Yaniv
Kubovich, Haaretz, 31/3/2024
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
L’armée israélienne affirme que 9 000 terroristes ont été tués depuis le début de la guerre à Gaza. Des responsables de la défense et des soldats expliquent cependant à Haaretz qu’il s’agit souvent de civils dont le seul crime a été de franchir une ligne invisible tracée par les FDI.
Il s’agissait
d’une annonce de routine de plus de la part de l’armée israélienne. Après le
lancement d’une roquette sur Ashkelon, « un terroriste qui avait tiré la
roquette a été identifié et un avion de l’armée de l’air l’a attaqué et éliminé ».
En apparence, il s’agissait d’une nouvelle statistique dans la liste des
militants du Hamas morts.
Cependant,
il y a plus d’une semaine, d’autres documents relatifs à l’incident ont fait
surface sur Al-Jazeera. On y voit quatre hommes, et non un seul,
marchant ensemble sur un large chemin, en vêtements civils. Il n’y a personne à
proximité, seulement les ruines des maisons où les gens vivaient autrefois. Ce
silence apocalyptique dans la région de Khan Younès a été brisé par une forte
explosion. Deux des hommes sont tués sur le coup. Deux autres, blessés, tentent
de continuer à marcher. Ils pensaient peut-être avoir été sauvés, mais quelques
secondes plus tard, une bombe est tombée sur l’un d’entre eux. On voit alors l’autre
tomber à genoux, puis un boum, du feu et de la fumée.
« Il s’agit
d’un incident très grave », a déclaré à Haaretz un officier
supérieur des Forces de défense israéliennes. « Ils n’étaient pas armés,
ils ne mettaient pas en danger nos forces dans la zone où ils marchaient ».
En outre, selon un officier des services de renseignement qui connaît bien l’affaire,
il n’est pas du tout certain qu’ils aient été impliqués dans le lancement de la
roquette. Selon lui, il s’agissait simplement des personnes les plus proches du
site de lancement - il est possible qu’il s’agisse de terroristes ou de civils
à la recherche de nourriture.
Cette
histoire n’est qu’un exemple, rendu public, de la manière dont les Palestiniens
sont tués par les tirs des FDI dans la bande de Gaza. On estime aujourd’hui à plus
de 32 000 le nombre de morts parmi les habitants de Gaza. Selon l’armée, quelque 9 000 d’entre eux sont des terroristes.
Images
de l’attaque publiées par Al Jazeera. Avertissement : contenu pénible
Cependant,
un grand nombre de commandants de l’armée de réserve et de l’armée permanente
qui se sont entretenus avec Haaretz ont mis en doute l’affirmation selon
laquelle tous ces hommes étaient des terroristes. Ils laissent entendre que la
définition du terme “terroriste” est sujette à de nombreuses interprétations.
Il est tout à fait possible que des Palestiniens qui n’ont jamais tenu une arme
de leur vie aient été élevés au rang de “terroristes” à titre posthume, du
moins par les FDI.
"Dans
la pratique, un terroriste est toute personne que les FDI ont tuée dans les
zones où leurs forces opèrent", explique un officier de réserve qui a
servi à Gaza.
Les chiffres
de l’armée ne sont pas secrets. Au contraire, ils sont devenus au fil du temps
une source de fierté, peut-être ce qui se rapproche le plus d’une « image
de victoire » qu’Israël a obtenue depuis le début de la guerre. Mais cette
image n’est pas tout à fait authentique, comme l’explique un officier supérieur
du commandement sud, très au fait de la question.
« Il
est étonnant d’entendre, après chaque opération, les rapports sur le nombre de
terroristes tués », explique-t-il : « Il n’est pas nécessaire d’être
un génie pour comprendre qu’il n’y a pas des centaines ou des dizaines d’hommes
armés qui courent dans les rues de Khan Younès ou de Jabaliya et qui combattent
les FDI ».
Alors, à
quoi ressemblent vraiment les batailles à Gaza ? Selon un officier de réserve
qui s’est rendu sur place, « il y a généralement un terroriste, peut-être
deux ou trois, caché dans un bâtiment. Ceux qui les découvrent sont des
combattants équipés de matériel spécial ou de drones ».
L’un des
rôles de cet officier était d’informer les échelons supérieurs du nombre de
terroristes tués dans la zone où lui et ses hommes se battaient. « Il ne s’agissait
pas d’un débriefing officiel où l’on vous demande de présenter tous les corps »,
explique-t-il. « Ils vous demandent combien et je donne un chiffre basé
sur ce que nous voyons et comprenons sur le terrain, et nous passons à autre
chose ».
Il souligne :
« ce n’est pas que nous inventons des corps, mais personne ne peut
déterminer avec certitude qui est un terroriste et qui a été touché après avoir
pénétré dans la zone de combat d’une force de Tsahal ». En effet, un
certain nombre de réservistes et d’autres soldats qui se trouvaient à Gaza ces
derniers mois soulignent la facilité avec laquelle un Palestinien est inclus
dans une catégorie spécifique après sa mort. Il semble que la question ne soit
pas de savoir ce qu’il a fait mais où il a été tué.
Au cœur d’une
zone de mise à mort
La zone de combat
est un terme clé. Il s’agit d’une zone dans laquelle une force s’installe,
généralement dans une maison abandonnée, et dont les abords deviennent une zone
militaire fermée, sans qu’elle soit clairement identifiée comme telle. Un autre
terme pour désigner ces zones est celui de “kill zones” [zones de mise à mort”].
« Dans
chaque zone de combat, les commandants définissent de telles zones de mise à mort »,
explique l’officier de réserve. "Il s’agit de lignes rouges claires que
personne n’appartenant pas à Tsahal ne peut franchir, afin que nos forces
présentes dans la région ne soient pas touchées. Les limites de ces zones d’abattage
ne sont pas déterminées à l’avance, pas plus que leur distance par rapport à la
maison où se trouvent les forces ».
La hauteur des bâtiments est également un facteur important. Chaque force dispose de postes d’observation, à l’intérieur et à l’extérieur de la bande de Gaza, dont les soldats sont chargés d’identifier les dangers. Mais en fin de compte, les limites de ces zones et les procédures exactes d’opération sont soumises à l’interprétation des commandants de la région concernée. « Dès que des personnes y pénètrent, principalement des hommes adultes, les ordres sont de tirer et de tuer, même si la personne n’est pas armée », explique l’officier de réserve.
Dans une
large mesure, la tragédie au cours de laquelle trois otages ont été tués par
les FDI est une histoire de ce type, car en fuyant leurs ravisseurs, les trois
otages sont entrés dans une zone de mise à mort au milieu du quartier de Shuja'iyya,
dans la ville de Gaza [lieu d’une bataille en juillet
2014, NdT].
« Le
bataillon 17 protégeait un itinéraire d’évacuation logistique sud utilisé par
la division », a déclaré le commandant de la brigade, le colonel Israel
Friedler, qui était responsable de la force, au cours d’une enquête sur l’incident.
« Le champ de vision et la zone d’abattage étaient proches de nos forces »,
a-t-il ajouté. La fin est connue, tout comme le fait que les procédures n’ont
pas été respectées. Par la suite, les procédures ont été renforcées.
Aujourd’hui,
si la présence d’otages dans une zone est connue, les opérations seront menées
en conséquence et ces zones ne seront pas frappées depuis les airs. Cependant,
ce qui se passe dans d’autres zones est apparemment moins réglementé. On ignore
combien de civils palestiniens non armés ont été abattus lorsqu’ils pénétraient
dans ces zones.
« Le
sentiment que nous avions était qu’il n’y avait pas vraiment de règles d’engagement
là-bas », déclare à Haaretz un réserviste qui se trouvait jusqu’à
récemment dans le nord de la bande de Gaza. « Je ne me souviens pas que
quelqu’un ait passé en revue les détails avec nous après chaque incident. Cela
correspond à l’impression d’un haut fonctionnaire de l’establishment de la
défense : « Il semble, dit-il, que de nombreuses forces de combat
rédigent leurs propres règles d’engagement ».
Un haut
fonctionnaire de la défense a déclaré à Haaretz que cette question était
arrivée sur le bureau du chef d’état-major Herzl Halevi dès le début de la
guerre. Lorsque l’état-major général s’est rendu compte que les règles d’engagement
à Gaza étaient sujettes à interprétation par les commandants locaux, « le
chef d’état-major s’est prononcé de la manière la plus claire contre l’assassinat
de toute personne entrant dans une zone de combat. Il en a parlé dans ses
discours », déclare ce fonctionnaire. « Malheureusement, il y a
encore des commandants, même de haut rang, qui agissent à leur guise dans la
bande de Gaza ».
Les ordres
sont toujours de tirer sur toute personne s’approchant des forces dans une zone
de combat. Le terme “approcher” étant très subjectif, il n’est pas surprenant
qu’il soit sujet à interprétation sur le terrain.
Un officier
de réserve jouant un rôle important dans un poste de commandement avancé d’une
brigade de réserve en première ligne des combats dans le nord de la bande de
Gaza affirme que l’âge et l’expérience jouent un rôle. En d’autres termes, les
jeunes conscrits sont plus enclins à appuyer sur la gâchette que les
réservistes.
Cet officier
a été impliqué dans un incident au cours duquel des innocents auraient pu être
tués. « Nous avons identifié un homme suspect qui s’apprêtait à pénétrer
dans notre zone de combat », raconte-t-il. « Nous avions déjà un
drone dans les airs avec l’autorisation de tuer le suspect. Soudain, au dernier
moment, nous et l’opérateur du drone avons vu l’homme entrer dans une rue et
sur une place, où se trouvaient des dizaines de personnes ». C’était à quelques mètres de la limite de la
zone de combat, où il y avait un marché avec des étals, des enfants sur des
bicyclettes, un monde parallèle. « Nous ne savions même pas qu’il y avait
des civils », dit-il. Ils ont immédiatement décidé d’arrêter la frappe,
évitant apparemment un désastre.
« Je ne
doute pas que d’autres forces auraient utilisé le drone », ajoute l’officier.
« Il y a toujours une tension entre la protection de nos forces, qui est
la priorité absolue, et une situation dans laquelle vous essayez d’éviter de
tuer inutilement des civils ».
Dans tout ce
chaos, le jugement des commandants sur le terrain, qu’il s’agisse d’un
commandant de brigade, de bataillon ou de compagnie, a beaucoup de poids,
disent de nombreux combattants qui ont parlé à Haaretz. Ils affirment
que certains commandants tireront sur un bâtiment où se trouve un suspect, même
s’il y a des civils à proximité, alors que d’autres commandants agiront
différemment.
Tout au long
de nos discussions avec divers responsables de la défense, officiers et
combattants, le dilemme de la distinction entre un civil et un terroriste n’a
cessé de se poser. Comment identifier si une personne constitue un danger ou
décider s’il convient d’attendre un peu sans se précipiter pour tirer ? Se
tourner vers les commandants peut donner des réponses différentes, en fonction
de la personne et de la situation.
« Pour
nos commandants, si nous identifions quelqu’un dans notre zone d’opération qui
ne fait pas partie de nos forces, on nous dit de tirer pour tuer », a
déclaré un soldat d’une brigade de réserve en décrivant son expérience. « On
nous disait explicitement que même si un suspect courait dans un bâtiment avec
des gens à l’intérieur, nous devions tirer sur le bâtiment et tuer le
terroriste, même si d’autres personnes étaient blessées ».
L’épreuve
du temps
Les civils
de Gaza connaissent les endroits qui sont définis, du moins sur le papier,
comme des zones de tir. Ils sont censés rester à l’intérieur et autour des
abris humanitaires. Il s’agit de zones dans lesquelles les FDI ne créent pas de
zones de combat.
Mais l’épreuve
du temps est pertinente ici, six mois après le début de la guerre. « Si
nous étions là pour un mois ou deux, nous pourrions nous en tenir à l’ordre de
tirer sur toute personne s’approchant » explique l’officier du poste de
commandement de l’avant. « Mais nous sommes là depuis six mois et les gens
doivent commencer à sortir ; ils essaient de survivre et cela conduit à des
incidents très graves ».
Ces
incidents sont très troublants pour l’administration usaméricaine qui, ces
dernières semaines, a exigé d’Israël qu’il gère sa politique de tir à l’égard
des civils de manière beaucoup plus responsable. Pourtant, un officier de
renseignement qui se trouve au cœur des combats affirme que « ce qui se
passe dans le nord de la bande de Gaza ne devrait pas inquiéter les Américains
; cela devrait inquiéter Israël ».
Il affirme
que « plus de 300 000 civils se trouvent sur place, la plupart d’entre eux
étant concentrés dans des zones que les FDI ont définies comme des abris
humanitaires depuis le début de la guerre ». Ces personnes, dit-il, « sont
les plus défavorisées de Gaza, celles qui n’avaient pas l’argent nécessaire
pour déménager dans le sud ou pour louer un appartement ou une chambre, ou même
pour se procurer une tente ».
La situation
dans ces zones, ajoute-t-il, est très difficile. Les personnes qui y résident
se battent pour obtenir de la nourriture et un endroit où dormir. Il ajoute que
c’est devenu une lutte pour la vie ou la mort dans laquelle la violence règne
et la gouvernance est absente.
Un haut
commandant de l’armée israélienne, impliqué dans les combats, ajoute que « dans
de nombreuses parties du nord de Gaza, il y a des civils qui ne sont pas dans
ces abris humanitaires ». « Certains d’entre eux sont simplement
retournés ou sont restés dans leurs maisons pour protéger leurs biens du
pillage, craignant que quelqu’un d’autre ne s’empare de leur maison pendant qu’ils
s’enfuient.
« Au
lieu de commencer à reconstruire et à disperser les personnes dans ces abris,
les soldats sont ramenés dans les mêmes zones, qui n’ont fait que s’encombrer
davantage, avec des personnes qui ont beaucoup moins à perdre », explique
un officier de réserve qui vient de quitter une zone de combat à Shujaiyeh.
Ainsi, les
personnes qui se trouvent chez elles, en dehors des abris humanitaires où les
FDI n’interviennent pas, sont clairement en danger. "Ils peuvent se
trouver dans des bâtiments situés juste à côté de ceux où se trouvent les
soldats", explique ce commandant. "Si quelqu’un les voit, ils sont
généralement touchés. Parfois, ils ne savent pas qu’ils sont perçus comme un
danger. C’est pourquoi l’armée israélienne ordonne aux habitants de Gaza d’éviter
de monter sur les toits. Toute personne se trouvant sur un toit est susceptible
d’être abattue.
Le
commandant en chef estime qu’il y a eu des incidents au cours desquels des
civils ont essayé d’atteindre des zones qu’ils pensaient avoir été quittées par
l’armée, peut-être dans l’espoir de trouver de la nourriture laissée sur place.
"Lorsqu’ils se sont rendus dans ces endroits, ils ont été abattus, perçus
comme des personnes susceptibles de nuire à nos forces", explique ce
commandant.
Un officier
a mentionné un autre facteur qui augmente les frictions avec les civils : le
fait que, ces dernières semaines, les FDI sont restées statiques dans de
nombreuses parties de la bande de Gaza, sans se déplacer pour combattre dans de
nouvelles zones.
"Au
lieu de commencer à reconstruire et à disperser les gens dans ces abris, les
soldats sont ramenés dans les mêmes zones, qui sont devenues plus peuplées,
avec des gens qui ont beaucoup moins à perdre", explique un officier de
réserve qui vient de quitter une zone de combat à Shuja'iyya. Cet officier
estime que les FDI et l’ensemble de l’establishment de la défense ont bien
compris qu’à la fin des combats, Israël devra faire face à ces incidents et à
leurs implications vis-à-vis de la communauté internationale.
Entre-temps,
une équipe d’enquêteurs de l’état-major général est sur le terrain et transmet
ses conclusions à l’avocat général des armées. Mais comme personne ne sait
combien de terroristes ont été tués et combien de civils ont été comptés comme
terroristes, il semble que la tâche de cette équipe ne soit pas simple.
En réponse à
des questions posées par Haaretz, le porte-parole de l’IDF a déclaré qu’en
ce qui concerne la catégorisation des décès dus aux tirs de l’IDF à Gaza et le
nombre de terroristes tués, « l’IDF est au milieu d’une guerre contre l’organisation
terroriste du Hamas et agit pour déjouer les menaces contre ses forces. Les FDI
appellent constamment les civils à évacuer les zones de combat intense et s’efforcent
de permettre aux civils d’évacuer les lieux de la manière la plus sûre possible ».
« Contrairement
à ce qui est affirmé, les FDI n’ont pas défini de "zones de mort".
Cette affirmation est étayée par le fait que les FDI ont arrêté un grand nombre
de terroristes ou de personnes soupçonnées de terrorisme au cours des combats,
sans infliger de dommages dans les zones de combat intense », poursuit l’armée.
En effet, il
n’y a pas d’ordre écrit concernant une zone de mise à mort dans les règles de l’armée
israélienne. Mais cela ne signifie pas que le concept est inconnu des soldats.
L’enquête sur l’incident au cours duquel les trois otages ont été tués en est
la preuve.
En ce qui
concerne les images documentées de l’attaque contre les quatre habitants de
Gaza non armés, le porte-parole des FDI a répondu que « la zone documentée
dans les images est une zone de combat active à Khan Younès, dans laquelle il y
a eu une évacuation importante de la population civile. Les forces qui s’y
trouvent ont été confrontées à de nombreux terroristes qui se battent et se
déplacent dans des zones de combat, tout en étant habillés comme des civils, et
qui camouflent leur équipement de combat dans des bâtiments et des propriétés
qui semblent être civils ».
« L’incident documenté dans les images a été examiné par l’appareil d’investigation de l’état-major général, qui est un organe indépendant et responsable de l’examen des incidents exceptionnels qui se produisent au cours des combats », a ajouté l’armée. [Rendez-vous à La Haye, NdT]
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