Rebecca Ruth Gould, 2023
Ci-dessous une traduction du prologue du livre Erasing Palestine (Verso 2023), par Layân Benhamed, éditée par Fausto Giudice, Tlaxcala
« Je suis... un Juif par la force de ma solidarité inconditionnelle avec les persécutés et les exterminés »
— Isaac Deutscher, « Qui est juif ? » (1966)
Prologue : Sur l’accusation d’antisémitisme (p. 1-11)
Février 2017 a marqué un tournant dans l’histoire de l’activisme pour la Palestine au Royaume-Uni. Ce mois tumultueux a vu les Palestiniens et les militants propalestiniens submergés par une vague sans précédent d’annulations d’événements et d’attaques contre leur droit de protester contre l’occupation. Février 2017 a également marqué un tournant dans mon propre engagement envers la Palestine et la liberté d’expression. J’étais arrivée au Royaume-Uni à l’été 2015 pour commencer à enseigner à l’Université de Bristol. Ma carrière académique itinérante m’avait menée de Damas à Berlin, et finalement en Palestine et en Israël. De 2010 à 2011, j’ai fait la navette entre la Palestine et Israël plusieurs fois par semaine. J’ai vécu à Bethléem en Cisjordanie, en face du mur de l’apartheid, le long duquel je marchais sur le chemin de l’Institut Van Leer où j’étais chercheuse postdoctorale1.
L’Institut Van Leer est situé au cœur du quartier historique de Talbia à Jérusalem-Ouest. À une autre époque, treize ans avant la fondation de l’État d’Israël en 1948, le critique palestino-américain Edward Said est né dans ce quartier. Son cousin a abandonné la maison familiale en 1948, juste après sa chute aux mains de la milice paramilitaire sioniste Haganah, coupant à jamais les liens de Said avec sa patrie.2 Maintenant, des décennies plus tard, l’Institut Van Leer a joué un rôle central dans les débats autour des définitions de l’antisémitisme. En 2020, il a servi de lieu virtuel et physique pour la rédaction de la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme (JDA) et a accueilli de nombreux événements pour soutenir sa diffusion.3
En rouge, le tracé de la “barrière de séparation” ou
“clôture de sécurité” israélienne (Geder Habitahon), ou encore Mur de l’apartheid
(جدار
الفصل العنصري جدار الفصل العنصري, jidar
alfasl aleunsurii) entre Bethléem et Jérusalem
Un labyrinthe de béton et d'acier. Source : Alexandra Rijke & Claudio Minca, “Inside Checkpoint 300: Checkpoint Regimes as Spatial Political Technologies in the Occupied Palestinian Territories”, Antipode, March 2019
Bien que l’Institut Van Leer fût situé à seulement quelques kilomètres de mon domicile, le trajet depuis Bethléem prenait plusieurs heures. Chaque matin, lorsque je devais me rendre à Jérusalem, je faisais la queue avec des travailleurs palestiniens fébriles et privés de sommeil au tristement célèbre Checkpoint 300 [poste de contrôle]. En attendant dans la file, j’observais souvent le traitement préférentiel que moi, en tant qu’étrangère, recevais de la part des soldats de l’armée israélienne (FDI) gardant le checkpoint. Le contraste entre la manière dont ils me traitaient et celle dont ils traitaient les autochtones de la Palestine était impossible à ignorer. Les soldats israéliens me permettaient, ainsi qu’aux autres détenteurs de passeports étrangers, de passer rapidement à travers les détecteurs de métal, tandis que les travailleurs palestiniens devaient souvent rester des heures, ce qui les retardait pour leur travail et leur faisait perdre un revenu vital.
Le deux poids deux mesures était visible partout. Les barrières métalliques derrière lesquelles nous attendions avaient des rangées séparées pour les étrangers et les Palestiniens. Des politiques différentes s’appliquaient à chaque rangée. À certaines heures, seuls les étrangers pouvaient attendre dans la file. Il n’était pas difficile de deviner quelles rangées nécessitaient le plus d’attente.
J’avais rarement vu une discrimination aussi flagrante. J’évoquais ces scènes dans quelques strophes que j’ai écrites à l’époque :
Les
travailleurs saluent l'aube
derrière les barreaux du poste de contrôle 300,
en attendant de construire les maisons des colons
avec du calcaire volée.4
J’ai appelé ce poème « Calcaire volé », en référence aux façades en albâtre des nombreux bâtiments qui brillaient sur les collines de Bethléem et de la ville voisine de Beit Jala, sur mon chemin vers Jérusalem. Ces bâtiments avaient été construits par des ouvriers palestiniens mal rémunérés, qui devaient attendre des heures aux checkpoints juste pour atteindre les bus qui les emmèneraient au travail.5 « Calcaire volé » réfléchit sur ma complicité au sein du système d’apartheid qui se développait à l’époque de ma résidence à Bethléem, et qui est devenu encore plus enraciné depuis mon départ.
Mon salaire était financé par une bourse établie par un philanthrope israélien. En acceptant cette bourse, je violais le boycott des institutions académiques israéliennes auquel participaient nombre de mes amis et collègues. Avant de l’accepter, j’ai débattu de l’éthique de cette décision avec des amis. Je voulais voir la Palestine – et y vivre – de première main. Une bourse de cinq ans à Jérusalem me permettrait de vivre en Palestine, spécifiquement à Bethléem en Cisjordanie, à quelques kilomètres seulement. Une amie proche venait de rentrer de Bethléem et elle a arrangé un appartement où je pourrais rester. C’était potentiellement une opportunité de changer ma vie à long terme en vivant en Palestine. Je sympathisais avec le boycott, mais je sentais aussi que je pourrais mieux contribuer à ces questions en étant témoin direct de l’occupation et en la vivant – même si ce n’était que temporairement.
Lorsque l’Institut Van Leer m’a attribué la bourse, il n’avait aucune idée que je prévoyais de vivre en dehors d’Israël et de faire la navette vers Jérusalem. Lorsque je suis arrivée à Jérusalem et leur ai dit que je vivrais en Palestine, il était trop tard pour qu’ils refusent ma demande. À la différence des Israéliens, j’étais légalement autorisée à résider dans les Territoires occupés. Contrairement aux Palestiniens, je pouvais entrer à Jérusalem sans demander de permission spéciale. Ces fréquentes navettes à travers des checkpoints encombrés et l’exposition à deux géographies radicalement différentes qui se jouxtaient m’ont amenée à voir l’occupation d’une manière complètement différente. Cette expérience directe de l’occupation a intensifié et justifié mon soutien au boycott. Jusqu’à mon arrivée en Palestine, mon soutien était basé sur des informations de seconde main.
C’est en vivant à Bethléem durant l’été 2011 que j’ai fini par écrire un article polémique qui condensait toute ma frustration face à tout ce que j’avais observé en Israël, en faisant la navette entre Bethléem et Jérusalem, en parlant avec des Israéliens qui n’avaient jamais visité les Territoires occupés – ce que la loi israélienne leur interdisait de faire – en observant et en habitant la bulle dans laquelle vivent les Israéliens tandis que leurs voisins palestiniens subissent des niveaux infiniment plus élevés de privation économique, de chômage et de violence en raison des politiques et préjugés israéliens.
Je vivais à quelques rues du mur que construisait Israël sous prétexte de sécurité, bien qu’il traversât directement le territoire palestinien. Des maisons avaient été coupées en deux par cette construction de pierre. Des plaques commémoratives avaient été érigées sur les décombres. Quelques années après mon départ de Bethléem, ces murs bifurqués seraient immortalisés dans le Walled Off Hotel, un édifice initialement créé par l’artiste de rue Banksy basé en Angleterre comme une exposition temporaire, devenant finalement un élément permanent de l’occupation. J’ai été témoin de patrouilles lourdement armées des FDI dans les rues, remplissant les Palestiniens de peur. Je ne pouvais plus justifier de vivre dans – et de recevoir un revenu de – ce système corrompu et discriminatoire. Bien que j’aie été témoin du carnage de la guerre de première main – j’avais visité Grozny peu après que la ville eut été rasée par des frappes aériennes russes en 2004 – les insultes et humiliations quotidiennes des Palestiniens que j’ai observées dans les Territoires occupés me rendaient malade. J’ai décidé de mettre fin à ma bourse pour le bien de ma propre santé mentale.
C’est à cette époque que j’ai écrit une courte polémique provocante intitulée « Beyond Antisemitism » (« Au-delà de l’antisémitisme »). Ce travail allait me hanter de nombreuses années plus tard, en me propulsant dans des circonstances qui ont conduit à la rédaction de ce livre. J’étais furieuse contre moi-même – entre autres – de ne pas pouvoir arrêter les abus historiques qui avaient normalisé la censure des voix palestiniennes. Je l’ai envoyé au magazine radical de gauche Counterpunch. J’ai reçu une réponse dans les heures qui ont suivi de la part du journaliste et rédacteur Alexander Cockburn, décédé l’année suivante. Cockburn l’a apprécié et m’a dit qu’il le publierait dans l’édition imprimée.6
Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un chèque de 100 dollars dans ma boîte aux lettres à l’Institut Van Leer, avec une courte note me remerciant pour ma contribution. Nous n’avions jamais discuté des termes de paiement, et je n’avais jamais partagé mon adresse avec Cockburn, donc l’argent fut une surprise.
Rétrospectivement, je peux voir comment le titre « Beyond Antisemitism » pouvait avoir semblé incendiaire, surtout sorti de son contexte. Il était calculé pour provoquer. Le titre a également été choisi pour critiquer l’utilisation politique du discours sur l’antisémitisme pour faire taire les discussions sur l’occupation de la Palestine. J’ai écrit sur ce que j’avais observé de première main pendant ma résidence en Palestine et mes trajets réguliers en Israël. Je n’aurais pas utilisé un tel titre si j’avais vécu n’importe où en Europe, où les sites de la plus grande atrocité du XXe siècle forment un sous-texte perpétuel à chaque discussion sur l’antisémitisme aujourd’hui. Mais je n’écrivais pas depuis l’Europe, ni d’ailleurs depuis le Royaume-Uni. Je n’avais jamais mis les pieds en Angleterre à ce moment de ma vie. J’écrivais depuis la Palestine après avoir travaillé un an en Israël, et par frustration de ma complicité avec le système injuste dans lequel je vivais et travaillais. On pourrait se demander : quel rapport l’antisémitisme a-t-il avec cela ? Indirectement, sinon explicitement, l’antisémitisme était le prétexte pour les injustices que j’observais chaque jour contre les Palestiniens. La peur d’être accusé d’antisémitisme rend difficile de s’exprimer, et c’est pourquoi tant d’entre nous qui témoignons de la discrimination anti-palestinienne – Israéliens et non-Israéliens – gardent le silence. Notre silence est une complicité. Cette complicité réduit également les Palestiniens au silence, cachant leurs expériences à la vue du public.
« Beyond Antisemitism » soutenait que la longue histoire de l’antisémitisme et de l’Holocauste constitue la toile de fond contre laquelle des vies palestiniennes sont sacrifiées. L’idée ne m’était pas venue quand je vivais à Berlin, avant d’accepter la bourse de Jérusalem. J’ai découvert cette dynamique intégrée dans la vie quotidienne des Israéliens en faisant la navette entre mon bureau en Israël et ma maison palestinienne. L’amnésie dans laquelle vivent les Israéliens me rappelait grandement ma propre éducation aux USA. Le génocide des Amérindiens était complètement supprimé de nos programmes scolaires, et l’esclavage était un sujet délicat que nos enseignants évitaient de discuter directement. Les traumatismes de l’histoire juive, et la peur compréhensible que cette histoire puisse un jour se répéter, avaient également conduit à des distorsions et des suppressions du passé. Les mémoires traumatiques et la peur de leur répétition hantaient mes conversations avec les Israéliens. Ces peurs remplissent les ondes radio israéliennes et façonnent la mémoire culturelle du peuple israélien. L’État israélien fait tout ce qu’il peut pour maintenir l’accent sur le traumatisme historique des Juifs. Pourtant, comme l’a remarqué Isaac Deutscher en 1967, même lorsque les dirigeants israéliens « surexploitent Auschwitz et Treblinka... Nous ne devrions pas permettre des invocations d’Auschwitz pour nous faire du chantage afin que nous soutenions une mauvaise cause. »7 « Beyond Antisemitism » était une polémique contre les silences forcés imposés par les traumatismes du XXe siècle, qui détournent l’attention de l’occupation des terres palestiniennes et de la dépossession du peuple palestinien. Après un an de résidence à la frontière entre Israël et la Cisjordanie, j’étais certaine qu’il n’y avait aucune justification pour les checkpoints discriminatoires et le système de bus ségrégué, ni pour le système archaïque de laissez-passer et de règlements qui restreignent grandement l’accès des Palestiniens à l’emploi et les maintiennent dans la pauvreté.
Bien que les dommages collatéraux que ces souvenirs et peurs causent aux Palestiniens ne soient pas interdits de discussion dans les espaces publics israéliens, ils sont traités comme secondaires, comme une réflexion après-coup par rapport aux thèmes plus importants de l’histoire juive. Pendant ce temps, les alibis et les justifications de l’occupation devenaient de plus en plus intenables. Comme l’a souligné Deutscher, même les invocations d’Auschwitz ne légitiment pas l’oppression. Même la longue histoire de l’antisémitisme contre les Juifs – dans laquelle les Palestiniens n’étaient pas directement impliqués, mais qui façonne néanmoins les horizons de leur existence politique – n’est pas une excuse. C’est pourquoi, ai-je soutenu en 2011, nous devions aller « au-delà de l’antisémitisme ».
Parmi les parties les plus controversées de l’article figurait la fin, qui affirmait que « dans l’état actuel des choses, l’Holocauste persiste et ses principales victimes sont le peuple palestinien ».8 C’est une affirmation plutôt grandiose qui ne fonctionne qu’au niveau polémique. Je pense qu’elle pourrait être défendue de certaines manières, mais je suis moins investie dans les triomphes rhétoriques maintenant que je ne l’étais en écrivant le texte. Il n’est guère controversé d’affirmer que les catastrophes historiques ont des conséquences à long terme, s’étendant sur de nombreuses générations. Il est moins utile de tenter de déterminer qui est une victime plus grande ou moindre d’une atrocité spécifique des générations après l’événement. La critique de ces mots qu’un éminent chercheur en études juives a partagée avec moi continue de résonner en moi.
« Il n’y a pas de lueur d’espoir dans l’Holocauste », a-t-il dit, « aucune façon de le rendre positif. » Je ne suis pas tout à fait sûr de comment il a compris mes mots comme cherchant une lueur d’espoir, mais je suis d’accord avec sa critique. Mettre en avant la souffrance palestinienne ne fonctionne pas quand cela semble minimiser les blessures juives.9 Ce n’était jamais mon intention, et je ne pense pas que le texte soutienne cette lecture, mais je respecte le droit des lecteurs de tirer leurs propres conclusions. J’admets donc que je l’aurais écrit différemment maintenant, mais je maintiens la pertinence de ces mots pour cette époque et ce lieu : la Palestine occupée au milieu d’un conflit de plus en plus brutal et d’un mandat soutenu par l’État pour faire taire la dissidence. Je maintiens l’indignation qui m’a poussé à m’engager dans de telles polémiques, et le droit de chacun de le faire, qu’il soit palestinien, israélien ou américain.
Un autre point qui préoccupait certains lecteurs était mon utilisation du mot « privilège » pour décrire le statut du récit de l’Holocauste en Israël. Ce verbe est largement utilisé dans le discours académique pour décrire comment certaines idées sont validées par rapport à d’autres. Un lecteur a suggéré que, étant donné le stéréotype antisémite sur les Juifs comme privilégiés, l’utilisation de « privilège » comme verbe en référence à l’Holocauste était potentiellement antisémite. Lu dans le contexte, cela me semble tiré par les cheveux, étant donné que j’utilisais le verbe dans son sens académique traditionnel de placer un point de vue au-dessus d’un autre. Ce n’était pas un choix idéal sur le plan esthétique, mais ce verbe sec et abstrait n’a aucune relation spécifique avec les Juifs.
Peu de temps après avoir terminé l’article, j’ai démissionné de ma bourse et quitté Israël, pour ne jamais y revenir. Ayant évacué ma rage, je n’ai plus pensé à cet article court. C’était une polémique, pas un travail académique. Une œuvre de son temps, et de mon indignation, avant tout contre moi-même. L’écrire était un acte d’autodénonciation, une tentative de me purifier de ma complicité dans l’occupation, et de purger ma culpabilité d’avoir franchi des checkpoints en utilisant les lignes spéciales réservées aux étrangers, d’avoir été témoin de racisme et de discrimination contre la population palestinienne tout en mordant ma langue.
Après avoir purgé ma colère, je suis passée à autre chose. J’ai pris un poste dans un nouveau collège d’ arts libéraux appelé Yale-NUS. Initialement basé sur le campus de l’Université de Yale à New Haven, Connecticut, puis à l’Université Nationale de Singapour. J’ai pris une autre bourse à l’Université d’Europe Centrale, alors située à Budapest. Enfin, quatre ans après avoir composé cette brève polémique, je me suis installée au Royaume-Uni pour occuper un poste à l’Université de Bristol dans le sud-ouest de l’Angleterre, où j’enseignais des cours classiques en langues modernes : Théorie de la Traduction, Séminaire de Dissertation de Quatrième Année, Théorie Postcoloniale.
Deux ans après mon arrivée à Bristol, j’ai reçu un appel dans mon bureau de la directrice de l’école. C’était une occasion rare : en effet, elle ne m’avait jamais appelé directement auparavant. Elle m’a demandé de la rencontrer dans son bureau dès que possible. Elle m’a informé qu’un étudiant avait découvert mon article de 2011 en ligne, sur une base de données appelée Social Science Research Network, où je téléchargeais mes travaux. Parmi mes centaines d’articles académiques, cette courte polémique a touché une corde sensible chez l’étudiant, qui s’identifiait comme sioniste. Elle m’a dit que l’université avait été informée que l’étudiant prévoyait de publier une lettre anonyme dans le journal étudiant, Epigram, dénonçant mon article – et moi – comme antisémite.
L’administration universitaire avait été informée de cela par le rédacteur en chef du journal. La première réaction de l’université était d’espérer que l’histoire serait rapidement enterrée sous d’autres informations et ne serait pas reprise par les médias nationaux. En 2017, les accusations d’antisémitisme liées à des discours critiques d’Israël étaient encore relativement rares au Royaume-Uni.
Depuis lors, ces accusations sont devenues monnaie courante. Cependant, nous opérions en territoire inconnu.
Les espoirs que la controverse passerait rapidement étaient mal fondés. Quelques semaines plus tard, une journaliste du Daily Telegraph qui s’était fait une réputation avec des articles à clics accusant divers universitaires d’antisémitisme a présenté la « découverte » de mon article par l’étudiant dans un article intitulé : « Bristol University Investigates Claims of Anti-Semitism after Lecturer Claims that Jews Should Stop “Privileging” the Holocaust »10. Une chose que j’ai apprise de cette expérience est que, en matière de presse, les gros titres comptent parfois plus que le contenu.
J’étais dans mon bureau à l’université lorsque le téléphone a sonné. La journaliste, Camilla Turner, m’a demandé si j’avais un commentaire sur « Beyond Antisemitism », qui avait fait l’objet d’une lettre anonyme dans le journal étudiant. J’ai demandé qu’elle me donne un jour pour répondre. Elle a refusé, disant que l’article devait être publié le soir même. J’ai donc consulté la même amie qui m’avait trouvé un logement à Bethléem. Ensemble, nous avons fouillé les écrits d’Edward Said, qui avait longtemps été une source d’inspiration pour moi, à la recherche de mots qui pourraient représenter ce que j’ai appris et vu en vivant en Palestine. Mon premier recours était l’essai classique de Said « Zionism from the Standpoint of Its Victims » (1979). Bien que la citation que j’ai fournie à Turner ait été déformée, au moins la partie centrale du message de Said est parue. « Niant les accusations d’antisémitisme, le Dr Gould a cité Edward W. Said », a écrit Turner, et m’a citée citant Said : « S’opposer au sionisme en Palestine n’a jamais signifié, et ne signifie pas maintenant, être antisémite ».
Une tempête a suivi. Dans l’article du Telegraph à mon sujet, le député conservateur et récemment nommé envoyé spécial pour les questions post-Holocauste, Eric Pickles, m’a accusée de négationnisme. Il est allé jusqu’à dire que l’auteure de « Beyond Antisemitism » devrait « reconsidérer sa position » à l’université, ce qui était une façon polie de dire que je devrais soit démissionner, soit être licenciée. Plus étonnamment encore, il a décrit mon article comme « l’un des pires cas de négationnisme de l’Holocauste » qu’il eût vus ces dernières années.
Bien que la Campaign Against Antisemitism nouvellement créée ait été la première organisation à demander mon licenciement, et qu’elle ait en fait initié sa campagne contre moi avant le Telegraph et probablement collaboré avec Turner sur l’article, le Board of Deputies of British Jews plus établi a rejoint le chœur. Le Board of Deputies a écrit au vice-chancelier à mon sujet, affirmant dans une lettre dissimulée par l’université pendant de nombreuses années, que mes opinions étaient « incompatibles avec le rôle d’un enseignant dans une université britannique réputée », et insistant sur le fait que je « ne devrais plus rester en poste »11.
Ironiquement, cent ans plus tôt, à une époque radicalement différente, ce même Board of Deputies qui demandait maintenant mon licenciement faisait partie des signataires exprimant des inquiétudes concernant le soutien croissant du gouvernement britannique au sionisme. Dans une lettre controversée au Times datée du 24 mai 1917, le Board of Deputies, avec l’Anglo-Jewish Association, s’opposait à la « théorie sioniste, qui considère toutes les communautés juives du monde comme constituant une nationalité sans abri, incapable d’une identification sociale et politique complète avec les nations parmi lesquelles elles vivaient »12. Les signataires s’inquiétaient des implications de la conception de tous les Juifs comme membres d’une seule « nationalité sans abri », car cela pourrait en soi créer « un centre politique et une patrie toujours disponible en Palestine », protestant « fortement et sincèrement » contre cette théorie. Cette lettre de 1917 devait marquer la fin de l’acceptation par le Board of Deputies de l’antisionisme comme position légitime pour les Juifs. En 2017, le Board of Deputies avait complètement abandonné son scepticisme passé envers le projet sioniste, et embrassait pleinement une conception nationaliste du peuple juif, allant même jusqu’à faire pression pour le licenciement de ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux.
Quelques semaines plus tard, l’identité de l’étudiant qui m’avait accusée d’antisémitisme a été révélée dans une interview qu’il a accordée au Huffington Post. La manière dont il s’est présenté comme le héros du fiasco suggérait quelque chose de ses motivations dès le début. Dans l’interview, il a déclaré qu’il ne souhaitait pas me voir licenciée. Il a supposé que j’avais seulement représenté Israël de manière si négative parce que je n’avais jamais rencontré auparavant un Juif sioniste comme lui. Il a exprimé sa satisfaction d’avoir contribué à m’éclairer. J’avais travaillé en Israël pendant un an, et l’article en question avait été écrit alors que je vivais en Palestine, mais l’étudiant semblait inconscient ou indifférent à ces détails. À cet égard, sa réaction correspondait à celle de presque tous les autres observateurs britanniques.
Pendant que l’étudiant s’occupait de revendiquer la lumière des projecteurs pour ce qu’il percevait comme sa défense héroïque de la liberté académique, personne n’a demandé mon point de vue sur ces événements. Les commentateurs des médias ont montré peu d’intérêt pour en apprendre davantage sur les Palestiniens qui étaient les plus gravement réduits au silence par la répression des dissidences critiques envers Israël. À maintes reprises, les journalistes m’ont posé des questions binaires. Avais-je ou non rétracté mon article ? Acceptais-je le droit de l’État d’Israël à exister ? Reconnaissais-je la légitimité du sionisme ? Quant au premier point, il n’y avait rien à rétracter. Ce que j’ai vu en vivant en Palestine et en faisant la navette vers Israël n’était pas une illusion, et mes mots n’étaient pas de la fiction. Je devais les soutenir. L’antisionisme est l’opposition à un certain type de nationalisme qui a conduit à la dépossession des Palestiniens. L’antisémitisme est l’animosité envers les Juifs en tant que Juifs. Il n’y a aucun lien de causalité entre les deux positions, et l’une n’implique pas l’autre. Pourtant, précisément parce qu’il n’y a aucun lien de causalité, il est également vrai qu’elles ne s’excluent pas mutuellement. Elles peuvent coexister, comme tout ensemble d’idées et de préjugés non liés. Exaspérée par les slogans dans les deux sens, j’ai choisi le silence. Ce livre relate les forces destructrices que la pression pour adopter la soi-disant définition de l’antisémitisme donnée par l’IHRA a déchaînées au sein de la société britannique. Puisque de nombreux aspects de cette définition ont été mal interprétés et mal rapportés, il est nécessaire de s’attarder sur les circonstances de sa genèse et de son adoption, avant de reprendre le récit de ma première rencontre avec elle en 2017.
Notes
1. J’ai décrit cette existence bifide dans Rebecca Ruth Gould, « The Materiality of Resistance: Israel’s Apartheid Wall in an Age of Globalization », Social Text 118 (2014), pp. 1-22.
2. Edward Said, Out of Place: A Memoir (New York: Vintage, 1999), p. 134.
3. La version en ligne de ce document identifie l’Institut Van Leer comme le lieu où « un groupe de chercheurs… s’est réuni… pour aborder les principaux défis dans l’identification et la confrontation avec l’antisémitisme » (jerusalemdeclaration.org).
4. Rebecca Ruth Gould, « Stolen Limestone », Beautiful English (Scot- land: Dreich), p. 22.
5. Les histoires derrière ces dépôts de calcaire sont racontées dans Andrew Ross, Stone Men: The Palestinians Who Built Israel (London: Verso, 2019).
6. L’article a été publié sous le nom de Rebecca Gould, « Beyond Anti-Semitism », Counterpunch 18: 19, pp. 1-3. C’était avant que Counterpunch ne soit exclusivement une publication en ligne.
7. Isaac Deutscher, « Interview with Isaac Deutscher: On the Israeli–Arab War », New Left Review I / 44 (juillet-août 1967), p. 43.
8. Gould, « Beyond Anti-Semitism », p. 3. 9. En revanche, The Holocaust and the Nakba: A New Grammar of Trauma and History, éd. Bashir Bashir et Amos Goldberg (New York: Columbia University Press, 2018), développe une méthodologie nuancée pour comparer les traumatismes palestiniens et juifs.
9. Camilla Turner, « Bristol University Investigates Claims of Anti-Semitism after Lecturer Claims that Jews Should Stop “Privileging” the Holocaust », Daily Telegraph, 20 février 2017.
10. Lettre de Marie Van der Zyl, vice-présidente du Board of Deputies of British Jews, au vice-chancelier Hugh Brady, 22 février 2017, dans les dossiers de l’auteur.
11. Cité dans Paul Mendes-Flohr et Jehuda Reinharz, éd., The Jew in the Modern World: A Documentary History (Oxford: Oxford University Press, 1995), p. 580.
Rebecca Ruth Gould est une écrivaine, poétesse et traductrice usaméricaine, professeure émérite de poétique comparée et de politique mondiale à l’École d’Études Orientales et Africaines de l’Université de Londres. Traductrice d’auteurs géorgiens, iraniens et russes, elle est l’auteure, avec Kayvan Tahmasebian, du Routledge Handbook of Translation and Activism (2020). Parmi ses livres :
- Erasing Palestine: Free Speech and Palestinian Freedom (London and New York: Verso Books, 2023).
Persian Prison Poem: Sovereignty and the Political Imagination (Edinburgh: Edinburgh University Press, 2021).
Writers and Rebels: The Literature of Insurgency in the Caucasus
(Yale University Press, 2016).
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