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12/02/2023

ANNAMARIA RIVERA
Comme Clara Gallini nous manque
Une grande anthropologue à sortir des oubliettes

Annamaria Rivera, Comune-Info, 8/2/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Cet article est paru la première fois sous le titre Clara Gallini, antropologa anche di se stessa e dei gatti [Clara Gallini, anthropologue aussi d’elle-même et des chats], dans Nostos, revue de l’Associazione Internazionale Ernesto de Martino n° 3, dicembre 2018

Bien avant l’anthropologie réflexive proposée par Clifford Geertz et certains courants post-modernistes, pour ainsi dire, l’histoire de la discipline a été traversée par un courant, certes minoritaire, qui inclut et explicite la subjectivité de l’anthropologue et les motifs autobiographiques dans le texte et la structure du discours (dans la narration, si l’on veut le dire avec un terme à la mode dont on abuse).

Pour tous, il convient de citer l’œuvre, aussi illustre que controversée, de Michel Leiris, notamment L’Afrique fantôme, parue en 1934. Dans cet ouvrage, l’auteur réalise une sorte de pratique autobiographique de l’ethnographie. Et il affirme ouvertement que c’est précisément par la subjectivité que l’objectivité peut être atteinte. Leiris ébranle ainsi le postulat épistémologique fondamental de l’ancienne démarche scientifique (ou peut-être devrait-on dire scientiste, héritière du positivisme) : celle qui obligeait à cacher le sujet de l’énoncé derrière l’objet de l’énoncé.  Et qui aspirait à la neutralité par le biais d’un texte qui ne se confondait jamais avec le personnel et le subjectif.


 De cette obligation, Clara Gallini s’est souvent moquée, notamment dans certaines de ses œuvres, obtenant néanmoins d’excellents résultats. Je ne fais pas seulement référence à son dernier ouvrage courageux, Incidenti di percorso. Anthropologia di una malattia [Accidents de parcours, anthropologie d’une maladie](Nottetempo, Rome 2016). Ses autres écrits sont également parsemés d’indices autobiographiques, qui n’enlèvent rien à leur valeur anthropologique et, au contraire, rendent son écriture et son style originaux et captivants.

Notamment parce que, lorsqu’elle raconte son histoire avec l’ironie et l’auto-ironie qui lui sont coutumières, elle ne concède rien au narcissisme ; au contraire, elle devient en quelque sorte une anthropologue d’elle-même, pour employer une expression paradoxale.

Elle l’a même fait dans le texte d’un rapport sur Gramsci, préparé pour le Festival dell’Etnografia de Nuoro, qui a eu lieu du 23 au 26 juin 2007. Je le cite, ce document, également parce qu’il m’est particulièrement cher, ayant été précédé d’une dense discussion en ligne entre certains de mes collègues, dont moi-même. Même dans ce texte, Clara parle d’elle ici et là, et d’une manière qui n’est pas du tout suffisante. Comme dans ce passage :

Mes recherches en Sardaigne m’avaient déjà confrontée à l’évidence d’institutions culturelles - par exemple, des festivals, des fêtes foraines - qui se présentaient comme “populaires”, mais qui étaient en fait interclassistes. Ce qui m’a posé pas mal de questions, précisément dans ces années où le “populaire” était trop souvent essentialisé, idéologisé et non étudié comme une production culturelle très complexe.

En parlant d’indices autobiographiques, on pourrait citer de nombreux autres exemples. Je ne m’attarderai que sur deux d’entre eux : Incidenti di percorso, déjà mentionné, et le court essai Divagazioni gattesche  (Divagations cataires, ou chattesques, NdT], contenu dans un recueil de 1991, Tra uomo e animale. Édité par Ernesta Cerulli et publié par la maison d’édition Dedalo (Bari), il rassemble les contributions d’anthropologues illustres : de Bernardi à Cerulli elle-même, de Faldini à Grottanelli, de Lanternari à Tullio Altan.

La raison pour laquelle j’ai choisi Incidenti di percorso comme exemple est assez évidente. Par son écriture lucide et courageuse, Clara démontre ici sa capacité singulière à devenir une véritable observatrice participante d’elle-même et de sa maladie, ainsi que du contexte humain, social, sanitaire et symbolique dans lequel elle était plongée depuis qu’elle était gravement malade.

Paul Klee, Chat et oiseau, 1928. MOMA, New-York

Je m’attarderai également sur Divagazioni gattesche, non seulement parce qu’il est dense en indices autobiographiques, mais aussi parce que le sujet me tient particulièrement à cœur : entre autres, j’ai longtemps partagé une ailurophilie [amour des chats, NdT] prononcée avec Clara. L’un de mes livres les plus récents s’intitule La città dei gatti [La Cité des chats]. Et il s’agit, comme l’indique le sous-titre, d’une anthropologie animaliste (l’oxymore est intentionnel) d’Essaouira, une ville du sud-ouest du Maroc.

Mais il y a une autre raison qui m’incite à mentionner Divagazioni gattesche : le recueil contenant la contribution de Clara date de vingt-sept ans, alors que l’animalisme et l’antispécisme étaient encore pratiquement inconnus en Italie. Pourtant, elle se distingue, parmi d’autres auteurs, par son approche animaliste et, pourrait-on oser, même antispéciste, s’il est vrai qu’elle évoque même l’historicité du concept d’espèce lui-même (ibid. : 102). En même temps, elle se vante, avec son ironie habituelle, de son “observation participante de longue date, à la manière d’un chat, des intrigues historiques qui tissent le grand savoir des anthropologues” (ibid. : 100) et déplore qu’il n’y ait pas d’anthropologie qui montre comment le chat, comme le veau des Nuer, peut servir (comme il le faisait dans un passé lointain) à penser le monde (ibid. : 101).

 Pour en revenir à Incidenti di percorso, il convient de dire qu’en réalité, cette œuvre n’est pas seulement « le récit d’un voyage dans un corps malade » (ibid. : 11), pour reprendre ses mots, mais aussi une véritable autobiographie. Clara, en effet, raconte son histoire à partir de son enfance, avec un récit teinté d’une ironie légèrement mélancolique - comme je l’ai dit, un de ses traits de caractère - et pas du tout complaisant.

 Par exemple, elle ne cache pas du tout ses faiblesses ou la rigidité éducative d’une famille bourgeoise et consciente de sa classe, qui était également complaisante envers le régime de Mussolini. Elle admet également avoir connu Marx et Gramsci « avec un certain retard " »et seulement grâce à son déménagement à Cagliari, sur l’invitation d’Ernesto de Martino en 1959. À l’époque, écrit-elle, elle n’avait lu que Le monde magique, de Martino. « Je n’y comprenais rien », avoue-t-elle honnêtement, si ce n’est qu’« il y avait là quelque chose de fort, de perturbateur, une pensée vivante et active, qui combinait nos vies avec celles des autres » (ibid. : 245).

Comme on le sait, sa formation anthropologique s’est déroulée là-bas, au contact de de Martino et dans cette université qui «  fut pendant quelques années un heureux îlot de savoir «  : s’y rassemblait une intelligentsia, composée principalement de savants provenant de diverses parties du continent, qui était « considérée comme communiste « (ibid. : 251).

« Quand on est vieux et triste, écrit-elle encore dans son œuvre ultime, on reste seul et les relations se réduisent à celles que nous avons avec notre corps et nos différents médecins « (ibid. : 58). En réalité, Clara n’a jamais été seule, pas même pendant la période la plus pénible de sa longue maladie. Elle ne l’a pas été grâce à la présence habituelle de sa chatte Mirina, son interlocutrice depuis vingt ans, mais aussi de celle qui l’a assistée dans ses derniers jours avec le plus grand soin et le plus grand dévouement : une femme d’origine péruvienne, « très vive et très attentive aux choses « (ibid. : 277), qu’elle mentionne à plusieurs reprises dans son œuvre ultime, sous le pseudonyme d’Abilia, lui dédiant même le dernier chapitre.

19/01/2023

ANNAMARIA RIVERA
L’Italie melonienne développe une stratégie migranticide avec la bénédiction de l’Union européenne

Annamaria Rivera, Comune-info, 18/1/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

C’est bien avant l'entrée en fonction de l'actuel gouvernement fascistoïde en Italie, que la délégitimation institutionnelle, voire la criminalisation, a commencé, non seulement des ONG qui pratiquent la recherche et le sauvetage en mer, mais même de toute personne qui, ne serait-ce qu’à titre individuel, accomplit des actes de solidarité avec les réfugiés.   


Voyageuse, par Bruno Catalano

Je rappelle que la campagne contre les ONG a été inaugurée par Frontex, l'Agence européenne des frontières extérieures, qui, en décembre 2016 déjà, accusait les organisations humanitaires opérant en Méditerranée de collusion avec les trafiquants d'êtres humains et de constituer un facteur d'attraction pour les migrant·es qui les inciterait à émigrer.

Elle s'est poursuivie en Italie avec des campagnes de dénigrement, des plaintes, des procès : une stratégie de dénigrement légitimée, entre autres, par Luigi Di Maio, qui, comme on le sait, en 2017, dans un post Facebook, a qualifié les navires des ONG de “ taxis de la mer ”. Il ne fait aucun doute que de tels exemples ignobles venant d'en haut ne font qu'encourager et légitimer l'intolérance et le racisme “d'en bas” (pour ainsi dire).

Il fallait donc s'attendre à ce que le gouvernement le plus à droite de l'histoire de la République apporte une contribution significative à la guerre contre les ONG engagées dans le sauvetage en mer. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé avec le décret-loi du 2 janvier 2023, « Dispositions urgentes pour la gestion des flux migratoires », dite Meloni-Piantedosi*, signée également par les ministres Nordio*, Salvini*, Tajani* et Crosetto*, ainsi que par le président de la République Mattarella : un décret ouvertement destiné à entraver de toutes les façons l'activité des navires des ONG.

Comme on le sait, le décret oblige les navires des ONG à débarquer immédiatement les personnes secourues et les empêche ainsi d'effectuer d'autres sauvetages ou d'intervenir rapidement en cas d'autres signaux de détresse.

En fait, comme le montrent les cas les plus récents, maintenant, grâce au décret, le débarquement ne doit pas se faire vers “l'endroit sûr le plus proche” qui peut être atteint dans le plus court délai possible, mais vers un lieu de débarquement qui prend plusieurs jours de navigation. En outre, le capitaine du navire est tenu de vérifier qui, parmi les naufragés secourus, a l'intention de demander une protection internationale : cela signifie que la demande doit être faite directement sur le navire, de sorte que l'obligation de l'examiner incombe à l’État sous lequel le bateau navigue.

C'est une procédure qui a été rejetée à plusieurs reprises car, selon l'Union européenne et le règlement Dublin III, « lorsque le navire se trouve dans les eaux internationales, aucune demande d'asile ne peut être présentée car elle doit être formalisée par les autorités nationales compétentes, à la frontière et sur le territoire de l'État entendu au sens strict, y compris dans ses eaux territoriales ».

Enfin, selon le décret, si l'ONG engagée dans le sauvetage en mer violait ces fameuses règles, les responsables du navire seraient soumis à une amende pouvant aller jusqu'à 50 000 euros.

Mediterranea en action. Photo Melting Pot

En bref, une grande partie du décret Meloni-Piantedosi est en conflit ouvert avec le droit international et les conventions auxquelles l'Italie est partie, à commencer par la Convention de Genève de 1951 sur les droits des réfugiés et la Convention européenne des droits de l'homme.

Comme nous le savons tous, la Méditerranée est devenue un vaste cimetière aquatique et le canal de Sicile a atteint le sinistre record de frontière la plus meurtrière du monde.

Ce n'est pas seulement la guerre contre les ONG qui a contribué à ce bilan, mais aussi le remplacement de la mission Mare Nostrum, destinée à sauver des vies, par celle appelée Triton, visant le contrôle et la protection des frontières.

Nous sommes aujourd'hui à une époque où même le cadavre d'un enfant gisant sur une plage n'est pas en mesure d'émouvoir et de susciter la pietas collective, comme ce fut le cas en septembre 2015, lorsque l'image du petit Ālān Kurdî, mort précisément de thanatopolitique, a circulé : il était le fils de deux exilés kurdes-syriens, fuyant Daesh et la guerre civile, et donc plus que dignes d’asile.

Pour citer un cas exemplaire, je rappelle que le 11 octobre 2013, 268 réfugiés se sont noyés, dont au moins 60 enfants et un grand nombre de femmes fuyant Alep et d'autres villes syriennes. Après le naufrage de leur bateau, mitraillé par un patrouilleur libyen, les 480 réfugiés syriens ont attendu en vain pendant cinq heures, tandis que Malte et l'Italie se renvoyaient la responsabilité d'intervenir pour les secourir. Un tel crime, pourtant si grave, fut par la suite prescrit.

Actuellement, avec le gouvernement dirigé par Meloni, il y a eu un saut qualitatif qui est un signe avant-coureur de virages autoritaires, ainsi que très dangereux pour le sort et la vie des réfugiés, des personnes issues de l'immigration, mais aussi des Rroms...

Photo Open Arms

En ce qui concerne la contribution des institutions italiennes au massacre des réfugiés et des migrants, il convient de noter que l'un des piliers est le Protocole d'accord entre la Libye et l'Italie, qui légitime ainsi non seulement les massacres en Méditerranée, mais aussi les horreurs perpétrées par les soi-disant garde-côtes libyens et celles qui ont lieu dans les « centres d'accueil des migrants », qui sont en réalité d'authentiques camps de concentration. 

Nous pourrions qualifier de migranticide la stratégie actuelle adoptée par le gouvernement italien et encouragée et/ou approuvée par certaines institutions européennes. Il s'agit d'une stratégie qui donne la priorité à l'externalisation des frontières, au blocage des départs de Libye, et à la prétention de verrouiller même le sud de la Libye en passant des accords avec les pires milices et gangs de trafiquants.

L’hécatombe en Méditerranée est telle et la responsabilité de l'Union européenne est si flagrante que l'on pourrait peut-être se risquer à parler de génocide, ce dernier étant compris comme une forme de massacre unilatéral, en raison de l'appartenance à une certaine collectivité ou catégorie humaine ; ou du moins le considérer comme un crime contre l'humanité.

En outre, nous savons depuis longtemps que le racisme a presque toujours aussi une dimension institutionnelle (Carmichael et Hamilton, 1967). La discrimination courante et l'inégalité structurelle qui en résulte pour certains groupes et minorités ne sont pas seulement le résultat de préjugés “spontanés” et de comportements intolérants de la part du groupe majoritaire, mais aussi - et peut-être surtout - le résultat de lois, de normes, de procédures et de pratiques mises en œuvre par les institutions.

Il convient de souligner que la tendance illustrée par des mesures telles que le décret Meloni-Piantedosi n'est pas propre à l'Italie. Presque partout en Europe, une telle législation est en cours d'élaboration. Qui plus est, l'Union européenne pratique une sorte de sur-nationalisme armé pour défendre ses frontières. Non seulement c'est la cause principale d'un massacre de réfugiés aux proportions monstrueuses, mais cela contribue également à légitimer le racisme “spontané”, à encourager le nationalisme, et donc à favoriser le succès des droites, même extrêmes, comme le montre le cas italien.

Il suffit de dire que rien qu'au cours des dix premiers mois de 2022, entre les décès et les disparitions, il y a eu pas moins de 1800 victimes : un exemple flagrant de ce que j'ai appelé une stratégie migranticide.

Les chiffres que j'ai cités doivent être complétés par ceux relatifs aux décès dus à la faim, à la soif, à la déshydratation, ainsi qu'aux vols, agressions, enlèvements, viols et tortures jusqu'à la mort, infligés aux migrants et aux réfugiés dans des pays tels que la Libye. Cela se passe couramment, notamment dans les centres de détention libyens, véritables camps de concentration, dont beaucoup sont gérés par les milices, avec lesquelles on ^passe des accords : ce sont les mêmes qui gèrent le trafic de réfugiés. Sans parler des brutalités, même mortelles, commises par les bandes qui parcourent le désert entre le Niger, le Mali, le Soudan et la Libye elle-même : même avec ces pays, l'Union européenne et l'Italie signent des accords visant à externaliser leurs frontières, avec la prétention de fermer hermétiquement les cinq mille kilomètres du Sahara.

Pour conclure : surtout aujourd'hui, à l'époque du gouvernement Meloni, nous devrions considérer la centralité de la lutte contre le racisme et la stratégie migranticide qui en découle. Et dites-vous bien que pour vaincre la droite, c'est une question décisive.   

*NdT

Matteo Piantedosi : ministre de l’Intérieur
Carlo Nordio : ministre de la Justice
Matteo Salvini : vice-Président du Conseil, ministre des Infrastructures et des Transports
Antonio Tajani : vice-Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères
Guido Crosetto : ministre de la Défense

 

 

25/12/2022

ANNAMARIA RIVERA
Pouvons-nous nous dire de gauche?

Annamaria Rivera, Comune-Info, 21/12/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Si, au milieu des années 1970, on m’avait posé la question « Quelle identité politique pour le mouvement féministe ? », j’aurais été étonnée. Je vais essayer d’expliquer brièvement pourquoi. Ce que l’on appelle la « deuxième vague » du féminisme s’est répandue en Italie à partir de 1968 et surtout dans les années 70, lorsque l’on a commencé à s’intéresser, entre autres, à des thèmes plutôt nouveaux, comme par exemple tout ce qui concerne le corps et la sexualité. En substance, on aspire à une société qui souligne de manière dialectique les particularités des femmes, mais qui garantit en même temps l’égalité des droits.

« Meloni, va-t-en » : manifestation de Non Una Di Meno, Rome, 26 novembre 2022

La renaissance du féminisme sous la forme d’un mouvement de masse (en gros entre 1975 et 1976) a été favorisée par le fait que beaucoup d’entre nous venaient de l’expérience de 1968 et du militantisme dans les groupes de la Nouvelle Gauche. Cependant, cette dernière n’a pas toujours réussi à échapper à l’idéologie et au dogmatisme, sans compter que certaines femmes (certainement pas moi et les autres membres du collectif “Donne in lotta”) ont été reléguées au rôle d’“anges de la ronéo”, comme on disait sarcastiquement à l’époque. Ce n’est pas par hasard que l’un des slogans féministes les plus criés deviendra : « Camarades dans la lutte, fascistes dans la vie/ cette ambiguïté, mettons-y fin ».

Néanmoins, pour donner l’exemple des Pouilles, où j’ai vécu, au milieu des années 70, des collectifs féministes ont vu le jour dans tous les chefs-lieux et dans de nombreuses municipalités, même petites (à Bari, nous avons fondé le collectif “Femmes en lutte” mentionné plus haut), qui formeront plus tard une coordination régionale.

À l’exception du groupe politique régional dans lequel je militais et de quelques autres, les questions féministes ont d’abord été peu acceptées par la gauche historique et même par une partie de la nouvelle gauche. L’une des raisons théorico-politiques était le fait que la lecture du marxisme dans une clé tendanciellement économiste conduisait à considérer le thème de la libération des femmes comme non pertinent ou secondaire. Mais il y avait des motifs bien plus abjects : ceux qui ont poussé la partie masculine de certains groupes “extra-parlementaires” à mobiliser même leurs services d’ordre contre certaines manifestations féministes.

Plus tard, notre coordination fera partie d’un réseau national de collectifs similaires. Ce qui l’a distinguée, c’est la rupture avec l’émancipationnisme et la prise de distance avec la “pensée de la différence”, mais aussi l’aspiration à articuler dialectiquement le féminisme avec le marxisme. Et ce, à l’instar des féministes matérialistes, telles que les sociologues françaises Colette Guillaumin et Christine Delphy, ainsi que l’anthropologue italienne Paola Tabet, qui s’inspirent à leur tour de Simone de Beauvoir, laquelle avait opéré une refondation théorique décisive du féminisme, en adoptant une perspective philosophique à la fois matérialiste et existentialiste.

Pour elles, comme pour nous, il était clair que la dimension de la condition de classe ne pouvait être négligée : un facteur fondamental de discrimination et d’inégalité, même de type sexiste et raciste. D’une part, notre réseau de collectifs a pu faire un travail politique systématique même parmi les travailleuses, les vendeuses, etc. En bref, nous pensions que, en tant que féministes, on ne pouvait être que résolument et de manière cohérente de gauche, malgré les défauts de la gauche organisée, y compris d’une partie de ce qu’on appelait alors la nouvelle gauche.

Au cours de ces années, il y a eu une succession de gouvernements dirigés par des chrétiens-démocrates, certains avec le soutien extérieur du PCI. Néanmoins, en 1974, nous avons gagné le référendum sur le divorce, de sorte que la loi Fortuna-Baslini (du 1er décembre 1970, n° 898), qui l’avait institué, est restée en vigueur. En 1975, la réforme du droit de la famille est adoptée, qui établit l’égalité, du moins formellement, entre les époux, mais aussi la loi créant les centres de planning familial. Plus tard, en 1978, nous obtiendrons la loi 194, sur l’interruption volontaire de grossesse.

Et tout cela, c’est aussi grâce à nos luttes et à notre “travail politique” ; grâce au fait que nous étions résolument de gauche et que nous savions choisir les bonnes alliances au bon moment : par exemple, dans le cas du référendum sur le divorce, nous nous sommes rangées du côté du Parti radical et du Parti socialiste, tandis que le PCI était orienté vers des négociations avec la DC.

Il faut dire qu’à cette époque, malgré tout, l’un des mécanismes fondamentaux de la démocratie a fonctionné : le cercle vertueux entre les revendications, les luttes sociales et l’obtention d’une partie au moins de ce qui était revendiqué.  Il faut ajouter que l’un des grands mérites du féminisme des années 70 résidait dans le travail rigoureux et constant de démasquage et de dénonciation du neutre-masculin-universel.

En passant, et à propos d’être résolument et constamment de gauche, il faut dire que, aussi appréciable soit-il, tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent n’est pas comparable à l’extraordinaire et courageux soulèvement qui a éclaté en Iran immédiatement après le meurtre de la jeune femme kurde Masha Amini, tuée après avoir été arrêtée par la police parce qu’elle portait mal son foulard. Le soulèvement iranien est une insurrection qui, bien que voulue et dirigée par des femmes, principalement jeunes, a aussi admirablement réussi à impliquer un certain nombre d’activistes masculins. Ces derniers, à leur tour, sont bien conscients que le combat pour les droits des femmes est aussi un combat pour leur propre liberté et donc contre la légitimité politique de la sinistre République islamique, caractérisée, entre autres, par une authentique fureur misogyne. Il s’agit également d’un soulèvement de masse qui, bien qu’il ait coûté jusqu’à présent des centaines de morts, des milliers d’arrestations, des dizaines de condamnations à mort et même d’horribles pendaisons, résiste avec une ténacité et un courage décidément admirables, sous le slogan « Femme, Vie, Liberté ».

Et à propos de l’importance du “travail politique” et des soulèvements de masse : je pense que si aujourd’hui, le liguisme et les autres formations de droite, même extrêmes, sévissent dans les classes subalternes et dans les quartiers populaires, c’est aussi parce que la gauche les a abandonnés. J’ai trouvé des analogies troublantes avec ce que Hannah Arendt a écrit dans Les origines du totalitarisme (1948), en se référant notamment aux années précédant le nazisme. Arendt a parlé d’un processus de dissolution des classes en faveur de la plèbe, qui, en raison principalement, mais pas seulement, de la crise économique, avait été formée par les déclassé·es des couches sociales les plus variées.

À cet égard, même si nous nous limitons au contexte romain, nous pourrions dresser une longue liste d’épisodes graves de racisme et de sexisme, même violents, qui se sont produits au cours des décennies : favorisés, certes, par des politiques de logement, d’urbanisme et, plus généralement, sociales irréfléchies, mais également fomentés avec art par des entrepreneurs politiques du racisme, en particulier par des formations d’extrême droite. Habituellement, ce type de violence raciste est rangé sous la formule, aussi trompeuse qu’abusive (même à gauche), de “guerre entre pauvres”, comme je l’ai écrit à plusieurs reprises.

Ainsi, aujourd’hui, à l’heure du gouvernement le plus à droite de l’histoire de la République, en substance un gouvernement clérical-fasciste, comme on aurait dit autrefois, paradoxalement dirigé par une femme, il serait encore plus important de nous définir de manière cohérente comme étant de gauche, en cherchant à transcender ce qu’est la vraie gauche aujourd’hui, sa quasi-inexistence et ses erreurs, afin de contribuer à sa renaissance et à sa refondation pour lesquelles notre contenu féministe spécifique est fondamental. D’autant plus que nous sommes aujourd’hui au bord du gouffre : le racisme, le sexisme et l’homophobie sont des éléments structurels de la politique et de la propagande du gouvernement actuel. Une propagande bien pensée et bien payée qui est devenue aujourd’hui, comme dans les régimes totalitaires, un instrument de gouvernement et, en même temps, de manipulation des masses tendant à devenir des plébéiens, comme on l’a dit : les deux dimensions deviennent de plus en plus interchangeables, voire coïncident, ainsi que la violation constante du principe démocratique de la séparation des pouvoirs.

Que l’on pense au liguiste Matteo Salvini, actuellement ministre des Infrastructures et des transports, en réalité un autocrate, pourrait-on dire, qui ne fait rien d’autre qu’édicter des règles et des lois purement racistes, qui, renouant avec des traditions néfastes, lance ses proclamations scabreuses depuis les terrasses des lieux institutionnels. En bref, c’est quelqu’un qui a déjà franchi le seuil du tournant autoritaire pour se rapprocher dangereusement du tournant nazi-fasciste.

Il convient de rappeler que ce qui caractérise ce gouvernement, c’est non seulement le racisme le plus explicite, mais aussi l’homophobie et le sexisme. Lorenzo Fontana, actuel président de la Chambre des députés, en est un bon exemple : catholique fondamentaliste, anti-avortement, partisan de la famille “naturelle”, hostile aux droits des personnes lgbtqx, mais aussi des femmes, considérées, par essence, comme des “incubatrices de la Patrie“.

De plus, le racisme-sexisme, parfois soutenu ou toléré par les alliés du gouvernement, est souvent combiné avec l’affichage d’une idéologie cléricale à l’ancienne, aussi instrumentale et fétichiste soit-elle. Il suffit de considérer l’affichage de Salvini, parmi beaucoup d’autres, lors d’un rassemblement à Milan le 18 mai 2019.  Quelques jours auparavant, il s’était montré avec une mitraillette à la main ; à cette occasion, il a exhibé un chapelet depuis la scène, citant les saints patrons de l’Europe et confiant le succès de son parti au “cœur immaculé de Marie”.  Ce genre d’étalage de bondieuseries, destiné à capter le consentement de la plèbe (pour citer à nouveau Hannah Arendt), s’est multiplié.

Pour revenir au féminisme, il faut dire que Non Una di Meno [Pas Une De Moins] en particulier a le grand mérite non seulement d’avoir dépassé le séparatisme (qui caractérisait une partie du féminisme dans les années 70), mais aussi d’avoir intégré la question Lgbtqia+ (et les personnes en chair et en os) et d’avoir su mettre au centre la question et la pratique de l’intersectionnalité entre spécisme, sexisme et racisme. Elle a donc, potentiellement, la capacité d’attirer un nombre significatif de personnes ; et donc de contribuer à la refondation d’une gauche - de base, disons - qui dépasse ses limites traditionnelles : non seulement son économisme, mais aussi son manque d’intérêt pour les droits des personnes Lgbtqia+ et la condition des non-humains. En effet, je crois - comme je l’ai écrit à plusieurs reprises - que le spécisme est à l’origine du sexisme et du racisme. Et que c’était/est la bestialisation des animaux qui est le modèle de la bestialisation de certaines catégories d’humains.

C’est pourquoi je déteste le slogan “Restons humains”, qui est devenu omniprésent même dans les manifestations antiracistes, notamment celles contre les massacres de réfugiés en Méditerranée. En réalité, l’espèce humaine est la seule espèce d’hominidés capable de massacres, de guerres, de génocides, de pogroms et de féminicides de masse délibérés et planifiés.  Je pense que la notion d’assujettissement, proposée par Edgar Morin (1985), est également utile pour rendre compte de l’exploitation et de la continuité entre les dynamiques du spécisme, du sexisme, du racisme, mais aussi du capitalisme.

Il suffit de faire quelques considérations apparemment divergentes : 1. le racisme et la discrimination qui en découle sont parfaitement fonctionnels à l’exploitation de la main-d’œuvre “immigrée”, qui va jusqu’à être réduite à des conditions de quasi-esclavage ou carrément à l’esclavage ; 2. de l’aveu même d’Hitler, les camps d’extermination nazis avaient pour modèle les fermes industrielles et les abattoirs.  

Enfin, en tant qu’anthropologue que je suis, permettez-moi de conclure par une citation savante. Dans son célèbre discours de commémoration de Rousseau, prononcé en 1962, Claude Lévi-Strauss affirmait que c’est par la séparation radicale de l’humanité et de l’animalité que l’homme occidental moderne a inauguré le “cycle maudit” sur lequel s’appuiera plus tard l’exclusion des groupes humains les uns après les autres de la sphère de l’humanité et la construction d’un humanisme réservé à des minorités de plus en plus restreintes.

 

 

25/11/2022

ANNAMARIA RIVERA
Les Italiens veulent-ils du racisme ?

Annamaria Rivera, Commune-Info, 24/11/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Le nouveau gouvernement fascisant italien, le plus à droite de l'histoire de la République, a promis, entre autres, le retour aux décrets-sécurité, dans le but de lutter contre « l’immigration irrégulière ». Comme il était tout à fait prévisible, Giorgia Meloni a ensuite réaffirmé fermement la ligne dure du nouveau gouvernement : « En matière de sécurité et de lutte contre l'immigration illégale, les Italiens se sont exprimés aux urnes, en choisissant notre programme et notre vision ».

Détail d'une photo de Francesca Maceroni tirée de la page Facebook d'Amnesty International relative aux manifestations contre le renouvellement du Mémorandum Italie-Libye

À bien des égards, le gouvernement Meloni a trouvé la voie déjà tracée pour une stratégie qui soit conforme à son propre style, bien qu'elle ne soit pas du tout l'œuvre exclusive de la droite. Pour ne citer que quelques exemples, le nouveau régime frontalier qui s'est imposé en Europe a déjà produit non seulement une hécatombe véritable, perpétuelle, mais aussi la prolifération et même l’externalisation des centres de détention pour migrants, dans lesquels, dans de nombreux cas, sont enfermés même des demandeurs d'asile et des mineurs.

Les conditions de ces camps – souvent équipés de cages et de barbelés, et contrôlés par les forces de l'ordre et des militaires armés - ont été condamnées par la Cour de Strasbourg elle-même. Dans certains pays, comme l’Italie, ce sont des institutions totalement abusives, car elles violent la Constitution et l'État de droit. Cependant, elles sont aussi l'œuvre de la gauche « modérée » : la loi qui les a instituées, la loi n ° 40 du 6 mars 1998, est également appelée Turco-Napolitano par les noms de la ministre de la Solidarité sociale de l'époque, Livia Turco, et du ministre de l'Intérieur de l'époque, Giorgio Napolitano.

Un tel système pour le moins répressif s'est également renforcé grâce aux accords bilatéraux avec des pays de l'autre côté de la Méditerranée, auxquels une grande partie du « travail sale » est déléguée. Comme on le sait, l’Italie a perpétué les accords de coopération même avec un pays comme la Libye, qui, de surcroît - nous l'avons rappelé à plusieurs reprises – n'a pas de lois sur l'asile, pratique de très graves violations des droits humains, et n'a même pas signé la Convention de Genève de 1951.

La Libye, étape incontournable surtout pour les migrants et les réfugiés subsahariens, est un véritable enfer. Comme et pire qu'à l'époque de Kadhafi, les pratiques encore courantes sont les arrestations arbitraires, le travail forcé, l'exploitation esclavagiste, les déportations, les rackets, les tortures, voire les viols : des horreurs dont l'apothéose est constituée par l'enfer de la prison de Koufra. La seule différence, c'est qu’aujourd' hui, ce sont les milices armées qui « dirigent » les centres de détention et qui commettent les atrocités auxquelles j'ai fait allusion.

D’autre part, dans la plupart des pays européens, l’usage politique et idéologique du cliché de l’« invasion » se répand de plus en plus, de même que des rhétoriques telles que celles des migrants comme source d’insécurité et d’appauvrissement des « nationaux » ainsi que de la « clandestinité » comme synonyme de criminalité : largement utilisées même par des institutions, même par certains partis de gauche, même « modérée », ainsi que – cela va sans dire– par des formations populistes, de droite et d'extrême droite, qui connaissent aujourd'hui en Europe une ascension impressionnante, bien illustrée par la victoire de Meloni.

En particulier, le bobard de l’« invasion » et de la « marée montante » est une fausse évidence typique : comme on le sait, la part prépondérante des flux migratoires part des pays du Sud du monde pour se diriger vers d'autres pays du Sud.

Du côté des institutions, dans une partie des pays de l'Union européenne prévaut une approche de type “urgentiste” : conséquence, entre autres, du fait que, en réalité, migrations et exodes n'ont pas été intégrés - je dirais « élaborés » – pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire comme tendances structurelles de notre temps.

Cela explique aussi pourquoi le racisme tend à devenir « idéologie répandue, sens commun, forme de la politique », pour citer Alberto Burgio (Critique de la raison raciste, DeriveApprodi, 2010). Et il ne s'agit pas du retour à la surface de l'archaïque, mais d'une des phases de la réémergence récurrente du côté obscur de la modernité européenne.

05/11/2022

ANNAMARIA RIVERA
Italie : le racisme d’en haut ne date pas d’hier
La “gauche” a bien préparé le terrain à la camerata* Melino, pardon, Meloni

 Annamaria Rivera, Comune-Info, 1/11/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Dès sa prise de fonction, la nouvelle Première ministre italienne a ouvertement montré à quel point l'inspiration et les actions du gouvernement le plus à droite de l'histoire de la République italienne seront fascistoïdes.

C’est une tautologie de relever que l'une des cibles du nouveau gouvernement seront les personnes immigré·es et réfugié·es, même les plus “respectables” : il suffit de dire que lors des réponses à la Chambre des députés pour le vote de confiance à son gouvernement, Giorgia Meloni a tutoyé le seul député “de couleur” (comme elle dirait), à savoir Aboubakar Soumahoro, de la Gauche italienne et des Verts, en plus de s’être trompée sur son nom [« Souhomoro…Soumahoro, excuse-moi… »].

La gauche, en particulier la gauche “modérée”, porte une responsabilité considérable dans l'impensable victoire de l'extrême droite, pour de nombreuses raisons et non des moindres, celle d'avoir négligé, minimisé, banalisé l'importance décisive de la lutte contre le racisme et pour l'intégration et les droits des personnes immigrées et réfugiées. Et cela même de la part de certain·es chercheurs·se et intellectuel·les de gauche, qui critiquent souvent les politiques d'immigration et d'asile les plus infâmes, mais au nom de la raison utilitaire et selon une vision instrumentale : l'accueil des personnes immigrées et réfugiées servirait à contrecarrer le déclin démographique, et donc le déclin de l'Italie, et à sauver des secteurs fondamentaux de notre économie qui dépendent du travail, souvent servile, de la main-d'œuvre immigrée.


Ces arguments - qui, à première vue, semblent réalistes et convaincants face à ceux qui craignent l’“invasion” - risquent en réalité, même si c’est involontaire, de confirmer le statu quo de l'exploitation extrême et d'évoquer le stéréotype des femmes immigrées et réfugiées comme “incubatrices de la patrie” des autres. C'est également la raison pour laquelle l'émergence d'un mouvement indépendant et autoorganisé de militant·es immigr·ées et réfugié·es doit être encouragée par tous les moyens possibles.

Déjà dans mon essai de 2009 (Regole e roghi. Metamorfosi del razzismo, Dedalo, p. 216 p), j’avais, avec une certaine ironie, défini racisme démocratique ou respectable ce racisme sournois et hypocrite qui surgit des entrailles de la zone autrefois connue comme étant de gauche. Et ce également pour le distinguer du racisme institutionnel et du racisme “spontané”, déclaré et décomplexé.

Il est absolument évident que, surtout avec le gouvernement Conte I, dit “facho-étoilé”, la dialectique perverse entre le racisme institutionnel et le racisme “populaire”, sur laquelle j'écris depuis de nombreuses années, a atteint son apogée. Et ce, non seulement en raison d'une production législative elle-même ouvertement sécuritaire et discriminatoire, qui ne fait que titiller, légitimer et alimenter le sens commun d’intolérance et les sentiments diffus d'hostilité généralisés envers les autres. Mais aussi grâce à l'utilisation d'une stratégie de propagande bien pensée et bien payée, qui est désormais devenue, comme dans les régimes totalitaires, un instrument de gouvernement et, en même temps, de manipulation des masses : les deux dimensions deviennent de plus en plus interchangeables, voire coïncident, allant de pair avec la violation constante du principe démocratique de la séparation des pouvoirs.


 C'est aussi en raison de cette dialectique que les actes de racisme “spontané”, si l'on peut dire, se multiplient selon le mécanisme bien connu par lequel la frustration, le ressentiment et la rancœur (qui sont souvent un effet des conditions sociales vécues) sont dirigés vers le bouc émissaire du moment, généralement le plus méprisé, le plus vulnérable et le plus altérisé. Cela a favorisé le développement du racisme, même dans les régions traditionnellement “rouges”.

Néanmoins, la pente suivie, dangereuse pour la survie de la démocratie elle-même, est aussi le résultat - qui aujourd'hui sera sûrement poussé à l'extrême par le gouvernement Meloni - du travail des gouvernements passés, pas seulement du plus récent et pas seulement de centre-droit. Je rappelle que c'est sous le premier gouvernement Prodi qu'a eu lieu, le 28 mars 1997, le massacre d'une centaine de réfugiés albanais de Katër i Radës, pour la plupart des femmes et des enfants, tou·tes fuyant la guerre civile. Comme on le sait, le petit patrouilleur, débordant de réfugié·es, a été éperonné dans le canal d'Otrante par la corvette Sibilla de la Marine, qui, sur ordre d’en haut, devait les empêcher de débarquer. Le gouvernement, en effet, avec le rôle décisif de Giorgio Napolitano, avait décrété, en accord avec l'Albanie, un blocus naval consistant en une barrière de navires de guerre, sévèrement critiqué par le HCR comme illégal.


C'est sous le même gouvernement Prodi qu'a été approuvée la loi dite Turco-Napolitano, n° 40 du 6 mars 1998, qui, entre autres, a institué pour la première fois, avec les Centres de séjour temporaire et d'assistance, la détention administrative [dite “rétention”] en tant qu’instrument ordinaire, non validé par l'autorité judiciaire. Ce type de détention est réservé aux immigrées “irrégulières” soumises à des mesures d'expulsion ou de rapatriement forcé. Dès leur inauguration, les CPTA (généralement appelés CPT et aujourd'hui CIE) ont causé jusqu'à huit décès, ce qui en dit long sur l’assistance dont bénéficiaient les personnes “retenues”.

En effet, la tendance prévaut, dans la conscience collective comme chez de nombreux locuteurs médiatiques (même ceux qui se considèrent comme antiracistes), à évacuer les antécédents, le développement, le caractère cyclique et, en tout cas, la longue durée du néo-racisme à l'italienne.


Ce n'est certainement pas la première fois que le racisme verbal le plus grossièrement biologisant s'exprime dans notre pays. Pour ne pas remonter trop loin dans le temps, on peut citer l'année 2013, qui a vu un retour déconcertant de la “race”, évoquée par des topoï semblables à ceux que l'on pouvait trouver dans les publications populaires au service de la propagande fasciste : en premier lieu, le motif récurrent assimilant les “nègres” à des singes, avec le corollaire typique des bananes.

Au cours de cette année, les moqueries et les insultes se sont intensifiées, visant les footballeurs d'origine subsaharienne ou étrangère, ou “seulement” méridionaux, mais surtout la ministre de l'Intégration de l'époque, Cécile Kyenge, objet d'attaques racistes incessantes. L'une des plus graves, également en raison de la position institutionnelle occupée par l'orateur, a été celle prononcée par Roberto Calderoli qui, en tant que vice-président du Sénat, a osé comparer la ministre à un orang-outan.


Vingt ans après la loi Turco-Napolitano, c'est de même un gouvernement dit de centre-gauche qui a voté les deux lois d'avril 2017, toutes deux unies par une idéologie sécuritaire et répressive : la loi 46, dite Minniti-Orlando (« Dispositions urgentes pour l'accélération des procédures en matière de protection internationale, ainsi que pour la lutte contre l'immigration illégale ») et la loi 48, dite Minniti (« Dispositions urgentes sur la sécurité dans les villes »). Ce sont ces deux mesures législatives qui ont constitué le modèle de la loi n° 132, du 1er décembre 2018, qui, fermement souhaitée par Salvini, chevauche, et ce n'est pas un hasard, les questions de sécurité et d'immigration, exaspérant le caractère répressif-raciste-sécuritaire, au point d'être clairement inconstitutionnelle, de l'avis de pas mal de juristes.

Et c'est sous le même gouvernement Gentiloni que, principalement sur ordre du ministre de l'Intérieur, des accords ont été conclus avec des bandes criminelles libyennes et que “Désert rouge” a été inauguré, une opération militaire au Niger visant à bloquer l'afflux de réfugiés du sud vers les côtes libyennes. Au cours de cette même législature, le processus de délégitimation des ONG s'est intensifié, également de la part du gouvernement : le Code de conduite adopté par Minniti, avec ses contre-mesures et ses sanctions, les a en effet empêchées d'effectuer des opérations de recherche et de sauvetage, transférées formellement aux tristement célèbres garde-côtes libyens.

Quant aux agressions racistes, allant jusqu'au meurtre et au massacre, contre des personnes immigré·es, réfugié·es et/ou altérisé·es, elles ponctuent inexorablement au moins les quarante dernières années de l'histoire italienne. C'est dans la nuit du 21 au 22 mai 1979 à Rome qu'Ahmed Ali Giama, un citoyen somalien de 35 ans - ancien étudiant en droit à l'université de Kiev, puis réfugié politique ayant fui la féroce dictature de Mohammed Siad Barre - a été brûlé vif par quatre jeunes Italiens alors qu'il dormait sous le portique de Via della Pace, près de Piazza Navona. Malgré les témoignages détaillés de sept personnes, qui sont sorties d'un restaurant voisin, les quatre accusés furent acquittés par la Cour de cassation.


Pour citer un autre cas glaçant, le 9 juillet 1985, à Udine, Giacomo Valent, seize ans, a été tué de soixante-trois coups de couteau par deux de ses amis de lycée, âgés de quatorze et seize ans, qui étaient ouvertement néonazis. Fils d'un fonctionnaire d'ambassade et d'une princesse somalienne, Giacomo était constamment traité de “sale nègre” en raison de ses cheveux frisés et de sa couleur de peau ambrée, mais aussi de ses opinions de gauche. Cette affaire et d'autres montrent que la discrimination et le racisme (pouvant aller jusqu'au meurtre) n'épargnent même pas les personnes parfaitement intégrées.

Le meurtre de Jerry Masslo, un réfugié politique sud-africain contraint de travailler dans des conditions proches de l'esclavage pour récolter des tomates dans la campagne de Villa Literno afin de survivre, est plus connu. Ce meurtre, perpétré le 20 septembre 1989 par une bande de jeunes braqueurs, racistes de surcroît, a été suivi de la première grève des migrants contre le caporalato [système des caporali, recruteurs mafieux de main d’œuvre faisant office de contremaîtres et garde-chiourme, NdT] et d'une manifestation nationale qui a rassemblé au moins deux cent mille personnes, inaugurant le mouvement antiraciste italien.

Aujourd'hui encore, on continue à parler paresseusement de “guerre entre les pauvres”, alors que la dialectique perverse entre racisme institutionnel et racisme “populaire”, souvent impulsé par des formations néo-fascistes et/ou la Ligue du Nord, semble avoir atteint son paroxysme. 

Sans parler de la tendance à ramener un phénomène complexe comme le racisme à la "haine" ou à la "peur" et de la réitération de slogans impolitiques et moralisateurs comme l'obsessionnel "Restons humains" : aussi anthropocentrique qu'impolitique, comme je l'ai écrit à plusieurs reprises.

Il faut espérer que la gauche comprendra le caractère absolument central de la lutte contre le racisme et pour les droits des personnes migrantes et réfugiées, en pratiquant un antiracisme solidaire et radical, et en s'opposant ainsi de manière décisive au gouvernement le plus à droite de l'histoire de la République.

NdT

*Camerata : terme correspondant à l’allemand Kamerad, équivalent fasciste et nazi du terme français Camarade (ital. Compagno, all. Genosse), utilisé, lui, uniquement dans les milieux de gauche, à l’exception du PPF, le parti fasciste fondé par l’ancien communiste Jacques Doriot en 1936.

Images : affiches de la campagne contre les clichés racistes de la Fondation contre le racisme et l’antisémitisme (GRA) lancée en 2003 en Suisse, qui se voulait « délibérément choquante et déstabilisante » et « entendait faire réagir le public ». Elle suscita des controverses, ce qui était le but recherché.