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17/04/2024

FAUSTO GIUDICE
Le Syndicaliste professionnel, une satire des travers de la société
Une critique théâtrale


Fausto Giudice, 17/4/2024

J’ai eu l’occasion d’assister à la répétition générale d’une pièce de théâtre appelée à faire parler d’elle, en particulier dans le milieu associatif et militant. Intitulée Le Syndicaliste professionnel, il s’agit d’une comédie de mœurs qui allie humour mordant et satire politique et sociale, à travers son portrait plus vrai que nature d’un Bureau syndical en proie aux contradictions entre ses idéaux proclamés et ses pratiques réelles. Cette pièce nous offre un regard lucide sur les lâchetés, les préjugés et même les haines qui minent notre société contemporaine, tout en nous offrant un spectacle divertissant. 


Synopsis

Le Syndicaliste professionnel est centré sur un nouveau venu idéaliste qui se retrouve confronté à des apparatchiks à l’alignement zélé. Sami, récemment élu et seul « racisé » des douze membres d’un Bureau provincial de la CGT Education, se voit injustement pris pour cible par ses « camarades » : pour avoir pris trop au sérieux les Statuts de son syndicat et revendiqué l’égalité des droits tout en professant des opinions « minoritaires », et s’être révélé trop entreprenant et combatif dans la défense des droits des salariés, il est mis à l’écart et poussé à la porte car ses collègues craignent qu’il promeuve ses idées « hérétiques » en interne et leur fasse de l’ombre. Nous assistons à une tentative à la fois abjecte et désopilante de le forcer à démissionner du fait de ses convictions politiques (notamment sur la Palestine, au moment du génocide israélien contre Gaza), croyances et pratiques religieuses, et de son rejet de toute compromission sur les principes, qui hérissent ses pairs : ceux-ci se croyaient tolérants et révolutionnaires avant son arrivée, mais se sont découverts timorés et pétris des préjugés qu’ils prétendent combattre lorsqu’ils ont été confrontés à cet « hurluberlu » trop différent. Voulant à tout prix retrouver leur entre-soi, ils décident de se débarrasser de l’intrus. Les onze autres membres du Bureau se liguent donc contre lui pour l’exclure purement et simplement, et orchestrent un procès kafkaïen qui bafoue les droits les plus élémentaires à la défense, les chefs d’accusation étant opaques et changeant constamment, et le verdict étant écrit d’avance. Les procédés les plus déloyaux sont déployés, de la mauvaise foi à la calomnie collective : Sami sera accusé d’avoir traité un camarade de « mécréant » et menacé de poursuites judiciaires sur la base de cette calomnie, afin de le faire passer pour un extrémiste et de l’intimider. La situation deviendra rapidement incontrôlable, culminant en des manœuvres de déstabilisation professionnelle sur son lieu de travail (deux de ses « camarades » du Bureau enseignent dans son établissement) et une menace d’agression physique et des accusations d’apologie du terrorisme, la solidarité avec la cause palestinienne et l’à-plat-ventrisme généralisé étant centraux dans ce contexte post-7 octobre.

Ce qui rend cette pièce si marquante, c’est son mélange habile d’absurdité comique et de réalisme poignant. Les dialogues, qui peuvent sembler mortellement insipides au premier abord, sont en réalité ciselés avec une précision redoutable, et soulignent avec brio les tensions personnelles et d’ordre éthique et idéologique qui alimentent le conflit. Au fur et à mesure que la frustration monte face à l’obstination de Sami à faire respecter le résultat des élections et à jouir pleinement de ses droits d’élu, et de sa revendication publique d’un soutien plus ferme au peuple palestinien à son heure de vérité, les échanges deviennent de plus en plus féroces, et certains protagonistes tombent le masque du défenseur syndical pour se révéler comme d’intransigeants inquisiteurs et gardiens du dogme, voire comme de véritables racailles. Plusieurs saillies hilarantes de personnages hauts en couleur rentreront dans l’anthologie, telles que « Arrête d’aller sur Google » (Jean-Edouard), « Je ne peux pas travailler avec un camarade qui m’insulte. Va te faire foutre 🖕 🖕 🖕 » (Sylvie), « Ici, c’est nous qui faisons les règles » (Daniel), « On s’aide mais on ne cède pas » (Karine), « Surprise, surprise » (Dagobert), « On a le droit de poser des questions à la CGT ? » (Célestin) et, cerise sur le gâteau, « Casse-toi ou je te casse la gueule » (François).

Mais au-delà de son aspect comique, Le Syndicaliste professionnel aborde des thématiques profondes et souvent dérangeantes. En mettant en scène les rivalités de personnes et de clans au sein d’un syndicat et la tension entre les prises de position courageuses et intègres et la simple posture ou gesticulation conformiste, la pièce nous invite à réfléchir sur les compromis moraux auxquels sont parfois confrontés ceux dont la vocation – voire le fonds de commerce – est de défendre les droits des salariés, des citoyens ou des peuples. Nous sommes amenés à réfléchir sur l’intériorisation de mécanismes d’oppression honnis lorsqu’ils sont déployés par les pouvoirs ou autorités en place, mais cyniquement réutilisés et même décuplés au sein de structures associatives prétendument démocratiques et attachées aux libertés : pour assouvir leurs sordides petites ambitions et défendre leur place et leur image, et s’attirer les bonnes grâces des instances nationales que Sami s’est avisé de critiquer publiquement comme trop poreuses à la propagande pro-israélienne en leur demandant un engagement pour la Palestine au moins commensurable à celui qu’elles ont manifesté pour l’Ukraine, les syndicalistes sont prêts non seulement à exclure du syndicat leur collègue et camarade, mais encore à le faire révoquer voire même condamner injustement à une peine de prison.

Cette pièce, qui semble (très librement) basée sur des faits réels, est accentuée par une ironie mordante, en particulier lorsque les membres du Bureau tentent d’invoquer la lutte contre le sexisme ou la défense de l’IVG et des droits LGBT pour justifier leur volonté d’éviction de Sami, qui ne s’est pas engagé sur ces questions sociétales. A ce sujet, une réplique lancée avec componction par Karine (« Nous sommes des femmes respectables ! Nous savons des choses ! ») parce que Sami a utilisé le terme d’ « hommage » au lieu du néologisme « femmage », une faute jugée impardonnable et présentée comme justifiant à elle seule la défiance irrévocable du Bureau, est à la fois hautement comique et emblématique de la manipulation cynique des idéaux dits progressistes à des fins de diversion voire d’exclusion, et montre comment les discours universalistes peuvent cacher une grande intolérance, qui éclate avec d’autant plus de violence qu’elle était inconsciente et refoulée. Un personnage en particulier bave littéralement de rage dans des diatribes haineuses qui glacent le sang.

Le racisme latent et les relents antireligieux sont au cœur de la pièce, nous confrontant de manière frontale à la réalité de la discrimination au sein même des organisations censées lutter contre elle : la violence de répliques telles que « Ta religion n’a rien à faire à la CGT » (Jean-Édouard), « On n’en a rien à foutre de tes convictions religieuses, mais tu m’emmerdes avec tes convictions religieuses, mais je m’en fous moi de tes convictions religieuses, et de toute façon je suis immunisée contre l’islamophobie. » (Marine, fille d’un notable), « Tu salis ta religion » (Sandra), ou même « Les islamistes du Khamas* ont violé, décapité et brûlé vifs 40 bébés » est tout simplement écœurante. Le spectateur a tout de même quelques satisfactions (spoiler alert) : malgré ce « haro sur le baudet » généralisé, l’ostracisé tient tête, et lorsque les membres du Bureau démontrent à la fois leur fébrilité et leur haine en lançant une campagne nationale pour présenter Sami comme un serpent qui « distille son venin », et y falsifient grossièrement ses déclarations pour le discréditer et rallier d’autres sections à leur lynchage, ils échouent lamentablement et finissent eux-mêmes désavoués, conspués et victimes de la « purge » stalinienne qu’ils avaient fomentée.

Conclusion

Comme toutes les comédies, Le Syndicaliste professionnel force délibérément le trait : il serait difficile de croire qu’un personnage tel que Sami soit crédible, ni qu’une telle concentration de veulerie, d’ignorance crasse et d’ignominie puisse se retrouver dans aucune association ou section syndicale, surtout s’agissant d’enseignants chargés de l’instruction et de l’éducation d’enfants et adolescents. Mais on comprend que l’exagération qui caractérise cet auteur dramatique, probablement promis à une belle carrière (Courteline, Molière, Corneille, Ionesco, de Obaldia et même Desproges viennent à l’esprit), est un cri d’indignation face à l’injustice, à l’indifférence et aux compromissions. On reconnait, derrière le personnage principal, la naïveté de Candide, l’intransigeance morale d’Alceste, le combat de Don Quichotte contre des moulins à vent et le panache de Cyrano de Bergerac luttant à un contre cent, figures auxquelles plusieurs fines allusions sont disséminées tout au long de la pièce. Et derrière la machine bureaucratique qui s’efforce de le broyer, en conjuguant absence totale de scrupules, bien-pensance béate et infantilisme abyssal, on identifie clairement la servitude volontaire décriée par La Boétie.

A travers ses personnages dignes de la Commedia dell’arte, qui sont un microcosme de notre société, Le Syndicaliste professionnel offre un regard sans concession sur les travers de la France contemporaine, gangrénée par les idéaux d’extrême droite et la tentation autoritaire propres au prétendu « arc républicain », qui brouille les frontières traditionnelles entre la gauche et la droite, le PCF – présence tacite mais tutélaire tout au long de la pièce – s’efforçant de s’y intégrer au prix de toutes les trahisons. Cette pièce rappelle également à quel point notre inconscient collectif reste marqué par notre passé colonial, et dénonce le deux poids deux mesures occidental en soulignant à maintes reprises les écarts entre le zèle pro-ukrainien de nos capitales et leur indifférence au génocide du peuple palestinien : « Nos belles âmes sont racistes », disait Jean-Paul Sartre, cité par Sami avec amertume.

Cette expérience théâtrale saisissante invite à la fois à rire, à réfléchir et à se remettre en question, tout en donnant espoir. En attendant sa première représentation publique, qui est d’ores et déjà attendue avec impatience, précisons qu’il est toujours possible de signer ici une pétition demandant un soutien sans ambiguïtés au peuple palestinien.

Note

*On reconnaît les pro-israéliens au fait qu’ils prononcent Khamas au lieu de Hamas, la consonne « kh » renvoyant, en hébreu comme en arabe, à ce qui est dégoûtant

 

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