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Sergio Rodríguez Gelfenstein
¿Qué hará Marcos Rubio? 

01/02/2024

Jürgen Habermas, le “Hegel de la République fédérale”, a enfin trouvé son Napoléon, et il s'appelle Benjamin Netanyahou
Misère de la philosophie allemande au XXIème Siècle

Ci-dessous trois textes illustrant le désastre de la pensée européenne au temps du génocide commis par l'armée la plus morale du monde avec la bénédiction et le soutien armé des dirigeants des puissances les plus éclairées de la planète. Traductions de Fausto Giudice, Tlaxcala

 Grâce à Gaza, la philosophie européenne a révélé sa faillite éthique

Hamid Dabashi, Middle Easte Eye, 18/1/2024

 Du nazisme de Heidegger au sionisme de Habermas, la souffrance de l’“autre” n’a que peu d’importance

Imaginez que l’Iran, la Syrie, le Liban ou la Turquie - pleinement soutenus, armés et protégés diplomatiquement par la Russie et la Chine - aient la volonté et les moyens de bombarder Tel-Aviv pendant trois mois, jour et nuit, d’assassiner des dizaines de milliers d’Israéliens, d’en mutiler d’innombrables autres, de faire des millions de sans-abri et de transformer la ville en un amas de décombres inhabitables, comme c’est le cas aujourd’hui à Gaza.

Imaginez quelques secondes : l’Iran et ses alliés ciblant délibérément des quartiers peuplés de Tel-Aviv, des hôpitaux, des synagogues, des écoles, des universités, des bibliothèques - ou tout autre lieu peuplé - afin de faire un maximum de victimes civiles. Ils diraient au monde qu’ils ne font que chercher le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et son cabinet de guerre. 

Demandez-vous ce que feraient les USA, le Royaume-Uni, l’Union européenne, le Canada, l’Australie et l’Allemagne en particulier dans les 24 heures suivant l’assaut de ce scénario fictif.

Revenons maintenant à la réalité et considérons le fait que depuis le 7 octobre (et pendant des décennies avant cette date), les alliés occidentaux de Tel-Aviv ont non seulement été témoins de ce qu’Israël a fait au peuple palestinien, mais lui ont également fourni du matériel militaire, des bombes, des munitions et une couverture diplomatique, tandis que les médias usaméricains ont offert des justifications idéologiques pour le massacre et le génocide des Palestiniens. 

Le scénario fictif susmentionné ne serait pas toléré un seul jour par l’ordre mondial existant. Avec la puissance militaire des USA, de l’Europe, de l’Australie et du Canada qui soutiennent pleinement Israël, nous, les peuples sans défense du monde, tout comme les Palestiniens, ne comptons pas. Il ne s’agit pas seulement d’une réalité politique ; elle concerne également l’imaginaire moral et l’univers philosophique de ce qui s’appelle « l’Occident ».

Ceux d’entre nous qui se trouvent en dehors de la sphère de l’imagination morale européenne n’existent pas dans leur univers philosophique. Arabes, Iraniens et musulmans, ou peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, nous n’avons aucune réalité ontologique pour les philosophes européens, si ce n’est celle d’une menace métaphysique qu’il faut maîtriser et faire taire.

Depuis Emmanuel Kant et Georg Wilhelm Friedrich Hegel jusqu’à Emmanuel Levinas et Slavoj Zizek, nous sommes des bizarreries, des choses, des objets connaissables que les orientalistes étaient chargés de déchiffrer. À ce titre, le meurtre de dizaines de milliers d’entre nous par Israël, ou par les USA et leurs alliés européens, ne suscite pas la moindre réflexion dans l’esprit des philosophes européens. 

Publics européens tribaux

Si vous en doutez, il suffit de jeter un coup d’œil au philosophe européen Jurgen Habermas et à quelques-uns de ses collègues qui, dans un acte stupéfiant de vulgarité cruelle, se sont prononcés en faveur du massacre des Palestiniens par Israël [Voir leur texte ci-dessous]. La question n’est plus de savoir ce que nous pouvons penser d’Habermas, aujourd’hui âgé de 94 ans, en tant qu’être humain. La question est de savoir ce que nous pouvons penser de lui en tant que chercheur en sciences sociales, philosophe et penseur critique. Ce qu’il pense a-t-il encore de l’importance pour le monde, si tant est que ça en ait jamais eu ? 

Le monde s’est posé des questions similaires au sujet d’un autre grand philosophe allemand, Martin Heidegger, à la lumière de ses affiliations pernicieuses avec le nazisme. À mon avis, nous devons maintenant poser de telles questions sur le sionisme violent de Habermas et les conséquences significatives sur ce que nous pourrions penser de l’ensemble de son projet philosophique.

Si Habermas n’a pas un iota d’espace dans son imagination morale pour des personnes telles que les Palestiniens, avons-nous une raison de considérer que l’ensemble de son projet philosophique est lié de quelque manière que ce soit au reste de l’humanité - au-delà de ses publics européens tribaux immédiats ? 

Dans une lettre ouverte à Habermas [voir ci-dessous], l’éminent sociologue iranien Asef Bayat a déclaré que celui-ci « contredit ses propres idées » en ce qui concerne la situation à Gaza. Avec tout le respect que je lui dois, je ne suis pas d’accord. Je pense que le mépris de Habermas pour la vie des Palestiniens est tout à fait cohérent avec son sionisme. Il est parfaitement cohérent avec la vision du monde selon laquelle les non-Européens ne sont pas complètement humains, ou sont des « animaux humains », comme l’a ouvertement déclaré le ministre israélien de la défense Yoav Gallant.

Ce mépris total pour les Palestiniens est profondément ancré dans l’imagination philosophique allemande et européenne. Il est communément admis que la culpabilité de l’Holocauste a poussé les Allemands à s’engager fermement en faveur d’Israël.

Mais pour le reste du monde, comme le montre le magnifique document que l’Afrique du Sud a présenté à la Cour internationale de justice, il y a une parfaite cohérence entre ce que l’Allemagne a fait à l’époque nazie et ce qu’elle fait aujourd’hui à l’époque sioniste.

Je pense que la position d’Habermas est conforme à la politique de l’État allemand, qui participe au massacre des Palestiniens par les sionistes. Elle est également conforme à ce qui passe pour être la « gauche allemande », avec sa haine tout aussi raciste, islamophobe et xénophobe, et son soutien total aux actions génocidaires de cette colonie de peuplement qu’est Israël.

Nous devons être pardonnés si nous pensons que l’Allemagne n’est pas coupable de l’Holocauste, mais qu’elle a la nostalgie du génocide, puisqu’elle a assisté avec complaisance au massacre des Palestiniens par Israël au cours du siècle dernier (et pas seulement au cours des 100 derniers jours). 

Dépravation morale

L’accusation d’eurocentrisme qui est constamment portée contre la conception du monde des philosophes européens ne repose pas simplement sur un défaut épistémique de leur pensée. Il s’agit d’un signe constant de dépravation morale. À de multiples reprises par le passé, j’ai souligné le racisme incurable au cœur de la pensée philosophique européenne et de ses représentants les plus célèbres aujourd’hui.

Cette dépravation morale n’est pas seulement un faux pas politique ou un aveuglement idéologique. Elle est profondément inscrite dans leur imaginaire philosophique, qui est resté incurablement tribal. 

Il faut ici reprendre la célèbre déclaration du glorieux poète martiniquais Aimé Césaire :

« Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il le vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d'Afrique. » (Discours sur le colonialisme, 1950/1955- écouter le discours, lu par Antoine Vitez)

La Palestine est aujourd’hui une extension des atrocités coloniales que Césaire cite dans ce passage. Habermas semble ignorer que son approbation du massacre des Palestiniens est tout à fait cohérente avec ce que ses ancêtres ont fait en Namibie pendant le génocide des Héréros et des Namas. Comme l’autruche proverbiale, les philosophes allemands ont enfoncé leur tête dans leurs illusions européennes, pensant que le monde ne les voit pas pour ce qu’ils sont. 

En fin de compte, à mon avis, Habermas n’a rien dit ou fait de surprenant ou de contradictoire, bien au contraire. Il a été tout à fait cohérent avec le tribalisme incurable de son pedigree philosophique, qui avait faussement assumé une position universelle.

Le monde est aujourd’hui détrompé de ce faux sentiment d’universalité. Des philosophes tels que VY Mudimbe en République démocratique du Congo, Walter Mignolo ou Enrique Dussel en Argentine, ou Kojin Karatani au Japon ont bien plus de légitimité à prétendre à l’universalité que Habermas et ses semblables n’en ont jamais eu. 

À mon avis, la faillite morale de la déclaration de Habermas sur la Palestine marque un tournant dans la relation coloniale entre la philosophie européenne et le reste du monde. Le monde a été réveillé du faux sommeil de l’ethno-philosophie européenne. Aujourd’hui, nous devons cette libération à la souffrance globale de peuples tels que les Palestiniens, dont l’héroïsme et les sacrifices prolongés et historiques ont finalement démantelé la barbarie flagrante à la base de la « civilisation occidentale ». 

Habermas, vu par Johannes Hartmann, Allemagne

Les principes de la solidarité : une prise de position

Nicole Deitelhoff, Rainer Forst, Klaus Günther et Jürgen Habermas, 13 novembre 2023

La situation actuelle, créée par l’attaque d’une cruauté inégalée du Hamas et la réaction d’Israël à cette attaque, a donné lieu à une cascade de prises de position et de manifestations morales et politiques. Nous estimons que, malgré les points de vue contradictoires qui s’expriment, il convient de retenir certains principes qui ne doivent pas être contestés. Ils sont à la base de la solidarité bien comprise avec Israël et les juives et juifs  en Allemagne.

Le massacre perpétré par le Hamas dans l’intention déclarée de détruire la vie juive en général a incité Israël à riposter. La manière dont cette riposte justifiée sera menée fait l’objet d’un débat controversé ; les principes de proportionnalité, d’évitement des victimes civiles et de conduite d’une guerre dans la perspective d’une paix future doivent guider ce débat. Malgré toute l’inquiétude que suscite le sort de la population palestinienne, les critères d’évaluation dérapent complètement lorsque l’on attribue des intentions génocidaires à l’action israélienne.

Surtout, l’action d’Israël ne justifie en aucun cas des réactions antisémites, surtout pas en Allemagne. Il est intolérable que les juives et les juifs en Allemagne soient à nouveau exposés à des menaces contre leur vie et leur intégrité physique et qu’ils doivent craindre des violences physiques dans la rue. L’image démocratique de la République fédérale, orientée vers l’obligation de respecter la dignité humaine, est liée à une culture politique pour laquelle, à la lumière des crimes de masse de l’époque nazie, la vie juive et le droit à l’existence d’Israël sont des éléments centraux, particulièrement dignes de protection. La reconnaissance de ces éléments est fondamentale pour notre cohabitation politique. Les droits élémentaires à la liberté et à l’intégrité physique ainsi qu’à la protection contre la diffamation raciste sont indivisibles et valent de la même manière pour tous. Ceux qui, dans notre pays, ont cultivé des affects et des convictions antisémites derrière toutes sortes de prétextes et qui voient aujourd’hui une occasion bienvenue de les exprimer sans retenue doivent également s’y tenir.

 

Source : Centre de recherche de l’Université Goethe, Francfort-sur-le-Main

Habermas, par Hadi Asadi, Iran

Jürgen Habermas contredit ses propres idées en ce qui concerne Gaza

L’un des philosophes les plus influents au monde s’est prononcé sur la guerre à Gaza. Un spécialiste du Moyen-Orient lui explique pourquoi il a tort.

Asef Bayat, New Lines, 8/12/2023

Asef Bayat est auteur et professeur de sociologie et d’études sur le Moyen-Orient à l’université de l’Illinois Urbana-Champaign.

Note de la rédaction du magazine New Lines : Jürgen Habermas et Asef Bayat sont d’éminents penseurs mondiaux. Leurs livres ont été traduits dans de nombreuses langues et sont enseignés dans les universités du monde entier. Habermas fait partie du panthéon de la légendaire école de Francfort de la théorie critique, aux côtés des regrettés Theodor Adorno, Max Horkheimer et Herbert Marcuse. Cependant, il est peut-être plus connu pour ses idées sur la « sphère publique » - un domaine où les citoyens se réunissent pour débattre de questions d’intérêt général et où se forme « l’opinion publique », qu’il fait remonter aux cafés et aux salons littéraires de l’Europe du XVIIIe siècle - et en tant que défenseur de la démocratie libérale contre ses détracteurs de gauche et de droite. Il n’est pas étranger au défi que Bayat pose dans cette lettre ouverte ; ses débats très publics et ses batailles intellectuelles au cours de plusieurs décennies ont fait de lui une personnalité connue en Allemagne.

Bayat est un sociologue du Moyen-Orient contemporain surtout connu pour son concept de « post-islamisme » et pour ses études détaillées de la politique de la rue, de la vie quotidienne et de la manière dont les gens ordinaires changent le Moyen-Orient (le sous-titre de son livre de 2013, « Life as Politics »). Habermas a été largement critiqué pour ses récentes déclarations sur la guerre de Gaza, mais ce qui distingue cette lettre ouverte, c’est sa critique immanente : Bayat cherche à montrer comment Habermas ne parvient pas à appliquer ses propres idées au cas d’Israël-Palestine. Il s’agit d’une critique qui s’inscrit dans la logique de la pensée habermassienne. Cela lui donne une force qui résonnera - ou devrait résonner - avec Habermas et ses défenseurs. Il s’agit davantage d’une invitation que d’une polémique. Il s’agit d’une tentative d’engagement, et nous le publions ici dans l’espoir qu’il y parviendra.

Cher professeur Habermas,

Vous ne vous souvenez peut-être pas de moi, mais nous nous sommes rencontrés en Égypte en mars 1998. Vous étiez venu à l’Université américaine du Caire en tant que professeur invité pour dialoguer avec la faculté, les étudiants et le public. Tout le monde était enthousiaste à l’idée de vous entendre. Vos idées sur la sphère publique, le dialogue rationnel et la vie démocratique étaient comme une bouffée d’air frais à une époque où les islamistes et les autocrates du Moyen-Orient étouffaient la liberté d’expression sous prétexte de « protéger l’islam ». Je me souviens d’une conversation agréable que nous avons eue sur l’Iran et la politique religieuse au cours d’un dîner chez un collègue. J’ai essayé de vous faire comprendre l’émergence d’une société « post-islamiste » en Iran, dont vous aviez semblé faire l’expérience lors de votre voyage à Téhéran en 2002, avant que vous ne parliez d’une société « post-laïque » en Europe. Au Caire, nous avons vu dans vos concepts fondamentaux un grand potentiel de promotion d’une sphère publique transnationale et de dialogues interculturels. Nous avons pris à cœur le noyau de votre philosophie de la communication sur la manière dont le consensus et la vérité peuvent être atteints par le biais d’un débat libre.

Aujourd’hui, quelque 25 ans plus tard, à Berlin, j’ai lu avec plus qu’un peu d’inquiétude et de préoccupation la déclaration sur la guerre de Gaza que vous avez rédigée ensemble et qui s’intitule « Principes de solidarité ». L’esprit de la déclaration admoneste largement ceux qui, en Allemagne, s’expriment, par des déclarations ou des manifestations, contre les bombardements incessants d’Israël sur Gaza en réponse aux attaques épouvantables du Hamas du 7 octobre. Il laisse entendre que ces critiques à l’égard d’Israël sont intolérables parce que le soutien à l’État d’Israël est un élément fondamental de la culture politique allemande, « pour laquelle la vie juive et le droit à l’existence d’Israël sont des éléments centraux dignes d’une protection spéciale ». Le principe de « protection spéciale » est ancré dans l’histoire exceptionnelle de l’Allemagne, dans les « crimes de masse de l’ère nazie ».

Il est admirable que vous et la classe politico-intellectuelle de votre pays soyez déterminés à entretenir la mémoire de cette horreur historique afin que des horreurs similaires ne s’abattent pas sur les Juifs (et je suppose, et j’espère, sur d’autres peuples). Mais votre formulation et votre fixation sur l’exceptionnalisme allemand ne laissent pratiquement aucune place à la conversation sur les politiques d’Israël et les droits des Palestiniens. Lorsque vous confondez les critiques des « actions d’Israël » avec les « réactions antisémites », vous encouragez le silence et étouffez le débat.

En tant qu’universitaire, je suis stupéfait d’apprendre que dans les universités allemandes - même dans les salles de classe, qui devraient être des espaces libres de discussion et de recherche - presque tout le monde reste silencieux lorsque le sujet de la Palestine est abordé. Les journaux, la radio et la télévision sont presque entièrement dépourvus de débats ouverts et significatifs sur le sujet. En effet, des dizaines de personnes, y compris des Juifs qui ont appelé à un cessez-le-feu, ont été licenciées, ont vu leurs événements et leurs récompenses annulés et ont été accusées d’ « antisémitisme ». Comment les gens sont-ils censés délibérer sur ce qui est bien et ce qui est mal s’ils ne sont pas autorisés à s’exprimer librement ? Qu’advient-il de votre célèbre idée de « sphère publique », de « dialogue rationnel » et de « démocratie délibérative » ?

Le fait est que la plupart des critiques et des manifestations que vous condamnez ne remettent jamais en question le principe de la protection de la vie juive - et s’il vous plaît, ne confondez pas ces critiques rationnelles du gouvernement israélien avec les ignobles néo-nazis ou d’autres antisémites qui doivent être vigoureusement condamnés et affrontés. En effet, presque toutes les déclarations que j’ai lues condamnent à la fois les atrocités commises par le Hamas contre les civils en Israël et l’antisémitisme. Ces critiques ne contestent pas la protection de la vie juive ou le droit d’Israël à exister. Ils contestent la négation de la vie des Palestiniens et le droit à l’existence de la Palestine. Et c’est un point sur lequel votre déclaration est tragiquement silencieuse.

Il n’y a pas une seule référence dans la déclaration à Israël en tant que puissance occupante ou à Gaza en tant que prison à ciel ouvert. Il n’y a rien à propos de cette disparité perverse. Sans parler de l’effacement quotidien de la vie palestinienne en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est. « Les actions d’Israël », que vous jugez « justifiées en principe », ont consisté à larguer 6 000 bombes en six jours sur une population sans défense, à faire plus de 15 000 morts (dont 70 % de femmes et d’enfants), 35 000 blessés, 7 000 disparus et 1,7 million de personnes déplacées, sans parler de la cruauté qui consiste à priver la population de nourriture, d’eau, de logement, de sécurité et d’un minimum de dignité. Des infrastructures essentielles à la vie ont disparu.

Même si, comme votre déclaration le suggère, il ne s’agit pas techniquement d’ « intentions génocidaires », les représentants des Nations unies ont parlé en termes non équivoques de « crimes de guerre », de « déplacements forcés » et de « nettoyage ethnique ». Ma préoccupation ici n’est pas de savoir comment juger les « actions d’Israël » d’un point de vue juridique, mais comment comprendre cette froideur morale et cette indifférence dont vous faites preuve face à une dévastation aussi stupéfiante. Combien de vies devront encore périr avant qu’elles ne deviennent dignes d’attention ? Quel sens a finalement l’ « obligation de respecter la dignité humaine » que vous soulignez avec insistance dans votre déclaration ? C’est comme si vous craigniez que le fait de parler de la souffrance des Palestiniens ne diminue votre engagement moral à l’égard des vies juives. Si tel est le cas, il est tragique que la réparation d’un tort colossal commis dans le passé soit liée à la perpétuation d’un autre tort monstrueux dans le présent.

Je crains que cette boussole morale tordue ne soit liée à la logique de l’exceptionnalisme allemand que vous défendez. Car l’exceptionnalisme, par définition, ne permet pas une norme universelle, mais des normes différentes. Certaines personnes deviennent des êtres humains plus dignes, d’autres moins dignes et d’autres encore indignes. Cette logique ferme le dialogue rationnel et désensibilise la conscience morale ; elle érige un bloc cognitif qui nous empêche de voir la souffrance d’autrui, entravant l’empathie.

Mais tout le monde ne succombe pas à ce blocage cognitif et à cet engourdissement moral. Je crois savoir que de nombreux jeunes Allemands expriment en privé des points de vue sur le conflit israélo-palestinien très différents de ceux de la classe politique du pays. Certains participent même à des manifestations publiques. La jeune génération est exposée à des médias et à des sources de connaissances alternatifs et fait l’expérience de processus cognitifs différents de ceux de la génération plus âgée. Mais la plupart d’entre eux gardent le silence dans le domaine public, par crainte de représailles.

Il semble qu’une sorte de « sphère cachée » soit en train d’émerger, par une ironie de l’histoire, dans la démocratique Allemagne, comme dans l’Europe de l’Est d’avant 1989 ou sous un régime despotique au Moyen-Orient aujourd’hui. Lorsque l’intimidation empêche l’expression publique, les gens ont tendance à forger leurs propres récits alternatifs sur des questions sociales essentielles en privé, même s’ils se rallient aux points de vue officiellement approuvés en public. Cette sphère cachée peut exploser lorsque l’occasion se présente.

Nous vivons une époque troublante, professeur Habermas. C’est précisément à ces moments-là que la sagesse, la connaissance et surtout le courage moral de penseurs comme vous sont le plus nécessaires. Vos idées fondatrices sur la vérité et l’action communicative, le cosmopolitisme, l’égalité des citoyens, la démocratie délibérative et la dignité humaine restent immensément importantes. Toutefois, votre eurocentrisme, l’exceptionnalisme allemand et la fermeture du libre débat sur Israël et la Palestine à laquelle vous contribuez semblent contredire ces idées.

Je crains que la simple connaissance et la conscience ne suffisent pas. Après tout, comment un intellectuel peut-il « savoir » sans « comprendre » et comprendre sans « sentir », comme se le demandait Antonio Gramsci ? Ce n’est que lorsque nous « sentirons » la souffrance des uns et des autres, grâce à l’empathie, qu’il y aura de l’espoir pour notre monde troublé.

Rappelons les mots du poète persan du XIIIe siècle Saadi Shirazi :

Les êtres humains [les enfants d'Adam] sont les parties d'un corps,
Ils sont issus de la même essence,
Lorsqu'une de ces parties est atteinte et souffre,
Les autres ne peuvent trouver ni la paix ni le calme,
Si la misère des autres te laisse indifférent,
Et sans la moindre peine ! Alors :
Il est impensable de t'appeler un être humain

Salutations respectueuses

Asef Bayat
8 décembre 2023

Faute d’un Napoléon, “âme du monde”, “esprit à cheval”, le “Hegel de la République fédérale”, Jürgen Habermas, membre du SPD pendant 60 ans, dut se rabattre sur Dominique Strauss-Kahn, dont il présida le « Club de réflexion européen », avant de s’enthousiasmer pour Emmanuel Macron, qu’il célèbra en 2017 comme un personnage “exceptionnel”, “fascinant”, et même “éblouissant”. Misère de la philosophie francfortoise…

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