Robyn Creswell, The New York Review of Books, 22/2/2024
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Pour les penseurs arabes modernes, l’expérience andalouse a tout représenté, des dangers du factionnalisme aux avantages de l’ouverture culturelle en passant par la douleur de l’exil.
Ouvrage recensé :
On Earth or in Poems:
The Many Lives of al-Andalus [Sur la terre ou dans les poèmes : Les
multiples vies d’al-Andalus]
par Eric Calderwood
Harvard University Press, 2023, 345 p., Hard
Cover 45,00 $, 37,95£-Kindle 33,99$
La nouvelle de Jorge Luis Borges « La quête d’Averroès »
commence un après-midi dans l’Andalousie du XIIe siècle, dans la
maison ombragée de Cordoue d’Ibn Rushd, plus tard connu en Europe sous le nom d’Averroès.
Le philosophe est dans une impasse dans son commentaire de la Poétique d’Aristote : deux mots, “tragédie” et “comédie”,
sont omniprésents dans le grec mais opaques pour l’arabe, qui n’a aucune notion
de dramaturgie. Lors d’un dîner ce soir-là, le sujet de la poésie revient sur
le tapis : un invité affirme que les vers bédouins de l’époque préislamique,
fondement de la littérature arabe, sont obsolètes pour les poètes qui vivent
dans des villes sophistiquées comme Cordoue.
Lorsque Zuhayr,
poète du VIe siècle, comparait le destin à un chameau aveugle, la
métaphore était saisissante ; aujourd’hui, elle semble absurde.
Le philosophe n’est pas d’accord. Il affirme, de manière parfaitement
aristotélicienne, que la poésie traite des universaux : son but n’est pas d’étonner
mais d’inventer des figures compréhensibles par tous. (Borges semble insinuer
sournoisement que le chameau puissant mais maladroit, contre lequel toute lutte
humaine est condamnée, pointe vers une traduction arabe de “tragédie”, même si
Ibn Rushd ne s’en rend pas compte). En raison de l’universalisme de la poésie,
poursuit le philosophe, le passage du temps l’enrichit au lieu de la rendre
obsolète. En nous remémorant les vers de Zuhayr, nous ne pensons pas seulement
à sa métaphore, mais nous comparons nos luttes aux siennes : « La figure avait deux termes ; maintenant, elle en a quatre ».
Ibn Rushd termine par une
anecdote. Lors d’un séjour en Afrique du Nord, « torturé par les souvenirs
de Cordoue », il fut consolé par un vers de poésie composé par le calife Abderrahman,
qui s’adressait à un arbre de son jardin royal en pensant à sa maison de Damas
: « Toi aussi, tu es, ô palme ! /en terre étrangère … ».
Les compagnons de table d’Ibn Rushd savaient tout d’ Abderrahman. Membre de la
famille omeyyade, qui a dirigé le deuxième califat islamique depuis Damas entre
661 et 750, il a échappé au massacre de sa famille par les Abbassides rivaux et
s’est enfui vers l’ouest. En 756, il proclame la domination omeyyade sur la
péninsule ibérique - al-Andalus, en arabe - que ses descendants gouverneront
depuis Cordoue pendant près de trois siècles. De nombreux éléments de la
nouvelle capitale rappellent la Syrie natale d’Abderrahman : son domaine d’al-Rusafa,
avec ses palmiers transplantés, porte le même nom qu’un complexe royal près de
Damas ; le mihrab [niche de prière] de sa grande mosquée est orienté
vers le sud, comme ceux de Syrie, bien que La Mecque se trouve évidemment à l’est
de Cordoue. « Singulier privilège de la poésie », déclare Ibn Rushd
dans l’histoire de Borges, « des mots écrits par un roi qui regrettait l’Orient
me servirent à moi, exilé en Afrique, pour exprimer ma nostalgie de l’Espagne ».
Dans l’histoire littéraire arabe, la mémoire d’al-Andalus survit comme le palmier
transplanté d’Abderrahman. Le passage du temps a enrichi ses significations et
en a fait une sorte de patrimoine universel, alors même que l’époque de la
domination musulmane s’éloignait. Ce processus de mémorialisation a commencé
alors que les Arabes régnaient encore sur une grande partie de la péninsule.
Pour les poètes, le siège califal de Cordoue, mis à sac au début du XIesiècle, est devenu le lieu de réflexions mélancoliques sur les gloires passées
et les rouages impénétrables du destin. « O peuple d’al-Andalus », s’exclame
le Valencien Ibn Khafaja, au XIe siècle, dans des vers maintes fois repris
depuis, « Comme Dieu vous a comblés/d’eau, d’ombre, de rivières et d’arbres/le
jardin du Paradis n’est nulle part ailleurs que sur votre terre ».
Al-Andalus a également fasciné les écrivains arabes modernes, pour des raisons légèrement
différentes. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe
siècle, de nombreux nationalistes ont commencé à se tourner vers le passé, en
particulier le passé précolonial, pour y trouver des exemples de réussite et de
puissance arabes. L’Espagne musulmane constituait un modèle évident : une
patrie (en arabe, al-watan) perdue qui pouvait consoler et inspirer face à une
domination étrangère. De ce point de vue, la Reconquista de Ferdinand et
Isabelle était le signe avant-coureur d’une longue histoire d’occupation et d’exil.
L’Égyptien Ahmad Shawqi, surnommé le « prince des poètes », a été expulsé vers l’Espagne en 1914. Au Caire, il avait été poète de la cour du khédive Abbas II, destitué par les Britanniques au début de la Première Guerre mondiale en raison de ses sympathies ottomanes. Shawqi a passé les six années suivantes en Espagne, où les vestiges de l’Al-Andalus arabe lui rappelaient vivement son pays. Dans son célèbre « Poème rimant sur la lettre Sin », Shawqi se promène parmi les ruines de Cordoue, voyant tout à travers le prisme fracturé de l’exil : le magnifique passé andalou, les palais et les mosquées vides du présent, le watan égyptien désespérément absent. Dans les dernières lignes du poème, il promet que ses enfants « prendront ces ruines comme des sermons », car « si vous ne pouvez pas vous tourner vers le passé, vous ne trouverez jamais de consolation ». Pour Shawqi, comme pour de nombreux penseurs arabes, al-Andalus est un lieu de mémoire et de désir, évoquant la nostalgie d’une histoire depuis longtemps disparue qui semble néanmoins offrir d’importantes leçons pour le présent.
La mosquée d'Urbana, en Illinois, reprend les entrelacs rouges et blancs de la grande mosquée de Qurtaba (Cordoue)
L’ouvrage d’Eric Calderwood, On Earth or in Poems, est, écrit-il, une étude de la « postérité culturelle » de la domination musulmane en Espagne. Il s’intéresse tout particulièrement à cette postérité chez les intellectuels arabes modernes. Presque tous les mouvements politiques et culturels du monde arabe se sont intéressés à Al-Andalus d’une manière ou d’une autre, et le livre de Calderwood est un enchevêtrement d’études de cas : arabistes, berbéristes, féministes, Palestiniens, musiciens contemporains. (Il n’explique pas pourquoi il a choisi ces groupes et non, par exemple, les islamistes ou les laïcs arabes, qui ont leurs propres points de vue sur le sujet). À travers leurs poèmes et leurs pamphlets, leurs films et leurs chansons, chaque groupe a produit ce que Calderwood appelle un « mythe » d’Al-Andalus. Il s’intéresse moins à l’exactitude de ces mythes qu’à leur utilisation politique. Comme il le dit, « les affirmations modernes sur Al-Andalus sont souvent autant (ou plus) destinées à répondre aux besoins du présent qu’à comprendre le passé ».
Pour les historiens, l’histoire d’al-Andalus commence en 711, lorsque les armées omeyyades commandées par Tariq ibn Ziyad conquièrent la majeure partie de l’Ibérie sur les rois wisigoths (le nom Gibraltar vient de l’arabe Jabal Tariq, « la montagne de Tariq »). Quelque quarante-cinq ans plus tard, Abderrahman établit sa nouvelle capitale à Cordoue. Elle devint rapidement un centre de civilisation rivalisant avec Bagdad, avec d’innombrables bibliothèques, des palais et des mosquées opulents, de vastes aqueducs, des centaines de bains publics et des marchés proposant des marchandises en provenance d’Inde, de Chine et d’Europe du Nord, le tout défendu par l’une des marines les plus puissantes du monde. Juifs, chrétiens et musulmans ont contribué à faire de Cordoue « la patrie de la sagesse », comme l’a appelée plus tard un panégyriste arabe, « la maison du raisonnement juste, le jardin des fruits des idées ».
La
domination omeyyade a duré jusqu’au début du XIe siècle, lorsque des
factions armées en guerre ont divisé le califat en cités-états indépendantes. L’époque
des « petits royaumes » a été marquée par la discorde politique mais
aussi par l’épanouissement culturel, notamment dans les œuvres d’Ibn Hazm,
auteur de l’élégant traité d’amour Le collier de la colombe (1022),
ainsi que dans les vers hébraïques de Shmu’el HaNagid (Isma’il ibn Nag’rila), le vizir juif de Grenade.
La
péninsule fut essentiellement réunifiée en 1086 sous la bannière des
Almoravides, une dynastie berbère d’Afrique du Nord, suivie à son tour par les
Almohades, qui avaient également leur capitale à Marrakech. Les Almohades ont
été les mécènes puis les persécuteurs d’Ibn Rushd et ont souvent été décrits -
comme leurs prédécesseurs almoravides précédents - comme des fanatiques, en
partie parce qu’ils ont interdit les œuvres du philosophe et ont ordonné qu’elles
soient brûlées en public. Au milieu du XIIIe siècle, la Reconquista
avait réduit la domination musulmane à l’État de Grenade, qui succomba aux
armées de l’Aragon et de la Castille au cours de la fatidique année 1492.
Les penseurs modernes ont tiré des fils distincts, bien que se chevauchant souvent,
de cette dense trame historique. Les nationalistes arabes ont mis l’accent sur
les dangers du factionnalisme et sur la force que confère l’unité. Pour les
libéraux laïques, l’expérience andalouse a prouvé les avantages de l’ouverture
culturelle, de la recherche sans entrave et de la tolérance religieuse. Pour de
nombreux Palestiniens, comme pour de nombreux Juifs, il s’agissait d’un récit
édifiant sur la perte de la patrie et les chagrins de l’exil. Calderwood
compare ces souvenirs collectifs à un couteau suisse, « un ensemble varié
d’outils prêts à répondre à toutes sortes de problèmes et de besoins ». Il
ne voit pas d’un bon œil la recherche d’une « ontologie d’al-Andalus »
- en termes simples, une étude de ce qu’il était - et appelle plutôt à une « phénoménologie »,
qui montrerait plutôt « comment al-Andalus s’est manifesté à
diverses époques et en divers lieux ».
L’outil le plus populaire de cette trousse d’interprétation, que de nombreux penseurs
ont utilisé pour comprendre al-Andalus, est le concept de convivencia [convivance, coexistence]. De nombreux
lecteurs anglophones ont découvert cette idée dans The Ornament of the World (2002)
de la chercheuse María Rosa Menocal, un portrait lyrique de ce qu’elle appelle
la « culture de la tolérance » de l’Espagne médiévale. Dans le récit
franchement idéalisant - et largement lu - de Menocal, qui s’appuie extensivement
sur des sources littéraires et philosophiques, les musulmans, les juifs et les
chrétiens andalous ont créé une société de « syncrétisme éclectique »,
tragiquement anéantie par les puritains religieux : d’abord les Almoravides et
les Almohades, puis les armées de Ferdinand et d’Isabelle. Menocal a terminé
son livre juste avant les attentats du 11 septembre, et son exploration des « profondeurs
inconnues de la tolérance et de la symbiose culturelles de notre patrimoine »
était particulièrement opportune à un moment où les gros titres des journaux
annonçaient un choc imminent des civilisations.
L’idée de convivencia, bien que souvent associée à l’Andalousie, n’est pas
andalouse : ses racines plongent dans un passé beaucoup plus récent. C’est l’historien
et critique littéraire espagnol Américo Castro qui, dans son livre España
en su historia : cristianos, moros y
judíosPDF[Buenos Aires, 1948, interdit sous Franco, réédité
en 1983 et 2001, inédit en français, NdT], a utilisé pour la première fois
le terme dans le sens particulier - et commodément vague - de coexistence
religieuse et ethnique. Empruntant le terme à la
philologie, où il désigne la lutte pour la suprématie entre les variantes
vernaculaires d’un mot, Castro lui a donné une tournure existentialiste, l’utilisant
pour caractériser l’interaction quotidienne entre les « castes »
chrétiennes, musulmanes et juives, qu’il considérait comme la base de l’identité
espagnole. L’argument de Castro a suscité des réponses véhémentes de la part d’historiens
pour qui les éléments catholiques et castillans de l’identité espagnole étaient
primordiaux.
Avec le temps, le débat sur la convivencia a été
assimilé à une version de l’ère franquiste des guerres culturelles, opposant
les nationalistes catholiques aux libéraux républicains.
La notion de coexistence religieuse de Castro s’accorde avec les revendications d’une
importante école de pensée juive du dix-neuvième siècle. Heinrich Graetz, l’un
des fondateurs de l’historiographie juive moderne [Histoire
des Juifs, version françaiseHTML], a retourné les idéaux de
tolérance des Lumières contre les chrétiens européens, opposant « l’oppression
fanatique du christianisme » à la situation des juifs dans les cultures
musulmanes, où « les fils de Juda étaient libres de lever la tête et n’avaient
pas besoin de regarder vers l’extérieur avec crainte et humiliation ».
Bien qu’ils n’aient pas utilisé le terme de “convivencia”,
Graetz et ses collègues n’ont pas manqué de faire l’éloge d’un âge d’or juif
sous la domination musulmane. Ironie du sort, les historiens arabes modernes
ont eu tendance à mettre l’accent sur cette tradition de tolérance islamique -
avec l’implication que seul le sionisme est à blâmer pour les malheurs de la
région - tandis que de nombreux historiens israéliens se sont efforcés de
réfuter la notion de coexistence harmonieuse en Andalousie.
Eric Calderwood à la Foire du Livre de Rabat, où la traduction arabe de son livre sur L'Andalous colonial a été présentée
Dans un ouvrage précédent, Colonial al-Andalus, Spain and the Making of Modern Moroccan Culture [2018, traduit en arabe et en espagnol, inédit en français], Calderwood relate une autre série d’ironies dans l’histoire moderne de la convivencia. Au début du XXe siècle, un groupe d’intellectuels espagnols, dont l’écrivain et homme politique Blas Infante, a milité pour l’autonomie politique de l’Andalousie. Opposé à l’exclusivité du phalangisme espagnol (ainsi qu’au nationalisme catalan), Infante décrit la société andalouse comme un mélange racial et culturel dont la vitalité découle du métissage. « L’invasion arabe a nourri les Andalous, principalement de sang arabe et berbère », écrit Infante dans un passage d’Ideal Andaluz (1915), renversant l’obsession espagnole de la limpieza de sangre, ou pureté du sang. « L’ascendance sémite qui nous est jetée à la figure comme un stigmate [...] est notre plus grand titre de gloire ». Contrairement aux intellectuels espagnols qui cherchaient dans le Nord les sources de la civilisation, l’Infante qualifiait l’Europe de colonisateur barbare. Il qualifie les Andalous d’ « Euro-Africains, Euro-Orientaux, hommes universalistes ».
En poursuivant les péripéties de la vie après la mort de l’Andalousie dans la rhétorique politique, on finit par se demander s’il s’agit vraiment d’une histoire de retournements ironiques ou simplement de manipulations cyniques. Et si l’Andalousie n’était pas tant une boîte à outils qu’un récipient vide ? Et si elle pouvait signifier tout ce que l’on veut ? Dans son nouveau livre, Calderwood s’inquiète de cette possibilité. Il reconnaît que les intellectuels berbères, les féministes et les poètes palestiniens ont tiré des leçons très différentes des ruines d’al-Andalus. Mais il affirme que « l’extrême plasticité » fait partie du pouvoir de l’Andalousie, sa capacité « à se modeler et à s’adapter à des lieux et à des époques différents ». Son objectif est de « tolérer la contradiction » : « Al-Andalus signifie beaucoup de choses différentes pour beaucoup de gens différents, et le défi éthique consiste à garder à l’esprit toutes ces significations disparates sans que l’une d’entre elles ne prenne le pas sur les autres ».
L’ouverture d’esprit pourrait être la meilleure option une fois que les questions de vérité historique - c’est-à-dire l’ « ontologie d’al-Andalus » - ont été mises de côté. Mais Calderwood ne pense pas que toutes les interprétations d’al-Andalus soient également bonnes. Son premier chapitre est une critique de ce qu’il appelle « l’al-Andalus arabe », « la plus durable et la plus résistante des visions concurrentes d’al-Andalus » dans le livre. Il ne s’agit pas de la mémoire collective d’une tendance politique distincte, mais du mythe propagé par la culture arabe dominante dans son ensemble. Calderwood trouve des exemples de cette tradition dans une trilogie de romans historiques du début du XXe siècle sur l’Andalousie de l’écrivain libanais Jurji Zaydan, qu’il compare à une série télévisée syrienne populaire sur le même sujet, produite au début des années quatre-vingt.
Calderwood affirme que la version arabiste d’al-Andalus est exclusiviste en termes raciaux - les héros des histoires sont des Arabes, tandis que les méchants sont souvent des Berbères - ainsi qu’en termes géographiques : à l’origine de l’histoire andalouse se trouve Damas l’Omeyyade, et non Marrakech l’Almoravide. C’est le seul exemple de critique dans un livre qui célèbre par ailleurs l’adaptabilité infinie de l’Andalousie. Mais les termes de l’argumentation de Calderwood sont remarquablement vagues. En quoi ces deux œuvres, aussi populaires soient-elles, sont-elles représentatives de la mémoire collective « arabe » ? L’arabisme culturel de Zaydan est historiquement et idéologiquement distinct du baathisme syrien qui semble inspirer la série télévisée, mais Calderwood ne dit rien sur l’arabisme, le baathisme ou leurs relations. Il écrit que les revendications historiques sur al-Andalus répondent aux « besoins du présent », mais ne précise pas quels besoins et acteurs actuels - l’élite levantine, le régime syrien - sont servis par ces récits arabisants.
Calderwood veut remettre en question la convention qui associe l’Andalousie à la convivencia ; la coexistence n’était pas la seule façon dont les Arabes modernes envisageaient l’héritage de la domination musulmane. Pourtant, les principes libéraux de tolérance et d’inclusion sont les propres critères politiques de Calderwood. C’est la nature excluante du mythe « arabe » - sa négation des contributions berbères à l’histoire andalouse - qu’il conteste. Blas Infante a imaginé une république où les identités se conjuguent à l’infini : Euro-Orientaux, Euro-Africains et autres. Son slogan était : « En Andalousie, il n’y a pas d’étrangers ».
La tolérance à l’égard de tous est cependant une barre très haute. Dans son précédent livre, Calderwood montre comment l’andalucismo d’Infante n’a pas été à la hauteur. Dans le dernier chapitre de son nouveau livre, il se demande si un groupe de musiciens contemporains pourrait répondre à la norme.
Ce
chapitre semble d’abord déplacé. C’est le seul qui ne concerne pas
explicitement un groupe politique. Mais en fait, les musiciens de Calderwood
sont mieux compris comme des libéraux modernes. Reprenant des éléments de son
travail sur l’andalucismo, il montre comment les artistes espagnols
et marocains ont collaboré pour inventer une tradition musicale hybride qui
revendique des racines médiévales. C’est la tradition des réflexions de
Federico García Lorca sur le cante jondo, ainsi que des écrits d’Infante sur la musique
flamenca. « Les idées qui ont servi le colonialisme peuvent-elles être
réhabilitées aujourd’hui au service d’un dialogue interculturel productif ? »,
demande Calderwood, qui semble répondre par l’affirmative. L’engagement des
musiciens en faveur de l’échange, de l’harmonie et de la fusion les rend
exemplaires d’une nouvelle convivencia.
Son
argumentation culmine dans une « analyse intersectionnelle » des
chansons de Khaled, un rappeur espagnol d’origine marocaine qui chante en
plusieurs langues et fusionne le flamenco avec la trap. « ¡Al-Andalus es
mi raza ! », affirme Khaled dans un morceau – « Al-Andalus est ma
race ! » -, marquant ainsi sa solidarité avec les opprimés des deux côtés
du détroit de Gibraltar. Dans le clip de « Volando Recto » (En
volant droit), l’Alhambra de Grenade fait son apparition.
Le gangsta rap, un genre qui se caractérise par des guerres de territoire et une autopromotion fanfaronne, est un drôle d’endroit pour chercher la convivencia. Dans une phrase de « Volando Recto » que Calderwood ne cite pas, Khaled raille ses rivaux : « Je vais te mettre dans le cul et je ne suis pas un pédé » [Os voy a follar to’l culo y no soy marica]. Sur un autre morceau, « La Bendición », qui célèbre les rues malfamées d’où il vient, Khaled chante : « Gitan, latino, maghrébin - personne n’est chrétien ici ». Les connotations du mot « chrétien » (Khaled utilise le terme nsrani, nazaréen, courant dans la darja marocaine) peuvent être discutées, mais le sentiment n’est pas exactement intersectionnel. Ce n’est pas une critique de l’art de Khaled, évidemment, mais il est difficile de comprendre pourquoi la version d’al-Andalus du rappeur, avec ses diverses inclusions et exclusions, est plus acceptable que la version « arabe » critiquée par Calderwood. Le principe libéral de tolérance pour tous, comme dans la formulation originale d’Infante, semble utopique et appliqué de manière incohérente.
Et à la fin nous nous demanderons : l’Andalousie fut-elle
Là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans le poème ?
Mahmoud
Darwich, Onze astres
sur l’épilogue andalou (1992)
Là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans le poème ?
Mahmoud Darwich, Onze astres sur l’épilogue andalou (1992)
La plus grande méditation sur Al-Andalus par un penseur arabe moderne est la suite lyrique du poète palestinien Mahmoud Darwich « Onze astres sur l’épilogue andalou ». Calderwood, qui emprunte le titre de son livre à un vers du poème, le qualifie à juste titre de « zénith » de l’écriture palestinienne sur Al-Andalus. Le titre de Darwich fait référence à l’histoire coranique de Joseph, l’un des favoris du poète, qui raconte à son père un rêve dans lequel il voit les onze planètes, ainsi que le soleil et la lune, se prosterner devant lui. Dans le poème de Darwich, qui se compose de onze parties, la vision de la gloire future de Joseph se transforme en une série d’oracles du passé. Un chœur d’orateurs des derniers jours de l’Al-Andalus arabe défile dans le texte, chantant les cycles de l’histoire et faisant le compte de leurs pertes.
Darwich a publié son poème en 1992, un an après que les Palestiniens et les Israéliens se furent réunis à Madrid pour entamer les négociations qui devaient aboutir aux accords d’Oslo. Le premier ministre israélien, Yitzhak Shamir, a ouvert la conférence en rappelant le 500ème anniversaire de l’expulsion des Juifs [d’Espagne] et a cité le poète judéo-espagnol Yehuda Halevi sur la nostalgie de Sion : « Mon coeur est en Orient et moi au bout de l’Occident». Darwich se méfie de ces nostalgies, ainsi que des négociations. Dans un poème sur l’exode palestinien de Beyrouth en 1982, il écrit à propos de l’intérêt de pure forme des régimes arabes pour la cause palestinienne : « Au sommet de chaque minaret, il y a un charlatan et un violeur qui prêchent Al-Andalus ». Lors des pourparlers de paix de Madrid, Darwich a vu l’histoire se répéter. Les Arabes étaient à nouveau expulsés et leurs dirigeants signaient les termes de la capitulation.
Mais le poème de Darwich est à l’opposé de l’amertume ou de l’exhortation. Sa force réside dans sa distanciation inquiétante, comme si la vision du poème des tourbillons historiques, de la « conquête et de la contre-conquête », conférait à ses locuteurs une équanimité presque inhumaine. Un cataclysme se prépare, mais dans la première partie du poème, exprimée par un collectif - peut-être les habitants de Grenade qui seront bientôt expulsés - l’atmosphère est d’un calme effrayant :
Au dernier soir sur cette terre nous détachons nos jours
De nos arbrisseaux, et comptons les côtes que nous emporterons
Et celles que nous laisserons. Là. Au dernier soir
Nous ne disons adieu à rien, et ne trouvons pas le temps pour notre fin
Tout demeure en l’état. Le lieu renouvelle nos rêves
Et ses visiteurs. Soudain nous ne sommes plus capables d’ironie
Car le lieu est apprêté pour accueillir le néant Ici, au dernier soir
Nous saturons nos yeux des montagnes qui ceignent les nuages. Conquête et
reconquête
Et un temps ancien qui remet à ce temps nouveau les clefs de nos portes
Entrez dans nos maisons, ô conquérants, et buvez notre vin
Sur le mode simple de notre mouwachah . Car nous sommes la nuit à sa
mienuit. Et nulle
Aube portée par un cavalier venu du dernier appel à la prière
Notre thé est vert et chaud, buvez-le, nos pistaches sont fraîches, mangez-les
Et les lits sont verts en bois de cèdre, cédez au sommeil
Après ce long siège, et dormez sur le duvet de nos rêves
Les draps sont mis, les parfums déposés aux portes, et les miroirs nombreux
Entrez-y pour que nous en sortions jusqu’au dernier. Et sous peu nous
chercherons ce que
Fut notre Histoire autour de la vôtre dans les contrées lointaines
Et à la fin nous nous demanderons : l’Andalousie fut-elle
Là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans le poème ?
(trad. Elias Sanbar)
L’extrême logique de la convivencia est peut-être d’accueillir l’ennemi chez soi. Mais n’entendre qu’un fatalisme épuisé dans le poème de Darwich, c’est manquer l’entêtement de « nous ne disons adieu à rien » ou « tout reste pareil ». Les conquérants vont et viennent, pourrions-nous dire, mais les conquis laissent aussi des traces. En ce sens, ils ne partent jamais vraiment. Comme l’a écrit Edward Said à propos de « Onze astres » et de son ton étrangement posthume, le poème ne traite pas tant du moment de la fin « mais de ce qui se passe après la fin, de ce que c’est que de vivre au-delà de son temps et de son lieu ».
Darwich a souvent exprimé son ambition de devenir un poète « troyen ». L’histoire peut être écrite par les vainqueurs, mais comme Darwich l’a dit à un intervieweur, « il y a plus d’inspiration et de richesse humaine dans la défaite que dans la victoire. Il y a une grande poésie dans l’expérience de la perte ». Calderwood écrit que « Onze astres » n’est pas un poème qui pleure sur une patrie disparue, mais un poème qui envisage des avenirs possibles - andalous et palestiniens. C’est ainsi que Darwich lui-même avait tendance à parler de « Onze astres ». Mais cette lecture passe à côté de ce qu’il y a de plus troublant dans ce poème, à savoir sa détermination à ne voir les choses que sous l’angle de la défaite, comme si l’histoire n’était qu’une série d’expulsions qui s’accumulent. Pour Darwich, adopter ce point de vue - tout en gardant son sang-froid et sa dignité - lui permet de se tenir aux côtés d’autres peuples vaincus et exilés, des habitants de Troie aux Arabes de Grenade, en passant par les Palestiniens de 1948. La consolation, s’il y en a une dans cette vision sinistre, vient des universels poétiques de la perte, et non des détails éphémères de la victoire.
« J’exhorte vos soldats, les soldats et les gardiens du peuple, à ne pas laisser la Palestine devenir une nouvelle Andalousie ! » : un poème de Malek Hamed, Gaza, de 2012, 521ème année de la chute de l’Andalous (sur Facebook)
Robyn Creswell est un critique, universitaire et traducteur usaméricain spécialisé dans la littérature arabe contemporaine. Il enseigne la littérature comparée et la traduction à l'université Brown. Il a été rédacteur en chef de la rubrique poésie à la Paris Review. Il a traduit des œuvres de Sonallah Ibrahim et d'Abdelfattah Kilito, et, plus récemment, le recueil de poésie d’Iman Mersal, Le Seuil. Une version révisée de sa thèse de doctorat a été publiée par Princeton University Press sous le titre City of Beginnings : Poetic Modernism in Beirut (2019). Regarder sa masterclass sur Palestine, Resistance & Poetry (2021). CV
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