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17/04/2024

FAUSTO GIUDICE
Le Syndicaliste professionnel, une satire des travers de la société
Une critique théâtrale


Fausto Giudice, 17/4/2024

J’ai eu l’occasion d’assister à la répétition générale d’une pièce de théâtre appelée à faire parler d’elle, en particulier dans le milieu associatif et militant. Intitulée Le Syndicaliste professionnel, il s’agit d’une comédie de mœurs qui allie humour mordant et satire politique et sociale, à travers son portrait plus vrai que nature d’un Bureau syndical en proie aux contradictions entre ses idéaux proclamés et ses pratiques réelles. Cette pièce nous offre un regard lucide sur les lâchetés, les préjugés et même les haines qui minent notre société contemporaine, tout en nous offrant un spectacle divertissant. 


Synopsis

Le Syndicaliste professionnel est centré sur un nouveau venu idéaliste qui se retrouve confronté à des apparatchiks à l’alignement zélé. Sami, récemment élu et seul « racisé » des douze membres d’un Bureau provincial de la CGT Education, se voit injustement pris pour cible par ses « camarades » : pour avoir pris trop au sérieux les Statuts de son syndicat et revendiqué l’égalité des droits tout en professant des opinions « minoritaires », et s’être révélé trop entreprenant et combatif dans la défense des droits des salariés, il est mis à l’écart et poussé à la porte car ses collègues craignent qu’il promeuve ses idées « hérétiques » en interne et leur fasse de l’ombre. Nous assistons à une tentative à la fois abjecte et désopilante de le forcer à démissionner du fait de ses convictions politiques (notamment sur la Palestine, au moment du génocide israélien contre Gaza), croyances et pratiques religieuses, et de son rejet de toute compromission sur les principes, qui hérissent ses pairs : ceux-ci se croyaient tolérants et révolutionnaires avant son arrivée, mais se sont découverts timorés et pétris des préjugés qu’ils prétendent combattre lorsqu’ils ont été confrontés à cet « hurluberlu » trop différent. Voulant à tout prix retrouver leur entre-soi, ils décident de se débarrasser de l’intrus. Les onze autres membres du Bureau se liguent donc contre lui pour l’exclure purement et simplement, et orchestrent un procès kafkaïen qui bafoue les droits les plus élémentaires à la défense, les chefs d’accusation étant opaques et changeant constamment, et le verdict étant écrit d’avance. Les procédés les plus déloyaux sont déployés, de la mauvaise foi à la calomnie collective : Sami sera accusé d’avoir traité un camarade de « mécréant » et menacé de poursuites judiciaires sur la base de cette calomnie, afin de le faire passer pour un extrémiste et de l’intimider. La situation deviendra rapidement incontrôlable, culminant en des manœuvres de déstabilisation professionnelle sur son lieu de travail (deux de ses « camarades » du Bureau enseignent dans son établissement) et une menace d’agression physique et des accusations d’apologie du terrorisme, la solidarité avec la cause palestinienne et l’à-plat-ventrisme généralisé étant centraux dans ce contexte post-7 octobre.

Ce qui rend cette pièce si marquante, c’est son mélange habile d’absurdité comique et de réalisme poignant. Les dialogues, qui peuvent sembler mortellement insipides au premier abord, sont en réalité ciselés avec une précision redoutable, et soulignent avec brio les tensions personnelles et d’ordre éthique et idéologique qui alimentent le conflit. Au fur et à mesure que la frustration monte face à l’obstination de Sami à faire respecter le résultat des élections et à jouir pleinement de ses droits d’élu, et de sa revendication publique d’un soutien plus ferme au peuple palestinien à son heure de vérité, les échanges deviennent de plus en plus féroces, et certains protagonistes tombent le masque du défenseur syndical pour se révéler comme d’intransigeants inquisiteurs et gardiens du dogme, voire comme de véritables racailles. Plusieurs saillies hilarantes de personnages hauts en couleur rentreront dans l’anthologie, telles que « Arrête d’aller sur Google » (Jean-Edouard), « Je ne peux pas travailler avec un camarade qui m’insulte. Va te faire foutre 🖕 🖕 🖕 » (Sylvie), « Ici, c’est nous qui faisons les règles » (Daniel), « On s’aide mais on ne cède pas » (Karine), « Surprise, surprise » (Dagobert), « On a le droit de poser des questions à la CGT ? » (Célestin) et, cerise sur le gâteau, « Casse-toi ou je te casse la gueule » (François).

Mais au-delà de son aspect comique, Le Syndicaliste professionnel aborde des thématiques profondes et souvent dérangeantes. En mettant en scène les rivalités de personnes et de clans au sein d’un syndicat et la tension entre les prises de position courageuses et intègres et la simple posture ou gesticulation conformiste, la pièce nous invite à réfléchir sur les compromis moraux auxquels sont parfois confrontés ceux dont la vocation – voire le fonds de commerce – est de défendre les droits des salariés, des citoyens ou des peuples. Nous sommes amenés à réfléchir sur l’intériorisation de mécanismes d’oppression honnis lorsqu’ils sont déployés par les pouvoirs ou autorités en place, mais cyniquement réutilisés et même décuplés au sein de structures associatives prétendument démocratiques et attachées aux libertés : pour assouvir leurs sordides petites ambitions et défendre leur place et leur image, et s’attirer les bonnes grâces des instances nationales que Sami s’est avisé de critiquer publiquement comme trop poreuses à la propagande pro-israélienne en leur demandant un engagement pour la Palestine au moins commensurable à celui qu’elles ont manifesté pour l’Ukraine, les syndicalistes sont prêts non seulement à exclure du syndicat leur collègue et camarade, mais encore à le faire révoquer voire même condamner injustement à une peine de prison.

Cette pièce, qui semble (très librement) basée sur des faits réels, est accentuée par une ironie mordante, en particulier lorsque les membres du Bureau tentent d’invoquer la lutte contre le sexisme ou la défense de l’IVG et des droits LGBT pour justifier leur volonté d’éviction de Sami, qui ne s’est pas engagé sur ces questions sociétales. A ce sujet, une réplique lancée avec componction par Karine (« Nous sommes des femmes respectables ! Nous savons des choses ! ») parce que Sami a utilisé le terme d’ « hommage » au lieu du néologisme « femmage », une faute jugée impardonnable et présentée comme justifiant à elle seule la défiance irrévocable du Bureau, est à la fois hautement comique et emblématique de la manipulation cynique des idéaux dits progressistes à des fins de diversion voire d’exclusion, et montre comment les discours universalistes peuvent cacher une grande intolérance, qui éclate avec d’autant plus de violence qu’elle était inconsciente et refoulée. Un personnage en particulier bave littéralement de rage dans des diatribes haineuses qui glacent le sang.

Le racisme latent et les relents antireligieux sont au cœur de la pièce, nous confrontant de manière frontale à la réalité de la discrimination au sein même des organisations censées lutter contre elle : la violence de répliques telles que « Ta religion n’a rien à faire à la CGT » (Jean-Édouard), « On n’en a rien à foutre de tes convictions religieuses, mais tu m’emmerdes avec tes convictions religieuses, mais je m’en fous moi de tes convictions religieuses, et de toute façon je suis immunisée contre l’islamophobie. » (Marine, fille d’un notable), « Tu salis ta religion » (Sandra), ou même « Les islamistes du Khamas* ont violé, décapité et brûlé vifs 40 bébés » est tout simplement écœurante. Le spectateur a tout de même quelques satisfactions (spoiler alert) : malgré ce « haro sur le baudet » généralisé, l’ostracisé tient tête, et lorsque les membres du Bureau démontrent à la fois leur fébrilité et leur haine en lançant une campagne nationale pour présenter Sami comme un serpent qui « distille son venin », et y falsifient grossièrement ses déclarations pour le discréditer et rallier d’autres sections à leur lynchage, ils échouent lamentablement et finissent eux-mêmes désavoués, conspués et victimes de la « purge » stalinienne qu’ils avaient fomentée.

Conclusion

Comme toutes les comédies, Le Syndicaliste professionnel force délibérément le trait : il serait difficile de croire qu’un personnage tel que Sami soit crédible, ni qu’une telle concentration de veulerie, d’ignorance crasse et d’ignominie puisse se retrouver dans aucune association ou section syndicale, surtout s’agissant d’enseignants chargés de l’instruction et de l’éducation d’enfants et adolescents. Mais on comprend que l’exagération qui caractérise cet auteur dramatique, probablement promis à une belle carrière (Courteline, Molière, Corneille, Ionesco, de Obaldia et même Desproges viennent à l’esprit), est un cri d’indignation face à l’injustice, à l’indifférence et aux compromissions. On reconnait, derrière le personnage principal, la naïveté de Candide, l’intransigeance morale d’Alceste, le combat de Don Quichotte contre des moulins à vent et le panache de Cyrano de Bergerac luttant à un contre cent, figures auxquelles plusieurs fines allusions sont disséminées tout au long de la pièce. Et derrière la machine bureaucratique qui s’efforce de le broyer, en conjuguant absence totale de scrupules, bien-pensance béate et infantilisme abyssal, on identifie clairement la servitude volontaire décriée par La Boétie.

A travers ses personnages dignes de la Commedia dell’arte, qui sont un microcosme de notre société, Le Syndicaliste professionnel offre un regard sans concession sur les travers de la France contemporaine, gangrénée par les idéaux d’extrême droite et la tentation autoritaire propres au prétendu « arc républicain », qui brouille les frontières traditionnelles entre la gauche et la droite, le PCF – présence tacite mais tutélaire tout au long de la pièce – s’efforçant de s’y intégrer au prix de toutes les trahisons. Cette pièce rappelle également à quel point notre inconscient collectif reste marqué par notre passé colonial, et dénonce le deux poids deux mesures occidental en soulignant à maintes reprises les écarts entre le zèle pro-ukrainien de nos capitales et leur indifférence au génocide du peuple palestinien : « Nos belles âmes sont racistes », disait Jean-Paul Sartre, cité par Sami avec amertume.

Cette expérience théâtrale saisissante invite à la fois à rire, à réfléchir et à se remettre en question, tout en donnant espoir. En attendant sa première représentation publique, qui est d’ores et déjà attendue avec impatience, précisons qu’il est toujours possible de signer ici une pétition demandant un soutien sans ambiguïtés au peuple palestinien.

Note

*On reconnaît les pro-israéliens au fait qu’ils prononcent Khamas au lieu de Hamas, la consonne « kh » renvoyant, en hébreu comme en arabe, à ce qui est dégoûtant

 

15/04/2024

DANIELE GAMBETTA
Les langues systémiques dans la crise de Gaïa
Note de lecture sur Moleculocracy et Chroniques du Boomernaute

Daniele Gambetta, EuroNomade, 1/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Daniele Gambetta est chercheur en science des données (Université de Pise, Italie), journaliste indépendant et collaborateur éditorial. Éditeur de l’ouvrage collectif Datacrazia. Politica, cultura algoritmica e conflitti al tempo dei big data (D. éditeur, 2018). FB

L’accélération du capitalisme numérique et la prolifération de ses langages dans la sphère sociale nous conduisent de plus en plus à considérer l’imaginaire cybernétique comme confiné à la logique du contrôle et de la domination anthropocentrique, donc comme un vecteur de la crise écologique. Ce faisant, nous risquons de manquer une opportunité : celle de rechercher de nouvelles cartographies de la réalité qui, en utilisant un langage systémique, sans approche réductionniste ou déterministe, tentent de décrire de nouvelles formes d’organisation et de relations entre les agents, humains et non-humains, dans le cadre de la crise de Gaïa.

Pour fournir des perspectives dans cette direction, parmi beaucoup d’autres, il y a deux possibilités : l’une est d’imaginer des mondes futuristes ou des uchronies dans lesquelles les formes de technologie et de connaissance ont également pris d’autres chemins, l’autre est de suggérer de nouvelles théories d’organisation basées sur des expériences réelles vécues dans des contextes sociaux. Ces deux voies ont été empruntées ces derniers mois par deux textes, respectivement la fabula spéculative Cronache del Boomernauta de Giorgio Griziotti (Mimesis, 2023, à paraître en 2025 chez c&f éditions) et l’essai artistique Moleculocracy d’Emanuele Braga (Nero, 2023).

Les deux textes, sans surprise, sont des entités difficiles à catégoriser, des ONNI (objets narratifs non identifiés), suivant une désignation proposée dans le passé, et tous deux mettent en évidence la possibilité et la nécessité d’hybrider l’écologie avec des épistémologies des relations, la connaissance scientifique avec des formes de militantisme. Le récit du premier commence par l’apparition à l’auteur d’un voyageur temporel qui, à l’instar de l’Éternaute d’Oesterheld et López, vient parler d’autres mondes, futurs et futuristes. Le boomernaute dit avoir participé à des périodes de mouvements et de révolutions dans les années 1960 et 1970, pour finir par raconter ses exploits sur les médias sociaux, où il est tombé sur une milléniale, une jeune sorcière qui jette son sortilègec avec un puissant OK BOOMER obligeant le malheureux à voyager dans une nouvelle dimension intemporelle, dans laquelle il est confronté à une collision impitoyable entre ce qu’étaient ses opinions et convictions politiques et un environnement en constante accélération, truffé de néologismes et d’acronymes étranges, comme la Gov Q ou Gouvernance Quantique, qui a succédé à la Gov Neolib des années 1970 et à l’épidémie nekomémétique qui a rendu Gaïa invivable. 

En réponse à la crise, l’élite planifie la Grande Évasion, l’exil de la classe privilégiée de la Terre vers une colonie spatiale, présentée comme le début de la colonisation de l’espace par l’homme. Mais la crise de Gaïa sera l’occasion pour la Sphère Autonome de développer des Technologies d’Affect Multispécifique (TAM) et de donner naissance à un mouvement de sémio-hacking qui, en utilisant les abstractions des réseaux, pourra inventer d’autres formes de coexistence que celles imposées par le capital. C’est dans la même veine que les sémio-hackers que dans Moleculocracy, en ce qui concerne les pratiques sociales et l’organisation des mouvements, on part du concept d’algorithme, non pas entendu au sens strictement numérique, mais comme une procédure et un processus bien défini, donc comme un outil possible d’investigation et de cartographie des protocoles qu’un agrégat de sujets peut mettre en place. Outre les “algorithmes dissidents” produits dans l’espace MACAO, Braga attire l’attention sur les exemples provenant des nouveaux mouvements écologiques tels que Extinction Rebellion et Dernière Génération (on pourrait en dire autant des nouvelles formes de simili-syndicats comme la Tech Workers Coalition), caractérisés par une codification très bien définie et précise des processus décisionnels, expérimentant de nouvelles façons de faire de la politique avec une approche similaire à l’approche scientifique du test et de l’évaluation, et rompant ainsi avec une tradition qui supposait que les pratiques de consensus étaient déjà données et délivrées par l’Histoire. Un processus qui pourrait s’apparenter à une science de l’organisation, une nouvelle tectologie à l’ère des plates-formes.

C’est le mécanisme de rétroaction qui permet au processus de se régénérer : « Après quelques années, nous avons réalisé qu’il n’y a pas de design parfait, même s’il est politiquement orienté.  Ce qui maintient la communauté en vie, c’est plutôt une sorte de boucle en spirale, un désir continu de définir sa propre forme d’organisation, son propre mécanisme [...] pour le faire muter, le réécrire, le faire dérailler »., Toujours dans cette direction, la critique de l’extensibilité infinie des processus que fait Braga est emblématique ; il utilise l’analogie de la reproduction cellulaire : sommes-nous capables de comprendre quand une pratique sociale ou artistique peut être améliorée par une croissance d’échelle, ou quand au contraire cette croissance conduit à une dégradation de ses capacités de transformation ? En bref, quand est-il préférable de penser à une reproduction de la cellule initiale, à une prolifération de petits processus coexistants ? Encore une fois, afin d’élaborer des concepts utiles pour définir la crise systémique, les deux textes accordent une attention particulière à l’entropie et à son opposé néguentropique, des concepts de thermodynamique que déjà en 1880, avant Georgescu-Roegen, le jeune socialiste ukrainien Sergueï Podolinsky avait suggéré dans des échanges de lettres avec Marx et Engels d’inclure dans la théorie du capital une vision écologique, en introduisant une théorie du travail-énergie à côté de la théorie de la valeur-travail.

Comme le rapporte Joan Martinez Alier dans Ecological Economics, commentant les théories de l’Ukrainien, Engels écrit à Marx : « Après sa très précieuse découverte [sic !], Podolinsky s’est égaré, parce qu’il a voulu trouver dans le domaine des sciences naturelles une nouvelle preuve de la justesse du socialisme et a donc mélangé des choses de la physique avec des choses de l’économie ».

Selon Martinez, cependant, ce passage représentait « une occasion manquée cruciale dans le dialogue entre le marxisme et l’écologie », et peut-être aussi, dirais-je, une occasion manquée pour le débat sur les possibilités et les limites des analogies physiques-biologiques dans le domaine social et politique.

En ce sens, je pense que les deux textes qui viennent d’être publiés vont dans une direction intéressante. Le langage de la physique et des sciences dures dans la description des phénomènes sociaux ne doit pas induire en erreur : nous ne sommes pas du côté de la sociophysique académique qui essaie de trouver un modèle mathématique qui explique tout, mais nous sommes plutôt devant des tentatives de produire un glossaire, un imaginaire, de nouveaux mots qui provoquent des concaténations de pensées utiles pour élaborer notre être dans les choses et dans la crise. En écho, et ce n’est pas surprenant, on trouve la parenté selon Donna Haraway, le fait de se faire parent au sein du problème, d’où sa propre recherche d’un dictionnaire. « Bien que le passé humain soit toujours pertinent, la question cruciale était la formation d’alliances multi-espèces qui ouvriraient la voie à la biocénisation. Les origines dramatiques de la situation d’effondrement étaient moins importantes que la direction que prenait un avenir dans lequel la biomachine néguentropique prendrait soin des populations humaines restantes ».

On pense aussi à la tentative de Bogdanov de construire une science de l’organisation susceptible d’être appliquée à des phénomènes réels, voire aux processus d’initiation et/ou d’effondrement des mouvements, en construisant un lexique formel pour décrire les processus sans être nécessairement réductionniste ; ce n’est pas un hasard si Bogdanov lui-même a utilisé un néologisme que l’on dirait aujourd’hui plus proche de la science des réseaux que de la physique. Pourrait-on, par exemple, décrire le potentiel d’engagement d’un processus collectif en termes de rétroaction qu’un·e activiste pourrait trouver dans ce processus particulier ? Si les grandes mobilisations du début du millénaire, jusqu’au début des années 2010, voyaient encore une possibilité d’action sur le réel à travers les actions d’un gouvernement, la crise de la démocratie a également conduit au recul de cette possibilité d’action (voir le référendum grec), conduisant à un manque de possibilité de rétroaction de l’action politique. D’une certaine manière, cette rétroaction, les nouveaux mouvements (écologistes, transféministes et autres...) l’ont recréée à une échelle différente, à travers la construction de processus territoriaux par le bas ou grâce à des moments de partage, d’attention et de soutien psychique sur les places et dans les moments d’agrégation eux-mêmes. Essayer de développer des concepts adéquats pour expliquer les processus de prise de décision et d’organisation est un défi que les deux textes cités ici semblent relever.

D’autres éléments communs aux deux textes sont la centralité des relations avec le non-humain et donc l’urgence d’une nouvelle théorie de l’agentivité, la reconnaissance des processus de subsomption et de leurs mécanismes, l’idéologie du réseau et l’identification du sujet à travers les échanges relationnels. Si, comme le rappelle Spagnul dans la préface de Boomernautauta, la science-fiction est l’effort d’une intelligence collective pour saisir ce à quoi elle n’est pas encore prête, de la même manière on peut dire que la forme d’essai pseudo-autobiographique de Moleculocracy ressemble à une collection de notes qui laissent ouverte une possibilité d’élaboration en cours. Peut-être alors que les deux textes, dans un effort perpendiculaire, expriment le besoin de trouver des formes d’expression pour cette phase historique, une nouvelle science-littérature de spéculation, qui pourrait naître de l’expérience d’une usine autogérée aussi bien que d’un mouvement de jeunes écologistes ou même des interactions impensées entre ceux-ci et l’alien, entre notre histoire militante et une altérité encore inconnue ou impensée à l’intérieur de Gaïa.


05/04/2024

YANIV KUBOVICH
Israël a créé des “zones de mise à mort” à Gaza : quiconque y pénètre est abattu

 

Yaniv Kubovich, Haaretz, 31/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’armée israélienne affirme que 9 000 terroristes ont été tués depuis le début de la guerre à Gaza. Des responsables de la défense et des soldats expliquent cependant à Haaretz qu’il s’agit souvent de civils dont le seul crime a été de franchir une ligne invisible tracée par les FDI.


Soldats de l’armée israélienne à Khan Younès, le mois dernier. Photo Olivier Fitoussi

Il s’agissait d’une annonce de routine de plus de la part de l’armée israélienne. Après le lancement d’une roquette sur Ashkelon, « un terroriste qui avait tiré la roquette a été identifié et un avion de l’armée de l’air l’a attaqué et éliminé ». En apparence, il s’agissait d’une nouvelle statistique dans la liste des militants du Hamas morts.

Cependant, il y a plus d’une semaine, d’autres documents relatifs à l’incident ont fait surface sur Al-Jazeera. On y voit quatre hommes, et non un seul, marchant ensemble sur un large chemin, en vêtements civils. Il n’y a personne à proximité, seulement les ruines des maisons où les gens vivaient autrefois. Ce silence apocalyptique dans la région de Khan Younès a été brisé par une forte explosion. Deux des hommes sont tués sur le coup. Deux autres, blessés, tentent de continuer à marcher. Ils pensaient peut-être avoir été sauvés, mais quelques secondes plus tard, une bombe est tombée sur l’un d’entre eux. On voit alors l’autre tomber à genoux, puis un boum, du feu et de la fumée.

« Il s’agit d’un incident très grave », a déclaré à Haaretz un officier supérieur des Forces de défense israéliennes. « Ils n’étaient pas armés, ils ne mettaient pas en danger nos forces dans la zone où ils marchaient ». En outre, selon un officier des services de renseignement qui connaît bien l’affaire, il n’est pas du tout certain qu’ils aient été impliqués dans le lancement de la roquette. Selon lui, il s’agissait simplement des personnes les plus proches du site de lancement - il est possible qu’il s’agisse de terroristes ou de civils à la recherche de nourriture.

Cette histoire n’est qu’un exemple, rendu public, de la manière dont les Palestiniens sont tués par les tirs des FDI dans la bande de Gaza. On estime aujourd’hui à plus de 32 000 le nombre de morts parmi les habitants de Gaza. Selon l’armée, quelque 9 000 d’entre eux sont des terroristes.

Images de l’attaque publiées par Al Jazeera. Avertissement : contenu pénible

Cependant, un grand nombre de commandants de l’armée de réserve et de l’armée permanente qui se sont entretenus avec Haaretz ont mis en doute l’affirmation selon laquelle tous ces hommes étaient des terroristes. Ils laissent entendre que la définition du terme “terroriste” est sujette à de nombreuses interprétations. Il est tout à fait possible que des Palestiniens qui n’ont jamais tenu une arme de leur vie aient été élevés au rang de “terroristes” à titre posthume, du moins par les FDI.

"Dans la pratique, un terroriste est toute personne que les FDI ont tuée dans les zones où leurs forces opèrent", explique un officier de réserve qui a servi à Gaza.

Les chiffres de l’armée ne sont pas secrets. Au contraire, ils sont devenus au fil du temps une source de fierté, peut-être ce qui se rapproche le plus d’une « image de victoire » qu’Israël a obtenue depuis le début de la guerre. Mais cette image n’est pas tout à fait authentique, comme l’explique un officier supérieur du commandement sud, très au fait de la question.

« Il est étonnant d’entendre, après chaque opération, les rapports sur le nombre de terroristes tués », explique-t-il : « Il n’est pas nécessaire d’être un génie pour comprendre qu’il n’y a pas des centaines ou des dizaines d’hommes armés qui courent dans les rues de Khan Younès ou de Jabaliya et qui combattent les FDI ».

Alors, à quoi ressemblent vraiment les batailles à Gaza ? Selon un officier de réserve qui s’est rendu sur place, « il y a généralement un terroriste, peut-être deux ou trois, caché dans un bâtiment. Ceux qui les découvrent sont des combattants équipés de matériel spécial ou de drones ».

L’un des rôles de cet officier était d’informer les échelons supérieurs du nombre de terroristes tués dans la zone où lui et ses hommes se battaient. « Il ne s’agissait pas d’un débriefing officiel où l’on vous demande de présenter tous les corps », explique-t-il. « Ils vous demandent combien et je donne un chiffre basé sur ce que nous voyons et comprenons sur le terrain, et nous passons à autre chose ».


Enfants à Khan Younès vendredi 29 mars. Photo Ahmed Zakot/Reuters

Il souligne : « ce n’est pas que nous inventons des corps, mais personne ne peut déterminer avec certitude qui est un terroriste et qui a été touché après avoir pénétré dans la zone de combat d’une force de Tsahal ». En effet, un certain nombre de réservistes et d’autres soldats qui se trouvaient à Gaza ces derniers mois soulignent la facilité avec laquelle un Palestinien est inclus dans une catégorie spécifique après sa mort. Il semble que la question ne soit pas de savoir ce qu’il a fait mais où il a été tué.

Au cœur d’une zone de mise à mort

La zone de combat est un terme clé. Il s’agit d’une zone dans laquelle une force s’installe, généralement dans une maison abandonnée, et dont les abords deviennent une zone militaire fermée, sans qu’elle soit clairement identifiée comme telle. Un autre terme pour désigner ces zones est celui de “kill zones” [zones de mise à mort”].

« Dans chaque zone de combat, les commandants définissent de telles zones de mise à mort », explique l’officier de réserve. "Il s’agit de lignes rouges claires que personne n’appartenant pas à Tsahal ne peut franchir, afin que nos forces présentes dans la région ne soient pas touchées. Les limites de ces zones d’abattage ne sont pas déterminées à l’avance, pas plus que leur distance par rapport à la maison où se trouvent les forces ».

GIDEON LEVY
Pour Israël, le sang de travailleurs humanitaires est plus épais que celui des Palestiniens

Gideon Levy, Haaretz, 3/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’armée d’Israël s’est comportée comme on l’attendait d’elle. C’est exactement ce qu’on attend d’elle. Le concert d’hypocrisie et de bien-pensance pharisienne internationales qui s’est élevé après l’assassinat de sept travailleurs humanitaires de la World Central Kitchen est une injustice pour les forces de défense israéliennes et une injustice encore plus grande pour les milliers d’autres victimes. Quelle est la différence entre un jour et un autre ? Quelle est la différence entre une personne tuée et la suivante ? Qu’est-ce qui a changé lundi soir avec l’attaque contre les sept travailleurs humanitaires ?


Emad Hajjaj

Même les promesses d’Israël de mener une enquête approfondie sont tout à fait ridicules : Qu’y a-t-il à enquêter ici ? Qui a donné l’ordre ? Qu’est-ce que cela change de savoir qui a donné cet ordre ? N’y a-t-il pas eu d’innombrables ordres de ce genre pendant la guerre ? Des dizaines de milliers d’ordres d’ouvrir le feu pour tuer des journalistes, des équipes médicales, des personnes portant des drapeaux blancs, des gens qui ont été déracinés et qui n’ont rien, et surtout des enfants et des femmes.

Allez-y, faites sauter une université à Gaza, mais suivez la procédure !

Les FDI ont bombardé à trois reprises un convoi d’aide humanitaire de la WCK, visant un membre armé du Hamas qui ne s’y trouvait pas.

Si seulement Israël considérait toutes ses victimes de Gaza comme un désastre en termes de relations publiques.

Des personnes se rassemblent autour du véhicule utilisé par l’organisation humanitaire usaméricaine World Central Kitchen après qu’il a été touché par une frappe israélienne la veille à Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, mardi. Photo AFP

Avez-vous entendu parler des champs de mort et de destruction révélés dans Haaretz par Yaniv Kubovich, le seul correspondant militaire en Israël qui a également révélé les détails de l’attaque contre les travailleurs humanitaires ? Tel est l’esprit de Tsahal dans cette guerre, le seul. Qu’y a-t-il à enquêter ?

Il n’y a aucune différence, aucune, entre l’attaque de l’hôpital Al-Shifa - qui a duré deux semaines et a laissé des centaines de cadavres dans la poussière et un hôpital dont il ne reste plus une pierre sur l’autre - et l’assassinat des sept travailleurs humanitaires dans leur véhicule. Dans les deux cas, l’armée savait qu’elle allait blesser des innocents, dans les deux cas, la justification était les membres du Hamas qui s’y cachaient, dans les deux cas, il s’agissait de cibles humanitaires qu’il est interdit de frapper.

Nous ne saurons jamais combien de personnes ont été tuées à Al Shifa et combien d’entre elles étaient réellement des terroristes, mais il est parfaitement clair que beaucoup des personnes qui ont été tuées étaient des patients et des personnes réfugiées dans l’hôpital. Israël s’en est réjoui et le monde est resté silencieux. Quelle excellente opération chirurgicale, au milieu des décombres de ce qui avait été un centre médical important, le seul de toute la bande de Gaza.

Tout le monde sait également que l’attaque contre les travailleurs humanitaires n’était pas intentionnelle, qu’il s’agissait d’une erreur - après tout, les FDI ne sont pas comme ça, nos soldats ne sont pas comme ça. Même lorsqu’il est absolument clair qu’il n’y a pas eu d’erreur, ni d’écart par rapport aux ordres et aux procédures.

Ce que les soldats ont appris à Al  Shifa, ils l’ont également mis en œuvre à Deir al-Balah. Ceux qui se sont tus à propos d’Al Shifa feraient bien de se taire à propos de la World Central Kitchen. Même les ratios sont similaires : tuer sept personnes pour obtenir la tête d’un terroriste, dont personne ne connaît avec certitude l’identité et le crime. En tout cas, il n’était pas dans la voiture, ni lui ni Yahya Sinwar.


L’aide humanitaire transportée par World Central Kitchen arrive à Gaza le mois dernier. Photo FDI via AP

Le terme “terroriste” est le plus souple du lexique israélien. Dans les zones de combat, il désigne n’importe quel individu. C’est ainsi que le pharisaïsme est arrivé en Israël également. Le premier ministre a regretté l’assassinat des travailleurs humanitaires - pourquoi regrette-t-il soudainement, et à propos de quoi exactement ? Le chef d’état-major de l’armée israélienne déclare qu’une erreur s’est produite - quelle erreur, avec le tir de trois roquettes sur trois voitures parfaitement identifiées ? Et les FDI ont enquêté à la vitesse de la lumière.

En tête de liste, curieusement, la critique gastronomique Ruthie Rousso. Très engagée dans cette guerre, elle a apporté son aide aux Israéliens délogés et aux familles des otages. Mme Rousso a travaillé avec les responsables de la World Central Kitchen, qui opèrent également dans les communautés frontalières de Gaza. « Je suis anéantie », a-t-elle écrit sur X, ce qui, bien sûr, est déchirant.

Mais la Rousso anéantie est la même personne qui a écrit il y a exactement trois ans sur Twitter : « Ils sont tous du Hamas. Personne n’est à l’abri (à part les animaux qui sont là) ».

Que dire de plus ? Si personne à Gaza n’est innocent, à part les animaux, c’est bien que les FDI ont aussi tué les amis de Rousso de la WCK. Ou peut-être que leur sang étranger est plus épais que le sang fluide et de second ordre des Palestiniens, et que leur race est supérieure ?



04/04/2024

SERGIO FERRARI
Italie : Politique-spectacle et montée de l’extrême-droite
Entretien avec Michel Sodano à Agrigente

Sergio Ferrari, 25/3/2024
Traduit par Rosemarie Fournier
Original:Italia : Política-espectáculo y la ultraderecha en ascenso-Entrevista a Michele Sodano en Agrigento
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L'apparente stabilité de l'Italie institutionnelle cache aujourd'hui une réalité sociale complexe. Sa narration politique est également contestée. À seulement 28 ans, Michele Sodano fut élu en 2018 député national de la région d'Agrigente, en Sicile. À l'époque, il appartenait au Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 Stelle, ou M5S). Dans ces années-là, cette organisation était un phénomène national particulier, en raison de son pouvoir de convocation et de la diversité de ses positions internes. M. Sodano a terminé son mandat en octobre 2022, mais plus en tant que représentant du M5S. En raison de divergences avec la direction, il fut exclu de son parti en février 2021, en même temps qu'une vingtaine de ses collègues parlementaires. Malgré son jeune âge, M. Sodano a accumulé un vaste curriculum professionnel. Diplômé en économie de l'université de Milan et en administration de l'université de Copenhague, il a travaillé pour le Programme des Nations unies pour le développement et dans diverses entreprises privées. Il dirige actuellement Immagina, une organisation/espace de travail collectif et un lieu de référence pour les rencontres de solidarité, situé dans le centre d'Agrigente. Interview.


Q : Entre 2018 et 2022, vous avez été député national, que retenez-vous de cette expérience ?

MS : C'était très riche, pas du tout négatif. Cela m'a permis de mieux comprendre l'essence de beaucoup de choses. En particulier, l'énorme vide de la politique institutionnelle et traditionnelle. J'ai l'impression - et ce que je dis est peut-être provocateur - que la différence aujourd'hui en Italie entre la droite et la gauche est fondamentalement une différence de narration, et non de contenu essentiel. Une narration que beaucoup de gens regardent comme s'il s'agissait d'un épisode de Big Brother ou d'une émission de Netflix. Cela a été particulièrement évident après les années du gouvernement Berlusconi, qui a fait de la politique un spectacle. Cela a conduit beaucoup de personnes à ne pas comprendre que la politique en général - et le Parlement en particulier - n'ont pratiquement aucun pouvoir réel aujourd'hui en Italie, aucune capacité à les représenter.

Q : C'est une affirmation très forte. Alors qui a le pouvoir en Italie aujourd'hui ?

MS : La grande finance, comme dans toute l'Europe, où règne ce capitalisme néolibéral dominant. L'Italie n'a pas de défenses immunitaires contre ce système. Elle a une tradition et une histoire extraordinaires qui permettent encore aux gens de penser qu'ils vivent dans un bon pays. Mais en réalité, ici, les multinationales et le capital financier peuvent faire ce qu'ils veulent et gouverner à leur guise. Je l'ai découvert lorsque j'étais député. La différence entre Giorgia Meloni aujourd'hui et le Parti démocrate (ex-Parti communiste) ou le Mouvement 5 étoiles hier, n'est que narrative. En réalité, ce que Madame Meloni met en œuvre aujourd'hui, en 18 mois de mandat, c'est ce que le gouvernement de coalition de Giuseppe Conte puis celui de Mario Draghi ont fait dans la période précédente. Ce sont eux qui ont ouvert les portes à toutes les grandes privatisations et celles-ci continuent, comme dans le secteur de la santé.

Cependant, le projet stratégique de Giorgia Meloni est une synthèse des propositions des trois principaux secteurs qui composent son gouvernement. Son parti, Fratelli d'Italia, cherche des réformes pour remplacer la démocratie représentative par un système présidentiel fort. La Lega de Matteo Salvini propose un modèle d'autonomie régionale, pour continuer à favoriser le nord au détriment du reste de l'Italie. Forza Italia, le parti mafieux créé par Berlusconi, milite pour une réforme de la justice afin d'instaurer une impunité totale dans le pays. Il n'est pas dit que cette proposition stratégique sera mise en œuvre, mais ils essaient…

Le drame d'un discours imposé

Q : Dans ce contexte, n'est-il pas vraiment inquiétant que l'Italie soit aujourd'hui gouvernée par une dirigeante qui puise ses origines dans le militantisme néo-fasciste ?

MS : Bien sûr que c'est dramatique, parce que Madame Meloni et la droite avancent des propositions idéologiques très négatives pour le développement de la conscience humaine. Parce que leur xénophobie, leur peur de l'autre, leur rage contre ceux qui sont différents d'un point de vue idéologique, tout cela crée d'énormes dégâts et est très dangereux.

Q : Pensez-vous que ces impulsions, ces messages et ces concepts sont irréversibles ?

MS : Je ne peux pas évaluer le niveau de réversibilité ou d'irréversibilité des arguments avancés par l'extrême droite. L'histoire est faite de thèses, antithèses et synthèses. Je ne peux pas dire si l'antithèse de tous ces abominables contenus idéologiques sera atteinte. Ce que je constate, c'est un démantèlement accéléré de tout ce qui est culturel, au sens large du terme. Aujourd'hui, je perçois que beaucoup de gens ont peur des immigré·es et reprennent sans arguments le message des "immigrés ou réfugiés qui ne viennent que pour voler et profiter". Il existe sans doute encore un secteur conscient et solidaire dans la société italienne, mais il est réduit. Il existe aussi un groupe majoritaire parmi les secteurs populaires. Ceux-ci ont peur et souffrent chaque jour davantage de la crise économique. Face au risque de finir affamés, beaucoup d'Italien·nes du peuple deviennent conservateurs et adoptent sans critique les arguments xénophobes.

Q : Avez-vous eu peur lorsque le parti de Madame Meloni, Fratelli d'Italia, a gagné en 2022 ?

MS : Ce n'était pas de la peur mais de l'inquiétude. Et plus encore, un sentiment très étrange : si Madame Meloni est là, c'est parce que le camp progressiste italien a déroulé le tapis rouge.

Q : Pour bien comprendre, je vous demande à nouveau : selon vous, le gouvernement actuel promeut plutôt un changement d'idéologie et de récit politique plutôt qu'un changement profond de programme ?

MS : Je pense que c'est le cas même s’il a une vision stratégique dangereuse. Par exemple, il a trouvé des arguments et des mesures pour s'opposer aux raves (nombreuses et clandestines, NDLR) pour interdire la viande synthétique ou encore pour imposer des amendes pour l'utilisation de mots anglais. Il entraîne l'opinion publique et le débat citoyen autour de ces questions non essentielles.

Cependant, dans le même temps, il annule les dettes historiques des grandes entreprises et permet aux multinationales de faire ce qu'elles veulent. Il annule le Reddito di cittadinanza [Revenu de citoyenneté], cette subvention très importante de 700 euros pour chaque famille en-dessous du seuil de pauvreté, l'une de nos grandes réalisations lorsque notre Mouvement 5 étoiles était au gouvernement. C'est terrible, parce qu'avec leurs mécanismes médiatiques, Madame Meloni et les siens imposent comme vérité absolue que cette subvention était injuste et que “les gens doivent travailler”. Comme si le problème n'était pas la pauvreté systémique d'une grande partie de la population, mais le refus de travailler. Ils investissent tout et profitent de la pauvreté et du désespoir des gens. C'est pourquoi j'insiste pour parler du grand problème du récit politique des groupes dominants.

Q : Le récit de la droite et le démantèlement des conquêtes sociales...

MS : Sans aucun doute. Lorsqu'en 2018, notre mouvement a acquis l’ampleur qui lui a permis d’arriver au gouvernement, nous avons eu le sentiment que la justice avait triomphé. J'ai été élu député avec le soutien de plus de 50 % des électrices et électeurs de ma ville. Beaucoup d'Italien·nes ont vécu tout cela comme une révolution extraordinaire. Nous avons pu légiférer sur des avancées impressionnantes, comme la subvention pour les plus démuni·es, ou l'obligation de contrats de travail fixes et sûrs après deux ans de travail dans la même entreprise. Nous avons réussi à abolir la publicité pour les jeux d'argent dans un pays où ces jeux augmentaient sans cesse en raison du désespoir économique de nombreuses personnes. Mais rapidement, les concessions à la droite et à l'extrême droite ont commencé et nous avons perdu chaque jour un peu plus de terrain.

 

 

La chute d'une grande illusion

Q : Cela a-t-il provoqué une crise interne au sein du Mouvement 5 étoiles ?

MS : C'est exact. Un groupe d'entre nous qui, en tant que députés européens, ne soutenait pas la nomination de Mario Draghi au poste de premier ministre en 2021, a été exclu du Mouvement et a formé un groupe parlementaire indépendant. Draghi, selon nous, représentait l'élite européenne néolibérale et mondialiste. Il a été directeur exécutif de la Banque mondiale puis, pendant huit ans, président de la Banque centrale européenne. L'extrême droite et la droite, ainsi que le parti démocrate et le M5S, se sont à nouveau rangés derrière lui. Sa nomination était quelque chose que notre décence politique ne pouvait plus accepter.


Q : Lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, votre groupe de membres expulsés du M5S s'est distancié de tout soutien militaire à l'Ukraine et à ce conflit en général...

MS : En effet. Cette guerre sape tout rôle stratégique que l'Europe entend jouer. En tant que continent, nous ne sommes que des vendeurs d'armes alors que nous aurions dû faire entendre une voix forte et alternative en faveur de la paix. Et attention, je pense qu'il aurait fallu encourager une distance saine avec Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine. J'ai le sentiment qu'aujourd'hui l'Europe, en tant que concept d'un projet original dans la construction d'un continent égalitaire et juste, est très affaiblie.


Q : Enfin, votre organisation IMMAGINA vient d'ouvrir ses portes pour présenter Grand Hotel Coronda, un livre écrit par les prisonniers politiques de la prison argentine de Coronda pendant la dictature militaire. Et dans la même salle se tiennent les réunions régulières des différents groupes et forces qui prônent la paix en Palestine...

MS : Pour nous, IMMAGINA est un espace ouvert, en construction, humain et profondément solidaire. L'objectif principal que nous poursuivons est de donner un petit sens d'éternité à ce moment que nous vivons ici et maintenant. Il ne s'agit pas d'un projet achevé ou fermé. Les portes de nos locaux sont ouvertes à tous. Nous avons l'intention, en particulier ceux d'entre nous qui font partie d'IMMAGINA, de nous réapproprier la vie. Et cela implique deux concepts principaux : faire communauté et contribuer au bonheur collectif. Dans notre pratique collective, nous cherchons à promouvoir des activités et des propositions au niveau micro sans oublier le niveau macro de notre ville et de notre région. Avec beaucoup d'humilité et pas à pas, sans désespoir.

 

La solidarité internationale continue de mobiliser des groupes de solidarité active. Peinture murale de Rosk & Loste, quartier de La Kalsa, Palerme. Photo Sergio Ferrari.

Dans ce contexte, la solidarité est pour nous un concept fondamental. Combattre tout ce qui appauvrit aujourd'hui notre société planétaire : les frontières, les guerres qui profitent à quelques multinationales, les polarisations entre les régions et les États. Nous sommes tous des êtres humains issus d'une seule et même planète. Nous devons nous préserver les uns les autres, ne pas nous battre les uns contre les autres, et prendre soin de notre planète ensemble.

ALTRECONOMIA
L'Italie a continué à livrer des armes et munitions à Israël après le 7 octobre
Le gouvernement Meloni pris en flagrant délit de mensonge

Ci-dessous 4 articles de la revue italienne Altreconomia qui démontent les affirmations des ministres de Mme Meloni selon lesquelles l'Italie aurait cessé de livrer armes et munitions à Israël après le 7 octobre. Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

03/04/2024

DOHA CHAMS
Un monde qui a l’air d’un monde
Monsieur Guterres à Rafah

Doha Chams, Al Araby Al Jadid, 29/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Doha Chams est une journaliste et blogueuse libanaise. Elle vit à Beyrouth

 Le vieil homme se tient devant le poste-frontière fermé. Derrière lui, d’interminables convois de camions d’aide s’alignent, pourrissant sous le soleil du désert de midi. Devant lui, des dizaines de microphones se bousculent, attendant de capter ce qu’il a à dire. Il est le plus haut fonctionnaire des Nations unies à arriver ici. Il y a un certain empressement, presque reconnaissable, dans son insistance à venir lui-même. La pâleur de l’âge et de la vie de bureau se lit sur son visage flasque. L’air souffle mêlé à la poussière du désert et ses cheveux gris voltigent, atténuant la monotonie de son image officielle.

La visite elle-même est un pas en avant dans la diplomatie. Ici, au poste frontière de Rafah, avec son sweat-shirt et ses cheveux au vent, le Secrétaire général ressemble davantage à un grand-père affectueux venu voir ce qui arrive à certains de ses voisins dans cette humanité. Nous attendons ses propos avec l’impatience de ceux qui ne se lassent pas d’espérer. Il dit, comme si c’était la première fois qu’il foulait du pied ce champ de mines : « Le refus d’Israël d’apporter de l’aide au nord de Gaza est inacceptable ! »

Quelle efficacité, tonton ! Le grand air ne semble rien changer aux inquiétudes de l’ONU.

Géographiquement, au moins, la déclaration de Guterres semble inappropriée. De l’autre côté du mur, les habitants de Gaza, au nord, au sud et au centre, mouraient de faim et étaient tués de la manière la plus horrible qui soit, 24 heures sur 24, au moment où il a fait sa déclaration.

Son expression « diplomatique », à une époque où il n’y a pas de meilleure expression linguistique que les insultes et les épithètes, semble bien plus préjudiciable que le peu de bien que sa présence a apporté.

Sur le plan géographique, la déclaration du Secrétaire général était totalement inappropriée, compte tenu de sa position, de ses efforts et de la gravité de l’événement. Elle était cependant très révélatrice de l’impuissance des Nations unies, même s’il a essayé de montrer le contraire. L’incapacité du monde à apporter une aide humanitaire, à agir avec honneur et courage comme l’a fait, par exemple, l’Afrique du Sud, face à des calculs complexes d’intérêts et à la peur de l’équilibre des forces.

La visite de Guterres au point de passage fermé par la volonté des USA, d’Israël et de l’Égypte a révélé que, peut-être sans le vouloir, nous avons perdu un temps précieux à attendre l’aide du monde.

Alors, comment cet espoir reste-t-il vivant - est-ce l’espoir en l’humanité ? D’où vient-il ? Quand avons-nous déjà vu le monde venir en aide aux opprimés comme une mère attentionnée ? Ou est-ce le désespoir d’attendre autre chose ? Un espoir qui « sort de l’ennui », comme le dit la chanson de Ziad Rahbani ?

Depuis des mois, notre regard suppliant se tourne vers le monde, et quand nous disons le monde, nous ne parlons pas d’un pays ou d’un gouvernement en particulier. Le monde, dans le sens où il peut arrêter Israël, est en fait l’Occident, car notre monde arabe est également occupé, même si c’est d’une manière plus insidieuse que par le colonialisme brut en Palestine.