Affichage des articles dont le libellé est Méditerranée cimetière de migrants. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Méditerranée cimetière de migrants. Afficher tous les articles

19/01/2023

ANNAMARIA RIVERA
L’Italie melonienne développe une stratégie migranticide avec la bénédiction de l’Union européenne

Annamaria Rivera, Comune-info, 18/1/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

C’est bien avant l'entrée en fonction de l'actuel gouvernement fascistoïde en Italie, que la délégitimation institutionnelle, voire la criminalisation, a commencé, non seulement des ONG qui pratiquent la recherche et le sauvetage en mer, mais même de toute personne qui, ne serait-ce qu’à titre individuel, accomplit des actes de solidarité avec les réfugiés.   


Voyageuse, par Bruno Catalano

Je rappelle que la campagne contre les ONG a été inaugurée par Frontex, l'Agence européenne des frontières extérieures, qui, en décembre 2016 déjà, accusait les organisations humanitaires opérant en Méditerranée de collusion avec les trafiquants d'êtres humains et de constituer un facteur d'attraction pour les migrant·es qui les inciterait à émigrer.

Elle s'est poursuivie en Italie avec des campagnes de dénigrement, des plaintes, des procès : une stratégie de dénigrement légitimée, entre autres, par Luigi Di Maio, qui, comme on le sait, en 2017, dans un post Facebook, a qualifié les navires des ONG de “ taxis de la mer ”. Il ne fait aucun doute que de tels exemples ignobles venant d'en haut ne font qu'encourager et légitimer l'intolérance et le racisme “d'en bas” (pour ainsi dire).

Il fallait donc s'attendre à ce que le gouvernement le plus à droite de l'histoire de la République apporte une contribution significative à la guerre contre les ONG engagées dans le sauvetage en mer. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé avec le décret-loi du 2 janvier 2023, « Dispositions urgentes pour la gestion des flux migratoires », dite Meloni-Piantedosi*, signée également par les ministres Nordio*, Salvini*, Tajani* et Crosetto*, ainsi que par le président de la République Mattarella : un décret ouvertement destiné à entraver de toutes les façons l'activité des navires des ONG.

Comme on le sait, le décret oblige les navires des ONG à débarquer immédiatement les personnes secourues et les empêche ainsi d'effectuer d'autres sauvetages ou d'intervenir rapidement en cas d'autres signaux de détresse.

En fait, comme le montrent les cas les plus récents, maintenant, grâce au décret, le débarquement ne doit pas se faire vers “l'endroit sûr le plus proche” qui peut être atteint dans le plus court délai possible, mais vers un lieu de débarquement qui prend plusieurs jours de navigation. En outre, le capitaine du navire est tenu de vérifier qui, parmi les naufragés secourus, a l'intention de demander une protection internationale : cela signifie que la demande doit être faite directement sur le navire, de sorte que l'obligation de l'examiner incombe à l’État sous lequel le bateau navigue.

C'est une procédure qui a été rejetée à plusieurs reprises car, selon l'Union européenne et le règlement Dublin III, « lorsque le navire se trouve dans les eaux internationales, aucune demande d'asile ne peut être présentée car elle doit être formalisée par les autorités nationales compétentes, à la frontière et sur le territoire de l'État entendu au sens strict, y compris dans ses eaux territoriales ».

Enfin, selon le décret, si l'ONG engagée dans le sauvetage en mer violait ces fameuses règles, les responsables du navire seraient soumis à une amende pouvant aller jusqu'à 50 000 euros.

Mediterranea en action. Photo Melting Pot

En bref, une grande partie du décret Meloni-Piantedosi est en conflit ouvert avec le droit international et les conventions auxquelles l'Italie est partie, à commencer par la Convention de Genève de 1951 sur les droits des réfugiés et la Convention européenne des droits de l'homme.

Comme nous le savons tous, la Méditerranée est devenue un vaste cimetière aquatique et le canal de Sicile a atteint le sinistre record de frontière la plus meurtrière du monde.

Ce n'est pas seulement la guerre contre les ONG qui a contribué à ce bilan, mais aussi le remplacement de la mission Mare Nostrum, destinée à sauver des vies, par celle appelée Triton, visant le contrôle et la protection des frontières.

Nous sommes aujourd'hui à une époque où même le cadavre d'un enfant gisant sur une plage n'est pas en mesure d'émouvoir et de susciter la pietas collective, comme ce fut le cas en septembre 2015, lorsque l'image du petit Ālān Kurdî, mort précisément de thanatopolitique, a circulé : il était le fils de deux exilés kurdes-syriens, fuyant Daesh et la guerre civile, et donc plus que dignes d’asile.

Pour citer un cas exemplaire, je rappelle que le 11 octobre 2013, 268 réfugiés se sont noyés, dont au moins 60 enfants et un grand nombre de femmes fuyant Alep et d'autres villes syriennes. Après le naufrage de leur bateau, mitraillé par un patrouilleur libyen, les 480 réfugiés syriens ont attendu en vain pendant cinq heures, tandis que Malte et l'Italie se renvoyaient la responsabilité d'intervenir pour les secourir. Un tel crime, pourtant si grave, fut par la suite prescrit.

Actuellement, avec le gouvernement dirigé par Meloni, il y a eu un saut qualitatif qui est un signe avant-coureur de virages autoritaires, ainsi que très dangereux pour le sort et la vie des réfugiés, des personnes issues de l'immigration, mais aussi des Rroms...

Photo Open Arms

En ce qui concerne la contribution des institutions italiennes au massacre des réfugiés et des migrants, il convient de noter que l'un des piliers est le Protocole d'accord entre la Libye et l'Italie, qui légitime ainsi non seulement les massacres en Méditerranée, mais aussi les horreurs perpétrées par les soi-disant garde-côtes libyens et celles qui ont lieu dans les « centres d'accueil des migrants », qui sont en réalité d'authentiques camps de concentration. 

Nous pourrions qualifier de migranticide la stratégie actuelle adoptée par le gouvernement italien et encouragée et/ou approuvée par certaines institutions européennes. Il s'agit d'une stratégie qui donne la priorité à l'externalisation des frontières, au blocage des départs de Libye, et à la prétention de verrouiller même le sud de la Libye en passant des accords avec les pires milices et gangs de trafiquants.

L’hécatombe en Méditerranée est telle et la responsabilité de l'Union européenne est si flagrante que l'on pourrait peut-être se risquer à parler de génocide, ce dernier étant compris comme une forme de massacre unilatéral, en raison de l'appartenance à une certaine collectivité ou catégorie humaine ; ou du moins le considérer comme un crime contre l'humanité.

En outre, nous savons depuis longtemps que le racisme a presque toujours aussi une dimension institutionnelle (Carmichael et Hamilton, 1967). La discrimination courante et l'inégalité structurelle qui en résulte pour certains groupes et minorités ne sont pas seulement le résultat de préjugés “spontanés” et de comportements intolérants de la part du groupe majoritaire, mais aussi - et peut-être surtout - le résultat de lois, de normes, de procédures et de pratiques mises en œuvre par les institutions.

Il convient de souligner que la tendance illustrée par des mesures telles que le décret Meloni-Piantedosi n'est pas propre à l'Italie. Presque partout en Europe, une telle législation est en cours d'élaboration. Qui plus est, l'Union européenne pratique une sorte de sur-nationalisme armé pour défendre ses frontières. Non seulement c'est la cause principale d'un massacre de réfugiés aux proportions monstrueuses, mais cela contribue également à légitimer le racisme “spontané”, à encourager le nationalisme, et donc à favoriser le succès des droites, même extrêmes, comme le montre le cas italien.

Il suffit de dire que rien qu'au cours des dix premiers mois de 2022, entre les décès et les disparitions, il y a eu pas moins de 1800 victimes : un exemple flagrant de ce que j'ai appelé une stratégie migranticide.

Les chiffres que j'ai cités doivent être complétés par ceux relatifs aux décès dus à la faim, à la soif, à la déshydratation, ainsi qu'aux vols, agressions, enlèvements, viols et tortures jusqu'à la mort, infligés aux migrants et aux réfugiés dans des pays tels que la Libye. Cela se passe couramment, notamment dans les centres de détention libyens, véritables camps de concentration, dont beaucoup sont gérés par les milices, avec lesquelles on ^passe des accords : ce sont les mêmes qui gèrent le trafic de réfugiés. Sans parler des brutalités, même mortelles, commises par les bandes qui parcourent le désert entre le Niger, le Mali, le Soudan et la Libye elle-même : même avec ces pays, l'Union européenne et l'Italie signent des accords visant à externaliser leurs frontières, avec la prétention de fermer hermétiquement les cinq mille kilomètres du Sahara.

Pour conclure : surtout aujourd'hui, à l'époque du gouvernement Meloni, nous devrions considérer la centralité de la lutte contre le racisme et la stratégie migranticide qui en découle. Et dites-vous bien que pour vaincre la droite, c'est une question décisive.   

*NdT

Matteo Piantedosi : ministre de l’Intérieur
Carlo Nordio : ministre de la Justice
Matteo Salvini : vice-Président du Conseil, ministre des Infrastructures et des Transports
Antonio Tajani : vice-Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères
Guido Crosetto : ministre de la Défense

 

 

11/04/2022

ANNAMARIA RIVERA
L’accueil sélectif

Annamaria Rivera, Comune-Info, 8/4/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Ni la pandémie ni l'invasion militaire de l'Ukraine par la Russie n'ont réussi à ébranler le système-racisme, comme en témoigne l'accueil sélectif des réfugié·es d'Ukraine en fonction de leur origine, de leur couleur de peau, etc. Entre autres, plusieurs familles avec des enfants d'origine subsaharienne ont également été empêchées de franchir les frontières de l'UErope.

Emad Hajjaj


Comme le souligne le Centre d'étude et de recherche IDOS, une partie importante des quelque 5 millions d'étrangers présents dans le pays, dont des étudiants, des travailleurs, des demandeurs d'asile et des catégories de migrants à court terme, reste ainsi bloquée en Ukraine, exclue de la protection ueropéenne.

 

Et ce, en dépit des conventions internationales : toute personne fuyant une situation dangereuse a le droit, quelle que soit son origine, de franchir les frontières et de demander l'asile. D'ailleurs, la plupart des personnes rejetées ne sont pas du tout marginalisées, mais plutôt intégrées : par exemple, beaucoup d'entre elles sont inscrites dans des universités ukrainiennes.

 

Seul le racisme peut expliquer que des pays comme la Pologne, la Hongrie et la Bulgarie, connus pour pratiquer une politique d'hostilité et de rejet, voire de racisme pur et simple, à l'égard des migrants et des réfugiés potentiels cherchant à franchir leurs frontières, se soient au contraire rapidement organisés pour accueillir des Ukrainiens AOC fuyant la guerre et ses effets dramatiques. Il faut aussi savoir que les autorités ukrainiennes ont également tendance à participer à cette discrimination, notamment à la frontière avec la Pologne, en opérant une sélection entre les citoyen·nes "ukrainien·nes" et "non-ukrainien·nes", voire en rejetant des familles avec enfants au motif qu'elles sont d'origine subsaharienne.

 

Quant à l'UEurope et à l'Italie, en particulier et paradoxalement, alors que les réfugié·es sont habituellement rejeté·es, refusé·es, criminalisé·es, surtout ceux·lles qui viennent des pays subsahariens, asiatiques et du Moyen-Orient, même s'il·elles viennent de situations dramatiques, cette fois-ci une bonne partie des institutions et des populations montre et pratique la solidarité et l'accueil envers les exilé·es, pourvu qu'ils·elles soient ukrainien·nes AOC.

 

Un exemple concret est celui rapporté le 22 mars par Riccardo Bruno dans le Corriere della Sera.  Il rapporte la dénonciation d'une religieuse, qui avait accueilli deux étudiants universitaires de 20 ans d'origine nigériane, qui avaient fui l'Ukraine. Une femme lui avait promis de les accueillir dans sa résidence secondaire. Mais lorsqu'elle a appris qu'il s'agissait de Nigérians, elle s'est ravisée, motivant explicitement son refus : deux réfugiés blancs, ça irait, mais absolument pas des Noirs.

 

Certes, l'accueil de personnes ukrainien·nes fuyant la barbarie de la guerre de Poutine ne peut être considéré que comme positif et encouragé. Néanmoins, il révèle l'hypocrisie - pour ne pas dire plus - de la politique ueuropéenne et des différents États de l'UE : tous pratiquent un accueil discriminatoire, en faisant une distinction entre les réfugié·es, qui doivent pour la plupart être accueilli·es ou du moins accepté·es, et les migrant·es, en particulier ceux de l'hémisphère sud.

 

Cependant, ne pensez pas que seule la couleur de la peau et/ou l'origine nationale inspire la discrimination, la répulsion et le mépris envers les autres. Comme je l'ai écrit à plusieurs reprises, n'importe qui peut être racisé, surtout s'il·elle appartient à une classe subalterne. Cette situation est illustrée par l'histoire de l'immigration albanaise en Italie, qui a commencé le 7 mars 1991, lorsque 27 000 migrants ont débarqué dans le port de Brindisi. Cinq mois plus tard, le 8 août 1991, le navire marchand Vlora, rempli de 20 000 migrants, accoste dans le port de Bari. Dès lors, pendant pas mal d'années, les Albanai·ses sont devenu·es les boucs émissaires exemplaires et l'objet de discriminations et de violences racistes.

 

Il faut ajouter que, pendant qu'en Ukraine la guerre de Poutine faisait et fait toujours rage, les hécatombes de migrants se succédaient en Méditerranée centrale. Les quatre-vingt-dix ou peut-être cent derniers, qui ont perdu la vie à la fin du mois de mars et ont été découverts tardivement, n'ont pas encore été comptés. Mais au 28 mars, 299 personnes étaient déjà mortes ou disparues depuis le début de l'année en tentant de traverser la Méditerranée centrale. Cette tragédie n'a été que très peu couverte par les médias, focalisés sur la guerre en Ukraine.     

 

12/12/2021

ANTONIO MAZZEO
Des millions d'euros affluent pour former et armer les « garde-côtes » libyens contre les migrants

Antonio Mazzeo, AfricaExPress, 10/12/2021
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Dépenses folles pour les moteurs, les pièces de rechange et l'entretien des navires rapides que les gouvernements italiens des vingt dernières années ont donnés à la « marine militaire » de l'ancienne colonie.

Mais combien nous coûtent les raids des garde-côtes libyens contre les migrants détenus illégalement en mer ? Des millions, plusieurs millions par an, rien que pour les moteurs, les pièces de rechange et l'entretien des navires rapides que les gouvernements italiens des vingt dernières années ont donnés à la marine libyenne.

Garde-côtes libyenne

Il y a quelques semaines, un appel d'offres a été publié sur le site de la Garde des Finances afin de trouver une entreprise capable de fournir « cinq moteurs MAN d'une puissance de 478 kW/650 ch et les pièces de rechange nécessaires (20 kits de maintenance avec 500 heures de fonctionnement ; cinq fûts de 20 litres de liquide antigel chacun ; 8 kits de réparation de pompes à eau de mer ; 6 courroies dentées) ». La commande porte sur des navires de classe P. 100 utilisés par l'Administration générale de la sécurité côtière (GACS), le ministère libyen de l'Intérieur, qui est chargé de contrôler les eaux territoriales et la zone SAR (Search and Rescue) de la Libye, la zone maritime identifiée fin 2018 pour la recherche et le sauvetage en mer, plus que controversés, de personnes en danger de mort.

Valeur totale de la fourniture : 354 500 euros

L'appel d'offres a été attribué au Centre Naval de la Garde des Finances de Formia (Latina) et la valeur totale de la fourniture est estimée à 354 500 euros. Les entreprises ont jusqu'au 22 décembre pour soumettre leurs offres, tandis que l'attribution devrait avoir lieu le 11 janvier 2022.

Selon l'annonce de la Garde des Finances, la fourniture de moteurs pour les bateaux anti-migrants aura lieu dans le cadre du projet « Soutien à la gestion intégrée des frontières et des migrations en Libye - Première phase », le programme financé par l'Union européenne, qui a démarré après la signature d'un accord le 15 décembre 2017 entre la Commission européenne et la Direction centrale de l'immigration et de la police des frontières du ministère italien de l'Intérieur.

05/07/2021

Naufrage au large des côtes tunisiennes : 43 migrants portés disparus

 

Giansandro Merli, il manifesto, 4/7/2021
Traduit par Fausto Giudice

Méditerranée : la mer rejette 14 corps sur la plage libyenne de Zaouia. Sur la route centrale, le nombre de victimes a triplé en un an et le taux de mortalité a doublé. Débarquements à Lampedusa.


Le Croissant-Rouge sur la plage de Zaouia, Libye. © Safa Msehli/OIM/Twitter

La mer Méditerranée connaît un été de plus en plus marqué par la mort. Hier, un bateau a quitté la ville libyenne de Zouara et a coulé au large de la côte tunisienne de Zarzis (les deux villes sont distantes de 138 kilomètres). 43 personnes sont portées disparues, tandis que 84 ont été secourues. Il s'agit de migrants originaires du Soudan, de l'Érythrée, de l'Égypte et du Bangladesh. C'est ce qu'a annoncé le Croissant-Rouge. Pendant ce temps, sur les plages de la ville voisine de Zaouia, à 70 kilomètres à l'est de Zouara, la mer a rejeté 14 autres corps. « Parmi eux, une femme et un enfant », a écrit sur Twitter la porte-parole de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), Safa Msehli. Ces corps proviennent probablement d'un « naufrage invisible », un de ces cas dont on ne trouve aucune trace et qui n'apparaissent pas dans les statistiques officielles. Avant les nouvelles victimes enregistrées hier, l'OIM a calculé 866 décès vérifiés en 2021 dans toute la Méditerranée, dont 719 entre la Tunisie (266) et la Libye (453). Les victimes de l'itinéraire central représentent donc 83% du total.

Capture d'écran du projet Migrants disparus de l'OIM

23/05/2021

Les damné·e·s de la mer
Regard de cartographe, par Nicolas Lambert

Migreurop, 5/2/2021

Du premier janvier 2014 jusqu’à la fin de l’année 2020, l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) a comptabilisé 40 000 personnes mortes ou portées disparues au cours de leur migration à travers le Monde (dont au moins 2 300 enfants). Parmi eux, plus de la moitié ont péri noyés en Méditerranée, ce qui en fait, et de loin, la frontière migratoire la plus mortifère au monde. En méditerranée, les drames se succèdent mais ne se ressemblent pas. On peut penser en premier lieu au jeune Alan Kurdi, originaire de Kobané, dont le corps d’à peine 3 ans a été retrouvé inerte le 2 septembre 2015 sur une plage de Turquie et dont la photo a fait le tour du monde. Ou encore à ce naufrage du 19 avril 2015 au large des côtes libyennes qui a provoqué la mort simultanée de plusieurs centaines de personnes. Triste record… Ou enfin, à l’histoire du Left-to-die Boat relaté avec force par Charles Heller et Lorenzo Pezzani en 2014 dans le film cartographique, Liquid Traces, et qui montre à quel point les pays européens placent la “protection” de leurs frontières bien avant les gestes de solidarité les plus élémentaires.

Compter les morts

Il n’existe pas à ce jour en Europe de dispositif officiel de décompte des morts de la migration. Pour pallier ce manque, c’est le réseau UNITED for Intercultural Action qui a été le premier à ouvrir la voie dans les années 1990. Ce collectif, qui regroupe aujourd’hui plus de 560 organisations, s’est en effet lancé très tôt dans cette comptabilité macabre pour tenter d’appréhender l’ampleur de ce qui se jouait en méditerranée et dénoncer ainsi le racisme et le nationalisme des pays européens. Au même moment, le journaliste italien Gabriele Del Grande tentait lui aussi de référencer ces drames en méditerranée à travers son blog Fortress Europe. En 2013, dans une volonté de croiser et vérifier le maximum d’informations disponibles, le projet “Migrants Files” initié par un groupe de journalistes européens, compilait alors toutes les informations disponibles et les vérifiait une à une, révélant ainsi que toutes les données connues jusqu’alors sous-estimaient la réalité. Enfin, depuis 2014, l’OIM référence quotidiennement dans une base de donnée, les personnes mortes ou portées disparues en migration à travers le monde sur son portail “Missing Migrants Project”.

Un lourd bilan

En mettant bout à bout ces différentes données, on obtient le chiffre tragique de 50 000 femmes, hommes et enfants qui sont morts en migration au voisinage de l’Union européenne depuis le début des années 1990, soit l’équivalent d’une ville comme Laval, Arles ou Bobigny. Par construction, on sait aussi que ces chiffres sous-estiment la réalité, puisque les morts noyés en pleine mer, de soif dans le désert, ou de faim dans les prisons libyennes, ne peuvent être comptabilisés faute de témoignages pour les relater. Ajoutons enfin que cette accumulation de chiffres, si elle a l’avantage d’éclairer sur l’ordre de grandeur, ne doit pas faire oublier non plus qu’en matière de migration, chaque histoire est une histoire singulière qu’il est délicat de résumer par de simples données statistiques, comme l’a montré récemment l’ONG SOS Méditerranée à travers une série de portraits de mineurs secourus par l’Aquarius et l’Ocean Viking.

Spatialisation du regard

La première carte des morts aux frontières de l’Europe a été réalisée au début des années 2000 par le géographe Olivier Clochard et publiée pour la première fois en 2003 dans un numéro des Cahiers d’Outre-Mer. Aussitôt sa parution, cette carte a été redessinée et mise à jour par le géographe Philippe Rekacewicz pour une première publication dans Le Monde diplomatique, ce qui lui donna un fort écho. Depuis, cette carte a été mise à jour régulièrement dans le cadre des atlas du réseau Migreurop. La carte animée présentée ici s’inscrit dans cette lignée.

Une frontière mobile

En faisant défiler les cartes de 1993 à 2020 comme on ferait défiler une pellicule photo, une chose saute aux yeux : la “géographie des morts” varie d’année en année. Concentrée au niveau du détroit de Gibraltar et des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla en 2000, la frontière glisse progressivement jusqu’en 2006 vers les îles Canaries, plus au sud. En 2015, au moment de la “crise migratoire”, on voit apparaître de nombreux naufrages en mer Égée alors qu’en 2017, l’essentiel de ceux-ci se produisent au large de la Libye, en Méditerranée centrale. Enfin, 2020 aura été marquée par un retour des naufrages au large du Sénégal et des îles Canaries.

Au delà des variations d’ampleur qui peuvent s’expliquer en partie par des événements extérieurs (guerre en Libye, en Syrie, printemps arabes, etc.), les déplacements de cette frontière létale sont largement imputables aux politiques migratoires de l’Union européenne. Chaque fois qu’un point de passage est fermé (détroit de Gibraltar, îles Canaries, Lampedusa, etc.), les flux migratoires sont déviés mais non stoppés. Pour avoir une chance de passer, il faut emprunter des routes toujours plus dangereuses et mettre sa vie entre les mains de mafias peu scrupuleuses. Les routes vers l’Europe deviennent chaque fois plus chères, plus dangereuses et plus violentes pour les migrant.e.s qui les empruntent. Les politiques migratoires européennes sont donc non seulement inefficaces, mais elles sont avant tout dangereuses. On rêve d’un jour où la question migratoire sera abordée rationnellement, en phase avec les travaux scientifiques actuels, et où le débat public ne portera pas sur les moyens ineptes de “tarir le flux”, mais sur les façons réelles d’organiser un accueil digne de celles et ceux qui arrivent. Les violences du parcours doivent être combattues bec et ongles, pour que chacun, qu’il soit riche ou pauvre, puisse franchir les frontières librement, et en toute sécurité.

Carte en plein écran