L’historien italien s’inquiète des effets dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza. Ce dévoiement pourrait causer une « remontée spectaculaire » de l’antisémitisme, alerte-t-il.
Joseph Confavreux et Mathieu Dejean
5 novembre 2023 à 11h45
L’historien italien Enzo Traverso, spécialiste du totalitarisme et des politiques de la mémoire, enseigne l’histoire intellectuelle à l’université Cornell aux États-Unis. De passage à Paris, l’auteur de La Violence nazie (La Fabrique, 2002), La fin de la modernité juive (La Découverte, 2013), Mélancolie de gauche (La Découverte, 2016) ou encore Révolution - Une histoire culturelle (La Découverte, 2022), analyse dans cet entretien les effets potentiellement dévastateurs de l’instrumentalisation de la mémoire de l’Holocauste pour justifier la « guerre génocidaire » menée par l’armée israélienne à Gaza.
Tout en dénonçant la terreur du 7 octobre, il appelle à ne pas tomber dans le piège tendu par le Hamas et par l’extrême droite israélienne, qui conduirait à la destruction de Gaza et à une nouvelle Nakba. « On peut manifester pour la Palestine sans déployer le drapeau du Hamas ; on peut dénoncer la terreur du 7 octobre sans cautionner une guerre génocidaire menée sous prétexte du “droit légitime d’Israël de se défendre” », défend-il.
Mediapart : Dans « La fin de la modernité juive » (La Découverte, 2013), vous défendiez l’idée qu’après avoir été un foyer de la pensée critique du monde occidental, les juifs se sont retrouvés, par une sorte de renversement paradoxal, du côté de la domination. Ce qui se passe aujourd’hui confirme-t-il ce que vous écriviez ?
Enzo Traverso : Hélas, ce qui est train de se passer aujourd’hui me semble confirmer les tendances de fond que j’avais analysées, et cette confirmation n’est pas du tout réjouissante. Dans ce livre, je montrais que l’entrée des juifs dans la modernité eut lieu, vers la fin du XVIIIe siècle, sur la base d’une anthropologie politique particulière. Cette minorité diasporique se heurtait à une modernité politique façonnée par le nationalisme, qui voyait en eux un corps étranger, irréductible à des nations conçues comme des communautés ethniques et territoriales.
Engagés, après l’émancipation, dans la sécularisation du monde moderne, les juifs se sont retrouvés, au tournant du XXe siècle, dans une situation paradoxale : d’une part, ils s’éloignaient progressivement de la religion, en épousant avec enthousiasme les idées héritées des Lumières ; de l’autre, ils étaient confrontés à l’hostilité d’un environnement antisémite. C’est ainsi qu’ils sont devenus un foyer de cosmopolitisme, d’universalisme et d’internationalisme. Ils adhéraient à tous les courants d’avant-garde et incarnaient la pensée critique. Dans mon livre, je fais de Trotski, révolutionnaire russe qui vécut la plupart de sa vie en exil, la figure emblématique de cette judéité diasporique, anticonformiste et opposée au pouvoir.
Le paysage change après la Seconde Guerre mondiale, après l’Holocauste et la naissance d’Israël. Certes, le cosmopolitisme et la pensée critique ne disparaissent pas, ils demeurent des traits de la judéité. Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, cependant, un autre paradigme juif s’impose, dont la figure emblématique est celle de Henry Kissinger : un juif allemand exilé aux États-Unis qui devient le principal stratège de l’impérialisme américain.
Avec Israël, le peuple qui était par définition cosmopolite, diasporique et universaliste est devenu la source de l’État le plus ethnocentrique et territorial que l’on puisse imaginer. Un État qui s’est bâti au fil des guerres contre ses voisins, en se concevant comme un État juif exclusif – c’est inscrit depuis 2018 dans sa Loi fondamentale – et qui planifie l’élargissement de son territoire aux dépens des Palestiniens. Je vois là une mutation historique majeure, qui indique deux pôles antinomiques de la judéité moderne. La guerre à Gaza confirme que le nationalisme le plus étriqué, xénophobe et raciste, dirige aujourd’hui le gouvernement israélien.
D’un autre côté, l’offensive du Hamas le 7 octobre a agi comme une réactivation mémorielle très forte en Israël, à tel point qu’aujourd’hui la mémoire de l’Holocauste est utilisée pour justifier les massacres à Gaza. Comment maintenir une mémoire juive qui ne soit pas instrumentalisée ainsi ? Peut-on réactiver la première judéité dont vous parliez ?
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