Uri Misgav, Haaretz, 23/2/2024
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Le général de division ER David Elkana Ivry, né en 1934, a été vice-président de Boeing International et président de Boeing Israël de 2003 à 2021. Il a participé à toutes les guerres menées par Israël de 1956 à 1996. Ce vétéran du “sionisme à visage humain” s’est livré dans une série d’entretiens avant et après le 7 octobre. Encore un criminel de guerre qui mourra paisiblement dans son lit.-FG
David Ivry était dans la salle de guerre à presque tous les moments critiques de la défense israélienne. Aujourd’hui, dans sa 90e année, alors que le pays traverse peut-être la pire crise de son histoire, l’ancien commandant de l’armée de l’air, chef d’état-major adjoint de Tsahal et ambassadeur à Washington est prêt à en venir au fait
David Ivry est inquiet. « Nous entrons dans une guerre d’usure »,
déclare-t-il d’une voix calme, avant de soupirer. Nous sommes au début du mois
de janvier, lorsque le nombre de victimes israéliennes était bien inférieur à
ce qu’il est aujourd’hui. « Je connais cette dynamique depuis le Liban,
lorsque j’étais chef d’état-major adjoint des forces de défense israéliennes
[1983-85]. Nous sommes dans un endroit que nous avons conquis, les gens s’habituent
à la situation et nous passons progressivement du statut de conquérants à celui
de cibles. Et cette fois, c’est plus grave qu’au Liban, à cause du
“métro” [labyrinthe de tunnels souterrains] et d’autres infrastructures
souterraines [à Gaza]. La question est de savoir combien de temps nous pourrons
tenir le coup, et comment y parvenir alors que le gouvernement refuse de parler
de solutions politiques ».
Nous allons nous enfoncer dans le bourbier de Gaza ?
« Je vous dis que nous sommes déjà dans le bourbier de Gaza. Nous n’avons pas de solution claire sur ce qui va se passer, alors nous continuons à dire que nous serons là pour très longtemps. Et nous n’avons pas encore dit un mot sur ce qui se passe dans le nord ».[à la frontière avec le Liban, NdT].
Partagez-vous le sentiment que nous nous trouvons à l’un des moments les plus difficiles de notre histoire ?
« Oui. Le 7 octobre est une catastrophe épouvantable qui a changé la stratégie de toute la région. L’échec est immense. Il est impardonnable. Pendant Yom Kippour [la guerre de 1973], l’arrière n’a pratiquement pas été attaqué. Ici, des communautés ont été capturées, ce qui ne s’était pas vu depuis la guerre d’indépendance. À l’intérieur même du pays, nous avons aujourd’hui le plus grand nombre de réfugiés israéliens que j’aie jamais vu. Mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’une menace existentielle. Pendant la guerre d’indépendance, nous avons été confrontés à une menace existentielle. Jusqu’à la guerre des six jours, nous avons vécu avec le sentiment d’une menace existentielle. Le Hamas et le Hezbollah ne constituent pas une menace existentielle. La menace existentielle est interne ».
Toute sa vie, Ivry a contribué à forger la puissance stratégique de l’État d’Israël. En plus d’avoir été chef d’état-major adjoint de Tsahal, l’ancien pilote est surtout connu pour avoir été commandant de l’armée de l’air israélienne, directeur général du ministère de la défense, fondateur et chef du Conseil de sécurité nationale, président d’Israel Aerospace Industries et ambassadeur d’Israël à Washington. En septembre dernier, il a fêté ses 89 ans. Il ne fête pas les anniversaires : sa mère est décédée alors qu’il était très jeune le jour de l’un de ses anniversaires, et son fils Gil, pilote de F-16, a été tué dans un accident d’entraînement le jour d’un autre anniversaire. La montre fêlée de Gil, retrouvée sur le site de l’accident, est exposée dans une armoire à souvenirs dans sa maison de Ramat Hasharon, à côté des médailles et autres récompenses qu’il a accumulées au cours de sa vie.
Le poids des années ne se fait pas sentir chez lui. Ivry est vigoureux, actif et analytique, et il a une mémoire phénoménale. Il est marié à Ofra – « Nous nous connaissons depuis l’âge de zéro an, nous faisions partie du même groupe pendant notre enfance. L’offre formelle de sortir ensemble est venue après que je l’ai invitée à la cérémonie au cours de laquelle nous avons obtenu nos ailes en tant que pilotes ». Au cours de l’année écoulée, nous avons eu une série de longues conversations portant sur la mission de sa vie par rapport à la défense et à la sécurité de l’État. Nos rencontres ont commencé dans l’ombre de la menace d’une refonte judiciaire qui s’est manifestée il y a un an et de la grave fracture qui en a résulté au sein de la nation et qui l’a empêché de dormir.
Avant le 7 octobre, nous étions assis ici et vous avez exprimé votre profonde inquiétude.
« J’étais très inquiet au sujet d’une guerre civile, et je crains qu’elle [cette menace] ne refasse surface. Une guerre civile est une menace existentielle. Lorsque le coup d’État a commencé, je suis devenu vraiment déprimé. Les gens parlent constamment d’unité en temps de guerre et de « ensemble, nous vaincrons », etc. La première chose qui aurait dû se produire [après le 7 octobre] était que le dirigeant déclare : « J’annule maintenant la réforme judiciaire - nous sommes tous dans le même bateau ». ça ne s’est pas produit. [Netanyahou n’a pas dit ça. C’est important. En fin de compte, les Arabes nous ont aidés au moins à arrêter la réforme. Sinon, je ne sais pas où nous en serions aujourd’hui. Mais le prix à payer est très élevé. Trop élevé ».
La période de service d’Ivry en tant que commandant de l’armée de l’air israélienne, de 1977 à 1982, a été principalement marquée par l’un des plus grands succès de l’histoire de ce corps : la destruction, en 1981, du réacteur nucléaire irakien, situé au sud-est de Bagdad, à quelque 1 600 kilomètres d’Israël.
« Dès le premier jour de ma prise de fonction, une réunion a été organisée avec tous les responsables de la communauté du renseignement afin d’évaluer le réacteur qui était alors en construction », raconte Ivry. « La conclusion était qu’il s’agissait d’un réacteur ayant des missions militaires et qu’il représentait donc un danger. Les recommandations étaient de poursuivre l’activité diplomatique afin d’inciter la France [fournisseur du réacteur d’Osirak] à résilier son contrat avec les Irakiens, de perturber leurs progrès de diverses manières et, entre-temps, de préparer un plan d’attaque. À partir de ce moment-là, j’ai réfléchi à la manière d’augmenter la portée de la FAI [Force aérienne d’Israël] : lorsque les premiers commandants d’escadron de F-16 se sont rendus aux USA pour ramener les avions, je leur ai dit : “Dites-moi quelle est la plus longue portée que vous pouvez obtenir avec lui [un F-16] pour une attaque au sol”. Ils ne comprenaient pas pourquoi j’insistais autant sur ce point ».
Pendant quelques années, vous et la FAI vous êtes préparés à mener l’opération.
« Nous ne sommes pas les premiers à avoir décidé qu’il était permis d’attaquer
un réacteur nucléaire. Les Iraniens ont essayé de l’attaquer à deux reprises et
ont tout gâché. Le problème, c’est qu’après chaque attaque iranienne, les
Irakiens ont renforcé leur défense. Ils ont construit de hauts murs, ils ont
envoyé des ballons avec des câbles en fer, de sorte que si vous voliez à basse
altitude, vous les heurtiez ; ils ont apporté des SAM [missiles sol-air]. Il a
été décidé d’attaquer avant qu’ils atteignent un certain seuil d’uranium
enrichi ».
L’opération est planifiée pour le printemps 1981. « Des discussions
quotidiennes ont eu lieu au sein de l’état-major des FDI », poursuit Ivry.
« Au milieu des préparatifs et des discussions [en mai], le fils de Raful
[chef d’état-major de Tsahal de l’époque, Rafael Eitan] a été tué dans un
accident d’avion. Il pilotait un Kfir, est parti en vrille et s’est écrasé au
sol. Lors des funérailles, “Eizer” [Ezer Weizman], qui n’était plus ministre de
la défense, m’a attrapé et m’a dit : “Vous êtes tous fous, vous ne pouvez pas
le faire [attaquer le réacteur]”. Je n’ai rien dit. »
Vous êtes le commandant de la FAI et le fils du chef d’état-major est tué dans un accident de vol.
« Oui. C’est moi qui l’ai informé [Raful]. Je suis allé le voir à Jérusalem. Mais Raful s’est comporté de manière extraordinaire. Pendant la chivah [période de deuil de 7 jours, NdT], il a assisté à l’une des séances d’information sur notre mission. Il était très excité. Certains pilotes s’en souviennent encore aujourd’hui, cela leur a fait de l’effet. Il leur a dit quelque chose comme : “Tout ce que vous savez ne vaut pas la peine d’être gardé secret”. Ce qu’il voulait dire, c’est que s’ils étaient capturés et torturés, ils avaient le droit de dire des choses, il n’y avait pas besoin de mourir. On avait l’impression qu’il parlait avec émotion, comme un père. »
Le sentiment était que les pilotes ne reviendraient pas ?
« Une partie de la préparation s’est faite avec cynisme. Lors du briefing, nous avons donné aux pilotes des dattes, pour qu’ils s’habituent à en manger. Ils avaient également des dinars irakiens. Yigael Yadin, qui était ministre sous [le Premier ministre Menahem] Begin et qui a participé aux discussions, pensait qu’il s’agissait d’un aller simple, d’une mission suicide. Certains pensaient que nous envoyions des pilotes pour une mission du type Colline des Munitions [avant-poste jordanien à Jérusalem, théâtre de violentes batailles en 1967]. D’ailleurs, le nom de code original de l’attaque était “Colline des Munitions” – ce qui était connoté avec de nombreux morts. Finalement, nous lui avons donné un autre nom : Opération Opéra ».
Avez-vous eu des appréhensions ?
« Mon évaluation était que si nous pouvions créer une surprise tactique - voler à basse altitude et échapper aux radars jusqu’au moment de l’entrée - nous atteindrions l’objectif. Mon principal problème était de savoir comment ramener les pilotes à la maison. J’ai donc fixé l’heure [de l’attaque] au crépuscule. Pourquoi ? Parce que si, sur le chemin du retour, ils volaient haut pour consommer moins de carburant, personne ne parviendrait à les intercepter. L’Irak et la Jordanie [dont la FAI a violé l’espace aérien] n’avaient pas de capacités d’interception nocturne à l’époque. Cela signifiait que même si quelqu’un devait s’éjecter, j’aurais toute la nuit pour le ramener, avec des hélicoptères. Cela signifiait que je devais également maintenir des hélicoptères dans la zone. Et des Hercules pour le ravitaillement en vol. Et des F-15 qui [couvraient les F-16A et] s’engageraient dans des combats en cas d’interception. Et des avions pour le renseignement, la guerre électronique et les communications.
« En fin de compte, on a dit que huit avions avaient attaqué le réacteur, mais nous avions quelque chose comme 30 avions dans les airs. C’était le genre d’opération qui permettait d’exprimer les capacités d’un corps entier, avec très peu de personnes au courant du secret pendant une longue période. Jusqu’à la fin, il était essentiel que les gens ne sachent pas quel était l’objectif. »
La collection de souvenirs d’Ivry comprend une note manuscrite du chef d’état-major Eitan concernant le calendrier de l’opération, qui a eu lieu le 7 juin. « Nous nous sommes disputés », se souvient-il. « Il a écrit : “Réfléchissons au moment de l’attaque, peut-être le vendredi, car c’est aussi le sabbat des musulmans”. Finalement, nous nous sommes mis d’accord sur le fait que ce serait un dimanche. Je voulais vraiment que ce soit le dimanche, parce que tous les travailleurs français [du site] ne seraient pas là, car c’est leur week-end, et notre objectif n’était pas de tuer des gens. Ze’evik Raz et son équipe, qui dirigeaient la mission, ont demandé à avancer l’heure de départ d’une demi-heure. J’ai décidé de ne pas discuter. Je n’avais pas vraiment envie de leur expliquer que je voulais avoir toute la nuit pour les sauvetages - ce n’est pas exactement ce qu’il est psychologiquement correct de marteler dans la tête des pilotes avant une attaque. »
Que se passe-t-il dans votre tête avant l’attaque ?
« Le message indiquant que l’attaque avait été autorisée a été reçu vendredi. Nous devions informer le gouvernement le samedi soir. Ce soir-là, nous avons accueilli ici, autour de la table où nous sommes assis, la veuve d’Ohad Shadmi. Il était le commandant du 109e Escadron, l’un de nos meilleurs éléments, et il a été tué au cours de la guerre d’usure [juillet 1967-août 1970, NdT]. Aujourd’hui, lorsque je rentre à la maison, je me rends compte que je dois m’assurer d’être pleinement présent. Mais dans à l’époque, je pensais tout le temps à ce qu’il fallait faire d’autre. J’étais assis ici, mais je n’étais pas vraiment présent ce soir-là. »
Vous n’avez pas fait part de vos réflexions ?
« À ce stade, pas encore. Le samedi, j’ai demandé qu’une réunion d’information sur la mission soit organisée à la base près d’Eilat. Ma famille se trouvait à Gedera et, sur le chemin du retour, je suis allé la chercher et j’ai dit à Ofra : “Demain, nous allons attaquer le réacteur en Irak”. C’était la première fois que je faisais une chose pareille - d’habitude, je ne l’appelais et ne lui parlais qu’après coup, mais cette fois-ci, tant de choses s’étaient déjà accumulées en moi. Et je savais depuis le début que la responsabilité m’incombait. »
Jusque-là, elle ne savait rien ?
« Rien du tout ».
Vous avez travaillé dessus pendant des années et vous n’avez pas pu le partager ?
« Bien sûr que non ».
Comment a-t-elle réagi ?
« Elle n’a rien dit. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle n’a pas dormi de la nuit après ça. Moi, j’ai dormi. Le lendemain, tout s’est déroulé comme prévu. Les avions ont décollé de la base d’Etzion, près d’Eilat. Je leur ai demandé de suivre une trajectoire de vol au-dessus de l’Arabie saoudite, dans un but de tromperie - de sorte que s’ils étaient repérés, ils sembleraient se diriger vers ce pays. C’est alors que j’ai reçu un appel de la “Fosse” [QG des FDI à Tel-Aviv] m’informant qu’il y avait un problème avec Hussein ».
Hussein ?
« Le roi Hussein [de Jordanie]. Ce week-end-là, il navigue sur son yacht dans le golfe d’Eilat et appelle son état-major pour lui dire qu’il a vu huit F-16 dans les airs et qu’il doit se mettre en état d’alerte. Des années plus tard, je l’ai rencontré et nous avons évoqué nos souvenirs. Il m’a dit qu’il était sûr que les avions se dirigeaient vers la Jordanie. Il faut savoir qu’à l’époque, les relations entre le CC [centre de contrôle militaire] jordanien et le CC irakien étaient chaleureuses. Et pendant ce temps, j’attends. Nous ne voyions pas les avions sur notre radar, à cause de la façon dont ils volaient. Il y avait un silence radio. Nous gérons donc les choses depuis une table dans la fosse, en fonction de l’heure et de la vitesse prévues. Mais personne ne les voit.
« Il y avait de la tension. Raful est à côté de moi, assis tranquillement. Je surveille la situation en permanence pour voir s’il y a une réaction quelque part, car ce serait le signe que quelqu’un les a découverts [les F-16]. Mais tout est calme. Jusqu’à 45 secondes avant l’attaque, lorsque nous entendons dans les relais qu’ils se préparent à attaquer. C’est alors que le contrôle demande à tout le monde de faire un rapport par radio. Ilan Ramon ne répond pas parce qu’il est apparemment confronté à une force G élevée. Il était le numéro 8 de la formation. Cela a pris environ 30 secondes - un long moment - puis il a répondu, et ils ont tous dit “Charlie”. Cela signifie que nous avons tous attaqué, que la cible a été détruite et que nous sommes sur le chemin du retour en toute sécurité. Le meilleur mot de code que j’aurais pu espérer entendre.
« Trente kilomètres avant leur arrivée, je suis entré en contact avec eux. D’habitude, le commandant de la FAI ne parle pas par radio. L’indicatif du commandant était “César”. J’ai dit : « César, bien joué, bienvenue à la maison, mais la sortie se termine après l’atterrissage ». Vous devez comprendre : l’adrénaline est folle après un tel événement, et lorsque vous rentrez, vous commettez parfois des erreurs parce que vous n’êtes pas attentif. Ils ont donc atterri sans encombre et sont rentrés chez eux le soir même, mais tout cela est resté secret. »
Personne n’était autorisé à dire quoi que ce soit.
« L’accord avec le gouvernement prévoyait que l’information resterait confidentielle. Ce n’est que si les Irakiens annonçaient qu’ils avaient été attaqués que nous l’admettrions. Ce n’est qu’après l’opération que j’ai compris son importance. Plus vous mettez de temps à admettre votre responsabilité, plus l’attente d’une contre-réponse est faible. Et puis je découvre que Begin a fait l’annonce à la radio. Il n’avait parlé ni à Raful ni à moi. C’est une surprise totale pour moi, car nous avions tous gardé le secret. Un problème de confiance avec les pilotes commence à se poser.
« Je me suis retrouvé dans une situation très inconfortable, car je ne pouvais pas dire que le premier ministre avait mal agi. Begin a appris que les pilotes étaient très en colère, et il a donc décidé de se rendre à la base aérienne de Ramat David. Nous nous y sommes promenés avec les pilotes, tandis que les femmes des pilotes, dans les résidences familiales de la base, faisaient des affiches de protestation contre lui. Tout s’est mêlé à la campagne électorale, qui a commencé à tourner en sa faveur. »
(L’élection serrée, qui s’est soldée par une victoire du parti Likoud de Begin, a eu lieu le 30 juin).
En fait, c’est vous qui avez apporté la victoire à Begin.
« On peut dire ça ».
La question qui nous occupe aujourd’hui est celle du projet nucléaire iranien. Que pouvons-nous apprendre de l’attaque irakienne ?
« La question fondamentale concerne l’objectif de l’attaque. L’attaque doit servir la politique. Si vous ne servez pas une politique, vous ne devez pas lancer d’opération militaire. L’objectif est qu’un État ennemi ne devienne pas nucléaire ? Vous ne pouvez pas bloquer la volonté de ses dirigeants de se doter d’une capacité nucléaire. Ce que vous pouvez faire, c’est gagner du temps. Si vous pouvez y parvenir par des moyens non militaires, c’est préférable. L’option militaire devrait être le dernier recours, car elle peut dégénérer en guerre.
« En outre, si je peux gagner du temps en attaquant deux ou trois cibles et que je gagne ainsi trois ou cinq ans, pourquoi ne pas attaquer seulement trois cibles ? Pourquoi dois-je en attaquer 10 ou 20 ? En d’autres termes, ce n’est pas la quantité qui fait la différence, c’est l’objectif - comment gagner un maximum de temps en prenant un minimum de risques ? Je pense que c’était une erreur de mettre fin à l’accord nucléaire [c’est-à-dire que les USAméricains sont revenus sur le plan d’action global conjoint de 2015]. L’objectif est de gagner du temps. Barack Obama l’a fait par le biais d’un accord. Ce n’était pas suffisant, mais le fait est que Netanyahou a exercé des pressions et que Trump s’en est retiré - et les Iraniens sont dans un état bien plus avancé [aujourd’hui] qu’ils ne l’étaient alors. »
Nous revenons au tout début de l’histoire d’Ivry.
« Mes parents sont arrivés de Slovaquie en août 1934 et je suis né un mois plus tard à l’hôpital Hadassah de Tel Aviv », raconte-t-il. « Mon père était comptable et venait d’une famille aisée qui travaillait dans le secteur du bois. Comme il ne trouvait pas de travail, ils ont déménagé à Jérusalem, où ils n’ont pas trouvé de travail non plus. Entre-temps, ils ont commencé à vendre tous les biens qu’ils avaient apportés avec eux - armoires, chandeliers, tout ce qui pouvait rapporter un peu d’argent. De temps en temps, il trouvait un emploi de quelques jours pour cueillir des fruits dans les moshavot (communautés agricoles). Après avoir marché deux fois de Gedera à Jérusalem le jeudi soir après avoir terminé son travail à la ferme, afin d’économiser quelques sous, nous avons déménagé à Gedera.
« Pendant la Seconde Guerre mondiale, mon père a trouvé du travail auprès des Britanniques, mais il a été blessé lorsqu’un camion s’est retourné. Un de ses pieds a été raccourci d’environ 3 centimètres et il a commencé à boiter ; il lui était difficile de travailler. Il n’avait pas d’assurance, il n’y avait pas d’indemnisation, rien. Ma mère a donc commencé à travailler dans des cantines d’ouvriers pour subvenir à nos besoins, puis elle est tombée malade d’un cancer. Lorsque j’ai eu 10 ans, elle avait déjà été malade, s’était rétablie, était retombée malade, avait subi des radiations. Elle est morte le jour de mes 20 ans, en me laissant comme ça. Le jour de mon anniversaire. Des années plus tard, mon fils Gil a lui aussi été tué le jour de mon anniversaire. Ma mère avait 53 ans quand elle est morte, j’avais 53 ans quand mon fils a été tué. Parfois, je n’arrive pas à comprendre ce genre de choses. »
Gil a été tué en 1987 lorsque son F-16 s’est écrasé au cours d’un entraînement. Il avait 27 ans. Jusqu’à présent, Ivry a rarement évoqué cette tragédie en public.
« J’étais à l’époque directeur général du ministère de la défense », explique-t-il. « Après la fin de la guerre du Kippour, j’ai souvent voyagé pour participer aux discussions stratégiques annuelles avec les USAméricains. En général, j’emmenais Ofra dans ces voyages, à mes frais. Nous prenions l’avion pour New York, elle y restait et je me rendais à Washington. Un jour, pendant le petit-déjeuner avec le chef de l’équipe usaméricaine, Amos Yaron, l’attaché de défense israélien, a quitté la pièce pour prendre un appel d’Israël. À son retour, il m’a demandé de l’accompagner hors de la pièce et m’a dit que Gil avait été tué. Je lui ai demandé de ne rien dire à Ofra - je ne voulais pas qu’elle l’apprenne par quelqu’un d’autre. Je suis retourné rapidement à New York et je lui ai annoncé la nouvelle ».
N’avez-vous pas eu des appréhensions lorsque Gil a suivi vos traces ?
« Je n’ai exercé aucune pression sur lui. Il a hésité, mais un grand groupe de ses amis a suivi un cours de pilotage ensemble. À certains moments, il a voulu abandonner le cours, car il pensait qu’il n’était pas fait pour ça. Ils lui ont parlé et il a décidé de rester. C’était un enfant qui avait l’habitude de prendre des décisions par lui-même. Il a également quitté la maison et loué un logement ; il voulait être indépendant. Au début, j’ai eu beaucoup d’appréhension, car la plupart des accidents surviennent dans ces premières années. Par la suite, lorsqu’il était déjà instructeur, je n’ai pas eu peur. Il avait déjà appris à lâcher prise. Il a réussi à partir en voyage en Amérique du Sud, en permission, et il est revenu. Il lui restait encore quelques mois à faire. Il a été tué lors d’un entraînement simulant une situation de guerre, avec la pression de [piloter] un grand nombre de vols. Sans le savoir, il a dépassé le quota de vols autorisés. Malheureusement, il en a fait deux de plus que le nombre autorisé. Après cela, ils ont arrêté ces exercices . »
Vous étiez connu pour votre rigueur en matière de sécurité et d’enquête sur les accidents au sein la FAI. Êtes-vous entré dans les détails dans ce cas aussi ?
« Je n’ai pas pu le faire pour toutes sortes de raisons. Je ne dirai rien d’autre qu’Avihu Ben Nun, qui commandait alors la FAI, n’a même pas pris la peine de venir m’expliquer ce qui s’était passé. Au sein de la famille, nous avons décidé d’essayer de reprendre la vie en main et que chacun d’entre nous continuerait à travailler et à faire ce qu’il avait à faire. Nous en avons parlé avec nos deux autres enfants. Nous avons créé un fonds au nom des anciens membres du personnel de l’établissement de défense qui souffraient de problèmes, et nous y avons investi toutes les indemnités que nous avons reçues, ainsi que des dons. Cela n’a pas été facile pour nous, mais nous avons décidé de continuer à vivre et de ne pas faire d’allégations, d’enquêter ou de nous occuper de cela. Parce que cela ne nous aiderait pas. C’était douloureux, c’était douloureux.
« Toutes sortes de pensées me sont venues à l’esprit. Par exemple, c’est moi qui avais apporté le F-16 à la FAI et il a été tué dans un F-16. Chaque année, nous vivons ces jours terribles avant Yom Kippour [parce qu’il a été tué avant cette fête]. Nous sommes comme tout le monde. Nous avons décidé de neutraliser les choses et de continuer à vivre, pour le bien des autres enfants et en général. La dépression n’aide personne. Le fait même de se plonger dans les choses n’aide personne. Il faut se faire une raison et commencer à vivre du mieux possible. Après la chivah, je suis retourné directement au travail. Il y avait beaucoup de choses à régler. [Yitzhak] Rabin, qui était alors ministre de la défense, m’a rencontré à mon arrivée. Personne ne l’a su, mais nous nous sommes assis tous les deux et nous avons pleuré. Nous avons pleuré à chaudes larmes et n’avons pas pu parler. »
Dix ans plus tard, vous avez accepté de diriger la commission chargée d’enquêter sur la catastrophe de l’hélicoptère [en 1997, lorsque deux hélicoptères de transport de la FAI sont entrés en collision, tuant 73 personnes].
« Ils m’ont vraiment mis la pression, je n’avais pas le choix. Je me suis dit que c’était une décision cruelle : il n’y a pas longtemps, mon fils a été tué, et maintenant vous me donnez une mission comme celle-ci - dans un comité comme celui-ci ? C’était très difficile pour moi. Comment rester objectif, ne pas m’occuper de mon propre bagage. Ce n’était pas toujours possible. Certains jours, les séances étaient ouvertes au public. Un jour, un jeune homme est venu et a dit : “Je la FAI, vous donnez tous des privilèges à vos fils”. Je n’ai rien dit. Par la suite, je lui ai seulement demandé quelle forme cela avait pris en ce qui concerne la catastrophe de l’hélicoptère. Je pense que l’idée de me confier cette responsabilité était que si c’était un père endeuillé qui était impliqué, cela serait perçu comme objectif. Mais ce que j’ai ressenti, c’est que j’allais chaque jour à nouveau à l’enterrement de mon fils. Ces semaines ont été très dures.
En grandissant, Ivry ne pensait pas poursuivre une carrière militaire. « L’armée de carrière n’était pas respectable », explique-t-il. « Être chauffeur chez Egged [compagnie d’autobus] était respectable. À la fin du cours pour pilotes, Ezer Weizman, qui était alors commandant d’escadre, nous a convoqués un par un et nous a poussés à signer pour quelques années supplémentaires. Ils ont fait appel à notre conscience. À l’époque, il y a eu des rapports sur le contrat d’armement tchèque [avec l’Égypte]. C’était l’hystérie. Il est difficile pour les gens d’aujourd’hui de comprendre la détresse et l’insécurité qui régnaient dans ce pays avant 1967. La peur existentielle. Le sentiment qu’Israël ne pourrait pas s’accrocher. Même après avoir signé la première fois, on m’a incité à rester un peu plus longtemps. Ce n’était pas mon intention. »
La guerre des Six Jours - en particulier l’opération préventive et acclamée d’Israël, l’Opération Focus, qui a détruit une grande partie des forces aériennes égyptiennes au sol et a déclenché la guerre - a trouvé Ivry à la base de Hatzor. « À 31 ans, j’étais commandant d’un escadron d’avions de chasse Mirage [de fabrication française] ; à 33 ans, j’ai été nommé commandant de l’Académie de pilotage de la FAI. Le thème de l’attaque des aérodromes était à la base de notre formation. L’idée était de détruire les avions de l’ennemi alors qu’ils étaient au sol. Presque toute la FAI a participé à l’opération Focus. Le problème était que nous n’avions pas assez de pilotes : Je pense que le ratio était d’environ un pour neuf avions. Pendant des années, la force a souffert d’un manque de pilotes. Les résultats obtenus lors de la guerre de 1967 ont été extraordinaires, mais nous avons également perdu un grand nombre de pilotes et d’avions. Dix-neuf avions sont tombés rien que le premier jour, et à la fin de la guerre, 25 % des avions de la FAI avaient été touchés. C’est un chiffre très important.»
On parle peu des pertes subies en 1967. Elles ont été considérables.
« Il faut comprendre quelque chose d’un point de vue stratégique. Certes, nous avons gagné la guerre. Nous avons détruit un grand nombre d’avions au sol. Mais ils [les Égyptiens] ont immédiatement reçu de nouveaux - et bien meilleurs - avions de la part des Russes, ainsi que des missiles sol-air, et nous étions coincés avec un embargo et une force aérienne réduite. Nous nous sommes retrouvés dans une situation où nous avons été pris à la gorge. En termes de puissance aérienne, ils ne pensaient pas avoir perdu du tout. De leur point de vue, c’était : “Vous avez détruit nos avions, mais nos pilotes n’ont pas été blessés”. La FAI est sortie de la guerre auréolée de gloire, et il était apparemment commode pour elle de faire croire au public qu’elle avait détruit les forces aériennes ennemies en trois heures et toutes ces belles histoires - mais dans la pratique, nous nous sommes retrouvés dans une situation très grave. Nous n’avions pas assez de pilotes ni d’instructeurs. »
Avez-vous également dû faire face à des pertes ?
« Bien sûr. J’ai eu six pilotes qui sont tombés, ce qui est beaucoup pour un seul escadron. La guerre d’usure a éclaté peu après. Le canal [de Suez] était soumis à une pression terrible. Les réservistes ont été bombardés. L’activité était intense et l’atmosphère horrible, car on avait l’impression qu’à la maison, tout était normal. »
La fameuse disparité.
« On avait l’impression que personne ne prêtait attention à ce qui se passait là-bas. Les gens tombaient tous les jours. De nombreux réservistes ont commencé à se sentir mal à l’aise. Qu’est-ce que nous sommes, des pigeons ? Nous servons toujours dans les avant-postes et ils traînent dans les cafés [de retour chez eux] et personne ne se soucie de nous. »
* * *
Naturellement, dans les conversations que Haaretz a menées avec Ivry avant le 7 octobre 2023, un temps important a été consacré à la guerre qui avait éclaté exactement 50 ans auparavant, le 6 octobre 1973.
« En mai 1973, Benny Peled a été nommé commandant de la FAI et j’ai été nommé chef de la division aérienne », raconte-t-il. « Il s’agissait d’un poste de haut niveau qui impliquait de coordonner le travail de planification et de dotation en personnel à long terme. Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai appris qu’il n’y aurait pas de guerre en 1973 - et le budget a été réduit. »
Parlez-moi des jours qui ont précédé la guerre.
« Après Rosh Hashanah [le 26 septembre], j’ai eu les oreillons. À mon âge, c’était assez difficile. Je suis tout gonflé, avec une forte fièvre. Les rapports des services de renseignement commencent à s’accumuler au sujet d’une concentration de forces [ennemies] dans le nord. L’attention se portait davantage sur les Syriens que sur les Égyptiens ; les habitants du sud pensaient qu’il s’agissait d’une sorte d’exercice égyptien. Et je reste au lit. Benny passait presque tous les soirs. Le mardi [2 octobre], je lui ai dit : “Écoute, nous devons mobiliser les réserves”. Nous avons reçu l’autorisation d’appeler 3 000 personnes. Le lendemain, j’ai dit à Ofra : “J’aimerais qu’il pleuve sur le plateau du Golan”. Elle pensait que j’avais des hallucinations à cause de la fièvre. Je lui ai dit que s’il pleuvait sur le Golan, la capacité de navigation des chars serait très limitée et qu’il n’y aurait peut-être pas de guerre.
À ce stade, vous avez déjà compris que nous allions vers la guerre.
« Oui. Et mon problème, c’est que je pense que nous ne sommes pas préparés à cela. Vendredi, Benny a réuni tous les commandants de base à Sde Dov [aérodrome près de Tel Aviv]. C’était inhabituel, bien sûr. Le vendredi, veille de Yom Kippour, tout le monde est habituellement en congé. Il a dit : “J’estime qu’il y aura une guerre demain et je demande au gouvernement d’autoriser une attaque préventive”. Certains commandants ont pris cela très au sérieux, d’autres ont pensé que cela faisait partie d’un exercice. Chacun selon sa personnalité. Le lendemain, Benny m’a convoqué à la Fosse à midi. J’étais encore complètement enflé, sous pilules, fiévreux, et tout le monde avait peur de m’approcher.
« Nous avons pris le rapport des services de renseignements de ce matin-là, qui indiquait que la guerre commencerait au crépuscule. C’était très important, car Benny pensait qu’il aurait encore le temps d’avoir une autre discussion. Il a dit qu’entre-temps, une attaque préventive n’avait pas été autorisée. Nous avons donc commencé à décharger les munitions des avions et à les convertir en un ensemble qui pourrait être utilisé à des fins de défense. Et puis, au milieu du déchargement, la guerre a commencé. Je me suis précipité à la Fosse. On nous a dit de faire décoller les avions. Certains d’entre eux étaient armés pour l’attaque et ont largué leur chargement en mer. Où les avions étaient-ils envoyés ? Personne ne le savait. »
Vous avez été pris par surprise.
« Oui. Mais attention : il s’agissait d’une surprise stratégique - car on nous avait dit que la guerre n’aurait pas lieu avant 1975 - mais ce n’était pas une surprise opérationnelle, car quelques jours plus tôt déjà, tout le monde pensait qu’il y aurait effectivement une guerre. Personne ne savait à quel moment, et nous ne savions pas si elle aurait lieu précisément le jour de Yom Kippour, mais nous savions qu’elle allait avoir lieu. En d’autres termes, il y avait des informations, mais il n’y avait pas d’intériorisation. Et c’est l’une des choses les plus difficiles dans toutes les guerres. »
Parmi les documents des archives méticuleusement classées qu’Ivry conserve dans son bureau, on trouve divers résumés de la guerre du Kippour. Il a mené une enquête sur cette guerre dès sa conclusion. « Au total, nous avons effectué 11 200 sorties pendant la guerre et nous avons perdu 109 avions », explique-t-il. « C’est un prix très élevé. Cette guerre a eu des conséquences considérables pour les deux camps. Je vais vous donner un exemple. Lorsque je suis devenu commandant de la FAI [quatre ans plus tard], j’ai eu besoin de commandants de base. Les candidats naturels étaient les commandants d’escadron de la guerre. Et ils avaient été tués. La charge principale reposait sur le personnel de haut rang, les vétérans. Si vous envoyez une formation pour attaquer un convoi en Irak la nuit, elle est dirigée par un lieutenant-colonel. Beaucoup d’entre eux ont tout simplement été tués.3
Et vous les connaissiez tous personnellement.
« Bien entendu, la plupart d’entre eux avaient été mes cadets à l’école de pilotage. Et lorsque la guerre a pris fin, toutes les craintes concernaient d’abord les captifs et les disparus au combat. Pour environ 30 % d’entre eux, nous ne savions pas s’ils étaient vivants ou morts. Cela a créé des situations très difficiles dans les résidences des familles sur les bases. Le principal effort consistait à déterminer qui était en vie et qui ne l’était pas, où ils étaient détenus et dans quel état ils se trouvaient. Par la suite, lorsque les captifs ont été ramenés, nous avons interrogé chacun d’entre eux personnellement. Ils étaient plus de 40. Certains avaient été blessés physiquement, la plupart avaient subi des tortures. »
En 1975, Ivry part faire une licence en ingénierie aéronautique au Technion - Israel Institute of Technology - à Haïfa, qu’il achève. Deux ans plus tard, il devient chef de la FAI. « J’ai pris mes fonctions le 29 octobre », se souvient-il. « J’étais enthousiaste, mais je fais partie de ces gens qui sont moins heureux et plus inquiets pour l’avenir. C’est ma nature. Je savais que je voulais réduire le nombre de pertes. L’approche de Benny était d’attaquer à tout prix, de s’engager dans l’armée de l’air de carrière, de mourir et ce n’est pas grave. J’ai vu cette approche même lorsque son fils s’est éjecté d’un avion pendant la guerre et qu’il était assis à côté de moi. Cela ne fait pas partie de mes valeurs. C’est quoi, “à tout prix” ? Je pense toujours à la façon dont je peux laisser les gens en vie. »
Exactement un an après l’attaque du réacteur irakien, le gouvernement Begin a lancé la première guerre du Liban. Contrairement aux forces terrestres de l’armée, la FAI, sous le commandement d’Ivry, est sortie de la guerre avec une réussite majeure, dont les implications ont été considérables. Certains affirment qu’elles ont été si importantes qu’elles ont contribué à la chute du rideau de fer et à l’effondrement de l’Union soviétique dix ans plus tard.
Ivry : « Le 5 juin 1982, je suis sorti d’une réunion du cabinet et je me suis écrit la note suivante : “Le gouvernement a décidé de confier à Tsahal la mission de mettre toutes les communautés de Galilée hors de portée des tirs des terroristes. Nom de l’opération : Paix pour la Galilée. Pendant l’exécution de l’opération, l’armée syrienne ne doit pas être attaquée, à moins qu’elle n’attaque nos forces. »
« J’ai été très heureux qu’on nous dise d’éviter de frapper les Syriens », poursuit-il. « Tout le monde n’était pas content, certains voulaient une guerre totale. Mais il était clair que cela pouvait très vite dégénérer. En fait, à partir du troisième et quatrième jour, il y a eu des frictions avec les Syriens. Tous les soirs, nous nous rendions au commandement nord. Lors de notre briefing du lundi 7 juin au soir, on nous a dit que le lendemain, nos forces pourraient atteindre l’autoroute Beyrouth-Damas. J’ai reçu des renseignements selon lesquels les Syriens avaient déployé leurs missiles sol-air sur le plateau du Golan. Nous en étions au point où ils disposaient de 19 batteries SAM dans la Bekaa libanaise. À ce stade, j’ai demandé l’autorisation d’attaquer. »
Il s’agissait de l’opération Grillon Taupe, qui visait à détruire les SAM syriens.
« Oui, il y avait une grande tension. A partir du moment où nous avons commencé, tout s’est déroulé dans le calme. J’étais dans le centre de contrôle. »
Décrivez-moi à quoi ça ressemblait.
« Il y a une salle avec une grande table noire au centre, avec une carte de tout le Moyen-Orient, sur laquelle se dressent de petites tours. Chacune représente une structure et possède un indicatif et un code, les vôtres comme ceux de l’ennemi. Vous les voyez toutes. Nous avons commencé à attaquer à 14 heures. Les Phantoms ont attaqué batterie après batterie et sont rentrés chez eux. Puis on voit le côté syrien se vider. Aucun avion. J’ai aussi un moniteur électronique avec des ampoules qui indiquent les batteries SAM. Lorsqu’une batterie cesse de fonctionner, son ampoule s’éteint. Et petit à petit, je vois toutes les ampoules s’éteindre. Je me sens déjà très bien. Du côté syrien, c’est la panique. Ils font décoller des avions, mais nous avons détruit leur radar, de sorte qu’ils [leurs pilotes] ne peuvent rien voir.
« Et je suis en mesure d’envoyer les forces de patrouille qui les attendent à trois endroits, pour les abattre. Le centre de contrôle continue d’être enthousiaste. Quel est le problème ? Cet enthousiasme n’est pas bon. Je n’ai laissé aucun d’entre eux poursuivre Damas. Pour franchir la frontière. Pour donner aux Syriens une excuse pour entrer dans une guerre totale. Nous avons abattu 26 de leurs avions en 30-40 minutes. Sans perdre un seul de nos avions.
« Lorsque j’ai réalisé que l’objectif de destruction des batteries avait été atteint, j’ai donné l’ordre d’arrêter et de ramener nos avions à la maison. Certains d’entre eux avaient encore leur charge utile, et les gens étaient en colère contre moi par la suite. Mais à ce stade, cela ne valait pas la peine de perdre un avion ou de participer à des combats de masse. Lorsque les Syriens ont fait décoller d’autres avions, j’ai dit aux personnes du centre de contrôle : “Attendez, laissez-les aller plus loin, je veux des captifs”. Nous avons abattu et capturé neuf pilotes ce jour-là. Je sais maintenant que si la situation dégénère en guerre générale, j’ai une monnaie d’échange en main. Le lendemain, je suis allé voir les hommes en captivité pour leur dire de ne pas avoir peur, que tout irait bien. Ils étaient en état de choc total. »
Où les avez-vous rencontrés ?
« Dans une installation du Shin Bet [service de sécurité]. Certains étaient blessés. Tous étaient en état de choc. J’ai encore leurs photos. Il y avait un colonel et trois ou quatre lieutenants-colonels. L’un d’entre eux était de la famille Assad. »
En décembre 1982, à l’âge de 48 ans, Ivry a terminé son tour de service en tant que chef de la FAI, a pris sa retraite des FDI et a été nommé président des Industries aérospatiales israéliennes. Deux mois plus tard, cependant, les conclusions de la commission Kahan, qui a enquêté sur les massacres perpétrés dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila pendant la guerre du Liban, sont publiées. La commission recommande de mettre fin au mandat du chef d’état-major Rafael Eitan et, sous la pression de toutes les parties, Ivry accepte d’être nommé pour deux ans à la tête de la direction des opérations de l’état-major général et adjoint du nouveau chef d’état-major, Moshe Levy. Par la suite, Ivry s’est retiré définitivement de l’armée, est retourné à l’IAI et, en 1986, a été nommé directeur général du ministère de la défense, un poste qu’il a occupé pendant toute une décennie. « C’était une sorte d’"ordre d’urgence pour moi », dit-il.
Il s’agissait d’un très long terme, sans équivalent.
« Je pensais le faire pendant deux ans. Après cela, ils m’ont dit
chaque année : “Reste un peu plus longtemps, nous avons besoin de toi”. Lorsque
j’ai pris mes fonctions, j’ai découvert que j’étais censé gérer beaucoup de
choses, dont certaines dont je n’étais même pas au courant : Vanunu [le
dénonciateur nucléaire] ; la fermeture du projet Lavi [pour fabriquer un avion
de guerre israélien] ; l’affaire Pollard ; l’Irangate ; l’affaire Rami Dotan
[impliquant la corruption au sein la FAI]. Des moments stressants, beaucoup de
travail avec la Maison Blanche sur des questions sensibles. J’avais l’impression
d’être dans un magasin de porcelaine. Ensuite, il y a eu la guerre du Golfe. »
La plupart de vos années en tant que directeur général se sont déroulées
sous la direction du ministre de la défense Rabin.
« Nous avions une relation particulière. Tous les vendredis, nous avions une réunion de travail individuelle pour discuter des choses et régler les problèmes. Parfois, nous parlions d’affaires très secrètes ou stratégiques, puis nous faisions participer quelqu’un d’autre à la discussion. Nous nous sommes rencontrés le matin du vendredi 3 novembre 1995. Je lui ai dit : “Écoute, ça fait déjà neuf ans que je suis en poste, il est temps de passer à autre chose”. Il m’a répondu : “Tu as raison, mais j’ai besoin de toi dans la fonction publique. Qu’est-ce qui t’intéresserait ?” Je lui ai proposé quelques options et il m’a dit : “Réfléchissons un peu, viens me voir dimanche et nous verrons ce qu’il faut faire”. J’ai ensuite participé à un événement de consolidation d’équipe au ministère de la défense. Le samedi soir, j’ai reçu un appel m’annonçant qu’il avait été assassiné. »
Comment avez-vous réagi ?
« La première chose qui m’est apparue clairement, c’est que je devais rester dans le système. La deuxième chose, c’était le souci de la paix. Non pas qu’Oslo ait été idéal. [Yossi Beilin et Shimon Peres ont poussé Rabin à faire plus que ce qu’il voulait [pendant ces négociations], et il détestait personnellement le leader palestinien Yasser Arafat, du moins au début. Mais en fin de compte, j’ai cru que sous la direction de Rabin, le processus de paix pouvait progresser, et qu’après l’assassinat, il risquait de s’effondrer. Je n’étais pas sûr que les autres dirigeants parviendraient à le faire avancer. J’avais le sentiment que le coup le plus dur avait été porté aux jeunes générations, qui pensaient que quelque chose était sur le point de changer ici. Un espoir a été brisé. »
* * *
Immédiatement après le 7 octobre, Ivry m’a appelé. Il était urgent qu’il m’avertisse en détail du piège potentiel d’une opération terrestre dans la bande de Gaza. Une centaine de jours plus tard, alors que l’on apprenait qu’un grand nombre de soldats de l’armée israélienne avaient été tués dans l’effondrement de deux immeubles visés par des tirs de grenades du Hamas, je suis retourné sur place pour une nouvelle série de conversations.
« Tout ce que vous aviez prédit est en train de se produire, l’un après l’autre », ai-je dit.
« Malheureusement, nous sommes profondément enfoncés dans le bourbier de Gaza », a-t-il répondu, « et il n’y a pas d’issue raisonnable. Pas plus que pour nos otages ».
Faut-il les ramener à tout prix ?
« L’expression « à tout prix » est assez populiste. Il y a un prix que personne ne sera prêt à payer. Par conséquent, la véritable question qui se pose ici est celle de l’ampleur du prix élevé - et j’insiste sur le mot élevé - que nous sommes prêts à sacrifier. Je suis de ceux qui pensent que les terroristes qui ont du sang sur les mains appartiennent à la catégorie de ceux qui doivent être libérés dans la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons. La libération est une question cruciale. Le temps permettra de s’occuper des terroristes qui seront libérés, ou des dangers qu’ils pourraient représenter à l’avenir - bien sûr, s’il y a un leadership adéquat. À mon avis, une solution qui consiste à [éviter] un danger immédiat a la priorité sur une solution qui implique un danger à long terme. »
Pendant presque toute votre vie, vous avez été occupé à renforcer la puissance stratégique d’Israël. Se pourrait-il que nous ne soyons tout simplement pas aussi forts que nous le pensions ?
« Il y a toutes sortes de guerres. Il y a des domaines dans lesquels nous sommes très forts. Lorsqu’il s’agit de grandes guerres, nous avons de très bonnes réponses. Il y a cependant des domaines dans lesquels nous ne sommes pas assez forts, comme la guérilla ou la guerre terroriste. Nous contrôlons pratiquement toute la Judée et la Samarie et, malgré cela, nous n’avons pas une réponse suffisante [à ce qui s’y passe]. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’une question d’idéologie religieuse, de millions de personnes que vous dirigez. Il n’y a rien que vous puissiez faire. Vous ne pouvez pas menacer un kamikaze de la peine de mort. La véritable solution, en fin de compte, est la résolution de la question palestinienne. Il est impossible d’y échapper. »
Vous avez accompagné Rabin lors des négociations sur les accords d’Oslo.
« Oui, le vendredi matin, les délégations qui revenaient d’Oslo venaient le voir pour faire le point. Je le retrouvais ensuite anxieux, rouge de rage : “Encore une fois, ils n’ont pas écouté ce que je leur ai dit”. Je dirai avec délicatesse que Rabin a souvent eu le sentiment d’avoir été manipulé - à juste titre ou non, je n’en ai aucune idée. Mais il avait le sentiment d’être manipulé, qu’ils [ses interlocuteurs] ne faisaient pas ce qu’il voulait qu’ils fassent, ce qui, d’après ce que j’ai compris, allait à l’origine plus ou moins dans le sens du plan Allon [qui prévoyait l’annexion de certaines parties des territoires occupés, d’autres étant offertes à la Jordanie]. Ce n’est pas par hasard que nous en sommes arrivés à la Maison Blanche, avant la signature des accords, au moment où Rabin a refusé de serrer la main d’Arafat et n’a été convaincu de le faire qu’à la toute dernière minute. C’était un processus très délicat ».
Mais dans l’ensemble, croyiez-vous au processus [diplomatique] avec les Palestiniens ?
« Nous pensions qu’Oslo n’était pas un plan assez bon. Mais personne ne peut dire si Oslo a été un succès ou un échec, parce qu’on ne lui a jamais donné sa chance. En fin de compte, il est impossible d’éluder cette question ; elle doit être résolue. Des accords peuvent être conclus avec d’autres pays, mais en faisant la paix avec l’Arabie saoudite, on ne règle pas le problème. »
Existe-t-il une solution ou sommes-nous dans une impasse ?
« Il n’y a pas d’impasse. Il est vrai qu’aujourd’hui, il faudra plus de temps pour résoudre la situation, parce que l’éducation palestinienne [contre Israël] et l’incitation se sont vraiment approfondies. Du côté israélien aussi, de moins en moins de gens croient en la solution des deux États. Mais en fin de compte, la solution est la démilitarisation d’un État palestinien qui existera à nos côtés. À mon avis, vivre avec une telle entité palestinienne démilitarisée est raisonnable. »
Le courant fondamentaliste a également gagné beaucoup de force en Israël. Regardez la récente conférence sur la recolonisation de la bande de Gaza et l’encouragement à un transfert de population [palestinienne].
« Commençons par le point de vue émotionnel. On ne prend pas en compte les sentiments d’une partie de la nation, [ceux des] familles des otages de Gaza, des soldats qui s’y battent. Ce sont des gens qui ne cessent de crier “Unité ! Ensemble, nous vaincrons”, mais la conférence que vous mentionnez est le plus grand exemple d’anti-unité que je connaisse. C’est une séparation, un clivage par excellence. Deuxièmement, le moment est tout simplement mal choisi. Le monde entier est en train de regarder, se demandant s’il faut laisser Israël continuer à se battre. Vous organisez donc un rassemblement dans lequel vous dites : “Je veux me battre jusqu’au bout”. Vous organisez un rassemblement qui vous empêchera de vous battre jusqu’au bout. C’est d’une connerie totale! »
Eh bien, Ivry, qu’est-ce qu’on fait alors ?
« Les sondages montrent qu’il n’y a aucune confiance dans le gouvernement et que le degré de confiance personnelle dans le premier ministre ne fait que s’éroder. Dans une telle période, il n’y a pas d’autre solution que d’organiser des élections. Cela n’a rien à voir avec la situation de guerre. Au fil du temps, il ne doit pas y avoir de situation de défiance entre la nation et le gouvernement. C’est absolument malsain. Cela crée une situation dans laquelle le gouvernement ne se soucie pas de la nation parce qu’il voit que la nation n’est pas avec lui. S’il [le gouvernement] fait quelque chose qui n’est pas bon pour la nation, la confiance de la nation dans le gouvernement diminue encore plus, et c’est une pente glissante. Il n’y a donc pas d’autre solution, malgré la guerre, que d’organiser des élections. Le plus tôt sera le mieux. »
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