18/07/2024

RENÁN VEGA CANTOR
Pendant qu’Israël massacre les Palestiniens, la littérature sur l’Holocauste prolifère


Renán Vega Cantor, La Pluma, 18/7/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Renán Vega Cantor (Bogotá, 1958) est un historien et enseignant colombien.
Il est professeur à l’Universidad Pedagógica Nacional de Bogotá. Bibliographie Articles

“Israël est une nation nécrophile, obsédée et possédée par la mort, et en particulier par les camps de la mort de l’Holocauste, incapable de comprendre l’atrocité et pourtant suffisamment capable d’user et d’abuser de ses souvenirs au nom de ses objectifs politiques.”
-Ilan Pappé,
The Idea of Israel: A History of Power and Knowledge (L’idée d’Israël : une histoire du pouvoir et de la connaissance), Verso Books, 2014.

Je suis devant une librairie, l’une des dernières de Bogotá, et comme je le fais depuis des années, je m’arrête pour regarder les nouveaux livres proposés dans les vitrines qui donnent sur la rue. Quelque chose attire immédiatement mon attention : il y a des dizaines de livres sur l’holocauste nazi contre les Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Je me méfie un peu, car nous sommes en 2024, en plein génocide de l’État d’Israël contre les Palestiniens. Je regarde plus attentivement pour voir si je peux trouver des livres sur ce génocide en cours. Il n’y en a pas.


-Plus jamais ça !
-Encore une fois !
Carlos Latuff, 2009

Cette prolifération de littérature sur les nazis, la Deuxième Guerre mondiale et les Juifs éveille ma curiosité. J’entre dans la librairie et sur les premières étagères où sont exposés les livres les plus récents, il y a des dizaines de textes sur l’Holocauste. Il y a de tout : histoire, mémoires, romans, chroniques, témoignages, essais, analyses historiographiques, études sociologiques... Les livres traitent des enfants, des femmes, des homosexuels, des personnes âgées... qui ont été persécutés par les nazis et l’épicentre spatial se limite à ce qui s’est passé dans les territoires européens occupés par les armées hitlériennes en Pologne, en Tchécoslovaquie et dans d’autres pays de l’Europe centrale et orientale. Un thème qui ressort est celui des camps de concentration, en particulier Auschwitz. Il n’y a pas de livre, du moins à première vue, sur l’invasion allemande de l’Union soviétique et les crimes qui y ont été commis.

Cette exposition et cette propagande bibliographique se caractérisent par le fait que les livres ont été écrits et publiés récemment, pour la plupart entre 2022 et 2024. Bien sûr, certains titres connus sont exposés, comme les œuvres de Primo Levi ou le Journal d’Anne Frank.

Pour vous donner un avant-goût de certains des titres des livres que j’ai pu voir en direct : Le photographe d’Auschwitz ; L’Holocauste rose ; Les 999 femmes d’Auschwitz ; La fille qui s’est échappée d’Auschwitz ; Ma grand- mère était à Auschwitz ; Le peintre d’Auschwitz ; J’ai survécu à l’Holocauste ; Pour comprendre l’Holocauste ; Fuir l’Holocauste ; Une brève histoire de l’Holocauste ; Le mystère de l’Holocauste dévoilé ; Représenter l’Holocauste ; Le garçon au pyjama rayé ; Le journal d’Helga. Témoignage d’une jeune fille dans un camp de concentration ; La chance. Echapper à l’Holocauste ; Questions que l’on m’a posées sur l’Holocauste ; Mémoires d’un historien de l’Holocauste...

Et il ne s’agit là que d’un petit échantillon représentatif de la profusion de littérature sur les Juifs et l’Holocauste que l’on peut observer de nos jours. À l’intérieur de la librairie, il n’y a pas de livres sur les Palestiniens, du moins pas en exposition publique, et si vous interrogez les libraires sur la Palestine et le génocide en cours, ils vous répondent qu’il n’y a pas grand- chose à montrer.

À partir de cette segmentation bibliographique, on peut se poser la question suivante : est-ce une pure coïncidence si, alors que l’État sioniste d’Israël assassine brutalement et massivement des Palestiniens (y compris des enfants, des femmes et des personnes âgées), il existe une abondante littérature sur l’Holocauste des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ? Telle est la question centrale, qui ne peut passer inaperçue, car elle en dit long sur le pouvoir du lobby sioniste dans le monde, et notamment sur son contrôle de l’industrie de l’édition, de la presse et des médias de propagande écrite et visuelle.

Lorsque l’on voit cette avalanche de livres sur le sujet susmentionné, un nombre écrasant par rapport au génocide des Palestiniens, au sujet desquels aucun livre n’apparaît dans les vitrines des librairies, il n’est pas nécessaire d’être conspirationniste ou paranoïaque pour comprendre qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence, mais plutôt du résultat d’une campagne de propagande bien orchestrée. Dans cette campagne, des auteurs, des chercheurs, des écrivains, des éditeurs, des journaux sont consciemment impliqués, dont l’objectif principal est de montrer les Juifs comme les éternelles victimes et d’exposer, de manière morbide et presque pornographique, ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale comme un cas unique et inégalable.

L’Holocauste est une industrie bien huilée du lobby sioniste qui fonctionne au quotidien et acquiert une importance publique particulière lorsque les actions guerrières d’Israël sont les plus flagrantes et les plus manifestes, comme c’est le cas aujourd’hui. Tout comme la machine à tuer d’Israël bombarde et tue à gauche et à droite, l’industrie de la culture et de la littérature de l’Holocauste tire des rafales d’auto-victimisation et de déformation historique pour cacher et justifier les crimes commis contre les Palestiniens.

Dans ce domaine, il ne faut pas être naïf et penser que c’est une pure coïncidence chronologique qu’au moment où Israël massacre les Palestiniens, on assiste à une explosion de la littérature sur l’Holocauste et les souffrances des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Au contraire, il s’agit d’une autre action génocidaire du lobby sioniste du monde occidental, qui est menée de manière complémentaire aux actions criminelles menées sur le territoire palestinien par les nazionistes. Dans ce cas, on abuse de l’histoire et de la mémoire pour perpétrer dans le présent un crime similaire à celui que l’on veut, de manière partiale et manipulée, dénoncer dans le passé.

Si les Juifs sont présentés comme les victimes par excellence, ce qui devrait susciter empathie et compassion à leur égard, l’État sioniste d’Israël - qui se proclame abusivement représentant de tous les Juifs du monde - apparaît aussi comme une victime harcelée et attaquée par les “antisémites” du monde entier, les Gentils qui sont les éternels ennemis des Juifs. Dans ces conditions, le génocide actuel est présenté comme le droit d’Israël à se défendre contre les terroristes arabes et à empêcher les sionistes d’être expulsés de la Palestine qu’ils envahissent brutalement depuis un siècle.

Dans ce cas, on peut dire que l’une des fonctions de l’industrie de l’Holocauste, c’est-à-dire de cette entreprise sioniste visant à se victimiser et à obtenir de juteux profits, consiste à abuser de l’histoire pour l’utiliser comme justification des crimes qu’ils commettent aujourd’hui en direct. Ces crimes sont niés au motif qu’ils correspondent à un acte défensif pour éviter la répétition d’un “second Holocauste” qui, selon des assassins de l’envergure de Benjamin Netanyahou (Premier ministre d’Israël) et d’Isaac Herzog (Président d’Israël), s’est produit avec l’attaque légitime du Hamas le 7 octobre 2024.

Une particularité de la littérature qui prolifère aujourd’hui sur l’Holocauste est qu’elle est principalement produite en Europe occidentale et écrite par des auteurs européens. Il s’agit d’une part de culpabiliser les Européens (génocidaires allemands en tête) qui blanchissent les crimes d’Israël, les soutiennent et les avalisent, souhaitant ainsi laver leur passé colonialiste et criminel, et d’autre part de justifier tacitement le soutien actuel de l’ensemble de l’Union européenne au génocide d’Israël.

Il n’est pas surprenant qu’une telle littérature sur l’Holocauste prospère en Europe occidentale, où quiconque ose critiquer le sionisme meurtrier est criminalisé et où l’État d’Israël est ouvertement défendu, voire décrit comme une “douce colombe” qui n’agit que contre ses éternels agresseurs, ses ennemis historiques du monde arabe.

Il ne s’agit pas de savoir si les livres sur l’Holocauste sont bons ou mauvais, ni de dire que le sujet du génocide perpétré par les nazis n’est pas important en tant qu’objet de connaissance et qu’il ne s’agit pas d’une question cruciale en termes historiques et politiques. Il ne s’agit pas de cela, mais de l’opportunisme explicite de la profusion de littérature sur l’Holocauste, alors que le génocide des Palestiniens par Israël se poursuit sans relâche. L’objectif est d’exalter l’Holocauste et de le présenter comme un événement unique dans l’histoire, tout en niant le génocide perpétré par l’État d’Israël, un État terroriste qui prétend être l’héritier et le représentant naturel des morts de l’Holocauste, dont les pratiques génocidaires n’ont rien à envier aux nazis et à la solution finale d’Hitler, ses véritables maîtres en matière de tueries, de tortures et de massacres.

Une chose devrait être claire, c’est que beaucoup des faits qui apparaissent dans la littérature mentionnée ci-dessus sont vrais, car pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a eu clairement un génocide généralisé de nombreux peuples et groupes humains, y compris les Juifs. Ce qui est frappant, c’est que seule une partie de ce génocide, celui des Juifs, est mentionnée, mais que les autres génocides, celui des Tziganes, des communistes, des Slaves, des Soviétiques, ne sont pas mentionnés, comme s’ils n’avaient pas existé. Il s’agit de donner une connotation sacrée, unique, exclusive et irremplaçable au génocide des Juifs, ce qui est souligné par l’invention du terme “Holocauste” avec majuscule, dont on abuse à satiétéi, alors que le génocide des autres peuples n’est même pas évoqué. La Seconde Guerre mondiale est ainsi réduite à la “question juive” et le sens du projet nazi d’expansion coloniale en Europe de l’Est et d’asservissement de ses habitants, et pas seulement des Juifs, est laissé de côté.

Mais évoquer aujourd’hui ces crimes contre les Juifs, de manière extrêmement partielle et segmentée, a une signification profonde qu’il ne faut pas oublier : justifier de manière voilée le génocide du peuple palestinien. Dans ce sens, les lecteurs potentiels sont nourris de l’argument fallacieux selon lequel le seul peuple qui a souffert au XXème siècle étaient les Juifs, et donc qu’Israël a le droit d’exister, et ce dès les titres des ouvrages eux-mêmes. Et ce droit à l’existence revendiqué signifie que les gouvernements d’Europe occidentale et des USA soutiennent, bien entendu, le génocide des Palestiniens. Rien de mieux, donc, qu’une dissonance cognitive de nature bibliographique (c’est-à-dire regarder ailleurs, les livres sur l’“Holocauste”, alors que des enfants et des femmes sont massacrés à Gaza et en Cisjordanie), qui implique fondamentalement un culte réactionnaire du passé (dans ce cas du fameux “Holocauste”) et l’occultation des crimes d’Israël dans le présent.

De plus, entre les lignes et vu subtilement, il s’agit d’une autre forme de génocide culturel, puisque les Palestiniens sont également tués dans les librairies, parce qu’il n’y a pratiquement pas de livres parlant d’eux, tandis que les génocidaires sionistes sont exaltés, cette fois avec la profusion d’ouvrages sur les crimes nazis, comme s’ils n’étaient pas similaires aux atrocités commises quotidiennement par Israël, qui réalise le pire génocide jusqu’à présent au XXIe siècle. Comme l’a justement dit l’écrivain israélien Boas Evron : « La sensibilisation à l’Holocauste [est en réalité] un endoctrinement de la propagande officielle, une production de masse de slogans et de fausses visions du monde, dont le but réel n’est pas du tout la compréhension du passé, mais la manipulation du présent ».

En bref, la mémoire de l’Holocauste est malmenée et l’objectif est d’effacer l’histoire et les traces du génocide israélien, et pour cela rien de mieux que de sponsoriser des livres sur la Seconde Guerre mondiale et les Juifs en laissant de côté l’étude, la connaissance et la dénonciation du génocide nazioniste d’Israël.

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