinction, la volonté de vivre du yiddish semble inépuisable. La leçon est simple et directe : La survie est un acte d’obstination.


Image Rachel Levit Ruiz

Le yiddish connaît une certaine renaissance. Grâce aux cours en ligne, n’importe qui, de Buenos Aires à Melbourne, peut apprendre à le parler. De nouvelles traductions d’œuvres oubliées depuis longtemps et de classiques de la littérature ont vu le jour. Une mise en scène de “Fiddler on the Roof” [Un violon sur le toit] a été jouée en yiddish dans le cadre de l’Off Broadway. Des plateformes de diffusion en continu comme Netflix ont publié des séries, notamment “Les Shtisel”, “Unorthodox” et “Diamants bruts”, entièrement ou partiellement en yiddish.

Avant la Seconde Guerre mondiale, environ 13 millions de Juifs, laïques et religieux, parlaient le yiddish. Aujourd’hui, on estime qu’il y a environ un quart de million de locuteurs aux USA, à peu près le même nombre en Israël et environ 100 000 de plus dans le reste du monde. De nos jours, la grande majorité de ceux qui parlent la langue sont des ultra-orthodoxes. Ils ne sont généralement pas multilingues, comme l’ont toujours été les locuteurs séculaires du yiddish.

Je suis né et j’ai grandi à Mexico, parlant le yiddish et l’espagnol. Alors que la partie de ma famille élargie qui a fui vers New York et Chicago a perdu le yiddish en cours de route, les Juifs mexicains sont restés davantage dans la communauté, continuant à utiliser la langue même s’ils sont restés laïques.

Il convient de noter que le yiddish a été calomnié par les gentils comme par les juifs. Les antisémites le considéraient comme le langage de la vermine, tandis que l’élite rabbinique le jugeait indigne d’une discussion talmudique sérieuse. Comme le dit le proverbe, mieux vaut une gifle honnête qu’un baiser non sincère. J’aime à penser que cette animosité a permis à la langue d’être agile, lucide et improvisée.

Le yiddish est né il y a au moins un millénaire. Les premiers documents historiques dont nous disposons remontent au XIIe siècle en Rhénanie, dans l’ouest de l’Allemagne. Il s’agissait d’une forme de communication par alternance de codes - appelée loshn ashkenaz, la langue d’Ashkenaz - juxtaposant le haut-allemand et l’hébreu. Selon une théorie savante, il s’agirait en fait d’une combinaison de haut allemand et d’araméen, utilisé par les juifs du Moyen-Orient. Quoi qu’il en soit, le yiddish était la langue des femmes, des enfants et des analphabètes.

À l’époque où le poète italien Dante Alighieri a composé “La Divine Comédie”, le “jargon”, comme il était appelé par dérision, avait atteint un pouvoir politique, économique et culturel, donnant aux Juifs d’Europe de l’Est un sentiment d’interconnexion. S’il est vrai que Shakespeare n’a pas imaginé que Shylock parlait yiddish, il est probable que des marchands juifs comme lui aient au moins entendu parler de di mame loshn, la langue maternelle.

À l’époque des Lumières, les laïcs, appelés Maskilim, décrivaient le yiddish comme une langue déformée, incapable d’une pensée “civilisée”. Selon eux, pour être un citoyen européen à part entière, il fallait parler les langues de Goethe, Locke et Voltaire. En revanche, le hassidisme, mouvement religieux qui, au départ, s’opposait à l’establishment rabbinique, a prospéré en yiddish.

Les superbes histoires de son fondateur, le Baal Shem Tov, et de ses descendants, dont le rabbin Nahman de Bratslav, son arrière-petit-fils, ont été, pour la plupart, diffusées en yiddish. Le rabbin Nahman est considéré comme un précurseur de la vision du monde de Franz Kafka, selon laquelle le destin est façonné par des forces obscures, mystérieuses, voire divines. Kafka a étudié cette langue et a même prononcé un discours en yiddish en 1912.

La production littéraire yiddish du XIXe siècle, dont le plus aimé des écrivains yiddish, Cholem Aleichem, auteur de “Tevye le laitier”, qui raconte l’histoire d’un habitant d’un shtetl dont la vie est redéfinie par la sécularisation, la politique, l’antisémitisme et l’immigration, est la meilleure illustration de l’adhésion à la laïcité. Comme dans le cas de Tevye, le yiddish était la lingua franca des Juifs polonais, ukrainiens, russes, lituaniens et autres, leur permettant d’avoir un terrain de rencontre neutre tout en habitant la même culture apatride.

Ma grand-mère paternelle, originaire de Brodno, un quartier de Varsovie, parlait yiddish avec sa famille et polonais et russe avec les gentils. Cette universalité a servi le yiddish. Eliezer Zamenhof, créateur de l’espéranto et locuteur natif de yiddish, a conçu sa langue comme un “auxiliaire” ou une seconde langue, une approche qui permettrait aux gens de mettre de côté leurs différences sans perdre leur individualité. C’est ce que faisait déjà le yiddish pour les juifs ashkénazes.

Le sionisme est un autre ennemi du yiddish. À la fin du XIXe siècle, alors que l’espoir d’un État juif se concrétise, le yiddish est dépeint comme un jargon parlé par la diaspora - la langue des sans-abri, sans véritable voix nationale. Pour combler ce déficit, il fallait faire revivre l’hébreu. Rapidement, le mythe du pionnier hébraïque a vu le jour, contrastant fortement avec le juif bossu au grand nez que les sionistes eux-mêmes vilipendaient.

L’hébreu, qui est devenu officiellement la langue nationale de l’État d’Israël en 1948, est parlé par environ neuf millions de personnes dans le monde. Pour certains, cette langue symbolise le militarisme israélien d’extrême droite.

À l’inverse, le yiddish représente l’exil, la nostalgie d’un foyer. Le yiddish a été l’épine dorsale du mouvement ouvrier juif aux USA, et la féministe Emma Goldman a défendu l’égalité des femmes et l’amour libre en yiddish. Abraham Cahan, le fougueux et imposant rédacteur en chef de Forverts - The Forward, le quotidien yiddish de gauche de New York au tournant du siècle - voyait dans cette langue un outil d’éducation des immigrants juifs à leurs droits.

Compte tenu de tout ce que le yiddish a subi - comment il a été un outil de continuité transfrontalière, comment il a été poussé vers les fours crématoires par les nazis, comment, après la Shoah, il a prospéré dans certaines diasporas mais a été mis de côté dans d’autres - son endurance n’est rien de moins que miraculeuse.

Pourtant, la nostalgie ne peut à elle seule pousser un renouveau au-delà de ses moyens étroits. Cette langue reste une langue sans patrie, sans armée, sans drapeau, sans poste ni banque centrale, la langue d’un petit peuple dispersé. Ses locuteurs sont peut-être peu nombreux, mais comme le disait ma grand-mère maternelle, les mots doivent être pesés et non comptés.

 

L’hébreu israélien n’a pas tué le yiddish. Comme le montre une nouvelle exposition à New York, il lui a donné un nouveau nid où vivre

Ghil’ad Zuckermann, JTA, 5/9/2023

Ghil’ad Zuckermann  (Tel-Aviv, 1971ן) est un linguiste, professeur, titulaire de la chaire de linguistique et de langues en danger à l’université d’Adélaïde en Australie-Méridionale. Il conseille l’Oxford English Dictionary et parle couramment 13 langues. Il est président de l’Australian Association for Jewish Studies depuis 2017

Au début du XXe siècle, le yiddish et l’hébreu rivalisent pour devenir la langue du futur État juif.

Juste avant la fin du deuxième millénaire, Ezer Weizman, alors président d’Israël, s’est rendu à l’université de Cambridge pour se familiariser avec la célèbre collection de notes juives médiévales connue sous le nom de Genizah du Caire. Le président Weizman a été présenté au Regius Professor of Hebrew, qui aurait été nommé par la reine d’Angleterre elle-même.

En entendant “hébreu”, le président, qui était connu comme un sákhbak (un “frère” amical), a tapé sur l’épaule du professeur et lui a demandé “má nishmà ?”, la manière israélienne courante de dire “Comment ça va ?”, que certains interprètent comme signifiant littéralement “qu’allons-nous entendre ?”, mais qui est en fait un calque  de la phrase yiddish “vos hért zikh”, généralement prononcée vsértsəkh et signifiant littéralement qu’est-ce qu’on entend ?”

À la grande surprise de Weizman, l’éminent professeur d’hébreu n’avait pas la moindre idée de ce que demandait le président. Expert de l’Ancien Testament, il se demandait si Weizman faisait allusion au Deutéronome 6:4 : "Shema Yisrael" (Écoute, ô Israël). Ne connaissant ni le yiddish, ni le russe (Chto slyshno), ni le polonais (Co słychać), ni le roumain (Ce se aude), ni le géorgien (Ra ismis) - et encore moins l’hébreu rénové israélien - le professeur n’avait aucune chance de deviner le sens réel (“Quoi de neuf ?”) de cette belle expression concise.

Au début du XXe siècle, le yiddish et l’hébreu rivalisaient pour devenir la langue du futur État juif. À première vue, il semble que l’hébreu l’ait emporté et qu’après l’Holocauste, le yiddish était destiné à être parlé presque exclusivement par les juifs ultra-orthodoxes et quelques universitaires excentriques. Pourtant, un examen plus approfondi remet en cause cette perception. L’hébreu victorieux pourrait, après tout, être en partie yiddish dans l’âme.

En fait, comme le suggère l’histoire de Weizman, l’énigme de l’hébreu rénové israélien nécessite une étude exhaustive des multiples influences du yiddish sur cette “altneulangue” (“vieille langue nouvelle”), pour reprendre le titre du roman classique “Altneuland” (“vieille terre nouvelle”), écrit par Theodor Herzl, le visionnaire de l’État juif.


Le journal yiddish australien “Australier Leben”, numérisé. NATIONAL LIBRARY OF AUSTRALIA)

Le yiddish survit sous la phonétique, la phonologie, le discours, la syntaxe, la sémantique, le lexique et même la morphologie israéliens, bien que les linguistes traditionnels et institutionnels aient été très réticents à l’admettre. L’hébreu rénové israélien n’est pas “rétsakh Yídish” (l’hébreu pour “l’assassinat du yiddish” en hébreu) mais plutôt "Yídish redt zikh" (en yiddish, “le yiddish parle de lui-même” sous l’hébreu israélien).

Une langue sujette au linguicide

Cela dit, le yiddish a clairement fait l’objet d’un linguicide (mise à mort de la langue) par trois grands ismes : le nazisme, le communisme et, bien sûr, le sionisme, mutatis mutandis. Avant l’Holocauste, on comptait 13 millions de locuteurs du yiddish parmi les 17 millions de Juifs du monde entier. Environ 85 % des quelque 6 millions de Juifs assassinés pendant l’Holocauste parlaient yiddish. Le yiddish a été interdit en Union soviétique de 1948 à 1955.

Il est grand temps qu’une institution juive se penche sur la question de la tentative de linguicide du sionisme contre le yiddish. Je suis donc ravi d’apprendre que le YIVO organise à Manhattan une exposition fascinante aux multiples facettes, intitulée “Palestinian Yiddish :  Un regard sur le yiddish en terre d’Israël avant 1948” [sic], qui s’ouvre aujourd’hui. Je félicite Eddy Portnoy, conseiller académique et directeur des expositions de l’YIVO, pour cette exposition exceptionnelle sur un sujet brûlant. 

Caractérisés par la négation de la diaspora (shlilát hagalút) et poursuivant le mépris du yiddish généré par les Lumières juives du XIXe siècle, les idéologues sionistes ont activement persécuté la langue. En 1944, Rozka Korczak-Marla (1921-1988) a été invitée à prendre la parole lors de la sixième convention de la Histadrout, l’Organisation générale des travailleurs, en Terre d’Israël. Survivante de l’Holocauste, elle fut l’une des dirigeantes de l’organisation juive de combat dans le ghetto de Vilna, collaboratrice d’Abba Kovner et combattante de l’Organisation des partisans unis (connue en yiddish sous le nom de Faráynikte Partizáner Organizátsye).

Elle a parlé, dans sa langue maternelle, le yiddish, de l’extermination des Juifs d’Europe de l’Est, dont une grande partie parlait yiddish. Immédiatement après son discours, elle a été suivie sur scène par David Ben-Gourion, premier secrétaire général de la Histadrout, dirigeant de facto de la communauté juive de Palestine et, par la suite, premier ministre d’Israël. Ce qu’il a dit est choquant dans la perspective d’aujourd’hui :

...זה עתה דיברה פה חברה בשפה זרה וצורמת

ze atá dibrá po khaverá besafá zará vetsorémet...

Une camarade vient de s’exprimer ici dans une langue étrangère et cacophonique...

Dans les années 1920 et 1930, le Bataillon pour la défense de la langue (Gdud meginéy hasafá), dont la devise était “ivrí, dabér ivrít” (“Hébreu [c’est-à-dire juif], parle hébreu !”), avait l’habitude d’arracher les affiches écrites dans des langues “étrangères” et de perturber les rassemblements de théâtre yiddish. Cependant, les membres de ce groupe ne cherchaient que des formes (mots) yiddish plutôt que des modèles dans le discours des Israéliens qui choisissaient de parler “hébreu”. Les défenseurs de la langue n’auraient pas attaqué un locuteur de l’hébreu revivifié israélien prononçant le "má nishmà" susmentionné.

Étonnamment, même l’hymne du Bataillon pour la défense de la langue comprenait un calque du yiddish : “veál kol mitnagdénu anákhnu metsaftsefím”, littéralement “et sur tous nos adversaires nous sifflons”, c’est-à-dire “nous nous moquons de nos adversaires”. L’expression “siffler sur” est ici un calque du yiddish fáyfn af, qui signifie à la fois “siffler sur” et, familièrement, “se ficher de” quelque chose ou quelqu’un [en all. Ich pfeife darauf, je m’en tape , NdT].

En outre, malgré l’oppression linguistique qu’ils ont subie, les yiddishistes de Palestine ont continué à produire des œuvres créatives, dont un certain nombre sont exposées par YIVO.

Comme Sharpless, le consul américain dans l’opéra “Madama Butterfly” de Giacomo Puccini (1904), “non ho studiato ornitologia” (“je n’ai pas étudié l’ornithologie”). Je me permets donc d’utiliser une métaphore ornithologique : d’un côté, l’hébreu israélien est un phénix qui renaît de ses cendres. D’autre part, c’est un coucou qui pond son œuf dans le nid d’un autre oiseau, le yiddish, en lui faisant croire qu’il s’agit de son propre œuf. Mais il présente aussi les caractéristiques d’une pie, volant à l’arabe, à l’anglais et à de nombreuses autres langues.

L’hébreu israélien revivifié est donc un rara avis [oiseau rare], un hybride inhabituel et glorieux.