Gideon Levy, Haaretz,
29/5/2021
Traduit par Fausto Giudice
La une d'Haaretz en hébreu de jeudi dernier : « 67 enfants ont été tués à
Gaza. C’est le prix de la guerre »
Jeudi, j'ai
ressenti une grande fierté d'être un lecteur - et un auteur - d'Haaretz et une
profonde honte d'être israélien. La une du journal de ce jour-là aurait dû être
exposée dans les bases aériennes israéliennes, afin que les pilotes et leurs
assistants, ainsi que les commandants de corps et d'escadron, la voient.
Que
ressentirait le lieutenant Gal, le pilote interviewé par Yedioth Ahronoth, porte-parole
des FDI, à la fin de la confrontation militaire de ce mois-ci avec le Hamas. Il
avait déclaré au journal qu'il avait « ressenti un soulagement »
après avoir largué les bombes sur Gaza ? Ressentirait-il encore ce même
soulagement après avoir vu son œuvre - les photos des 67 enfants morts en
première page d'Haaretz ? Le seul « léger choc » ressenti par cette
machine à bombarder qu'on appelle un pilote serait-il encore le moment où il a
largué les bombes, comme il l'a raconté – ou bien la vue des photos des enfants
morts susciterait-elle chez lui une autre émotion qui pourrait l'empêcher
d'accomplir à nouveau une mission aussi méprisable ?
Les images sont
choquantes par leur ampleur cumulée. Toute la propagande sur les « plus
moraux » et « les meilleurs qui vont dans l'armée de l'air »,
sur les « frappes aériennes chirurgicales » et les coups de semonce
sur les toits de Gaza se dissipe soudainement face à ces photos. Le sourire
éclatant de Rafif, 10 ans. Le masque facial porté par Amir, 9 ans. Mohammed,
qui ne fêtera jamais un seul anniversaire. Les lunettes de soleil colorées
d'Islam, 8 ans, sur la dernière photo de lui, qui pourrait aussi avoir été la
première.
Ces photos sont
plus convaincantes que mille discours creux de propagande israélienne sur la
légitime défense, sur la culpabilité du Hamas et sur le fait qu'il n'y avait
pas d'alternative. C'est le résultat ultime, singulier, devant lequel seuls les
pilotes et autres Israéliens ayant subi un lavage de cerveau peuvent rester
insensibles et même parler de leur « soulagement ».
Après le
premier choc est venu le second, à peine moins fort que le premier : les
réactions en Israël. Si quelqu'un doutait encore de l'ampleur du déni et de la
répression psychologique dans lesquels vit la société israélienne, si quelqu'un
doutait de la gravité de sa maladie morale, les réactions à la une l'ont
prouvé. Cette société est très malade. Le débat dans les médias et sur les
médias sociaux a éclaté comme un feu de brousse. C'était sauvage et instructif.
Israël évitait
les informations redoutées comme la peste. Personne ne parlait des enfants
morts, des dimensions horribles de la tuerie et de l'armée qui l'a commise. Ce
n'était pas du tout le sujet. Dans une étonnante démonstration acrobatique, les
Israéliens ont rassemblé tout ce qu'ils avaient et plus encore pour éviter la
vérité, se soustraire à leurs responsabilités et continuer avec leur
autosatisfaction coutumière.
En voici une
liste partielle : Haaretz est coupable parce qu'il n'a pas publié les photos
des deux enfants israéliens tués. Le New York Times est coupable parce qu'il a
écrit que seuls deux enfants palestiniens avaient été tués par des roquettes
palestiniennes. Le Hamas est coupable parce qu'il utilise les enfants comme
boucliers humains. Le Hamas est coupable parce qu'il tire des roquettes depuis
des centres de population. Les enfants n'ont même pas été tués. Il y a des
photos sur lesquelles on les voit se lever de leur linceul funéraire.
Il n'y avait
qu'une seule chose dont personne n'osait parler : La responsabilité d'Israël,
la culpabilité des Forces de défense israéliennes, le rôle des pilotes et la
part prise par chaque Israélien, du Premier ministre Benjamin Netanyahou
jusqu'au plus bas, dans la responsabilité morale de ce meurtre d'enfants.
Sous les
auspices de ses pitoyables médias, une société entière a été embrigadée comme
un seul homme, épaule contre épaule, pour échapper à toute responsabilité, pour
détourner tout blâme, pour accuser le monde entier, pour dissiper tout doute et
dire : ce n'est pas par nos mains que ce sang a été versé. Mais l'amère vérité
est que ce n'est que par nos mains.
Il n'y a pas d'autre façon de le présenter. Il n'y a
pas d'autre vérité à exposer. On peut dire que c'est ce qui arrive à la guerre
et même penser que sans le Hamas, cette guerre n'aurait pas éclaté - ce qui est
très douteux - mais rejeter toute la responsabilité sur la victime est un
nouveau record dans l’ignominie israélienne. Pas même un mot de regret ? De
douleur ? Un iota de responsabilité ? Un soupçon de culpabilité ? Une
compensation pour les familles ?