Sergio Rodríguez Gelfenstein, 25/1/2023
Original : Luces, grises y sombras de la
Cumbre de la CELAC
English Lights, grayzones and shadows
of the CELAC Summit
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
L'histoire
des relations internationales de l'Amérique latine est l'histoire de la
contradiction non résolue entre la pensée de Monroe et la pensée de Bolivar. La
première a donné naissance à l'idée panaméricaine fondée sur l'hégémonie des USA
sur la région, dans laquelle le reste des pays occupe une position subordonnée
et soumise.
La
pensée bolivarienne est née de la nécessité de réunir les « républiques
américaines, anciennement colonies espagnoles » pour « nous servir de
conseil dans les grands conflits, de point de contact dans les dangers communs,
d'interprète fidèle des traités publics lorsque des difficultés surgissent, et
enfin de conciliateur de nos différends » selon l'idée du Libérateur
formulée dans l'appel de convocation au Congrès de Panama en décembre 1824.
Près
de 70 ans plus tard, dans l'essai Notre
Amérique publié le 10 janvier 1891 dans la Revista Ilustrada de
Nueva York et, quelques jours plus tard, dans le journal mexicain El
Partido Liberal, José Martí a donné forme à une idée plus complète que
celle de Bolívar concernant l'identité qui nous intègre et doit nous
rassembler. Martí écrivait : "Du [Rio] Bravo à Magallanes, assis sur le
dos du condor, le Grand Semi a arrosé la graine de la nouvelle Amérique à
travers les nations romantiques du continent et les îles douloureuses de la mer
! »
Un
peu plus d'un an auparavant, le 19 décembre 1889, à l'occasion d'une soirée
artistique et littéraire organisée à la Société littéraire hispano-américaine
de New York, à laquelle assistaient les délégués de la Conférence internationale
américaine convoquée par Washington pour mettre en pratique l'idée monroiste,
Martí voulut mettre en garde les représentants fascinés des républiques du Sud
que leurs hôtes avaient asomés en leur montrant les merveilles ostentatoires du
capitalisme naissant : « […] si grande que soit cette terre, et si bénie
pour les hommes libres que soit l'Amérique où naquit Lincoln, pour nous, dans
le secret de notre poitrine, sans que personne ose nous l’effacer ou nous en
tenir rigueur, celle qui est plus grande, parce qu'elle est à nous et parce
qu'elle a été plus malheureuse, c’est l'Amérique où naquit [Benito] Juarez ».
Ainsi fut semé pour toujours ce qui devait être l'identité de Notre Amérique
qui nous unit.
La
pensée monroïste est née du discours prononcé par le président James Monroe
devant le Congrès usaméricain le 2 décembre 1823, et a ensuite été transformée
en doctrine de politique étrangère usaméricaine pour l'Amérique latine et les
Caraïbes. Bien qu'il y ait eu quelques tentatives d'institutionnalisation tout
au long de ce siècle, c'est en 1889 que l'intention de donner une structure à
l'idée va se concrétiser. Ainsi, la première conférence panaméricaine a été
convoquée. Entre cette date et 1954, deux conférences interaméricaines, quatre
réunions consultatives et dix conférences panaméricaines ont été organisées.
Lors
de la neuvième, tenue à Bogota en 1948, dans le contexte d'une nouvelle réalité
après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Organisation des États américains
(OEA) a été créée. L'année précédente, à Rio de Janeiro, avait été signé le
traité interaméricain d'assistance réciproque (TIAR), qui donnait naissance à
un prétendu système de sécurité collective pour les Amériques. Ainsi, avec les
instruments militaires et politiques à leur disposition, les USA ont pu établir
une structure de domination qui garantissait leur contrôle sur la région.
L'idée monroïste d'une « Amérique pour les Américains » (lire USA) était
ainsi mise en œuvre. L'histoire plus récente est bien connue.
La
pensée bolivarienne semblait être morte avec la disparition physique du
Libérateur en 1830. Depuis lors, plusieurs penseurs et hommes politiques
latino-américains ont donné une continuité à l'idéologie de Bolívar dans leurs
écrits et leurs travaux. De même, deux événements ont eu lieu au Pérou au
milieu du XIXe siècle, en 1847-1848 et en 1864-1865, lorsque des
participants de différents pays se sont réunis afin de ne pas laisser mourir
l'idée bolivarienne et de reprendre sa proposition d'unité.
Mais
il a fallu attendre près de 150 ans pour que Hugo Chávez, le plus éminent
continuateur de la pensée bolivarienne, commence à changer cette perspective.
Chávez a entrepris de transformer la structure injuste de la domination
régionale en initiant la récupération du rêve bolivarien pour en faire le
projet qui avait été tronqué en 1830.
Ainsi,
en 2010, le Sommet de l'unité de l'Amérique latine et des Caraïbes s'est tenu à
la Riviera Maya, au Mexique, suite à la fusion des deux mécanismes qui
existaient auparavant. L'année suivante, dans le cadre du bicentenaire de
l'indépendance du Venezuela, la Communauté des États d'Amérique latine et des
Caraïbes (CELAC) est née lors d'une réunion au sommet des dirigeants de la
région. À cette occasion, le Commandant Chávez a déclaré : « Nous posons
ici la pierre angulaire de l'unité, de l'indépendance et du développement de
l'Amérique latine et des Caraïbes ».
Quelques
années plus tard seulement, l'avancée oligarchique dans la région a généré des
forces centrifuges qui, sous une forte influence monroiste, ont agi comme un
élément désintégrateur, répondant au besoin des USA d'empêcher l'unité de
l'Amérique latine et des Caraïbes de se matérialiser.
L'arrivée
au pouvoir d'Andrés Manuel López Obrador et les efforts extraordinaires du
gouvernement mexicain en faveur de l'intégration ont permis de reprendre le
projet en 2020, sauvant une fois de plus l'idéologie de Bolívar comme
instrument de consolidation de l'unité régionale. Et nous arrivons donc à Buenos Aires en 2023.
Le
sommet qui s'est terminé hier dans la capitale argentine a montré de grandes
lumières, mais aussi quelques zones grises et des ombres. Les ombres sont liées aux informations
transmises par les médias transnationaux de désinformation : « Le sommet
de la CELAC commence sans Maduro », « Le sommet de la CELAC se
déroule avec de nombreuses absences », « Lopez Obrador prend ses
distances avec Alberto Fernández et ne
se rend pas à Buenos Aires ». Les titres véhiculent une haine, un
négativisme et un pari sur l'échec qui expriment clairement la volonté monroïste
de désintégration qui se dégage de la presse vendue qui répond aux intérêts
impériaux et oligarchiques.
D'autre
part, la crise péruvienne a montré que sur certaines questions, il n'y a pas de
consensus et que, finalement, la question des droits humains est politisée en
fonction de ce que les USA et les oligarchies - encore au pouvoir -
comprennent, en termes d'utilisation politique à faire de cette question. Il
n'y a pas eu de déclaration unique, forte et énergique contre l'emprisonnement
du président Castillo, la répression du peuple péruvien, la violation de
l'autonomie des universités et l'atteinte à la démocratie tant vantée.
De
même, l'invitation des USA au sommet est obscure. De la même manière que, dans
le dos du Libérateur, le vice-président colombien Francisco Santander avait invité
Washington au Congrès de Panama à en
1826, Alberto Fernández a fait de même et inutilement en invitant Joe Biden,
président d'un pays qui nous exclut et nous méprise.
La
non-participation du président Maduro doit également être considérée comme un
point noir pour le sommet. Un pays dans lequel la vice-présidente se trouve
être en vie après une attaque terroriste contre elle n'a pas assuré la sécurité
du président du Venezuela. C'est une chose d'être courageux et une autre d'être
un connard. N'oublions pas que le gouvernement usaméricain a mis à prix la tête
du président Maduro. Pour 15 millions de dollars, n'importe quel fou, et
d'autres qui ne sont pas si fous, seront absolument prêts à commettre un
assassinat. L'“enquête” sur la tentative d'assassinat de la vice-présidente
Cristina Fernández montre la pleine collusion du pouvoir judiciaire, des
médias, de l'ultra-droite et du crime organisé en Argentine, afin de générer
complicité et impunité.
Le
courage du Président Maduro ne se mesure pas à sa présence ou non au Sommet,
mais à ses 8 années de résistance à la tête du peuple vénézuélien pour faire
face et vaincre toutes les actions des groupes terroristes et déstabilisateurs
organisés et financés par les USA, et en sortir victorieux. En particulier, le
Venezuela est toujours représenté en Argentine par les immenses manifestations
d'amitié de millions de citoyens qui ont donné une continuité pendant 200 ans à
l'étreinte fraternelle de Guayaquil entre les libérateurs José de San Martín et
Simón Bolívar.
Pour
l'avenir, il faudra aller de l'avant pour faire la lumière sur les zones
d'ombre qui subsistent. Il n'y a toujours pas d'idée unique de l'intégration.
Je ne fais pas référence à ce que pensent les droites cavernicoles et
monroïstes, mais aux interprétations de l'idéologie bolivarienne qui se font
dans la région. En ce sens, les appels du président López Obrador à la bonne
volonté des USA envers la région sont équivoques.
Au-delà
des bons vœux, cela n'a aucune chance de se concrétiser. La condition
impérialiste des USA est dans leur ADN ; s'ils devaient y renoncer, ils
deviendraient autre chose, et il n'y a aucun signe de cela. Les Cubains le
savent depuis plus de 60 ans, le Nicaragua depuis 1979 et le Venezuela depuis
l'arrivée au pouvoir du commandant Hugo Chávez. Notre intégration sera
latino-américaine et caribéenne ou ne sera pas. Parler d'un grand espace
américain incluant les USA est un non-sens et contredit ce que le président
Lopez Obrador lui-même a dit à d'autres occasions. Mais la situation du Mexique
est compréhensible, « si loin de Dieu et si proche des USA ». En tout
cas, il ne faut pas oublier que Cuba est dans la même situation.
Le
président colombien Petro, quant à lui, veut presque obsessionnellement
généraliser sans fondement une situation personnelle qui s'est résolue
positivement en sa faveur lorsqu'il a été irrégulièrement et illégalement démis
de ses fonctions de maire de Bogota. Ayant épuisé toutes les voies de recours
internes, il avait fait appel devant la Cour interaméricaine des droits de
l'homme (CIDH), qui avait annulé la décision du tribunal colombien et l'avait
réintégré dans son poste. Mais supposer que cette institution dépendante de
l'OEA, dont ni les USA ni le Canada ne sont membres mais sur laquelle ils ont
le pouvoir de décision, puisse être le summum d'une politique commune en
matière de droits humains n'est rien moins qu'une chimère.
Si
nous croyons en la CELAC, nous devons être en mesure de créer un corps
structurel, avec nos propres institutions, y compris celles des droits humains,
afin de résoudre nos problèmes sans ingérence des USA.
Je ne
doute pas de la volonté intégrationniste des présidents López Obrador et Petro,
mais je me sens obligé de signaler ces zones d'ombre qui, j'en suis sûr, seront
résolues par le dialogue et le débat fraternel.
La
CELAC devrait également rechercher des mécanismes permettant à un plus grand
nombre de chefs d'État et de gouvernement de participer aux réunions du sommet.
Si ce n'est pas le cas, les réunions doivent se tenir par téléconférence, avec
la participation des ministres des affaires étrangères et des experts
techniques pour la rédaction et la révision des documents à approuver. Bien que
tous les pays aient été présents à Buenos Aires, la non-participation de
certains dirigeants montre que les USA continuent de susciter la peur en
utilisant les instruments de coercition, de menace et de chantage qui composent
leur vaste arsenal.
Quoi
qu'il en soit, les lumières sont si brillantes qu'elles couvrent toute
l'insignifiance et les vues mesquines du Sommet. Le plus important est que
malgré les intimidations, la coercition et la pression des forces
réactionnaires et anti-intégration, la réunion a eu lieu. Dans ce domaine, nous
devons être reconnaissants pour le grand travail du gouvernement et du
ministère des affaires étrangères argentins.
La
tenue du Sommet à Buenos Aires après celui de Mexico en 2020 permet de
reprendre la continuité de ces événements, permettant ainsi de penser à nouveau
que l'intégration de la région est possible. Les impératifs d'unité et la
reconnaissance par la majorité de la nécessité de construire en acceptant la
diversité, ainsi que la volonté d'avancer vers l'intégration avec un
développement basé sur l'inclusion, sont des signes indubitables d'un avenir
prometteur.
La
réincorporation du Brésil et la possibilité d'ajouter les présidents Lula et
Petro au nécessaire leadership collectif de la région, laissant derrière eux
l'obscurantisme médiéval de Bolsonaro et Duque, sont également des signes
incontestables que la région évolue dans une direction positive.
L'élection
de Saint-Vincent-et-les-Grenadines et de son Premier ministre Ralph Gonsalves
comme président pro tempore de la CELAC est une reconnaissance
incontestable des pays insulaires des Caraïbes. Il convient de noter que l'OEA,
c'est-à-dire les USA, n'a jamais permis à un ressortissant des Caraïbes
d'accéder à la plus haute fonction de cette organisation. La démocratie qui est
censée exister dans la CELAC doit être égalitaire. En tant qu'attribut de
l'intégration bolivarienne, les différences qui ressortent de la dimension
géographique, du nombre d'habitants ou de la taille de l'économie des pays
membres ne devraient pas importer au moment de la prise de décision. C'est ce
qui a permis à Saint-Vincent-et-les-Grenadines d'être élu par consensus pour
représenter l'ensemble de la région à partir d'aujourd'hui et pour un an.
La
constitution de la CELAC sociale et la tenue de son propre Sommet à Buenos
Aires est l'expression du fait que les peuples de Notre Amérique ont appris du
passé. Les gouvernements vont et viennent, les peuples persistent dans leurs
luttes, parmi lesquelles celles pour rendre effective l'unité de l'Amérique
latine et des Caraïbes. L'intégration ne sera irréversible que lorsque les
peuples la prendront en charge. Heureusement, les accords du sommet social de
la CELAC vont dans ce sens.
La
déclaration de Buenos Aires, instrument final du conclave, réitère l'engagement
de tous « à faire progresser l'unité et l'intégration politiques,
économiques, sociales et culturelles régionales ». Les 111 points du document,
ainsi que les 11 déclarations spéciales, constituent une base de travail solide
pour avancer correctement vers l'avenir.
De
mon point de vue, les points 92 et 93, ainsi que le point 98, sont
particulièrement intéressants. Les deux premiers reconnaissent la « pertinence
d'intervenir de manière concertée et de présenter des initiatives consensuelles
dans les différents forums multilatéraux ». Ils reconnaissent également la
nécessité de : « promouvoir [...] un plus grand nombre d'interventions
conjointes dans toutes les enceintes multilatérales sur des questions d'intérêt
commun, convaincus que cela contribuera directement à renforcer le rôle et le
leadership de la région dans les organisations internationales ». L'idée
d'aller vers la construction d'un véritable bloc de puissance régional qui nous
montrerait ainsi au monde donne un caractère stratégique à cette déclaration.
D'autre
part, le point 98 indique : « Nous nous félicitons des progrès réalisés
dans l'approfondissement du dialogue politique de l'Amérique latine et des
Caraïbes avec les partenaires extrarégionaux, notamment l'Union européenne, la
Chine, l'Inde, l'Union africaine et l'Association des nations de l'Asie du
Sud-Est (ANASE) ». Je ne sais pas s'il s'agit d'un oubli, d'une décision
consensuelle ou d'un dérapage nécessaire, mais les USA ne figurent nulle part,
marquant ainsi la volonté manifeste de la région de s'engager auprès de blocs
de puissance mondiaux qui nous reconnaissent sur un pied d'égalité. Peut-être
s'agit-il simplement de l'acceptation du fait qu'il n'existe pas de « dialogue
politique » avec les USA, ou que ceux-ci ne sont pas considérés comme un « partenaire
extrarégional ».
Enfin,
comme l'a dit le président Petro, nous devons passer de la rhétorique aux
actions et aux actes. Si la déclaration de Buenos Aires est respectée, tous les
pays de la région devraient régulariser leurs relations avec Caracas, en
revenant à la normalité qui existait avant qu'Obama et Trump n'entreprennent de
renverser le président Maduro par la force. De mon point de vue, le point 104
concernant le Venezuela, bien qu'il s'agisse d'un pas en avant, reste faible en
ce qui concerne la reconnaissance du gouvernement constitutionnel du président
Nicolás Maduro.
Au
terme de cet événement et en regardant vers l'avenir, avec Martí, nous
pourrions nous demander « Où va l'Amérique, et qui la rassemble et la
guide ? ». Et avec l'apôtre de l'indépendance de Cuba, répondre : Et
à l'apôtre de l'indépendance cubaine de répondre : « Seule, et comme un
seul peuple, elle se lève. Seule, elle se bat. Elle gagnera, seule ».