Phrase du jour Quote of the day

Quand le vent souffle fort, il emporte aussi les girouettes

Jean-Luc Mélenchon, à propos de François Ruffin, le Picard debout

17/02/2024

GIDEON LEVY
Les adolescents palestiniens de Cisjordanie rédigent leurs testaments, et ont de bonnes raisons pour cela

 Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 17/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala


Alors qu’Abderrahman Hamad, élève de terminale, rentrait à pied de l’école, un soldat israélien lui a tiré une balle dans l’estomac, le tuant. Après sa mort, une lettre qu’il avait écrite six mois plus tôt à sa famille a été retrouvée. Il fait partie des nombreux adolescents de Cisjordanie qui rédigent leur testament.

Abderrahim Hamad, devant une photo de son défunt fils, Abderrahman. Il a donné des instructions à sa famille : « Ne me mettez pas dans un congélateur, enterrez-moi immédiatement. Allongez-moi sur mon lit, couvrez-moi de couvertures et emmenez-moi à l’enterrement ».

Abderrahman Hamad a rédigé ses dernières volontés. Un long texte avec des instructions détaillées, d’une graphie scrupuleuse. De plus en plus d’adolescents palestiniens de Cisjordanie occupée rédigent des testaments ces jours-ci, et avec encore plus d’intensité à la suite des événements survenus dans la bande de Gaza. Hamad a demandé à être enterré le plus rapidement possible, et a demandé à sa famille d’utiliser une bonne photo de lui comme photo de profil dans les réseaux sociaux et d’ajouter un verset de prière à côté, et surtout de ne pas pleurer sa mort.

« Ne me mettez pas dans un congélateur, enterrez-moi immédiatement. Posez-moi sur mon lit, couvrez-moi de couvertures et emmenez-moi à l’enterrement. Quand vous me descendrez dans la tombe, restez derrière moi. Mais ne soyez pas triste. Ne vous souvenez que des beaux souvenirs que vous avez de moi et ne vous lamentez pas sur mon sort. Je ne veux pas que quelqu’un soit triste ». Hamad a rédigé son testament le 18 juillet dernier et l’a remis à un ami pour qu’il le conserve. Une photo du texte est stockée dans le téléphone portable du père endeuillé.

Iyad Hadad, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, le traduit et le lit pour nous. Soudain, il s’étrangle, avant d’éclater en larmes déchirantes qui ne s’arrêtent pas. Nous n’avons jamais vu Hadad pleurer. Il s’occupe des droits humains dans les territoires depuis 1986, d’abord pour l’organisation palestinienne Al Haq, puis depuis 24 ans pour B’Tselem. Il a tout vu, il a enquêté sur tous les cas de meurtres et autres crimes de l’occupation dans la région de Ramallah, et maintenant il pleure abondamment. Les dernières volontés et le testament de quelqu’un qui n’avait pas encore 18 ans l’ont fait craquer. Le visage du père du défunt, Abderrahim, est bouleversé par le chagrin, mais ses yeux restent secs. Un silence pesant s’installe dans la salle.

Le 29 janvier, nous nous sommes rendus dans le village d’Al-Mazra’a a-Sharqiya pour enquêter sur les circonstances du meurtre de Taoufik Abdeljabbar, un adolescent usaméricain abattu par des soldats ou des colons israéliens - ou les deux. En chemin, nous avons traversé la ville de Silwad. Lorsque nous sommes arrivés à Al-Mazra’a a-Sharqiya, nous avons été informés qu’un autre adolescent avait été tué, cette fois à Silwad, peu de temps après notre départ. Cette semaine, nous sommes retournés à Silwad.

L’endroit où Abderrahman a été tué

Perchée sur une colline, c’est une ville aisée et relativement développée d’environ 6 000 habitants, au nord-est de Ramallah. La construction y est intense, comme nous ne l’avons pas vu dans d’autres villes et villages. C’est aussi un lieu militant, où les Forces de défense israéliennes effectuent fréquemment des raids, provoquant les habitants, dont la ville est proche de la route 60, la principale artère de Cisjordanie, sur laquelle circulent les colons et où des pierres sont jetées. Au cours des cinq dernières années, Silwad a perdu sept de ses fils ; le chef du Hamas, Khaled Meshal, est né ici en 1956 et a grandi dans la ville.

Dimanche dernier, Abderrahman Hamad aurait fêté son 18e  anniversaire. Il ne l’a pas fêté - il était déjà mort depuis deux semaines. Cette semaine, dans une rue où l’on construit de splendides demeures en marbre, à côté de la tour résidentielle Al Hourriya, un camion a déchargé des matériaux de construction dans la cour de l’une de ces demeures. De l’autre côté de la rue, deux fanions palestiniens sortent du sol, et deux cercles faits de morceaux de marbre cassés, sur l’un desquels le nom d’Abderrahman Hamad a été inscrit au crayon. Des ordures volent autour de ce mémorial improvisé. C’est ici que l’adolescent a été tué.

C’était un lundi et Abderrahman rentrait de l’école. Sur les médias sociaux, on annonçait que l’armée israélienne, qui avait envahi la ville peu après 8 heures du matin, avait commencé à se retirer. Mais dans la rue où Abderrahman marchait, apparemment seul, il y avait encore deux véhicules blindés israéliens : une jeep de la police et une voiture de l’armée. La rue est parallèle à l’avenue des maisons en construction, sur la pente de la colline, et il est apparu par la suite qu’entre les squelettes des maisons, qui appartiennent toutes à la famille élargie des Qassam, quelques autres jeunes se cachaient. Ils suivaient les forces de sécurité qui partaient et attendaient l’occasion de leur jeter des pierres.

Soudain, la porte d’un des véhicules garés s’ouvre. Un soldat ou un agent de la police des frontières sort son corps et tire un seul coup de feu, aussi précis que mortel, en plein dans l’estomac d’Abderrahman. La distance entre le sniper et sa victime était d’environ 150 mètres, et le jeune était plus haut dans la rue que le tireur. Immédiatement après, la porte du véhicule blindé s’est refermée et les deux véhicules ont démarré en trombe. Ils ont tiré, ils ont tué, ils ont fui.

Un barrage routier sur la route menant à Silwad. Photo : MARCO LONGARI - AFP

Ils ont avorté la vie d’un jeune et détruit la vie d’une famille, même s’il est peu probable qu’ils y aient songé ne serait-ce qu’une seconde. Même si Abderrahman avait lancé une pierre ou (comme le prétend la police) un cocktail Molotov, il n’aurait jamais pu mettre en danger la vie des soldats et de la police des frontières. À cette distance, il n’avait aucune chance d’atteindre les véhicules blindés. Néanmoins, pourquoi ne pas mettre fin à la vie d’un jeune si vous le pouvez ? Après tout, personne ne s’y intéressera par la suite, à part la famille brisée.

Pendant que tout cela se passait, un témoin oculaire, dont l’identité est en possession de Hadad, l’enquêteur de terrain, était assis sur le balcon de sa maison, en face des deux véhicules de sécurité, et observait les événements. Il venait d’échanger des messages avec sa femme, qui réside en Jordanie. Elle lui a demandé comment il allait et il l’a informée qu’une invasion de l’armée israélienne était en cours et que les soldats avaient recouvert le centre de la ville de gaz lacrymogènes. À Silwad, on estime que l’invasion des FDI et de la police des frontières ce jour-là n’était rien d’autre qu’une démonstration de force orchestrée par le nouveau commandant de zone du service de sécurité Shin Bet, dont le nom de code est “Omri”.

Quoi qu’il en soit, la femme de l’homme lui a demandé de filmer les événements pour elle, ce qu’il a fait. Les images qu’il a prises du haut d’un olivier dans la cour montrent une rue étonnamment calme et tranquille, sans pierres ni cocktails Molotov volant dans les airs. Soudain, le silence est rompu par le bruit d’un tir provenant de l’un des véhicules blindés. Immédiatement après, des ambulanciers, venus d’une ambulance garée à proximité, courent vers la victime, tandis que les deux véhicules israéliens repartent rapidement dans la direction opposée. Les héros ont fait leur travail de la journée - il est temps de partir.

Le chauffeur de l’ambulance palestinienne, qui attendait au bout de la rue, comme c’est l’usage lorsque les forces de sécurité envahissent les lieux, a vu Abderrahman s’effondrer au sol. Lui et son équipe l’ont emmené d’urgence au service de soins de la clinique locale. Le jeune homme est dans un état critique. La balle a pénétré dans sa hanche et est ressortie par la poitrine - il était apparemment en train de se pencher lorsqu’il a été touché. Les tentatives de réanimation sont restées vaines.


Le père d’Abderrahman, Abderrahim Hamad

L’unité du porte-parole des FDI a renvoyé Haaretz à la police des frontières. Un porte-parole de la police israélienne (dont dépend la police des frontières) a déclaré cette semaine en réponse à la demande de commentaire de Haaretz : « Pendant l’intervention des forces de sécurité, le suspect a lancé un cocktail Molotov sur les combattants et a mis leur vie en danger. En réponse, un combattant lui a tiré dessus et a neutralisé le danger ».

Abderrahman était le fils aîné d’Abderrahim, 44 ans, et de sa femme, Inam Ayad, 42 ans. Il était élève en 12e année, dans la filière scientifique. Son ambition étant d’étudier la médecine, il a travaillé dur avant les examens d’entrée à l’école, non seulement pour être admis à l’école de médecine, mais aussi dans l’espoir d’obtenir une bourse d’études. Des photographies le montrent prenant la parole lors d’assemblées scolaires et de fêtes de fin d’année. Grand et beau, il se distinguait de ses camarades. Il jouait dans l’équipe de football de Silwad, mais ces derniers mois, il consacrait tout son temps à ses études, comme il l’a fait la dernière nuit de sa vie.

Le matin du 29 janvier, alors que son père s’apprêtait à partir travailler (dans la construction) dans le village voisin d’Aïn Sinya, il a remarqué que son fils dormait encore. Il a décidé de ne pas le réveiller, car il savait qu’Abderrahman avait étudié jusque tard dans la nuit. Son père a quitté la maison à 6h30, et la mère du jeune homme l’a réveillé environ une heure plus tard et l’a conduit à l’école dans sa voiture. À 11h30, elle a appelé son mari pour lui dire que l’armée avait envahi Silwad. Elle lui a demandé d’appeler leur fils cadet, Sliman, 15 ans, qui travaille dans le bâtiment dans la ville, pour s’assurer qu’il allait bien. Ils ne se sont pas inquiétés pour Abderrahman, sachant qu’il était à l’école. Sliman allait bien, les forces de sécurité n’étaient pas allées sur son lieu de travail.

À 12 heures, Abderrahim appelle sa femme. On lui répond que le centre de la ville est recouvert d’un nuage de gaz lacrymogène qui pénètre dans les maisons. Tant que les enfants vont bien, se dit le père. À 12h30, alors qu’il prenait un petit-déjeuner tardif avec les ouvriers, il a reçu un appel anonyme, qui s’est déconnecté sans que personne ne dise rien. Quelques minutes plus tard, son frère l’a appelé pour lui dire de rentrer rapidement à la maison. Pourquoi ? « Oubeida [surnom d’Abderrahman] était blessé », Le père dit qu’il est tombé en état de choc.


Des fillettes de la famille d’Abderrahman assistent à ses funérailles. Photo : JAAFAR ASHTIYEH - AFP

« Je ne savais pas quoi faire », se souvient-il. «  Ma main s’est portée sur le numéro de téléphone d’Oubeida et je l’ai appelé ». C’est un ambulancier palestinien qui a répondu. Il a demandé comment allait son fils et le chauffeur a répondu : « Il va bien. Je te tiendrai au courant bientôt ».

Désemparé, Abderrahim attend une minute ou deux et appelle à nouveau. Cette fois, le chauffeur lui dit : « On espère qu’il s’en sortira ». Abdel Rahman était déjà mort, mais son père ne le savait pas encore et était certain que son fils serait transporté d’urgence de la clinique de Silwad à l’hôpital gouvernemental de Ramallah. Il a demandé au chauffeur de le prendre en route - son lieu de travail se trouve sur la route principale menant à Ramallah. Un peu plus tard, son frère l’a appelé et lui a répété : « Reviens en ville, et vite ».

Il comprend alors que son fils est mort. Encore étourdi, il s’est rendu à la première clinique, où on lui a dit que son fils était à l’hôpital. Arrivé sur place, il est sorti de la voiture et s’est évanoui, s’effondrant sur le sol. Il ne se souvient pas des minutes qui ont suivi.

Les photos des jeunes morts sont accrochées au mur de l’élégant salon. L’une d’entre elles est composée des portraits des trois membres de la famille qui ont été tués par les troupes israéliennes au fil des ans : Abderrahman au centre, flanqué de ses deux oncles décédés. Son oncle Jihad Iyad, le frère de sa mère, a été tué par des soldats israéliens en 1998, alors qu’il avait 17 ans ; l’autre oncle, le frère de son père, Mohammed Hamad, a été tué par des soldats en 2004, à l’âge de 21 ans. Abderrahman ne connaissait ni l’un ni l’autre. Son père ajoute à voix basse que son propre oncle a lui aussi été tué, en 1989, et un silence oppressant s’installe à nouveau dans la pièce.

AMIRA HASS
Non, cher lecteur, l’occupation israélienne de Gaza n’a pas été “annulée” en 2005

Amira Hass, Haaretz, 12/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

Le mini-État qui a déçu : Réponse au lecteur S., qui demande pourquoi « la résistance la plus forte » est apparue « à l’endroit où Israël avait annulé l’occupation ».

Ariel Sharon arpente le Néguev occidental à la recherche d’endroits où reloger les personnes évacuées des colonies de Gaza, 2005. Photo : Avi Ohayon/GPO

S., qui vit dans une communauté de la frontière de Gaza, m’a posé plusieurs questions que d’autres m’ont également posées. Avec son accord, je publie ici une première réponse à sa lettre. Il a écrit :

« Je suis un lecteur régulier de Haaretz et de vos articles. En tant qu’habitant d’une communauté frontalière de Gaza, j’essaie de comprendre votre point de vue sur ce qui s’est passé dans la bande de Gaza depuis le désengagement. Pourquoi, selon vous, la résistance la plus forte a-t-elle émergé de l’endroit où Israël a annulé l’occupation ?

« Pendant des années, les gens ont crié que tous les problèmes majeurs provenaient de l’occupation. Et ici, une petite expérience visant à annuler l’occupation a été menée. Les Palestiniens auraient pu y construire un mini-État modèle. Au lieu de cela, ils ont préféré investir l’argent dans une guerre contre Israël. Avez-vous une explication à cela ? »

Shalom lecteur S.,

Tout d’abord, l’occupation israélienne n’a pas été annulée. Israël a continué à contrôler de manière autoritaire la vie des habitants de la bande de Gaza et les options de développement de Gaza, bien après le démantèlement par Israël des colonies et des bases militaires qui s’y trouvaient. Deuxièmement, conformément aux accords d’Oslo, dont Israël est signataire, la bande de Gaza n’est pas une entité distincte, mais une partie intégrante du territoire palestinien occupé en 1967.

Selon les Palestiniens et l’opinion internationale, ce territoire était censé devenir l’État palestinien. Le fait qu’Israël ait séparé la population de Gaza de celle de la Cisjordanie et que les Israéliens aient continué à traiter une bande de Gaza isolée, d’une superficie de 365 kilomètres carrés et dépourvue de ressources, comme une entité distincte, constitue en soi une preuve du contrôle israélien sur ce territoire - et de la chutzpah israélienne par-dessus le marché.

Je ne peux pas citer ce que j’ai écrit dans des centaines, voire des milliers d’articles. Je serai donc brève : le Premier ministre Ariel Sharon n’a pas consulté les dirigeants de l’Autorité palestinienne au sujet du désengagement et n’a pas non plus coordonné sa mise en œuvre avec ce gouvernement autonome limité qui, en 2005, n’était pas encore divisé entre le Fatah et le Hamas. Sharon a suivi une voie progressive qu’Israël avait tracée dès le début des années 1990, tout en s’efforçant de dissimuler sa gravité et son importance au cours du processus d’Oslo : créer un régime d’interdictions et de restrictions à la liberté de mouvement des Palestiniens, tout en créant des enclaves palestiniennes. Le 15 janvier 1991, Israël a entamé cette politique globale, dont le résultat immédiat, qui s’est aggravé au fil des ans, a été de couper la population de Gaza de la Cisjordanie et du monde.

Sharon a poursuivi le travail de ses prédécesseurs. Le siège draconien imposé à Gaza par le Premier ministre Ehud Olmert en 2007 était un changement quantitatif, mais pas un changement d’essence. Cette politique cohérente indique la prévision qui sous-tend l’action : il ne s’agit pas d’une expérience visant à annuler l’occupation, mais de l’un des moyens d’empêcher la création de l’État palestinien sur la base du plan que l’Organisation de libération de la Palestine et la communauté internationale avaient en tête.

Le maintien de la domination israélienne sur la bande de Gaza, jusqu’au 7 octobre, s’est manifesté de plusieurs manières. La première est le contrôle total du registre de la population palestinienne, qui inclut les résidents de Gaza. C’est Israël qui décide qui est autorisé à porter une carte d’identité de résident de Gaza ou de Cisjordanie. Chaque détail - y compris le lieu de résidence - inscrit sur la carte d’identité, techniquement  délivrée par l’Autorité palestinienne, doit être approuvé par Israël. Même les natifs de Gaza, dont Israël a révoqué le statut de résident avant 1994, ne peuvent le renouveler sans l’approbation d’Israël.

La séparation de la Cisjordanie (et d’Israël) a gravement endommagé les capacités de développement économique de la bande de Gaza. En tout état de cause, la bande de Gaza se trouve dans une situation de détérioration ou de stagnation économique depuis 1967 en raison des mesures délibérées adoptées par Israël. Israël contrôle non seulement les postes-frontières mais aussi l’espace aérien et maritime de Gaza, ce qui signifie qu’il ne permet pas aux Gazaouis d’exercer leur droit à la liberté de mouvement par mer et par air.

Israël utilise également ce contrôle pour restreindre l’industrie de la pêche palestinienne, empêcher les Palestiniens d’utiliser les réserves de gaz découvertes dans les eaux de Gaza et contrôler les fréquences sans fil nécessaires au développement technologique. En contrôlant les importations et les exportations, il limite la capacité et la faisabilité de la production nationale. Israël continue de contrôler les revenus provenant des paiements douaniers. L’Égypte - que ce soit par crainte que les habitants de Gaza ne s’y installent, par opposition politique à la séparation de Gaza de la Cisjordanie ou par obéissance aux diktats israéliens - n’a pas ouvert la frontière de Rafah à la libre circulation des Palestiniens et des étrangers.

Que ce soit délibérément ou par inadvertance, la démarche unilatérale de Sharon a affaibli l’Autorité palestinienne, qui s’en tenait à la voie des négociations. Il a ainsi récompensé le mouvement Hamas, qui affirme que seule la “lutte armée” - qu’il a pratiquée pendant la seconde Intifada, tout en améliorant ses capacités militaires - peut contraindre l’armée israélienne à se retirer, et non des négociations et la signature d’un accord.

C’est ce que pensaient et pensent encore de nombreux Palestiniens. Il n’est pas étonnant que quelques mois après le désengagement, en janvier 2006, le Hamas ait remporté la majorité des sièges aux élections du parlement palestinien (mais pas la majorité des voix de l’électorat).

Il faut d’abord répondre à la question de savoir pourquoi Israël a tout fait pour empêcher la création du petit État palestinien dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Ensuite, nous pourrons tenter d’expliquer pourquoi les habitants du “mini-État” assiégé et coupé du monde qu’il a façonné à Gaza se sont sentis comme des prisonniers à vie, alors que leurs frères de Cisjordanie vivent sous la domination violente de l’entreprise de colonisation en pleine expansion. Ensuite, à la première occasion, nous pourrons parler de l’illusion, de la chimère ou du projet de lutte armée.

Tjeerd Royaards, Pays-Bas 

AMIRA HASS
Si l’armée israélienne envahit Rafah, qu’adviendra-t-il des plus de 1,5 million de Palestiniens qui s’y abritent ?

Amira Hass, Haaretz, 10/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

Une invasion israélienne de Rafah entraînera un exode massif et paniqué de près d’un million de civils palestiniens vers une zone de sécurité désignée de la taille de l’aéroport Ben- Gourion. On ne sait toujours pas comment l’armée israélienne compte concilier cette situation avec l’ordonnance de la CIJ selon laquelle Israël doit prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter les actes de génocide.

Des tentes pour les Palestiniens déplacés à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, vendredi. Photo : Saleh Salem / Reuters

Comme Yahya Sinwar, ses proches collaborateurs et les militants du Hamas n’ont jamais été retrouvés dans la ville de Gaza, ni à Khan Younès, l’armée israélienne envisage d’étendre son opération terrestre à la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. L’armée agit ainsi parce qu’elle suppose que Sinwar et ses aides se cachent dans les tunnels situés sous cette région méridionale de la bande de Gaza, et qu’ils y retiennent probablement les otages israéliens qui sont encore en vie.

La plupart des habitants de la bande de Gaza, soit 1,4 million de personnes, sont concentrés à Rafah. Des dizaines de milliers de personnes continuent de fuir vers la ville depuis Khan Younès, où les combats se poursuivent. L’idée qu’Israël envahisse Rafah et que des combats aient lieu entre et près des civils terrifie les habitants de la ville et les personnes déplacées à l’intérieur du territoire. La terreur qu’ils ressentent est renforcée par la conclusion que personne ne peut empêcher Israël de réaliser ses intentions - pas même la décision de la CIJ qui ordonne à Israël de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter les actes de génocide.

Les correspondants militaires en Israël rapportent et supposent que l’armée a l’intention d’ordonner aux résidents de Rafah de se rendre dans une zone sûre. Depuis le début de la guerre, l’armée brandit cet ordre d’évacuation comme une preuve qu’elle agit pour éviter tout dommage aux « civils non impliqués ».

Toutefois, cette zone de sécurité, qui a été bombardée et l’est encore par Israël, se rétrécit progressivement. La seule zone de sécurité qui subsiste vraiment, et que les FDI désignent maintenant pour les masses de personnes à Rafah, est Al-Mawasi, une zone côtière du sud de Gaza d’environ 16 kilomètres carrés.

On ne sait toujours pas par quelles mesures verbales les FDI et leurs experts juridiques entendent réconcilier cette compression de tant de civils avec les ordonnances édictées par la CIJ.

« La zone humanitaire désignée par l’armée est à peu près de la taille de l’aéroport international Ben-Gourion (environ 16km2 ) », ont conclu les journalistes de Haaretz Yarden Michaeli et Avi Scharf dans leur rapport publié en début de semaine. Le rapport, intitulé « Les habitants de Gaza ont fui leurs maisons. Ils n’ont nulle part où retourner », révèle l’étendue de la dévastation dans la bande de Gaza, telle qu’elle a été capturée par les images satellites.

Des Palestiniens à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, jeudi. Photo : Mohammed Abed / AFP

La comparaison avec l’aéroport international Ben-Gourion invite à imaginer une densité au- delà de tout ce qui est imaginable, mais les commentateurs de la télévision israélienne ne vont pas beaucoup plus loin que l’intuition profonde que l’invasion terrestre de Rafah « ne sera pas si simple ».

Même si c’est difficile, il faut imaginer ce qui attend les Palestiniens à Rafah si le plan de l’armée est mis en œuvre. Nous devons le faire non pas tant pour des considérations humanistes et morales, qui, après le 7 octobre, ne sont plus très pertinentes pour la majorité du public israélo-juif, mais en raison des implications militaires, humanitaires et - éventuellement - juridiques et politiques qui sont certainement attendues si nous nous engageons dans cette voie.

La compression

Même si « seulement » un million de Palestiniens fuient pour la troisième et quatrième fois vers Al-Mawasi - une zone qui est déjà pleine de Gazaouis déplacés - la densité sera d’environ 62 500 personnes par kilomètre carré.

Cela se passera dans une zone ouverte, sans gratte-ciel pour loger les réfugiés, sans eau courante, sans intimité, sans moyens de subsistance, sans hôpitaux ni cliniques médicales, sans panneaux solaires pour recharger les téléphones, alors que les organisations d’aide devront traverser des zones de combat ou s’en approcher pour distribuer les petites quantités de nourriture qui parviennent à entrer dans la bande de Gaza.

Il semble que la seule position dans laquelle cet espace étroit pourrait accueillir tout le monde serait qu’ils soient tous debout ou à genoux. Peut-être faudra-t-il former des comités spéciaux qui détermineront les modalités de couchage par roulement : quelques milliers de personnes s’allongeront tandis que les autres resteront debout. Le bourdonnement des drones en haut et en bas, les cris des bébés nés pendant la guerre et dont les mères n’ont pas de lait ou n’en ont pas assez, seront la bande sonore inquiétante.

D’après ce que nous avons vu pendant les raids terrestres des FDI et les batailles dans la ville de Gaza et à Khan Younès, il est clair que l’opération terrestre à Rafah, si elle se déroule finalement, durera de nombreuses semaines. Israël croit-il que la CIJ considérera la compression de centaines de milliers ou d’un million de Palestiniens sur un petit morceau de terre comme une « mesure » appropriée pour empêcher un génocide ?

La marche de l’évasion

Environ 270 000 Palestiniens vivaient dans le district de Rafah avant la guerre. Le million et demi de personnes qui y vivent actuellement souffrent de la faim et de la malnutrition, de la soif, du froid, des maladies et des infections qui se propagent, des poux dans les cheveux et des éruptions cutanées, de l’épuisement physique et mental et d’un manque chronique de sommeil. Ils s’entassent dans les écoles, les hôpitaux et les mosquées, dans les quartiers de tentes qui ont vu le jour à Rafah et dans ses environs, et dans les appartements qui abritent des dizaines de familles déplacées.

Des dizaines de milliers d’entre eux sont blessés, y compris ceux dont les membres ont été amputés à la suite des attaques de l’armée ou des opérations chirurgicales qui ont suivi. Tous ont des parents et des amis - enfants, bébés et parents âgés - qui ont été tués au cours des quatre derniers mois.

Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, jeudi. Photo : Ibraheem Abu Mustafa / Reuters

Les maisons de la plupart d’entre eux ont été détruites ou gravement endommagées. Tous leurs biens ont été perdus. Ils n’ont plus d’argent en raison des prix élevés et exorbitants des denrées alimentaires. Beaucoup n’ont échappé à la mort que par chance, et ont été témoins de l’effroyable spectacle des cadavres. Ils ne pleurent pas encore les morts, car le traumatisme persiste. Les manifestations de soutien et de solidarité s’accompagnent de disputes et de bagarres. Certains perdent la mémoire et la raison à cause de toutes ces souffrances.

Comme elle l’a fait dans d’autres zones de la bande de Gaza, afin de préserver l’effet de surprise, l’armée israélienne émettra un avertissement environ deux heures avant l’invasion terrestre de Rafah. Les habitants disposeront ainsi d’une fenêtre de quelques heures ce jour-là pour évacuer la ville.

Imaginez ce convoi de réfugiés et la panique générale des populations fuyant vers Al-Mawasi à l’ouest. Pensez aux vieillards, aux malades, aux handicapés et aux blessés qui auront la « chance » d’être transportés dans des charrettes tirées par des ânes ou des brouettes de fortune et dans des voitures fonctionnant à l’huile de cuisine.

Tous les autres, malades ou en bonne santé, devront partir à pied. Ils devront probablement laisser derrière eux le peu qu’ils ont réussi à collecter et à emporter lors des déplacements précédents, comme des couvertures et des bâches en plastique pour s’abriter, des vêtements chauds, un peu de nourriture et des articles de base tels que des petits réchauds.

Destructions à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, jeudi. Photo : Ibraheem Abu Mustafa / Reuters

Cette marche forcée passera probablement par les ruines de certains des bâtiments qu’Israël a bombardés il y a peu, ou par les cratères créés sur la route par les attaques. Tout le convoi restera alors immobile jusqu’à ce qu’une déviation soit trouvée. Quelqu’un va trébucher, une roue de charrette va s’enliser dans la boue. Et tous, affamés, assoiffés, effrayés par l’imminence de l’attaque ou le pilonnage attendu des chars, continueront à avancer. Les enfants pleureront et se perdront. Les gens se sentiront mal. Les équipes médicales auront du mal à atteindre ceux qui ont besoin de soins.

Seuls 4 kilomètres séparent Rafah d’Al-Mawasi, mais il faudra plusieurs heures pour les franchir. Les marcheurs seront coupés de toute communication, ne serait-ce qu’en raison de l’encombrement du convoi et de la surpopulation. Ils se disputeront l’endroit où ils souhaitent planter leur tente. Ils se battront pour savoir qui sera le plus proche d’un bâtiment ou d’un puits. Ils s’évanouiront de soif et de faim.

L’image suivante va se répéter plusieurs fois au cours des prochains jours : un cortège de Palestiniens affamés et apeurés se met à fuir en panique à chaque fois que les FDI annoncent une nouvelle zone dont les habitants sont censés être évacués, tandis que les chars et les troupes d’infanterie avancent vers eux. Les bombardements et les troupes au sol se rapprochent des hôpitaux qui fonctionnent encore. Les chars les encercleront et tous les patients et les équipes médicales devront être évacués vers la zone surpeuplée d’Al-Mawasi.

L’opération au sol

Il est difficile de savoir combien d’entre eux décideront de ne pas partir. Comme nous l’avons appris avec ce qui s’est passé dans les districts du nord de Gaza et à Khan Younès, un nombre important d’habitants préfèrent rester dans une zone destinée à une opération terrestre. Parmi eux, des dizaines de milliers de Gazaouis déplacés, malades ou gravement blessés qui sont hospitalisés, des femmes enceintes et d’autres personnes décideront de rester dans leurs propres maisons, dans celles de leurs proches ou dans des écoles transformées en abris. Le peu d’informations qu’ils recevront de la zone de concentration d’Al-Mawasi suffira à les décourager.

Les soldats et les commandants des FDI interprètent cependant l’ordre d’évacuation différemment : toute personne qui reste dans une zone désignée pour une invasion terrestre n’est pas considérée comme un civil innocent ; elle n’est pas considérée comme « non impliquée ».

L’hôpital Hamad de Gaza endommagé par un bombardement israélien la semaine dernière.

Tous ceux qui restent chez eux et sortent pour aller chercher de l’eau dans une installation municipale qui fonctionne encore ou dans un puits privé, les équipes médicales appelées à soigner un patient, une femme enceinte qui se rend à l’hôpital voisin pour accoucher, tous ceux-là, comme nous l’avons vu pendant la guerre et lors des campagnes militaires passées, sont criminalisés aux yeux des soldats. Les abattre et les tuer est conforme aux règles d’engagement de l’armée israélienne.

Selon l’armée, ces tirs sont effectués conformément au droit international, car ces personnes ont été averties qu’elles devaient partir. Même lorsque les soldats pénètrent dans les maisons pendant les combats, les habitants de Gaza, principalement des hommes, risquent d’être tués par des tirs. Un soldat qui tire sur quelqu’un parce qu’il s’est senti menacé ou parce qu’il a obéi à un ordre, cela n’a pas d’importance. C’est arrivé dans la ville de Gaza, et cela pourrait arriver à Rafah.

De même que les équipes d’aide ne sont pas autorisées ou ne peuvent pas se rendre dans le nord de la bande de Gaza pour distribuer de la nourriture, elles ne pourront pas le faire dans les zones de combat à Rafah. Le peu de nourriture que les habitants ont réussi à sauver s’épuisera progressivement.

Ceux qui resteront chez eux seront contraints de choisir le moindre des deux maux : sortir et risquer les tirs israéliens ou mourir de faim à la maison. La plupart d’entre eux souffrent déjà d’un manque cruel de nutriments. Dans de nombreuses familles, les adultes renoncent à la nourriture pour que leurs enfants puissent être nourris. Il y a un réel danger que beaucoup meurent de faim dans leur maison alors que les combats font rage à l’extérieur.

Les bombardements

Depuis le début de la guerre, l’armée a bombardé des bâtiments résidentiels, des espaces ouverts et des voitures dans tous les endroits qu’elle avait définis comme « sûrs » (que les habitants n’étaient pas tenus de quitter). Peu importe que les attaques visent des installations du Hamas, des responsables du groupe ou d’autres membres qui séjournaient avec leur famille ou qui étaient sortis de leur cachette pour leur rendre visite : ce sont presque toujours des civils qui sont tués.

Les bombardements ne se sont pas arrêtés à Rafah non plus. Dans la nuit de jeudi à vendredi, deux maisons ont été bombardées dans le quartier de Tel al-Sultan, à l’ouest de Rafah. Selon des sources palestiniennes, 14 personnes ont été tuées, dont cinq enfants.

Des Palestiniens pleurent leurs proches dans un hôpital de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, jeudi. Photo : Ibraheem Abu Mustafa / Reuters

Les sources ont également indiqué qu’une mère et sa fille ont été tuées lors d’une attaque israélienne contre une maison dans le nord de Rafah le 7 février et qu’un journaliste a été tué avec sa mère et sa sœur dans l’ouest de Rafah la veille. Le 6 février également, ont ajouté les sources, six policiers palestiniens ont été tués lors d’une attaque israélienne alors qu’ils sécurisaient un camion d’aide dans l’est de Rafah.

Ces attaques montrent que les soi-disant calculs des dommages collatéraux approuvés par les experts juridiques des FDI et le bureau du procureur de l’État sont extrêmement permissifs. Le nombre de Palestiniens non impliqués qu’il est « permis » de tuer en échange de l’atteinte d’une cible de l’armée est plus élevé que dans toutes les guerres précédentes.

Les habitants de Rafah craignent que les FDI n’appliquent ces critères permissifs à Al-Mawasi et n’attaquent là aussi si une cible se trouve dans la zone, parmi les centaines de milliers de personnes qui s’y abritent. C’est ainsi qu’un refuge annoncé devient un piège mortel pour des centaines de milliers de personnes.

16/02/2024

GIANFRANCO LACCONE
Révolte des tracteurs : l’agriculture européenne a besoin d’un nouveau pacte

 Gianfranco Laccone, ClimateAid.it, 7/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

En voyant ces jours-ci les reportages sur la révolte des agriculteurs d’Europe, la première chose qui m’est venue à l’esprit a été le "Canto dei Sanfedisti" [le Chant des Sanfédistes, une contre-Carmagnole], une chanson napolitaine de la fin du 18e siècle, reprise par la NCCP (Nuova Compagnia di Canto Popolare) dans les années 1970 : son texte exprime le mécontentement qui s’est développé dans les campagnes méridionales avec la crise révolutionnaire et la naissance de la République Parthénopéenne, soutenue par les meilleurs esprits des Lumières napolitaines du 18e  siècle. L’expérience se termina tragiquement quelques mois plus tard, avec la mort ou l’exil des révolutionnaires et le royaume des Bourbons qui, s’étant privé de la génération du chambardement, régressa dans sa structure et son économie, résistant au changement jusqu’à la conquête garibaldienne en 1860/61 [voir Sanfédisme].

Le mécontentement d’alors n’est pas différent de celui d’aujourd’hui : à l’époque, il était dirigé contre les Français qui étaient venus à Naples avec “leur” démocratie ; aujourd’hui, il est dirigé contre l’Union européenne et ses règles communes. Le paradoxe historique est que, deux siècles plus tard, les agriculteurs, par leur révolte, entendent défendre les principes démocratiques qu’ils avaient combattus au nom du roi Bourbon. Sous ce paradoxe se cache, aujourd’hui comme hier, le malaise de ceux qui sentent les décisions leur tomber dessus en voyant s’évanouir les revenus vainement recherchés à travers les transformations et les innovations réalisées en s’endettant. Les agriculteurs, en particulier les paysans et les ouvriers agricoles (qui n’ont malheureusement pas voix au chapitre), sont considérés comme des “marchandises jetables”, se sentent exclus et ne partagent pas les décisions qui leur tombent dessus. Plus généralement, ceux qui travaillent dans l’agriculture se considèrent comme des marginaux, objets et non sujets d’un processus de changement de société (au 18e  siècle, nous sommes passés d’une société féodale à une société industrielle, aujourd’hui nous sommes à la fin de ce type de société et devrons en créer une autre), et revendiquent donc des droits et une appartenance à part entière. Tout d’abord, il serait souhaitable que les paysans créent une alliance sectorielle incluant les ouvriers agricoles, les soustrayant au marché noir qui alimente au contraire la compétition des productions à bas prix.


Sans agriculteurs, pas de bouffe, no future

 Ce soulèvement ne m’a pas surpris et ne représente pas non plus une flambée, précédé qu’il a été ces dernières années par des mouvements tels que les “forconi” [fourches] en Italie ou les “gilets jaunes” en France et d’innombrables grèves et soulèvements d’ouvriers agricoles dans l’Union européenne (UE), souvent qualifiés de problèmes d’ordre public ou, pire, de problèmes d’échec de l’intégration des étrangers dans la société. Je m’étonne de la sous-estimation de ces épisodes par les forces qui devraient être à l’origine du changement, comme les écologistes, les producteurs biologiques et les syndicats agricoles eux-mêmes ; peut-être que l’erreur de sous-estimation commise par les jacobins napolitains d’antan ne nous a pas appris grand-chose, si nous pensons que le changement peut avoir lieu et être accepté sans l’implication des personnes concernées. Nous devrions également réfléchir à la raison pour laquelle le malaise touche l’ensemble du secteur agricole, y compris tous les types d’agriculteurs, des petits agriculteurs qui souvent ne reçoivent aucune subvention et qui, dans l’ensemble de l’Italie, ne reçoivent que 6 % des subventions accordées, aux grands producteurs qui, en Italie, représentent 10 % du total mais perçoivent 50 % des subventions et sont les privilégiés du système.


“Non à la bidoche synthétique, oui à la bidoche avec des poils !”

Aujourd’hui, la politique agricole commune (PAC) de l’UE favorise la concentration des terres et de la production entre quelques mains, au détriment des petits et au profit des grands producteurs agricoles et agroalimentaires, qui ne veulent pas réduire leurs privilèges. Face à la crise climatique irréversible, le Green Deal représente la tentative de l’UE de sauver la chèvre et le chou : mais les grands privilégiés du système mis en place par la réforme de la PAC des années 1990 n’en veulent pas non plus et tentent d’exploiter à leur profit le malaise des petits producteurs. Ce serait une bonne idée de rejouer une vieille pièce de Dario Fo : « Tous unis ! Tous ensemble ! Mais excuse-moi, celui-là, c’est pas le patron ? » pour expliquer qu’il est impossible de lutter contre un système de privilèges dirigé par quelqu’un (qu’il s’agisse d’un individu ou d’une organisation) qui vit de ces privilèges. Il n’y a pas d’agriculture nationale contre l’agriculture européenne, il n’y a pas de secteur agricole contre d’autres secteurs, il n’y a pas d’agriculture contre des règles “trop radicales”, il n’y a pas d’agriculteurs contre les écologistes : ceux qui prononcent ces mots masquent leurs propres intérêts en essayant de les faire passer pour des intérêts communs. Au contraire, dans chaque secteur, dans chaque réalité (locale, nationale ou communautaire), il y a des intérêts différents et opposés et la seule façon d’éliminer les privilèges de quelques-uns est de chercher un accord avec les consommateurs sur le juste prix du produit : un prix qui récompense les producteurs et pas seulement les distributeurs, la qualité et le goût des productions et pas la taille et la quantité, qui privilégie les productions locales sur les productions identiques qui viennent de loin, qui commercialise des produits alimentaires contrôlés par des tiers, capables de prévenir les maladies et pas de les provoquer, parce qu’ils sont pleins d’additifs, de colorants, de graisses et de sucres, d’engrais et de pesticides. Il n’est pas nécessaire d’augmenter les quantités produites. Pourquoi, dans un pays (comme l’Italie ou comme l’UE) qui réduit le nombre de ses habitants, qui devient toujours plus “vieux” (les personnes âgées mangent moins et exigent une meilleure qualité), faudrait-il augmenter la production, comme le demandent les ministres et les associations professionnelles ? Quelqu’un croit-il qu’en augmentant la production, le prix final augmentera et compensera les coûts liés à l’augmentation ?


Notre fin, Votre faim !

Les règles de la PAC devraient être modifiées : elles suivent actuellement les règles du marché financier en les appliquant à une réalité cyclique telle que celle de la production biologique, l’alignant sur le système de la chaîne d’approvisionnement. Le système agricole, grâce à son caractère cyclique, est capable de capter et de stocker gratuitement l’énergie solaire et de la transformer en nourriture, et la cyclicité devrait être protégée. Les règles du marché financier ont réduit la concurrence au lieu de l’augmenter : il y a de moins en moins d’agriculteurs, les terres arables ont diminué au profit de la spéculation et de la surconstruction, le système de concurrence a réduit le nombre d’entreprises agroalimentaires et les grands groupes contrôlent les politiques de prix. Les organismes vivants (travailleurs de la terre inclus) sont considérés comme une simple “matière première” comme le pétrole, qu’il faut maintenir à un prix bas pour que le système des filières industrielles d’approvisionnement puisse continuer à faire des bénéfices.

Sans ces explications, les crises de production constantes des différents secteurs agricoles sont incompréhensibles, malgré le soutien continu apporté au secteur. Le système commercial mondial a tenté de réaliser une impossible quadrature du cercle avec l’agriculture : nous devons briser le carré des accords commerciaux internationaux pour rétablir le cercle naturel du cycle de la production locale à faible impact environnemental.


Dans le jeune mouvement visant à changer les règles de la PAC, les grands absents sont les consommateurs, qui devraient être les principaux alliés des agriculteurs, lesquels représentent une minorité hétérogène piégée par les accords commerciaux du secteur. Si les agriculteurs ne veulent pas finir comme les chauffeurs de taxi, ils devraient trouver dans les consommateurs leurs principaux alliés. Pour changer les règles, il faut s’allier avec ceux qui se trouvent en bas de l’échelle des privilèges et, après tout, les seuls qui ne sont pas subventionnés dans le système agroalimentaire sont les consommateurs. Si l’on analyse les on-dit sur les subventions accordées aux agriculteurs, il faut souligner que les autres secteurs de production sont beaucoup plus lourdement subventionnés par les États-nations (qui disposent ensemble d’un budget beaucoup plus important que celui de l’UE). Si l’argent gaspillé pour maintenir des compagnies comme Alitalia ou Italsider à Tarente avait été utilisé pour mieux garantir la circulation des denrées alimentaires au niveau communautaire ou la production locale de la région de Tarente, nous ne nous trouverions pas aujourd’hui face au dilemme de devoir sauver un secteur des transports inefficace ou de dépolluer une région comme alternative au revenu des familles des travailleurs des entreprises polluantes.

La protection du secteur agricole, commencée avec la PAC, s’est achevée avec la réforme de la PAC du début des années 1990, qui a supprimé la protection du prix unitaire du produit agricole pour donner une contribution forfaitaire à l’hectare aux producteurs. Ce financement annuel basé sur la propriété, avec peu de contraintes et peu de contrôles sociaux, fait partie d’un tour de passe-passe contrôlé par les banques et les filières de production, qui permet aux grands propriétaires de vivre de leurs revenus et aux petits de joindre difficilement les deux bouts à la fin de l’année. Si l’on veut se souvenir de l’histoire, les Jacobins ont lutté contre les privilèges de l’aristocratie foncière alors que la PAC, réformée pour adhérer aux accords internationaux du GATT, semble avoir cherché à restaurer ces privilèges.

En cela, il est vrai que « la PAC s’est trahie elle-même », car elle avait été créée pour favoriser l’autosuffisance communautaire et permettre de produire davantage dans les territoires les plus adaptés aux différentes productions. Pour ce faire, elle avait fixé un prix de base communautaire différent de celui du marché mondial et souvent beaucoup plus élevé ; ce système de subventions permettait de protéger l’agriculture tout en entraînant certains défauts comme le fait de favoriser les excédents de production et de défavoriser la qualité des produits, ce qui, au fil du temps, a fait crier au scandale. Mais le scandale a été de ne pas inclure dans les politiques du passé à la fois la qualité des produits liée aux besoins nutritionnels de la population communautaire, et la protection des territoires pollués par des quantités d’engrais chimiques et de pesticides, utilisés dans le but d’augmenter les rendements, qui ont dégradé les sols et l’environnement. Je crois que la restauration d’un concept de juste prix lié à un accord entre producteurs et consommateurs est un objectif nécessaire. Mais je ne le vois pas apparaître dans les revendications de ceux qui se battent aujourd’hui pour la défense du monde agricole.

Le paradoxe de la lutte actuelle, aux motivations justifiées mais aux objectifs flous, est dans son image même : la marche des tracteurs. Le tracteur diesel, le plus polluant, le plus destructeur des sols et le principal instrument de l’endettement paysan, peut-il être le symbole d’une lutte renaissante ? C’est comme si, pour lutter contre la pollution dans les villes, tout le monde défilait avec des voitures au diesel et à essence.

De nouvelles images et de nouvelles idées sont nécessaires pour représenter la nouveauté que seule une alliance avec les consommateurs pourrait produire.


Jesi (province d’Ancône, Marches) : « Vive l’Italie aux yeux ouverts dans la nuit triste, Vive l’Italie, l’Italie qui résiste » (Chanson de Francesco de Gregori, 1979)