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15/05/2024

ALEX COCOTAS
“Nous sommes tous des (faux) Juifs allemands” : du mea culpa au déguisement, raison d’État sur fond de psychodrame collectif

Alex Cocotas , The Baffler, 9/5/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Alex Cocotas est un écrivain californien vivant à Berlin.

Après le 7 octobre, des hommes politiques allemands ont proposé de retirer la nationalité à des citoyens allemands, de restreindre les droits civils des résidents étrangers non ressortissants de l’UE et de limiter le nombre d’enfants issus de l’immigration pouvant fréquenter une école donnée, ces propositions étant présentées comme des moyens de préserver et de soutenir la « vie juive » dans le pays. Un homme politique allemand, accusé de manière crédible d’avoir nourri des sympathies néo-nazies dans sa jeunesse, a imputé l’antisémitisme du pays aux immigrés. Le plus grand journal allemand, Bild, a publié un manifeste en cinquante points sur ce que signifie être allemand ; le numéro quarante-sept dit : « L’Allemagne a un cœur pour les enfants. Ils ne sont pas battus mais promus » [« Allemagne, nous avons un problème !», Bild, 29/10/2023, publié simultanément en allemand, anglais, arabe, turc et russe]. Un éminent journaliste allemand a publié un article intitulé : « Les Juifs ou les Aggro-Arabes : nous devons décider qui nous voulons garder » [“aggro” = raccourci d’agressif, mot d’argot anglo-US entré dans le vocabulaire allemand pour désigner des extrémistes, de préférence arabo-musulmans ou désignés tels NdT]. Le commissaire à l’antisémitisme du Bade-Wurtemberg, qui n’est pas juif, a écrit : « Les nazis cachaient encore leurs meurtres de masse, alors que le Hamas les célébrait dans les médias, comme Daesh avant eux ».

Staatsräson, par petwall, 2013

En Allemagne, tout n’est pas comme on le croit. Cet arbre ? C’était un juif. Ce bâtiment a été juif. Ce lampadaire était juif. Et les Juifs ? Il semble qu’ils soient tous allemands.

En 2021, l’écrivain Fabian Wolff a publié dans Die Zeit un long essai intitulé “Seulement en Allemagne”. Il s’agit d’un excellent exemple d’un genre d’essai de plus en plus populaire, qu’il énonce dès le deuxième paragraphe : “Je suis juif en Allemagne”.

« Je n’aime pas écrire en allemand, une langue que je ressens souvent comme un fardeau », commence l’essai. L’histoire de la famille de Wolff l’a doté de « la fameuse valise prête sous le lit », écrit-il. « Pourquoi tout est-il si allemand en Allemagne ? », se demande-t-il. L’essentiel de l’essai est consacré à la dénonciation de l’assurance condescendante des attitudes allemandes à l’égard des Juifs, avec une attention particulière pour une campagne menée par le gouvernement assimilant toute critique d’Israël à de l’antisémitisme. Cette campagne a pris forme en 2019, lorsque le gouvernement allemand a qualifié d’antisémites les « méthodes et modèles d’argumentation » du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS). Comme le démontre Wolff dans un cas après l’autre, même une accusation d’antisémitisme suffit à vous exclure de la vie publique en Allemagne. Bon nombre des personnes accusées par les fonctionnaires goys et diligents de l’Allemagne sont elles-mêmes juives.

Wolff termine son essai par un appel à un judaïsme pluraliste qui dépasse les limites de l’instrumentalisation allemande. « Si nous ne pouvons pas choisir notre propre voie », écrit-il, « j’aimerais au moins voir, les yeux ouverts, où la tempête du progrès nous emporte, au lieu d’être bâillonné et d’avoir les yeux bandés par les goyim, qui prétendent, comme toujours, savoir ce qui est le mieux pour moi, ce qui est le mieux pour nous » L’essai est traduit en anglais et Wolff accède à la notoriété internationale. Il semblait représenter un nouveau type d’intellectuel juif allemand : jeune, combatif, ironique, de gauche, capable de faire successivement référence à Susan Taubes et à la musique trap. Mais la publicité a ses dangers.

Il ne semble pas se passer une année sans qu’un scandale n’éclate à propos de l’identité d’un Juif allemand de premier plan.

En juillet 2023, Wolff a publié dans Die Zeit un mea culpa décousu et évasif qui a fait encore plus sensation que son essai “Seulement en Allemagne”. Il pourrait être résumé succinctement comme suit : « Je ne suis pas juif en Allemagne ». Wolff révèle qu’il n’a pas d’ancêtres juifs. C’est un épisode de Curb Your Enthusiasm dans lequel Larry David pense qu’il n’est pas juif, écrit-il, qui l’a amené à s’interroger sur son identité juive. Il se souvient avoir demandé à sa mère après l’épisode : « Maman, est-ce qu’on est vraiment juifs ? » « Pas vraiment », lui a-t-elle répondu, « mais il y a une histoire à propos de grand-mère ». La grand-mère de la grand-mère maternelle de Wolff était supposée être juive, un gage de descendance matrilinéaire à travers les bouleversements de l’histoire juive européenne. « Soudain, se souvient-il, tout semblait avoir un sens. Je savais tout simplement ce que cela signifiait d’être juif ». Si l’histoire était vraie, Wolff aurait été ethniquement un seizième de juif. Mais l’histoire n’était pas vraie : Wolff, hélas, a seize parties de goy.

Aux yeux de nombreux critiques allemands, le plus grand péché de Wolff a été de soutenir, sous couvert d’une identité juive, que le fait de soutenir un boycott d’Israël n’est pas nécessairement antisémite, même s’il ne soutenait pas lui-même un tel boycott. Wolff a ensuite été fustigé comme juif costumé (Kostümjude) par les plus grands journaux juifs et gentils d’Allemagne. Il a été qualifié d’aspirant Kronzeugejude (Juif témoin clé). Contredisant les plaintes de Wolff concernant l’allemand, il s’agit d’une langue dotée d’une capacité étonnamment agile à créer des néologismes sur le mot “juif” :

Alibijude : un juif alibi, qui couvre la rhétorique antisémite (ou anti-israélienne).

Berufsjude : un juif professionnel, un juif de profession

Faschingsjude : un juif de carnaval

Großvaterjude : quelqu’un qui a un grand-père juif

Kostümjude : un juif costumé

Kronzeugejude : un témoin clé juif, qui témoigne de la rhétorique antisémite (ou anti-israélienne).

Meinungsjude : Un juif d’opinion ? Ou un juif par opinion ?

Modejude : Un juif à la mode, ou juif fashionable ?

Schmusejude : un juif câlin, un juif qui fait vraisemblablement des câlins aux Allemands

Vaterjude : quelqu’un qui a un père juif, un juif patrilinéaire

Vorzeigejude : un juif modèle, ou exemplaire

À l’exception peut-être de Vaterjude, ces constructions sont des termes péjoratifs pour désigner le fait de se faire passer pour juif ou d’utiliser son identité juive à des fins lucratives. Loin d’être une aberration, la révélation de l’identité juive fabriquée par Wolff s’avère être une sorte de tradition allemande. Il ne semble pas se passer une année sans qu’un scandale impliquant l’identité d’un éminent Juif allemand n’éclate.

Günther Schäfer, La Patrie, East Side Gallery, Berlin

 Avant Wolff, le cas le plus célèbre était celui de Marie Sophie Hingst, une écrivaine et historienne populaire. Son blog mémorialiste aurait eu un quart de million de lecteurs réguliers. Hingst a écrit que ses grands-parents ont commémoré la Nuit de Cristal en arrêtant les horloges et en attendant le retour des parents perdus dans l’obscurité croissante. Sa grand-mère, dit-elle, organisait des fêtes d’été dans le jardin pour les survivants de l’Holocauste, avec des gâteaux et des discours puissants. En 2019, Der Spiegel a publié un article révélant que Mme Hingst avait inventé vingt-deux victimes de l’Holocauste et soumis de faux documents à Yad Vashem pour étayer son identité supposée. Il n’y avait ni grand-mère juive, ni famille juive. Elle s’est suicidée peu après la publication de ces révélations.

Wolfgang Seibert a été pendant quinze ans le chef de la communauté juive de Pinneberg, une petite ville près de Hambourg. Comme l’a montré une enquête de Der Spiegel en 2018, Seibert a été baptisé protestant par des parents sans ascendants juifs et n’a pas, contrairement à ce qu’il prétend, perdu de parents dans l’Holocauste. Interrogé sur ses origines, Seibert a répondu qu’il s’était toujours “senti” juif. Il existe de nombreux autres cas, chacun impliquant des allégations d’identité juive non fondées : Irena Wachendorff, Manfred Böhme, Peter Loth, Karin Mylius, Frank Borner. Et il ne s’agit là que des cas rendus publics.

Tout le monde n’assume pas une identité juive, certains se contentent des apparences.

La journaliste de télévision Lea Rosh a été le visage public et la défenseure le plus virulente de la campagne pour la construction du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe à Berlin. Rosh a cultivé une aura juive - une Scheinbarjüdin [juive apparente], peut-être. « Je n’ai pas l’air si aryen que ça », s’est-elle réjouie un jour lors d’une interview. Rosh a changé son prénom d’Edith en Lea, et a poursuivi sans succès l’auteure (juive) Ruth Gay qui avait écrit qu’elle l’avait fait pour paraître plus juive. Un jour, elle a farouchement rejeté une proposition visant à placer le mémorial de l’Holocauste en face du Reichstag : « Le “peuple allemand” a-t-il assassiné les Juifs ? Pas du tout ».

Il y a aussi les personnes costumées en juif·ves au sens propre. J’ai vu à deux reprises de grands groupes d’Allemands porter des kippot. Une fois lors d’un rassemblement contre l’antisémitisme et une autre fois marchant avec une importante escorte policière dans la Sonnenallee, le centre de la vie arabe à Berlin, en scandant des slogans pro-israéliens. Tenir aujourd’hui dans cette même rue une pancarte portant l’inscription « Stop au génocide » ou « De la rivière à la mer » conduirait à une arrestation certaine, voire à des poursuites pénales. La police a violemment réprimé les manifestations et même les symboles élémentaires de l’identité palestinienne sur la Sonnenallee dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre ; j’ai dû extirper un ami, journaliste (juif) de premier plan, d’une de ces manifestations après qu’il eut été aspergé de gaz au poivre pour avoir filmé l’arrestation brutale d’un homme dont le crime était de brandir un drapeau palestinien. Mais rares sont ceux qui, ici, tentent d’afficher une identité palestinienne.


Il y a quelques années, un de mes amis a été invité à un dîner de shabbat. Les participants donnaient tous l’impression d’être pratiquants. Ils connaissaient les hymnes, les hommes portaient des kippahs, l’un d’entre eux avait même des papillotes. Les hôtes ont insisté pour que mon ami récite les différentes bénédictions. À la suite d’une remarque fortuite au cours du dîner, il a découvert qu’il était le seul juif présent. Il s’agissait d’Allemands qui aimaient mettre en œuvre des rituels juifs et qui voulaient qu’un Juif donne involontairement sa bénédiction.

Beaucoup plus d’Allemands que Wolff, Hingst et Seibert « se sentent juifs ». Les archives de la communauté juive prouvent que de nombreux Allemands ont tenté de « découvrir » leur héritage juif après la guerre. Ici, tout le monde semble avoir une tante juive. Ou bien leurs grands-parents étaient dans la résistance. Ou peut-être était-ce leur grand-tante. D’autres se sont simplement convertis. Walter Homolka s’est converti au judaïsme à l’adolescence et est devenu l’un des rabbins les plus puissants d’Allemagne. Il a effectivement contrôlé les principales institutions associées au judaïsme non orthodoxe en Allemagne et a partagé la scène avec Angela Merkel et d’autres politicien·nes.

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Homolka et Bergoglio, 2015

Homolka n’a pas hésité à parler au nom de tous les Juifs lorsqu’il a déclaré que « la Shoah n’est plus centrale pour ma génération ». Même son intérêt démesuré pour Jésus n’a pas pu entamer son statut d’autorité juive prééminente. Sa chute a commencé en 2022, lorsqu’il est apparu que son partenaire de longue date avait envoyé à un étudiant en cantorat une vidéo d’un pénis en érection caressé en 2019. Homolka a ensuite été accusé d’abus de pouvoir et de discrimination par le Conseil central des Juifs d’Allemagne. Le dénonciateur identifié comme “A” dans le rapport de huit cents pages du Conseil sur l’affaire témoigne que Homolka l’a un jour encouragé à accepter un emploi en Afrique du Sud, où il y avait « d’énormes bites noires » (riesige schwarze Schwänze).

Homolka n’est pas non plus une anomalie dans la vie juive allemande, où les convertis (gerim) jouent un rôle disproportionné. En 2022, une cantor d’origine juive - que l’on pourrait appeler Biojüdin [biojuive] en allemand - a perdu son emploi dans une synagogue berlinoise après avoir dénoncé l’influence des convertis dans la vie juive allemande. Une historienne juive allemande, Barbara Steiner, a écrit un livre sur le phénomène et l’histoire des Allemands qui se convertissent au judaïsme. Elle constate, sans surprise, que les principales motivations de la plupart des convertis sont des manifestations de culpabilité sous une forme ou une autre. Mme Steiner a par ailleurs qualifié Fabian Wolff d’antisémite qui a pris son identité dans le but exprès de critiquer Israël. Elle aussi est une convertie.

Wolff n’était pas le seul intellectuel juif allemand (ou ex-juif) à écrire de tels essais. Il en était peut-être le représentant le plus spectaculaire, mais de tels essais quasi-confessionnels sur l’expérience d’être juif en Allemagne ont été publiés de plus en plus fréquemment au cours de la dernière décennie. La plupart de ces essais ont été publiés dans le feuilleton, la section culturelle des principaux journaux nationaux du pays, qui sont consacrés aux comptes rendus de lecture, aux critiques et aux essais. Autrefois réservés à Heine, Walter Benjamin, Joseph Roth, etc., les feuilletons d’aujourd’hui servent à flatter l’intelligence d’un Allemand cultivé et sont accompagnés d’instructions de lecture. Maintenant je vais discuter, ici nous allons revenir, plus tard j’expliquerai ... .

Les journaux allemands les plus importants ont un Juif domestique - le Hausjude, peut-être - prêt à commenter les questions pertinentes, telles que : qui est Juif, qu’est-ce qui est Juif, l’antisémitisme de la gauche, l’antisémitisme des artistes, l’antisémitisme de tout le monde sauf des Allemands. Certains de ces écrivains sont des célébrités mineures. En Allemagne, il existe un intérêt voyeur et démesuré pour les notions de « culture juive », de « voix juives », de « vie juive », de préférence exemptes d’influences étrangères impures. Il y a à peu près autant de musées juifs en Allemagne (dont beaucoup sont installés dans d’anciennes synagogues) qu’aux USA, un pays dont la population est quatre fois plus importante et qui compte entre trente et soixante fois plus de Juifs, et qui, en tant que tel, n’a pas besoin de les mettre sous verre.

La télévision allemande a récemment diffusé un talk-show primé intitulé Freitagnacht Jews (Juifs du vendredi soir), qui présentait un talk show de Juifs parlant de ce que c’est que de grandir en tant que Juif en Allemagne. Vogue Allemagne a publié un jour une chronique intitulée “Jüdisch heute” (Juif aujourd’hui), avec pour sous-titre : « La vie quotidienne d’une Juive allemande, qui nous emmène en voyage dans un monde que nous connaissons à peine », où les lecteurs pouvaient s’informer sur les corps juifs, le sexe juif, le doute juif, la prise de décision juive et la raison pour laquelle les hommes juifs ne jouissent pas aussi rapidement grâce à la circoncision. Les Allemands aiment la particularité des chagrins sémites, la spécificité des joies juives. Ils aiment la musique klezmer. Ils hocheront solennellement la tête lorsque vous leur direz : « Mon grand-père est un arbre ».

Les grands bénéficiaires de cet intérêt funèbre, à condition qu’ils ne critiquent pas trop Israël, sont les Israéliens. Dans la perception commune, Israélien est synonyme de Juif. La réalité est plus complexe à l’intérieur d’Israël, mais les Israéliens sont néanmoins considérés comme la somme de tout ce qui est juif par un public allemand dont la pensée est encore fondamentalement caractérisée par le cadre de l’État-nation. Et les prédilections culturelles de la société israélienne - une obsession pour l’interrogation sur l’identité israélienne comme une sorte de condition existentielle spéciale, une énorme capacité à s’auto-féliciter et à s’apitoyer sur son sort - s’alignent commodément sur les attentes allemandes en matière de « culture juive », et reflètent largement celles de la société allemande. L’Allemagne est le plus grand marché au monde pour la littérature israélienne traduite.

De nombreuses grandes villes allemandes et certains États ont leur propre festival culturel « israélo-juif » ou "juif", un festival du film « juif », etc. Weh, comme pourrait le dire un personnage de Wagner. L’appareil culturel allemand a allègrement planté sa bouche plissée et mal aimée sur le plus médiocre robinet culturel de l’histoire juive, les élevant au rang d’envoyés de l’expérience juive « authentique » et, ce faisant, a contribué à inculquer l’idée qu’Israël est le « vrai » foyer du peuple juif. Les Allemands ne savent pas vraiment quoi faire des Juifs usaméricains qui, comme ces mystérieuses particules subatomiques, semblent être usaméricains une seconde et juifs l’instant d’après. Lorsqu’un ancien voisin a appris que j’étais juif, il a ressenti le besoin de me dire qu’il aimait le houmous. Un arbre est un arbre.

Une exception usaméricaine à cette dynamique est Deborah Feldman, l’auteure de Unorthodox. L’histoire d’une jeune femme fuyant les liens barbares de l’hassidisme pour l’Allemagne, pays épris de liberté, a mystérieusement trouvé un énorme public ici. « Deborah Feldman est peut-être la juive la plus connue au monde après Anne Frank », peut-on lire dans une récente critique de son nouveau livre. Le thème du livre est la fétichisation des Juifs par l’Allemagne. Ou plutôt : elle était une exception, jusqu’à ce qu’elle commence récemment à critiquer la conception sélective de la « vie juive » en Allemagne, qui marginalise systématiquement les Juifs qui critiquent Israël et ne se conforment pas à cette perception ossifiée.

Les exemples récents ne manquent pas pour étayer ses affirmations. Un centre culturel de Berlin s’est vu retirer son financement après avoir accueilli une veillée pour la paix organisée par un groupe juif, avec l’avertissement que des mesures seraient prises contre « toute forme cachée d’antisémitisme ». Un musée a annulé l’exposition d’une artiste juive qui avait eu la témérité d’appeler à un cessez-le-feu. Lorsque le cinéaste israélien Yuval Abraham et le cinéaste palestinien Basel Adra ont été récompensés au festival du film de la Berlinale pour leur documentaire sur le déplacement forcé de Palestiniens par des colons israéliens, ils ont prononcé des discours appelant à la fin de l’apartheid israélien et des livraisons d’armes de l’Allemagne à Israël.

Kai Wegner, le maire de Berlin, a condamné leurs discours et déclaré qu’il n’y avait « pas de place pour l’antisémitisme à Berlin" »; quelques semaines plus tard, il a été photographié en train de sourire avec Elon Musk, qui a approuvé l’année dernière un post sur les Juifs haïssant les Blancs comme étant « la vérité réelle ». Le ministre de la justice Marco Buschmann (libéral) a menacé de poursuites pénales. La ministre verte de la culture, Claudia Roth, a déclaré que les discours étaient « scandaleusement partiaux » et « caractérisés par une profonde haine d’Israël ». Après avoir été filmée en train d’applaudir le duo, Claudia Roth a précisé que ses applaudissements ne visaient que « le juif-israélien » Abraham.

Tous les essais sur le thème "Je suis juif" ne proviennent pas du feuilleton. Le livre Désintégrez-vous (2018) de Max Czollek, peut-être l’ouvrage de critique juive le plus influent des lettres allemandes contemporaines, a été ostensiblement écrit comme un appel aux armes pour d’autres Juifs. Pourtant, même cette polémique s’adresse clairement à un public de lecteurs goys de feuilleton. Comme Wolff, Czollek s’intéresse à l’attitude des Allemands à l’égard des Juifs. Il affirme que l’existence de Juifs vivants dans l’Allemagne d’aujourd’hui a été utilisée dans un « théâtre de la mémoire » pour réhabiliter l’image que l’Allemagne a d’elle-même. Chacun joue un rôle : les Allemands contrits, les Juifs conciliants.

Czollek identifie correctement de nombreux problèmes pour mieux s’y enfoncer. Un personnage juif de l’une des pièces de Czollek, cité dans Désintégrez-vous, dit : « Nous ne sommes pas vos bonnes victimes, nous sommes les mauvaises ». Bonnes victimes, mauvaises victimes - qu’en est-il du fait de ne pas être une victime ? L’intérêt qu’il porte à la vengeance juive est tout aussi myope. La vengeance peut titiller la fantaisie, mais l’inclusion du nationaliste enragé Meir Kahane (trop raciste même pour Israël) dans son panthéon de vengeurs juifs aurait pu être l’occasion de réfléchir à ce à quoi la « vengeance juive » ressemble réellement dans la pratique, et à qui en subit les conséquences. Bien qu’il prenne parfois soin de préciser qu’il parle de l’Allemagne, il extrapole bien trop souvent pour en faire une histoire universelle. Le sous-titre de la récente traduction anglaise est : « A Jewish Survival Guide for the 21st Century ».

Czollek a lui-même fait l’objet d’une controverse concernant son identité. En 2021, l’écrivain Maxim Biller a accusé Czollek d’être un Meinungsjude et un Faschingsjude pour les gauchistes, parce qu’il n’est pas halachiquement juif. Czollek n’a qu’un seul grand-parent juif. L’affaire Czollek a déclenché une avalanche de feuilleton pendant plusieurs semaines. Mirna Funk, peut-être l’auteure la plus prolifique d’essais sur le thème « Je suis juif·ve en Allemagne », a d’abord réprimandé ses collègues chroniqueurs en affirmant qu’il s’agissait d’une affaire intra-juive, avant d’accuser publiquement Czollek de mentir sur son identité et de le traiter de Großvaterjude. Outre son travail dans le feuilleton, Mme Funk a écrit la rubrique “Jüdisch heute” pour Vogue Allemagne. La guide allemande du judaïsme a appris vers l’âge de vingt ans qu’elle n’était pas juive d’un point de vue halakhique. Elle est une Vaterjüdin ; sa mère est allemande non-juive. La filiation patrilinéaire n’est pas reconnue par les autorités juives en Allemagne, et elle s’est convertie depuis, mais le sujet est une obsession dans son travail, tout comme sa quête, aidée par Wikipédia, pour définir le judaïsme.

Le judaïsme, selon Funk, est « la culture du débat », « la recherche éternelle de soi ». L’identité juive, semble-t-elle dire, consiste à répondre continuellement à la question de savoir ce que signifie être juif. « Ce qu’il y a de plus juif chez le Juif, c’est son autodéfinition. De lui-même, de la religion et du monde » . Après le doute, rien n’est plus juif que l’idée du libre choix. De telles définitions du judaïsme apparaissent régulièrement dans le corpus « Je suis juif en Allemagne ». Wolff cite avec approbation une notice nécrologique sur David Berman : « Lutter avec Dieu, jouer l’étranger ». D’autres ont un côté macabre. « Mon problème », écrit Czollek, « est que ma propre conception de la judéité a commencé par un énorme tas de cadavres. » Ce qui ressort de ces essais, c’est l’identité juive formulée comme un sentiment. C’est le sentiment d’être un étranger, c’est le sentiment de rechercher sa véritable identité. C’est surtout le sentiment de ne pas être allemand.

Et maintenant, comme l’indiquerait la consigne de lecture du feuilleton, j’en viens à l’essentiel : être juif en Allemagne aujourd’hui, c’est abroger la possibilité d’être allemand et juif. « La façon la plus fondamentale dont la Seconde Guerre mondiale a transformé le monde », écrit l’historien Yuri Slezkine, « est qu’elle a donné naissance à un nouvel absolu moral : les nazis en tant que mal universel ». Et ce mal a un contenu ethnique : allemand.

Cette notion a été intégrée dans l’idée que l’Allemagne se fait d’elle-même. Être allemand, c’est être un Täter, un coupable, bourreau. Mais le cœur de l’identité nationale allemande, sa célèbre culture de la mémoire et le « surpassement du passé » sont, paradoxalement, ses relations avec les Juifs, les victimes universelles. En sympathisant avec les Juifs,  opportunément incarnés par l’État d’Israël, et en les soutenant, les Allemands peuvent expier le mal inhérent à l’être allemand, transmis de génération en génération comme s’il était dans leur sang. Les Juifs deviennent les porteurs d’une vertu héritée en tant que victimes.

Pourtant, loin de surmonter le passé, cette dynamique semble exiger qu’il soit constamment reconstitué. Les non-allemands ne peuvent devenir allemands qu’en laissant leur propre histoire à la porte. La ministre de la Culture, Frau Roth, a récemment déclaré au nouveau directeur d’origine camerounaise d’une institution culturelle publique : « Vous faites désormais partie de la Täternation ». Le Cameroun était autrefois une colonie allemande.

Ces tendances dominantes sont devenues de plus en plus évidentes à la suite des violences horribles commises en Israël et en Palestine au cours des derniers mois. Les élites politiques, médiatiques et culturelles allemandes se sont empressées de démontrer qui était le plus proche d’Israël. L’identification a été si intense et la sécurité d’Israël si souvent invoquée comme une question de Staatsräson que je me suis parfois demandé si certains Allemands ne croyaient pas que l’attaque du Hamas était indirectement dirigée contre l’Allemagne. Le vice-chancelier Robert Habeck a prononcé un discours très applaudi dans lequel il a appelé les musulmans d’Allemagne à « prendre clairement leurs distances avec l’antisémitisme afin de ne pas porter atteinte à leur propre droit à la tolérance ». Aucun impératif similaire n’a été donné aux bons citoyens chrétiens d’Allemagne. Friedrich Merz, le leader de la CDU (le parti d’Angela Merkel) qui est largement pressenti pour devenir le prochain chancelier, a proposé de faire de la reconnaissance du droit à l’existence d’Israël une condition d’acquisition de la citoyenneté allemande. Sa proposition est devenue réalité dans l’État est-allemand de Saxe-Anhalt.

Cette formulation de l’identité allemande n’offre pas une vision inclusive pour un pays qui se diversifie. La compagne d’un ami, descendante de « travailleurs invités » kurdes arrivés après la guerre, a été tellement impressionnée par ses leçons scolaires véhémentes sur les méfaits des générations précédentes de l’Allemagne qu’elle a pendant un temps cru que son propre grand-père avait lui aussi massacré des Juifs en Europe pendant la guerre. La germanité en tant que telle n’a pas d’aspiration ni de contenu positif. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi certains voudraient échapper à ce cycle de culpabilité pathologisée, tout comme il n’est pas surprenant que certains fassent un pas de plus dans l’identification aux Juifs.

Le problème de ces notions abstraites du judaïsme est qu’il devient facilement une toile peinte avec la texture et les teintes de vos propres sentiments. Névrose, dislocation, aliénation : il n’y a pas un grand pas entre l’identité juive en tant que sentiment et le fait de « se sentir juif ». Ces sentiments ne sont pas propres aux Juifs, mais la fréquence de ces cas est propre à l’Allemagne. Ils apparaissent rarement dans d’autres pays. Pas même en Autriche, qui partage avec l’Allemagne une histoire nazie, sinon une mémoire historique.

Il est significatif que Wolff, Czollek et Funk soient tous nés à Berlin-Est. Enfermés dans un mur, les Juifs de l’ancienne RDA entretiennent un lien ténu avec la vie juive d’avant-guerre : le fantasme d’une continuité. « Je suis l’un des rares Juifs dont l’histoire en Allemagne remonte à l’avant-guerre », a déclaré Czollek à un journaliste du New York Times. La grande majorité des Juifs d’Allemagne sont aujourd’hui des immigrés de l’ex-Union soviétique. De nombreuses synagogues allemandes fonctionnent comme des centres communautaires russophones. Mais il n’y a pas de continuité car l’Allemagne a assassiné les Juifs. Cette communauté de Juifs allemands, parmi lesquels il était courant de se vanter d’être « plus allemand que les Allemands », a disparu, dispersée. Pourtant, l’allemand reste la langue des plus grandes contributions séculaires de la culture juive à la culture mondiale, et cette communauté perdure comme un cadeau et un exemple pour nous tous, juifs ou non.

Les essais « Je-suis-juif-en-Allemagne » expriment quelque chose comme le contraire : une identité fragile et incertaine dans un pays qui offre aux Juifs de nombreuses assurances mais aucune certitude. Ils définissent "juif" et "allemand" comme une dichotomie d’identités distinctes et irréconciliables. Ces essais célèbrent « l’humour juif » et sont de boput en bout peu drôles. Ils font un clin d’œil à la profondeur et à la facticité de la culture juive et se conforment au schéma de la Weltanschauung locale. Les manières sociales profondément maladroites abondent. C’est presque comme s’ils étaient … allemands.

La farce de cette situation est évidente. Mais la tragédie n’a jamais été loin de la surface, et cette tragédie est apparue plus clairement depuis le 7 octobre, qui s’est produit quelques semaines après que j’ai rendu une première version de cet essai à un autre magazine. Depuis le 7 octobre, les hommes politiques allemands ont autorisé des violations de l’ordre constitutionnel du pays sur la base de sensibilités nébuleuses, créant involontairement un précédent ruineux pour l’arrivée au pouvoir du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland. Depuis le 7 octobre, les livraisons d’armes allemandes à Israël ont tellement augmenté que le total pour 2023 a été multiplié par dix par rapport à l’année précédente. Elles représentent désormais 30 % des importations d’armes israéliennes (un autre rapport parle même de 47 %). Et depuis le 7 octobre, ces munitions ont été utilisées par les forces israéliennes pour tuer plus de 14 000 enfants à Gaza. L’Allemagne a un cœur pour les enfants.

Ironiquement, c’est Fabian Wolff qui a le plus plaidé en faveur d’une perspective plus globale parmi les Juifs allemands. Mais il avait aussi un rôle à jouer : celui du juif de gauche. Et pour avoir fondamentalement remis en question l’idée que les Allemands se faisaient d’eux-mêmes, il a payé plus cher qu’un bouffon comme Walter Homolka, qui a récemment recommencé à enseigner à l’université où il exerçait autrefois une influence considérable.

« Rien de ce qui vous appartient vraiment ne peut vous impressionner », a écrit Witold Gombrowicz, qui s’est attaqué au jeu de rôle inhérent à l’identité avec plus d’acuité que n’importe quel autre écrivain. « Si, par conséquent, notre grandeur ou notre passé nous impressionne, c’est la preuve qu’il n’est pas encore entré dans notre sang ».

Que signifie être juif ? Les rares fois où j’ai réfléchi à cette question, la phrase « le plus beau cadeau de ma vie » m’est revenue de manière inexplicable. Alors, merci à tante Estelle, merci à oncle Stan, tante Renata, oncle David, et merci à grand-père Max et grand-mère Stefanie - mariés à Breslau en 1938 - et surtout merci à ma mère.

On raconte que lorsque Pompée conquit Jérusalem, il entra dans le temple et demanda l’accès au sanctuaire intérieur, le Saint des Saints, et se retrouva dans une salle vide.

 

01/02/2024

Jürgen Habermas, le “Hegel de la République fédérale”, a enfin trouvé son Napoléon, et il s'appelle Benjamin Netanyahou
Misère de la philosophie allemande au XXIème Siècle

Ci-dessous trois textes illustrant le désastre de la pensée européenne au temps du génocide commis par l'armée la plus morale du monde avec la bénédiction et le soutien armé des dirigeants des puissances les plus éclairées de la planète. Traductions de Fausto Giudice, Tlaxcala

 Grâce à Gaza, la philosophie européenne a révélé sa faillite éthique

Hamid Dabashi, Middle Easte Eye, 18/1/2024

 Du nazisme de Heidegger au sionisme de Habermas, la souffrance de l’“autre” n’a que peu d’importance

Imaginez que l’Iran, la Syrie, le Liban ou la Turquie - pleinement soutenus, armés et protégés diplomatiquement par la Russie et la Chine - aient la volonté et les moyens de bombarder Tel-Aviv pendant trois mois, jour et nuit, d’assassiner des dizaines de milliers d’Israéliens, d’en mutiler d’innombrables autres, de faire des millions de sans-abri et de transformer la ville en un amas de décombres inhabitables, comme c’est le cas aujourd’hui à Gaza.

Imaginez quelques secondes : l’Iran et ses alliés ciblant délibérément des quartiers peuplés de Tel-Aviv, des hôpitaux, des synagogues, des écoles, des universités, des bibliothèques - ou tout autre lieu peuplé - afin de faire un maximum de victimes civiles. Ils diraient au monde qu’ils ne font que chercher le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et son cabinet de guerre. 

Demandez-vous ce que feraient les USA, le Royaume-Uni, l’Union européenne, le Canada, l’Australie et l’Allemagne en particulier dans les 24 heures suivant l’assaut de ce scénario fictif.

Revenons maintenant à la réalité et considérons le fait que depuis le 7 octobre (et pendant des décennies avant cette date), les alliés occidentaux de Tel-Aviv ont non seulement été témoins de ce qu’Israël a fait au peuple palestinien, mais lui ont également fourni du matériel militaire, des bombes, des munitions et une couverture diplomatique, tandis que les médias usaméricains ont offert des justifications idéologiques pour le massacre et le génocide des Palestiniens. 

Le scénario fictif susmentionné ne serait pas toléré un seul jour par l’ordre mondial existant. Avec la puissance militaire des USA, de l’Europe, de l’Australie et du Canada qui soutiennent pleinement Israël, nous, les peuples sans défense du monde, tout comme les Palestiniens, ne comptons pas. Il ne s’agit pas seulement d’une réalité politique ; elle concerne également l’imaginaire moral et l’univers philosophique de ce qui s’appelle « l’Occident ».

Ceux d’entre nous qui se trouvent en dehors de la sphère de l’imagination morale européenne n’existent pas dans leur univers philosophique. Arabes, Iraniens et musulmans, ou peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, nous n’avons aucune réalité ontologique pour les philosophes européens, si ce n’est celle d’une menace métaphysique qu’il faut maîtriser et faire taire.

Depuis Emmanuel Kant et Georg Wilhelm Friedrich Hegel jusqu’à Emmanuel Levinas et Slavoj Zizek, nous sommes des bizarreries, des choses, des objets connaissables que les orientalistes étaient chargés de déchiffrer. À ce titre, le meurtre de dizaines de milliers d’entre nous par Israël, ou par les USA et leurs alliés européens, ne suscite pas la moindre réflexion dans l’esprit des philosophes européens. 

Publics européens tribaux

Si vous en doutez, il suffit de jeter un coup d’œil au philosophe européen Jurgen Habermas et à quelques-uns de ses collègues qui, dans un acte stupéfiant de vulgarité cruelle, se sont prononcés en faveur du massacre des Palestiniens par Israël [Voir leur texte ci-dessous]. La question n’est plus de savoir ce que nous pouvons penser d’Habermas, aujourd’hui âgé de 94 ans, en tant qu’être humain. La question est de savoir ce que nous pouvons penser de lui en tant que chercheur en sciences sociales, philosophe et penseur critique. Ce qu’il pense a-t-il encore de l’importance pour le monde, si tant est que ça en ait jamais eu ? 

Le monde s’est posé des questions similaires au sujet d’un autre grand philosophe allemand, Martin Heidegger, à la lumière de ses affiliations pernicieuses avec le nazisme. À mon avis, nous devons maintenant poser de telles questions sur le sionisme violent de Habermas et les conséquences significatives sur ce que nous pourrions penser de l’ensemble de son projet philosophique.

Si Habermas n’a pas un iota d’espace dans son imagination morale pour des personnes telles que les Palestiniens, avons-nous une raison de considérer que l’ensemble de son projet philosophique est lié de quelque manière que ce soit au reste de l’humanité - au-delà de ses publics européens tribaux immédiats ? 

Dans une lettre ouverte à Habermas [voir ci-dessous], l’éminent sociologue iranien Asef Bayat a déclaré que celui-ci « contredit ses propres idées » en ce qui concerne la situation à Gaza. Avec tout le respect que je lui dois, je ne suis pas d’accord. Je pense que le mépris de Habermas pour la vie des Palestiniens est tout à fait cohérent avec son sionisme. Il est parfaitement cohérent avec la vision du monde selon laquelle les non-Européens ne sont pas complètement humains, ou sont des « animaux humains », comme l’a ouvertement déclaré le ministre israélien de la défense Yoav Gallant.

Ce mépris total pour les Palestiniens est profondément ancré dans l’imagination philosophique allemande et européenne. Il est communément admis que la culpabilité de l’Holocauste a poussé les Allemands à s’engager fermement en faveur d’Israël.

Mais pour le reste du monde, comme le montre le magnifique document que l’Afrique du Sud a présenté à la Cour internationale de justice, il y a une parfaite cohérence entre ce que l’Allemagne a fait à l’époque nazie et ce qu’elle fait aujourd’hui à l’époque sioniste.

Je pense que la position d’Habermas est conforme à la politique de l’État allemand, qui participe au massacre des Palestiniens par les sionistes. Elle est également conforme à ce qui passe pour être la « gauche allemande », avec sa haine tout aussi raciste, islamophobe et xénophobe, et son soutien total aux actions génocidaires de cette colonie de peuplement qu’est Israël.

Nous devons être pardonnés si nous pensons que l’Allemagne n’est pas coupable de l’Holocauste, mais qu’elle a la nostalgie du génocide, puisqu’elle a assisté avec complaisance au massacre des Palestiniens par Israël au cours du siècle dernier (et pas seulement au cours des 100 derniers jours). 

25/04/2023

HANNES HOFBAUER
Vert : c’est la nouvelle couleur de la droite en Allemagne et en Autriche

Hannes Hofbauer, NachDenkSeiten, 21/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Hannes Hofbauer (Vienne, 1955) est un historien, journaliste et éditeur autrichien. Depuis 1988, il travaille sur la situation sociale, politique et économique en Europe orientale et balkanique. Il avait participé en 1986 au nom de Liste alternative à l'assemblée d'unfication des groupes verts et alternatifs autrichiens d'où l'aile gauche fut écartée par l'aile droitière. Il dirige depuis 1991 les éditions Promedia à Vienne. @promediaverlag

On le voit partout, et ça se densifie. La droite politique est verte. Le brun est oublié depuis longtemps : dans les années 1950, on était chrétien-conservateur et hier, on était national. Désormais, la droite est verte. Elle réunit pour cela tous les ingrédients nécessaires : enthousiasme pour la guerre, culture de l’interdiction, prosélytisme géopolitique et culturel, affinité avec l’État autoritaire et une foule d’images de l’ennemi créées. Le terme de fascisme est inapproprié pour eux, car il contenait la promesse d’un corps de peuple commun avec une fermeture correspondante vers l’extérieur, couplée à une mise en avant de la supériorité raciale. C’est le contraire qui se produit avec la nouvelle droite. Elle le dit elle-même, ce qu’elle représente : l’ouverture au monde et l’accent mis sur la supériorité de ses valeurs forment un mélange toxique qui permet de justifier la répression intérieure et l’expansion extérieure. [réd. NDS]

 

Enthousiasme guerrier

Ce n’est pas un hasard si c’est un ministre des Affaires étrangères allemand vert [Joschka Fischer] qui, de concert avec les USA, a mis fin à l’après-guerre européen. L’attaque du 24 mars 1999 contre la Serbie par l’alliance de l’OTAN, qui venait de passer à 19 membres, a été la première campagne de la plus puissante alliance militaire contre un Etat souverain en Europe depuis 1945. Le gouvernement de coalition rose-vert de Berlin a placé l’armée de l’air allemande en première ligne. Les vieux conservateurs chrétiens avaient encore alimenté le processus de désintégration yougoslave des années 1990 avec le slogan de l’“autodétermination nationale”, mais la justification de la guerre s’est désormais orientée vers une justification verte basée sur des valeurs. Le slogan “Des bombes pour les droits de l’homme” est le premier à utiliser ce nouveau récit post-national. Au lieu de soutenir les Albanais du Kosovo pour leurs revendications d’autodétermination nationale, les belligérants verts (et bientôt d’autres) l’ont fait au nom des droits de l’homme ; le fait que les Albanais du Kosovo les considèrent comme des droits nationaux n’a pas entamé le discours vert antinational. Le résultat était de toute façon le même : le démembrement de la Yougoslavie, qui avait commencé en 1991, s’est poursuivi avec une force internationale et le Kosovo a été détaché de la Serbie. Les conséquences de cette première grande guerre en Europe depuis 1945 déterminent encore aujourd’hui la vie et la politique dans les Balkans.

Entre-temps, l’enthousiasme pour la guerre a également atteint la base des Verts, les électeur·trices vert·es se rangent comme un·e seul·e homme·femme derrière leur ministre des Affaires étrangères belliciste. L’approbation de la guerre contre la Russie n’a nécessité que quelques semaines et l’intervention militaire d’une Russie déjà désignée comme ennemie. Lors de la campagne électorale de 2021, les Verts allemands avaient encore affiché que les livraisons d’armes dans les régions en guerre n’étaient pas envisageables avec eux, mais peu après, ils comptaient parmi les plus fervents partisans de l’utilisation d’armes toujours plus récentes et toujours plus meurtrières contre la Russie. Même dans l’Autriche neutre, ce sont les Verts, qui participent également au gouvernement - ici avec les conservateurs chrétiens -, qui cultivent le plus bruyamment l’image de l’ennemi russe et ne laissent pas passer une occasion de plaider pour des sanctions plus dures contre tout ce qui est russe.

Les arguments en faveur de la prise d’armes contre la Russie ne sont plus raciaux, comme au temps de nos grands-pères - avec le récit du sous-homme slave ; la justification moderne des Verts fait appel à des valeurs grâce auxquelles ils se sentent autorisés à entrer en guerre, ou plus concrètement : à envoyer provisoirement les autres, à savoir les Ukrainiens, au casse-pipe. On leur attribue une identité qui correspond à leurs propres valeurs, mais qui n’existe pas. Il est difficile de définir en quoi consistent ces valeurs propres. Même des termes tels que diversité ne peuvent pas masquer le caractère flou de la définition d’une image verte et identitaire de l’homme. En forçant le trait et en s’exprimant sciemment de manière provocante, le Vert allemand idéal se prononce - comme son homologue autrichien - pour l’utilisation des armes contre un pouvoir qui refuse d’autoriser un couple transgenre à adopter des enfants. Le système de valeurs qui culmine dans cet exemple, certes exagéré, se veut post-politique et universaliste dans le pire sens du terme, n’admettant pas les différences culturelles ou même nationales, car l’image de l’homme est réduite à l’individu et la diversité est définie en premier lieu en fonction du sexe et de l’orientation sexuelle - éventuellement encore de l’infirmité physique. Celui qui n’est pas d’accord avec ce canon de valeurs ou qui s’y oppose même, est annulé, diffamé et dans le pire des cas, on lui fait la guerre.

Des interdictions pour un “monde meilleur”

Rappelons un exemple apparemment secondaire et presque oublié de politique d’interdiction : l’interdiction de fumer dans un nombre croissant de lieux publics. Il ne s’agit certes pas d’une question intrinsèquement verte et elle ne doit pas non plus être poilitisée. Et pourtant, la manière dont la société gère la consommation de tabac permet de mesurer le degré de liberté que le régime en place accorde aux personnes vivant sous son autorité. Au 20e siècle, les hauts et les bas d’une approche libre ou répressive du tabagisme sont clairement visibles. Alors qu’à l’époque de l’effervescence gauchiste des années 1920, la femme fumant une cigarette était presque un symbole d’émancipation féminine, à l’époque la plus sombre de l’histoire allemande, on disait : « Une femme allemande ne fume pas ». 

La femme allemande ne fume pas !

"La femme allemande ne fume pas, la femme allemande ne boit pas, la femme allemande ne se maquille pas" (affiche nazie de 1935)

 

Avec la fin de l’hitlérisme et l’avènement des révolutionnaires de 68, la cigarette ne pouvait manquer à aucune réunion ; des icônes politiques telles que Jean-Paul Sartre ou Fidel Castro tiraient sur l’inévitable cigare à la moindre occasion - jusqu’à ce que le tabagisme soit à nouveau discrédité dans les années 2000, à nouveau teintées de réaction. Le tabac été progressivement banni de l’espace public par la loi, cette fois-ci avec des arguments sanitaires. Les campagnes publicitaires chiantes de l’industrie du tabac, encore familières aux plus âgés, ont entre-temps cédé la place aux actions de relations publiques de l’industrie pharmaceutique.

Dans le cadre de la réduction de la question environnementale au fameux changement climatique, qu’il faut combattre par tous les moyens, une véritable cascade d’interdictions se déverse sur les peuples de l’UEurope, qui ne doivent bien sûr pas être nommés ainsi - pour des raisons de police linguistique. Ce sont surtout les Verts qui s’illustrent en interdisant tout ce qui va à l’encontre des définitions étranges de la “neutralité carbone” ou de la “neutralité climatique”. Cela comprend les moteurs à combustion, les chauffages au pétrole et au gaz, les voyages en avion, les maisons non isolées avec des matériaux isolants et bien d’autres choses encore. La transformation des infrastructures ainsi envisagée s’accompagne d’un discours sur l’énergie qui vante le passage du gaz, du pétrole et du charbon à l’électricité (quelle que soit la manière dont celle-ci est produite et stockée), y compris la mobilité électrique individuelle et la numérisation à grande échelle, comme des alternatives “vertes”, sans tenir compte de leur bilan énergétique ou de leur dangerosité. Ce qui reste, ce sont sans cesse de nouvelles interdictions et - ce qui va de pair - un État de plus en plus autoritaire, capable d’imposer la culture de l’interdiction. Les mesures covidiennes ont montré à chacun·e d’entre nous où une telle politique - interdictions de contact, obligations de vaccination, etc. - peut mener ; et ce sont les Verts qui, en Allemagne et en Autriche, se sont montrés les plus farouches défenseurs de ces mesures.

La campagne électorale des Verts allemands en 2021. Un slogan plus creux tu meurs : "Notre pays peut beaucoup, si on le laisse (faire). Nous sommes prêts, parce que vous l'êtes"
 

De l’image de l’ennemi à l’ennemi

La création d’images d’ennemis fait depuis toujours partie du répertoire de la politique de droite. Cela permet de délimiter parfaitement son propre récit, sa propre vision du monde par rapport à d’autres récits ou politiques et de les combattre ensuite. Aux débuts du mouvement vert, ses fondateurs Petra Kelly et Gert Bastian se sont explicitement prononcés contre de telles pratiques. Leur engagement dans le mouvement pacifiste au début des années 1980 critiquait justement le réarmement militaire de leur propre alliance nord-atlantique, dirigé aussi bien contre l’Union soviétique que contre des régimes mal vus dans le Sud global.

L’équipe dirigeante actuelle des Verts autour d’Annalena Baerbock et de Robert Habeck représente l’exact opposé de ce projet de paix des Verts. Des ennemis sont désignés partout en dehors du cercle étroit de vision. La Russie de toute façon, et pas seulement depuis le conflit ukrainien. Dès janvier 2014, donc avant le changement de régime par les forces de Maïdan à Kiev, qui a ensuite conduit à la guerre civile et plus tard à l’intervention russe, ce sont les Verts qui ont été le premier groupe parlementaire à plaider pour un boycott des Jeux olympiques de Sotchi en Russie et à le mettre en œuvre ; et ce à une époque où la CDU/CSU et Angela Merkel s’opposaient encore à une telle mesure. Seul le président allemand Joachim Gauck, un détracteur invétéré du Kremlin, a devancé le groupe des Verts au Bundestag. L’argument pour le boycott de la Russie devait alors être une loi votée auparavant à Moscou, qui rendait la publicité pour l’homosexualité punissable si elle était accessible aux jeunes. Douze ans auparavant, les Jeux olympiques s’étaient déroulés à Salt Lake City, dans l’État usaméricain de l’Utah. A l’époque, tout acte sexuel qui n’était pas destiné à la reproduction y était punissable. Même l’Union soviétique n’a pas protesté, et les officiels de la RFA n’ont pas non plus été choqués.

Outre l’image de l’ennemi russe, les Verts entretiennent également une image de l’ennemi turc et chinois. Les deux pays sont accusés d’avoir un gouvernement autoritaire. Cela a certes sa raison d’être, mais ne devrait pas conduire à un prosélytisme obsessionnel, d’autant moins que des mesures autoritaires comme la restriction de la liberté d’opinion et de la presse se répandent justement aussi dans l’UE, en particulier en Allemagne. La censure est devenue une pratique d’État au plus tard avec l’interdiction par l’Allemagne de la chaîne RT.de financée par la Russie début février 2022 - trois semaines avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe -, pratique qui a été poussée par les Verts. Partout où il s’agit d’éliminer des positions contraires à leur propre canon de valeurs étroitement défini, les Verts sont en première ligne. Cela a été le cas lors de l’expulsion du chef d’orchestre mondialement connu Valeri Gergijev de la Philharmonie de Munich, ainsi que lors des innombrables interdictions de manifestations et de journées commémoratives palestiniennes ou lors des interdictions d’apparition d’historiens peu appréciés comme Daniele Ganser ou de journalistes comme Ken Jebsen. La Cancel culture est devenu la marque de fabrique de la politique de droite moderne ; et les Verts poussent cette éradication à l’extrême.

La base socio-économique

La nouvelle droite verte est - comme l’ancienne - motivée par les intérêts du capital. La modification de la composition des groupes de capitaux dirigeants implique que le capital cherche de nouveaux alliés dans la société pour défendre ses intérêts et les intégrer dans un consensus social aussi large que possible. Le remplacement insidieux mais constant de l’ère industrielle par une ère cybernétique, tel que décrit par l’historienne de l’économie Andrea Komlosy dans son livre “Zeitenwende” [Changement d’époque], fait apparaître de nouveaux secteurs phares. Parmi eux, la biotechnologie, l’industrie pharmaceutique et l’industrie du contrôle. Tous les autres secteurs misent également sur des modes de production de plus en plus autogérés avec de nouvelles techniques telles que la nanotechnologie, la robotique, les procédés de production additive, les techniques cognitives et l’intelligence artificielle. Le développement de produits personnalisés et les services d’optimisation - pas seulement dans le secteur médical - constituent de nouveaux procédés qui remplacent le sérialisme de masse.

Le processus d’accumulation ainsi déclenché - et, comme nous l’avons vu à l’époque du COVID, massivement soutenu par l’État - nécessite une nouvelle base idéologique pour sa justification. Les vieilles idées de droite sont un obstacle à cet égard. L’historienne Tove Soiland a souligné que les idéologies de droite connues, basées sur les discours raciaux, les valeurs conservatrices et l’anti-égalitarisme, « sont devenues dysfonctionnelles pour les exigences de l’accumulation actuelle du capital ». Le pays a besoin de nouveaux idéologues. Dans la vision du monde des Verts, imprégnée de valeurs politiques identitaristes, ou plutôt identitaires, le partenaire idéal pour l’essor cybernétique tant attendu semble avoir été trouvé. Le qualifier de “gauche” parce qu’il a conservé des éléments d’une culture critique de la société serait une erreur, car il contient, comme nous l’avons mentionné au début, tous les ingrédients d’une pratique de droite : la haine de l’ennemi jusqu’à l’enthousiasme pour la guerre, la volonté d’éradiquer les opinions divergentes ainsi que la volonté d’assumer la responsabilité correspondante, et plus encore : le rôle de pionnier, dans une structure étatique de plus en plus autoritaire.

 

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