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15/06/2023

SERGIO FERRARI
Ni fous ni morts : les anciens prisonniers politiques argentins de la Coronda entretiennent la mémoire et internationalisent l’espoir

Sergio Ferrari, La Pluma, 12/6/2023
Original :
Ex presos políticos argentinos | Celebrar la memoria, internacionalizar la esperanza: Ni locos ni muertos

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Dans le cadre de la célébration du 20e anniversaire d’El Periscopio, je me suis entretenu avec trois des organisateurs de cette activité : Alfredo Vivono, de Rosario, Luis Larpin, de Santa Fe, et Augusto Saro, de Buenos Aires.

Pour les anciens prisonniers politiques de la prison de Coronda, dans la province de Santa Fe, en Argentine, la mémoire est une passion. Vingt ans après la publication de leur livre Del otro lado de la mirilla [De l'autre côté du judas], ils ont célébré samedi 3 juin leurs deux décennies de militantisme associatif contre l’oubli dans le sinistre ancien quartier général de la police de la ville de Rosario (300 kilomètres au nord-ouest de Buenos Aires).


Dans le bâtiment de l’ancien quartier général de la police de l’unité régionale II de Rosario, le service d’information (SI), le plus grand centre d’enlèvements illégaux de la région, opérait sous la direction du deuxième corps d’armée, au centre de la ville de Rosario. On estime qu’environ 2000 personnes y ont été enlevées, torturées et, dans de nombreux cas, victimes de disparitions forcées. L’ancien service d’information a été récupéré par l’État provincial en vue de la création d’un espace de mémoire, pour la défense, la promotion et l’expansion des droits.

Le 25 mai 2003, ils ont fondé l’association El Periscopio et lancé, non sans hésitation, la première édition de leurs témoignages collectifs et anonymes, avec une préface d’Adolfo Pérez Esquivel.

L’écrivain uruguayen Eduardo Galeano leur a ensuite offert un cadeau important, ses mots émouvants de reconnaissance pour la quatrième de couverture : « Ce témoignage des prisonniers de Coronda est une autre contribution à la mémoire collective. Il respire, caché sous l’amnésie obligatoire ».

Et à partir de ce moment, l’association El Periscopio - ce petit instrument clandestin utilisé par les prisonniers de Coronda pour suivre depuis les cellules les mouvements des gardiens dans le bloc cellulaire - n’a cessé de multiplier les initiatives en faveur de la Mémoire, de la Vérité et de la Justice.

 
Au cours des vingt dernières années, trois éditions du livre ont été publiées en espagnol, avec plus de 10 000 exemplaires vendus. En 2020, au plus fort de la pandémie en Europe, Ni fous ni morts l’édition française - déjà épuisée – a été publiée par les Éditions de l’Aire, de Vevey, en Suisse. En septembre dernier, c’était au tour de la version italienne, cyniquement intitulée Grand Hotel Coronda, publiée par la prestigieuse maison d’édition romaine Albatros Il Filo. Et avant la fin de l’année 2023, une édition portugaise est prévue, en collaboration avec la maison d’édition Expressão Popular de São Paulo, étroitement liée aux acteurs sociaux brésiliens les plus dynamiques, en particulier le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST).


Dès le début, le mot d’ordre d’El Periscopio était clair : « Il faut militer pour le livre ». Des centaines d’activités publiques dans les quartiers, les écoles, les universités, les centres culturels, les théâtres, les cinémas, les paroisses et les syndicats, tant en Argentine qu’en Europe, ont accompagné la promotion de ce témoignage écrit. Les plus récentes ont été les sept présentations durant la deuxième quinzaine de mai dans six villes de Sicile, auxquelles ont participé plus de 350 personnes, principalement des jeunes des lycées d’Agrigente et de Favara, dans le sud de l’île.

Dans le cadre de la célébration du 20e anniversaire d’El Periscopio, je me suis entretenu avec trois des organisateurs de l’événement : Alfredo Vivono, de Rosario, Luis Larpin, de Santa Fe, et Augusto Saro, de Buenos Aires.


Alfredo Vivono

Histoire collective

« Lorsque nous avons imaginé de célébrer notre vingtième anniversaire, nous avons décidé de le faire simplement et dans un lieu qui nous aiderait à nous souvenir à la fois de la répression dictatoriale et de la résistance contre celle-ci - comme l’ancien siège de la police de Rosario. Et nous avons décidé de nous réunir avec d’autres personnes qui, comme nous, ont été impliquées dans la résistance collective et ont toujours continué à contribuer à la construction de la mémoire », se souvient Alfredo Vivono. Il ajoute : « Nous faisons partie d’un ensemble qui a connu de nombreuses formes de lutte contre le même ennemi et sa méthode quotidienne de terrorisme d’État ». Enfin, explique Vivono, « Celebrar vient de celebrare, celeber, qui signifie nombreux, encombré, abondant. Ce à quoi El Periscopio ajoute également les concepts de collectif et d’unitaire. Collectif et unitaire, comme l’a toujours été tout ce que nous avons fait: depuis cette merveilleuse résistance dans les prisons de Cordoba jusqu’à cette célébration à Rosario. De la première édition de Del otro lado de la mirilla aux centaines de présentations et d’initiatives que nous avons inlassablement promues en Argentine et à l’étranger ». 


Luis Larpin

Luis Larpin, également membre du conseil d’administration d’El Periscopio, souligne : « Notre expérience est aussi collective que l’a été la résistance populaire à la dictature dans les prisons, dans les centres de détention illégaux, dans la lutte pour les droits humains, dans les rues, dans la solidarité internationale ». Comment célébrer aujourd’hui le 20ème anniversaire de l’association en cohérence avec cet “esprit périscopien” qui animait la résistance unie et fraternelle de Coronda, s’interroge Larpin. La réponse est toute trouvée : « En invitant des représentants de quelques-unes des nombreuses initiatives qui œuvrent à la recréation collective de la mémoire. En les reconnaissant et en nous reconnaissant en eux ».

Absences

La célébration à Rosario s’est ouverte par un montage audiovisuel avec des images de ses 20 ans d’existence. Elle s’est achevée par le non moins émouvant film de 12 minutes, Retorno a Coronda, d’Alberto Marquardt, cinéaste argentin basé en France et ancien prisonnier de Coronda. Il s’agit d’un témoignage de la visite effectuée en octobre 2019 par huit anciens détenus politiques à la prison de Santa Fe.

Dans le cadre de cette activité, El Periscopio a remis des plaques de reconnaissance à près de 30 associations, groupes et personnes, tels que les anciennes prisonnières politiques de la prison de Devoto, autrices du livre Nosotras, l’Instituto Venadense por Memoria, Verdad y Justicia (Venado Tuerto), les anciens prisonniers politiques de la prison de Mendoza, qui ont publié No nos podían et le Colectivo de la Memoria de Santa Fe, entre autres. Le programme Postas de la Memoria, les auteurs de Historias de Vida, de la Sonrisa no se rinde, La Mirada et Capitana Editorial et leur ouvrage Impresas Políticas, ainsi que le quotidien Página 12 ont également été honorés. Graciela Camino et Gabriela Robles, deux personnalités importantes du monde du théâtre et de la communication audiovisuelle, ont également été récompensées. La première a dirigé, avec María Moreno, Coronda en Acción, qui a connu un grand succès en 2006, tandis que Robles a coordonné une expérience audiovisuelle en quarantaine sur Coronda pendant la pandémie.

La liste comprenait également des noms individuels, pour la plupart d’anciens prisonniers politiques ou des membres de leur famille qui, de par leur position professionnelle/militante (dans des domaines tels que la communication, le syndicalisme, la performance artistique, la peinture, l’historiographie, etc.), ont soutenu et soutiennent la lutte pour la mémoire : Victorio Paulón, Daniel Gollán, Hugo Soriani, Raúl Viso, Jorge Miceli, Raúl Borsatti, Jorge Giles, Alba Acosta, Rubén Mensi, Luciano Sánchez, Carlos Samojedny et Carlos del Frade. En outre, des syndicats ou des institutions qui ont toujours fait preuve d’une solidarité active avec les anciens prisonniers de Coronda. Entre autres, Puerto Libro, les syndicats SADOP et CTERA, ainsi que le Secrétariat des droits humains de Santa Fe.

Luis Larpín souligne : « Nous nous reconnaissons dans chacun·e d’entre eux·elles, qui ne sont pas seulement des “allié·es” de notre histoire commune, mais aussi des points de référence pour poursuivre notre propre chemin ». C’est pourquoi il ne s’agissait pas de décerner des distinctions ou des prix. « Il s’agissait simplement de les reconnaître pour tout ce qu’ils·elles ont fait et continuent de faire pour une autre Argentine possible. Notre reconnaissance est une gratitude. Notre hommage signifie de plus grands défis pour l’avenir et l’impossibilité d’abandonner ou de s’arrêter en pensant que la tâche est déjà accomplie ».

Absences

« Le bonheur profond éprouvé en ce moment de retrouvailles ne nous empêche pas de ressentir - avec non moins d’émotion - les nombreuses absences », explique Augusto Saro, président du conseil d’administration d’El Periscopio.

« Nous sommes une génération marquée au fer rouge par le vide », souligne-t-il. « C’est le prix que nous payons pour la générosité de ce dévouement inconditionnel et sans limite. Ce sont les 30 000 disparus, ainsi que Daniel Gorosito, Luis Alberto Hormaeche, Raúl San Martín et Juan Carlos Voisard, nos quatre camarades assassinés à Coronda. Ce sont aussi ceux qui nous ont été enlevés au cours des deux dernières décennies. Ils font tous partie de l’essence de notre collectif. Ils nous manquent beaucoup, même si nous sentons que nous continuons à marcher ensemble ».

Saro a cette réflexion : « Quel immense privilège de penser que, lors de cette célébration à Rosario, nous sommes en train de récolter la vie ! Dans ce lieu (l’ancien siège de la police), où les génocidaires ont semé la torture et la mort. Nous voyons dans cet espace au symbolisme si particulier que, avec nous, il y a les mères, les grands-mères et les fils. Et les ex-prisonniers, ainsi que beaucoup de nos proches.  La vérité a triomphé, dit Saro. Une pause, un silence et une affirmation catégorique : « Tout comme la justice a prévalu ». Et il rappelle la victoire juridique qu’El Periscopio a obtenue avec le soutien de l’équipe juridique de HIJOS [association des enfants de disparus] à Santa Fe dans le procès dit de Coronda. En mai 2018, les deux commandants de la gendarmerie nationale qui avaient dirigé la prison pendant la dictature ont été condamnés à de lourdes peines de prison : la justice a établi que le régime quotidien et les décès qui ont eu lieu à Coronda constituaient des crimes contre l’humanité. 



Internationalisation de la mémoire

Alfredo Vivono, qui en septembre 2022 a participé en Suisse, en France et en Italie au lancement de la version italienne de Del otro lado de la mirilla, anticipe l’émotion produite par la célébration à Rosario et ne peut éviter une réflexion complémentaire : en tant que collectif, des frontières planétaires ont été franchies. « Nous sommes à Rosario et nous penserons là-bas, loin et près, à des milliers de kilomètres, où nous voyons les visages de femmes et d’hommes que nous sentons déjà comme des frères et des sœurs. Depuis 5 ans, nous marchons avec des Suisses et des Suissesses, des Français et des Françaises, des Italiens et des Italiennes. Del otro lado de la mirilla ; Ni fous ni morts ; Grand Hôtel Coronda : une succession sans fin de volontés qui revendiquent la même passion/obsession pour la Mémoire, la Vérité et la Justice ».


Augusto Saro

Augusto Saro, qui faisait également partie de la délégation périscopienne chargée de présenter le livre en Europe, partage cet avis : « Nous avons découvert dans El Periscopio la magie d’une planète globale ». Selon lui, ces visages lointains - à plus de 11 000 kilomètres de distance et 45 ans plus tard - qui s’émeuvent aujourd’hui de l’histoire des prisons et des centres de détention clandestins de la dictature argentine, « ne vibrent pas par volontarisme mais par nécessité. Nous lire, nous traduire, nous publier, nous écouter, c’est pour eux faire partie d’un dialogue ouvert. Ce qu’ils ont vécu à Coronda, Devoto, Mendoza, Rawson, Córdoba, Resistencia, Caseros, dans chaque centre de détention, les rapproche de leurs propres histoires continentales de lutte, hier et aujourd’hui ».

Don Luigi Ciotti, prêtre anti-mafia et point de référence pour les sans-papiers arrivant en Italie, a introduit dans sa préface à Grand Hôtel Coronda une réflexion généreuse dédiée à El Periscopio, étendue à tous les militants des droits humains en Argentine et dans le monde : « Votre dévouement est un acte de grande générosité. La générosité de la mémoire n’est jamais un devoir, (surtout pour ceux qui sont passés par le territoire le plus extrême de la douleur), mais un choix, un chemin, un don ». 

Rappelant ce qu’il a vécu lors de sa tournée européenne, Augusto Saro conclut : « Lorsque nous présentons nos témoignages, les héritiers des partigiani résistants italiens sont émus, les jeunes qui cherchent désespérément des alternatives à la planète qui bout ou à la domination patriarcale sous toutes ses formes sont interpellés... Bénie soit la résistance unie, nous disent-ils avec émotion ». Heureuse la résistance unie, nous disent-ils avec émotion ». Bénit soit l’Autre Monde possible et de plus en plus nécessaire, répond El Periscopio.


03/06/2023

LUIS E. SABINI FERNÁNDEZ
Est-ce que critiquer l’État d’Israël, c’est de l’antisémitisme ?
Argentine : Wolff contre Pietragalla

Luis E. Sabini Fernández, uy.press, 1/6/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Depuis que l’IHRA a redéfini l’antisémitisme non plus comme un rejet de la judéité en soi, mais comme un rejet de l’israélité, le monde a connu une vague d’accusations d’antisémitisme d’une ampleur sans précédent.


Carlos Latuff

En Argentine, la dernière péripétie en date de cette vague a été la plainte judiciaire de Waldo Wolff contre Horacio Pietragalla. Il s’agit respectivement du secrétaire aux Affaires publiques de la ville autonome de Buenos Aires [membre de la coalition macriste Cambiemos]  et du secrétaire aux Droits humains  du gouvernement Fernández-Kirchner [Frente de Todos, péroniste], et la plainte a été déposée en ce même mois de mai 2023.

Wolff (à g.) et Pietragalla

Nous craignons que, bien que l’IHRA doive être considérée comme connue urbi et orbi, il vaille la peine de décrire ce qui se cache derrière ce sigle, qui, nous l’imaginons, ne sera connu que d’une poignée de personnes.

L’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste est une organisation fondée en 1998. Un retard considérable, si l’on considère qu’elle invoque ce qui s’est passé pendant l’ère nazie, plus d’un demi-siècle auparavant.

Il est également remarquable de constater que la “solution finale” mise en œuvre par les nazis en 1942 a été “socialisée” sous le nom d’“Holocauste”, non pas en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, comme on pourrait l’imaginer, mais lorsque Hollywood a produit un matériel cinématographique qui a sensibilisé les foules. En 1978, avec la série Holocauste[1]. Deux aspects de la question ont été médiatisés : un univers concentrationnaire avec la mort comme protagoniste et sa désignation même.

Pourquoi a-t-il fallu plus de trois décennies pour généraliser une désignation dont “les faits historiques présentés” nous laissent penser qu’elle était immédiate ?

Et pourquoi a-t-il fallu attendre au total plus d’un demi-siècle (1945-1998) pour mettre en place une institution se référant à un événement aussi clair ?

On ne va pas croire que c’est par manque de moyens financiers ou de soutien médiatique. Si l’on a pu constater quelque chose lors des procès de Nuremberg en 1945 (pas le congrès nazi de 1935 dans la même ville, mais ceux du tribunal mis en place par les puissances victorieuses à la fin de la Seconde Guerre mondiale), c’est que tout a été orchestré sans difficulté et que sa structure administrative était tenue par des juifs. Ce qui amena des membres de l’armée usaméricaine, à remarquer, lors des sessions du procès, qu’une telle entreprise, bien que louable et compréhensible, nuisait à la crédibilité des instances du procès et qu’il aurait été préférable de laisser certains domaines couverts par du personnel d’origine différente afin de donner plus de respectabilité à ce qui avait été réalisé.

De 1945 à une bonne partie des années 1970, la vision des vicissitudes vécues par les juifs, les Rroms, les homosexuels, les socialistes, les chrétiens, les communistes et les anarchistes sous le Troisième Reich a fait l’objet de diverses descriptions, dont l’une était l’Holocauste.[2] Après la Seconde Guerre mondiale, l’un des qualificatifs les plus utilisés, pour tenter d’être à la hauteur de l’ampleur des dégâts, fut celui de génocide.

Au-delà des descriptions de ce qui s’est passé pendant le Reich nazi et dans ses camps de concentration, l’IHRA innove en élargissant la notion d’antisémitisme à Israël.

Il convient de revoir la caractérisation de l’antisémitisme par l’IHRA :

-             L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut s’exprimer par la haine des Juifs ;

-             les manifestations physiques et rhétoriques de l’antisémitisme sont dirigées contre des personnes juives ou non juives et/ou leurs biens ;

-             Les manifestations peuvent inclure des attaques contre l’État d’Israël conçu comme une collectivité juive ;

-             sur le pouvoir des Juifs en tant que collectivité, par exemple, mais pas exclusivement, le mythe de la conspiration juive mondiale ou le contrôle des médias par les Juifs ;

-             de reprocher aux Juifs en tant que peuple ou à Israël en tant qu’État d’avoir inventé ou exagéré l’Holocauste ;

-             accuser les citoyens juifs d’être plus loyaux envers Israël, ou envers les priorités supposées des Juifs du monde entier, qu’envers les intérêts de leur propre pays ;

-             établir des comparaisons entre la politique actuelle d’Israël et celle des nazis ;

-             tenir les Juifs pour responsables des actions de l’État d’Israël.

Il s’agit là d’une longue énumération, certainement incomplète, de ce que l’IHRA entend dénoncer comme étant “antisémite”. Il s’agit d’un mélange qui n’aide certainement pas à clarifier les zones opaques ou les zones de conflit.

Il dénonce le fait que l’État d’Israël soit conçu comme “une collectivité juive”. Qu’est-ce qu’il est censé être d’autre : un État laïque, une association commerciale ?

Il rejette le fait que les Juifs soient considérés comme un collectif dans les médias. Mais il est clair que les trolls israéliens du journalisme travaillent ensemble.

Après un massacre de grande ampleur[3] dans la bande de Gaza par les militaires israéliens qui ont eu la sincérité ou la stupidité de la baptiser “Opération Plomb Durci” (2008-2009), ils ont presque immédiatement frappé les médias de masse avec un nouveau style d’argumentation, organisé par The Israel Project. Le Global Language Dictionary, qui s’ouvre sur “un glossaire de mots qui marchent”  (A GLOSSARY OF WORDS THAT WORK).

Il s’agit clairement d’une conception militaire de la confrontation, même si, dans cet exemple, elle s’exerce par le biais des dictionnaires (et des mots).

Dans le décalogue des interdictions que nous avons transcrit, il est nié qu’il puisse y avoir des Juifs qui soient plus loyaux envers Israël qu’envers leur pays d’origine. Qu’on le veuille ou non, il s’agit d’un phénomène assez répandu et on ne comprend pas son déni, alors qu’il s’agit même d’affaires judiciaires très médiatisées. [4]

Nous ne comprenons pas non plus d’où vient l’impossibilité de comparer des croyances racistes ou des politiques qui privilégient une ethnie par rapport à d’autres dans une société donnée, comme dans le cas d’Israël.

L’un des commandements du “décalogue” interdit de considérer que les Juifs sont responsables “des actions de l’État d’Israël”. Seront-ils donc responsables des actions du Danemark, du Sénégal ou de la Bolivie ? Et en Israël, qui sera responsable - les chiites, les bouddhistes, les catholiques, les libres penseurs ?

En bref : nous ne comprenons pas les intentions de l’IHRA. Et ce qu’elle veut et ce que nous comprenons est de mauvais augure. Une audace politique sans précédent : la politique comme impunité. Et le remplacement de l’analyse et de la critique politiques par une liste d’“interdits de penser”.

Wolff accuse Pietragalla « [...] d’avoir affirmé que l’existence d’Israël est un processus colonisateur et raciste après avoir participé officiellement à une exposition photographique rappelant la “Nakba”, l’exode massif des Palestiniens qui a suivi la création de l’État israélien ».

Wolff soutient-il qu’Israël n’ait pas eu de processus colonisateur et raciste ? Qu’est-ce que les aliyas, par exemple, et l’obligation d’intégrer les kibboutzim exclusivement avec des Juifs ? Comment cela s’appelle-t-il en espagnol ? J’ai l’impression que Pietragalla connaît mieux notre langue.

Wolff a affirmé que les déclarations du ministre « sont dirigées contre les institutions des communautés et sont donc considérées comme antisémites ». Ici, celui qui semble ne pas comprendre l’espagnol ou ignorer les causalités est l’auteur de cette approche, ou celui qui la transcrit. Nous ne comprenons pas pourquoi certaines institutions seraient “antisémites”.

Aux difficultés linguistiques du dernier défi de Wolff s’ajoute notre malaise face à sa gestion du temps : il affirme que l’on ne peut accepter ce qu’il considère comme une excuse : la sympathie de Pietragalla pour “une commémoration tardive”.

Ça veut dire quoi, commémoration tardive ?  La Nakba fait référence à la date à laquelle Israël a généralisé son Plan Dalet (15 mai 1948). Un plan à feu et à sang, qui a fait des milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés. Pour Wolff, « il n’est pas nécessaire d’affirmer que l’existence d’Israël est un processus colonisateur et raciste » pour s’emparer par la force du territoire palestinien.

Il n’est pas nécessaire d’argumenter... parce que c’est faux ? ou parce que c’est gênant ? Et si Israël n’était pas un État colonialiste et raciste (concepts pratiquement interchangeables), comment et pourquoi la Nakba aurait-elle eu lieu ?

Wolff ne demande pas grand-chose. Il pense pouvoir détecter un kirchnérisme anti-israélien caché (peut-être exprimé alors, dans les années 1940, sous forme de péronisme) parce que l’Argentine n’a pas soutenu le rapport de l’ONU sur la question palestinienne en 1948... et qu’elle l’a fait... en 1949. D’autre part, l’Argentine “péroniste” a accueilli sur son territoire un important contingent de Juifs déplacés ou persécutés en Europe (rappelons que l’Argentine était, avant la montée du sionisme, le siège de nombreux Juifs déplacés des pays pays européens).

Bien qu’en 1948 la plupart des États dits latino-américains aient approuvé le rapport majoritaire des Nations unies, plusieurs l’ont fait, comme l’Argentine l’année suivante, la Colombie, le Chili, le Mexique, le Honduras et le Salvador, sans qu’aucune agression anti-israélienne manifeste n’ait été constatée.

En résumé, ce qui met Wolff mal à l’aise, c’est que Pietragalla se réfère à des aspects factuels et incontestables comme le fait colonial et son frère siamois, le racisme, et ne s’en tienne pas à ce à quoi le gouvernement argentin a souscrit ;[5] la reconnaissance de la définition de l’“antisémitisme” que l’Etat d’Israël et ses alliés les plus proches diffusent partout depuis quelques années, qui consiste à nier nombre des critiques “sensibles” faites à l’Etat d’Israël, de son histoire, de ses fondements, de ses budgets.

La DAIA avait également critiqué Pietragalla, pour exactement la même raison, et Wolff reprend cette remise en cause, « pour avoir criminalisé l’Etat d’Israël et délégitimé son droit à l’existence ».

Mais au-delà des épithètes et des qualifications, il est sain de s’en tenir aux faits historiques, et ceux-ci nous apprennent que les sionistes se sont emparés après une opération militaire de la quasi-totalité du territoire palestinien, ce qui ne coïncide même pas avec le découpage entrevu par l’ONU, qui était déjà très favorable à un futur État israélien, prévoyant 53% d’un territoire habité par une minorité juive. Le plan Dalet a porté la superficie du futur État juif à 78 % de la Palestine historique. En d’autres termes, le plan sioniste n’a pas tenu compte de l’offre de l’ONU et a fait “sa propre récolte” manu militari. Basé sur la souffrance des juifs aux mains du nazisme, le plan sioniste n’a pas tenu compte de l’offre de l’ONU. Les Palestiniens - musulmans, chrétiens et, au début, même juifs - se sont demandé, ainsi qu’aux “autorités” de l’ONU, pourquoi les Palestiniens devaient payer pour les “pots cassés” des conflits d’autres peuples.

Il n’y a pas eu de réponse.

Ce qui existait, en revanche, c’était la procédure “coutumière” entre vainqueurs et vaincus, et en particulier entre les peuples de seigneurs et les peuples auxquels la puissance planétaire n’accordait pas d’entité, de personnalité, de maturité. A cet égard, il est très instructif de lire les arguments des progressistes de l’ONU à la fin des années 1940 sur ce conflit.

Jorge García Granados, ambassadeur du Guatemala auprès de l’ONU et nommé juriste principal pour traiter le différend, écrit : « Les Arabes soutiennent que la Palestine a été cédée à la partie intéressée : la population du pays selon eux. Mais l’article 1 du traité de Lausanne établit la renonciation turque [... sans aucune référence aux habitants] ».

L’équipe juridique de l’ONU administrait les “biens en déshérence” que la défaite de la Turquie (et de l’Allemagne et de l’Autriche) après la Première Guerre mondiale avait laissés “libres”.

Et García Granados ne trouve aucun passage du traité entre vainqueurs et vaincus dans lequel il est établi [...] « qu’ils [les Palestiniens] sont une partie intéressée ». Et le juriste précis d’en appeler aux: « [...] principes généraux [selon lesquels] seuls les États souverains peuvent être des sujets en droit international ». [6] Il est donc clair que les Palestiniens, malgré leur lutte pour l’indépendance, leur lutte pour l’émancipation (locale ou panarabe) peuvent être ignorés. Car le droit international donne force de loi aux Etats déjà constitués (qui ne l’ont pas perdue en étant vaincus). Bref, c’est le Royaume-Uni, qui vient de céder un territoire à l’armée israélienne, ou les USA avec leur déploiement géopolitique transcontinental, qui décident.

C’est ça l’histoire. Avec des lacunes, inévitablement, mais sans interdits préalables.

Notes

[1] Basée sur un roman de Gerald Green, la mini-série “Holocauste”, réalisée par Marvin Chomsky, a été diffusée à la télévision US en avril 1978. Elle a connu un grand succès auprès du public, ce qui a incité l télévision argentine à l'acheter. Sa diffusion, annoncée pour la fin de l'année 1978, n’a eu lieu qu'en décembre 1981.[NdT]

[2]   Une appellation erronée s'il en est, puisque bibliquement, l'holocauste était l'offrande d'animaux sacrifiés par les rabbins à leur dieu.

[3]  Je fais référence aux opérations militaires d'artillerie et de bombardement dans les villes et quartiers civils palestiniens peuplés, qui ont entraîné le massacre de centaines d'enfants, par exemple, et de civils en général. Ampleur : des milliers d'êtres humains tués.

[4]  Affaire Pollard, USA, 1998. Ce n’était ni la première ni la dernière.

[5]  Le gouvernement argentin a adopté la définition de l'antisémitisme de l'IHRA en 2020, assimilant ainsi l'antisionisme à l'antisémitisme.

[6]   "Justification" dans Así nació Israel, Biblioteca Oriente, Buenos Aires, 1949.

22/07/2022

LUIS E. SABINI FERNÁNDEZ
La « nouvelle définition » de l'antisémitisme : un tour de passe-passe idéologique

Luis E. Sabini Fernández, Revista Futuros, 21/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

« L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte. […] L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. »

Une fois de plus, l'Argentine devient le siège de potentialités opposées. Les abus féodaux au milieu du XXe siècle contre les "travailleurs des champs" ont généré une résistance qui à son tour a été noyée par des exécutions massives par l'armée et des enterrements sommaires en Patagonie argentine...

La dictature de 1976, avec le traitement impitoyable des persécutés et le commerce de leur progéniture, a donné lieu à la redoutable revendication des mères et grands-mères de disparus et que la résistance sociale a pris une telle ampleur qu'elle atteint les enfants des disparus et, dans un nouvel élargissement de la conscience sociale et morale, aux enfants de responsables de disparitions. Et une revendication chauvine, par exemple, a servi à mettre enfin à nu une dictature encore plus atroce que les précédentes et, en sens contraire, à sensibiliser aux droits humains et contre les abus (par exemple, des hauts gradés contre les soldats du rang).

En Argentine, l'enquête sur deux événements atroces - l'attentat à la bombe contre l'ambassade d'Israël (1992) et l'attentat à la bombe contre l'AMIA (1994) - n'a jamais progressé ; les indices qui auraient dû être recueillis sur place par la police locale semblent avoir été rares et peu fiables, et l'arrivée immédiate d'autres agences de sécurité, israéliennes, usaméricaines, ne semble pas avoir éclairci le tableau, bien au contraire...

En commémoration du 28e  anniversaire de l’attentat contre l'AMIA et de la mort de 85 êtres humains dans l'effondrement, un « Forum latino-américain de lutte contre l'antisémitisme » a été tenu les 17 et 18 juillet à Buenos Aires, au siège de l'AMIA. « Pour travailler ensemble contre les discours de haine », a déclaré Claudio Epelman, l'un des organisateurs.

Lors de la réunion, une envoyée usaméricaine, Deborah Lipstadt, fonctionnaire du département d'État qui se présente comme une spécialiste de l'antisémitisme, a déclaré : « Comme si l'antisémitisme ne touchait que les Juifs [...] Mais l'antisémitisme est bien plus que cela » (ce commentaire explique peut-être l'inexplicable "ou non-juifs" dans la définition de l'antisémitisme de l'IHRA que nous avons mise en épigraphe).

Lipstadt a été rejointe par son homologue à l'OEA, Fernando Lottenberg. Invité principal, Jimmy Morales, ancien président du Guatemala.  Étaient également présents la vice-ministre des Affaires étrangères du Salvador, Adriana Mira, et une juge de la Cour constitutionnelle de Colombie, Cristina Pardo. Roy Cortina [Parti socialiste argentin] et Victoria Donda [fille de disparus argentins, directrice de l'Institut national contre la discrimination, la xénophobie et le racisme, fondatrice du parti Somos, membre du Frente de Todos] étaient parmi les participants locaux.

Le forum était une initiative du Congrès juif latino-américain et du ministère des Affaires étrangères de l'État d'Israël, en collaboration avec la Latino Coalition for Israel [sic] et le Combat Antisemitism Movement (CAM).

Cet événement nous permet d'examiner ses fondements idéologiques ; une identification entre le combat contre l'antisémitisme et la défense de l'État d'Israël.

La rareté des données sur l'atrocité de l'AMIA ne nous permet même pas de connaître sa nature, à savoir s'il s'agissait d'un acte terroriste et antisémite ou si c'était le fruit (pourri) de la géopolitique ; un acte anti-israélien (ou "tout en un").

Alors que ce Forum était annoncé, au cours de cette même deuxième semaine de juillet, les 14 et 15, une réunion a eu lieu à Buenos Aires et sur zoom, le « Forum international pour la Palestine », mettant sur le tapis le plus long conflit de notre époque - qui a commencé à la fin du XIXe siècle et se poursuit, entraînant le peuple palestinien dans une vicissitude de près d'un siècle et demi – entre les mains du sionisme.

Les deux rencontres, de portée clairement internationale, étaient parallèles, il n'y avait pas de croisement, ou dirions- nous géométriquement, elles se croiseront à l'infini.

Y a-t-il des raisons pour un tel croisement ?

Bien sûr qu'il y en a.

Parce que le Forum latino-américain contre l'antisémitisme "garde un cadavre dans le placard".


Galit Ronen, ambassadrice d'Israël en Argentine, a souligné l'énorme importance pour l'État sioniste d'aborder la question de l'antisémitisme dans une perspective multifocale : « ce fléau n'est pas le patrimoine d'un seul pays [...]. Israël travaille activement à la promotion d'un langage de rencontre qui ne laisse aucune place à l'irrationalité que la judéophobie expose encore aujourd'hui ».

Ronen essaie de nous faire croire - elle le croit sans doute elle-même - que la rationalité guide le comportement israélien : mais un examen rapide des actions du terrorisme sioniste pendant une grande partie de la première moitié du 20e  siècle, appliquées pour "nettoyer la terre sainte" suffit : faire sauter des bus, des hôtels, des véhicules stratégiquement abandonnés avec des explosifs, des marchés avec leurs acheteurs et vendeurs pacifiques, des commerces palestiniens dans les quartiers, toujours avec une population directement victime.

Le terrorisme sioniste s'étant développé sous l'administration britannique du territoire palestinien, dans l'attente de son destin politique (car les Arabes palestiniens, musulmans et chrétiens d'une part, et les Juifs sionistes d'autre part, revendiquaient la terre), ces attentats meurtriers avaient tendance à viser une immense majorité de la population locale, mais pouvaient aussi atteindre - parfois intentionnellement - comme ce fut le cas avec l'attentat à la bombe contre l'hôtel King David à Jérusalem, des Britanniques, des étrangers et même des Juifs. Lorsque l'Empire britannique a décidé de se défaire d'une "administration" coloniale aussi conflictuelle, les Juifs sionistes installés en Palestine (à ne pas confondre avec les Juifs non sionistes, installés bien avant, sans revendication territoriale, et liés depuis des temps immémoriaux aux autres populations du lieu), farouchement organisés, sont devenus juges et parties de l'ordre interne et là, les violations des droits humains de la population palestinienne ont atteint des sommets d'abus, d'enlèvements et d'assassinats collectifs.

Ronen cherche à supprimer l'irrationalité (qu'elle lie à juste titre à l'antisémitisme, et qui est génériquement liée à tout racisme). Mais elle ne peut le faire en ignorant ou en cachant ce passé indélébile, qui est dans la matrice de l'État d'Israël. Parce que c'est tellement dans sa matrice que le traitement des Palestiniens dans la seconde moitié du XXe siècle (et qui se poursuit encore aujourd'hui) continue d'être d'une irrationalité, d'un manque d'équanimité, d'un abus, d'un mépris extrêmes, et à si haute dose, que ce parti pris, privé de tout caractère démocratique, a gangrené la conscience israélienne elle-même (bien qu'occasionnellement, par le biais d'Israéliens réfractaires à cette histoire, un rejet digne mais impuissant de l'outrage et du massacre des Palestiniens germe).

On peut se demander comment combattre l'irrationalité, alors que le sionisme, précisément, a fusionné un rédemptionnisme biblique, et donc anhistorique, avec une main de fer qui l'a jumelé - dans son traitement des autres - avec le nazisme, rien de moins.

C'est la plaie ouverte qu'aucun forum contre l'antisémitisme ne peut guérir.

31/03/2022

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
À l'occasion du 40e anniversaire de la guerre des Malouines : quelques leçons à retenir

Sergio Rodríguez Gelfenstein, 31/3/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

En 1982, j'étais au Nicaragua. C'était les premières années de la révolution sandiniste et je travaillais dans l'armée. Un jour d'avril, quelqu'un dont je ne me rappelle malheureusement pas le nom m'a demandé si j'étais prêt à aller aux Malouines pour combattre aux côtés du peuple argentin dans la lutte pour récupérer les îles de la domination coloniale britannique.

J'avais un peu plus de 25 ans et je n'avais encore jamais été confronté à un dilemme éthique d'une telle ampleur. Cela signifiait apporter une contribution à la juste aspiration de l'Argentine à récupérer la souveraineté d'un territoire qui, par l'histoire et la justice, lui appartient, mais cela signifiait aussi me mettre aux ordres d'une dictature satrape, violatrice des droits humains, ce pour quoi elle était répudiée par la grande majorité de l'humanité décente de la planète.


Bien que le contingent qui avait été autorisé à combattre n'ait pas rejoint le combat, il était impossible d'éviter la polémique interne née de la nécessité de résoudre la controverse morale qui nous a tourmentés pendant plusieurs semaines.

«Les Malouines sont argentines» : banderole exposée par l’équipe nationale argentine à La Plata, avant un match face à la Slovénie, en juin 2014

La résolution de cette lutte intime a fourni de précieux outils de gestion politique pour l'avenir. L'un d'eux était de comprendre que la dimension tactique doit toujours être subordonnée à l'évaluation et au sens stratégique. Dans ce cas, l’enjeu stratégique était la responsabilité argentine et latino-américaine de récupérer les Malouines comme un impératif de notre propre condition d'hommes et de femmes de ce temps.
La contradiction éthique à laquelle a été confrontée la décision sur le comportement le plus correct à assumer dans cette situation, a mis en évidence et indique sans équivoque qu'il n'y a aucun obstacle ni aucune limite connue à la nécessité de combattre le colonialisme et l'impérialisme dans toutes leurs manifestations et avec toutes les méthodes à notre disposition. 
Nous, Latino-américains de cette époque, ne pouvons pas vivre dans le doute quant à la manière dont nous devons nous comporter face à certains faits et situations. En ce sens, une conscience critique nous oblige à réfuter l'imposition coloniale qui, en Amérique latine, exerce encore - au XXIe siècle - un contrôle sur les Malouines, Porto Rico et d'autres pays et territoires des Caraïbes.
Se réveiller chaque jour en sachant que la squame coloniale continue de s'étendre comme un cancer dans certaines régions d'un continent qui a décidé d'être libre il y a plus de 200 ans, circonscrit l'idée que la tâche n'est pas encore achevée. Aux premières heures du 2 avril 1982, Ronald Reagan et le général Leopoldo Galtieri ont eu une conversation téléphonique tendue qui a duré environ cinquante minutes. Le dictateur argentin ne s'est pas senti à l'aise ou satisfait une fois l'entretien avec le président usaméricain terminé. Galtieri avait secrètement espéré obtenir un soutien clair de Reagan, ou au moins une neutralité effective et complice qui permettrait d'éviter une réaction utilisant toute la force de ses armes. Au contraire, le président usaméricain avait essayé à plusieurs reprises de convaincre le général de s'abstenir d'une opération de guerre aux Malouines, et l'avait averti que l' « agression », comme il l'appelait, provoquerait une réponse sûre et énergique de Margaret Thatcher. Enfin, il aurait proposé une médiation face à l'imminence d'un conflit international.

Le 16 juin 1982, un mois et demi après l'annonce par les USA de leur soutien inconditionnel à la Grande-Bretagne, Galtieri reconnaît publiquement dans un message au pays la défaite des troupes argentines face aux forces britanniques. Quelques jours plus tard, Galtieri lui-même, dans une interview avec la journaliste Oriana Fallaci, reconnaît avec amertume et déception, entre autres, le rôle des USA dans la défaite, qualifiant leur action de « trahison ». 
Le même jour et le même mois de juin, Nicanor Costa Méndez, diplomate de carrière, anticommuniste invétéré, très proche des USA et ministre des Affaires étrangères du gouvernement argentin, dut reconnaître la capitulation qu'il attribuait à la supériorité militaire et technologique de la Grande-Bretagne et de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), acceptant avec amertume la participation décisive des USA, qui agissaient davantage comme membre de l'alliance militaire qui unit les deux pays que comme membre du Traité interaméricain d'assistance réciproque (TIAR). Le ministre argentin des Affaires étrangères a ensuite annoncé de manière surprenante le démantèlement du système de défense et du pacte hémisphérique face au mépris du gouvernement usaméricain pour ses résolutions.


Fresque murale rappelant la guerre des Malouines dans une rue de Buenos Aires, en Argentine. Photo Juan Mabromata/AFP

Le désarroi amer et douloureux des généraux argentins face à l'abandon yankee, qui a même conduit Galtieri à les traiter de traîtres, a montré que leur formation les empêchait de comprendre l'essence impérialiste de la politique étrangère usaméricaine, dans laquelle il existe une longue histoire de liens avec les pays au sud du Rio Bravo, invariablement basés sur leurs intérêts économiques, leur expansion et leur domination, plutôt que sur des principes et des engagements éthiques et politiques.