Siddharthya Roy, Drop Site News, 16/2/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Siddharthya Roy est un
journaliste indien indépendant qui se concentre sur les conflits politiques et
les insurrections en Asie du Sud. Avec une formation d'ingénieur et des années
passées à coder, il s'est tourné vers le journalisme professionnel en 2011.
Après avoir obtenu une maîtrise en politique et affaires internationales à
l'université de Columbia en 2018, il a obtenu la bourse du Pulitzer Center for
Crisis Reporting pour ses reportages sur les groupes néo-djihadistes en Asie du
Sud, enquêtant sur la traite des êtres humains et le trafic de drogue dans les
camps rohingyas. Il a lancé le premier programme de journalisme de données et
informatique en Inde au Symbiosis Institute Of Media and Communication. Il
partage son temps entre le nomadisme numérique et le rêve de devenir un nomade
analogique. Auteur de The Company of Violent Men:
Stories from the Bloody Fault Lines of the Subcontinent, Ebury Press, 2024
Comme l'ont montré le président
Donald Trump et le premier ministre indien Narendra Modi lors de leur rencontre
à Washington cette semaine, les deux dirigeants ont beaucoup en commun : une
préférence pour le nationalisme musclé et un désir de rendre leurs pays
respectifs à nouveau “grands” en poussant vers le haut l'homme de la rue, du
moins en théorie.
Mais on a peu évoqué la façon
dont Modi et son parti, le Bharatiya Janata Party, s'efforcent de transformer
l'Inde d'une république laïque en un État nationaliste hindou, et cela nulle
part de manière plus frappante qu'au Jammu-et-Cachemire.
Avant la partition de 1947, le
Cachemire était un royaume à majorité musulmane dirigé par un roi hindou qui
cherchait à obtenir son indépendance à la fois de l'Inde et du Pakistan. Mais
le Pakistan, revendiquant le Cachemire pour son identité musulmane, a lancé une
offensive armée. En octobre 1947, le roi, incapable de résister, s'est tourné
vers l'Inde pour obtenir de l'aide, ce qui a conduit à l'absorption du
Cachemire en tant qu'État fédéral doté d'une autonomie exceptionnelle : sa
propre constitution, son drapeau et des droits fonciers exclusifs pour les
Cachemiris.
Cette paix fragile s'est
effondrée. Le militantisme soutenu par le Pakistan et les répressions brutales
de l'armée indienne ont transformé le Cachemire en une zone de conflit
fortement militarisée. Dans ce chaos, les deux parties ont joué à des jeux démographiques
dangereux. Dans les années 1990, les militants islamistes ont violemment
expulsé les Pandits
du Cachemire, la communauté hindoue indigène de la région, afin d'affirmer
la domination musulmane. Parallèlement, les nationalistes hindous considèrent
la majorité musulmane du Cachemire comme une cicatrice dans leur vision d'une
Inde à dominante hindoue.
En août 2019, Modi a supprimé
l'autonomie du Cachemire et dissous son assemblée législative, une décision qui
répondait à un objectif nationaliste hindou, mais qui a créé une série de
nouveaux défis sécuritaires que l'État indien n'est pas en mesure de relever.
Comme le rapporte Siddharthya Roy
ci-dessous, l'abrogation de l'autonomie par la force des armes a rendu le
gouvernement aveugle aux réalités du terrain, lui a coupé les yeux et les
oreilles, et a attisé la confusion et les tensions entre l'armée, la police,
les bureaucrates et les politiciens. Et, pour la première fois depuis les
années 1990, elle a placé les civils hindous directement dans la ligne de mire
des militants soutenus par le Pakistan.-
La rédaction de Drop Site News
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Un soldat paramilitaire indien monte la
garde sous le regard d'un garçon du Cachemire pendant que les électeurs
attendent de voter lors des élections dans le district de Kupwara au nord du
Cachemire. Photo Faisal Bashir/SOPA Images/LightRocket via Getty Images
Dans la soirée du 29 mai 2024,
Kupwara, un district niché dans les vallées accidentées du Jammu-et-Cachemire,
est devenu le théâtre d'une confrontation violente, dramatique et
embarrassante. Tout a commencé par un raid de la police du Jammu-et-Cachemire sur
un trafic de stupéfiants présumé. Les officiers ont agi rapidement, sur la base
de renseignements glanés dans des communications interceptées qui, selon eux,
les conduiraient à un personnage clé lié à la fois au trafic de drogue et au
militantisme transfrontalier. Pour les officiers, il s'agissait d'une opération
classique, dont ils ne pensaient pas qu'elle déboucherait sur une confrontation
armée. Mais lorsqu'ils sont arrivés à la maison du suspect, ils ont fait une
découverte stupéfiante : Il s'agissait d'un soldat de l'armée territoriale, une
composante de réserve de l'armée indienne chargée de soutenir la sécurité
intérieure.
La situation s'est rapidement
aggravée. Vers 21 h 40, 30 à 40 soldats armés de l'armée territoriale, dirigés
par trois lieutenants-colonels, ont pris d'assaut le poste de police de Kupwara
après avoir appris le raid. Les soldats ont agressé les policiers à coups de
crosse et à coups de poing, laissant quatre policiers hospitalisés, selon des
témoins oculaires et les caméras de vidéosurveillance. Au
milieu du chaos, les soldats se seraient emparés des téléphones portables des
blessés et auraient enlevé l'agent principal. L'incident a bouleversé ce qui,
jusqu'alors, avait été une longue histoire de coordination entre la police
locale et les autorités fédérales.
Le lendemain, la police de l'État
de Jammu-et-Cachemire a engagé des poursuites pénales à l'encontre de 16
membres de l'armée. Mais les autorités militaires ont semblé indifférentes,
qualifiant l'épisode de “malentendu mineur” résolu pacifiquement, malgré les
preuves vidéo et les témoignages montrant le contraire. Un porte-parole de la
défense basé à Srinagar est allé plus loin en qualifiant les rapports sur
l'altercation de “mal fondés et incorrects”. Dans la majeure partie de l'Inde,
un épisode aussi choquant donnerait lieu à des poursuites judiciaires rapides -
dans le cas présent, aucune mesure de ce type n'a été prise. Mais le Cachemire,
ligne de fracture dans le conflit intense qui oppose depuis des décennies
l'Inde et le Pakistan, a toujours été un cas unique.
En août 2019, Narendra Modi, le
Premier ministre indien, a privé le Jammu-et-Cachemire de son statut spécial,
en le divisant en deux territoires sous le contrôle direct de New Delhi et en
dissolvant l’assemblée parlementaire de l'État. Ce faisant, il a mis à bas un
compromis vieux de sept décennies visant à sauvegarder l'identité unique de la
seule région à majorité musulmane de l'Inde. Pour mener à bien sa prise
de pouvoir, Modi a révoqué deux dispositions constitutionnelles : l'article
370, qui accordait au Jammu-et-Cachemire le droit à sa propre constitution
ainsi qu'un contrôle important sur les questions internes, et l'article 35A,
qui donnait à la législature de l'État le pouvoir d'empêcher les non-résidents
de s'y installer ou d'y acquérir des terres. Les représentants du gouvernement
indien ont fait des gestes pour restaurer le statut d'État du
Jammu-et-Cachemire en s'engageant à organiser des élections au niveau de
l'État.
Les critiques ont considéré que
ces mesures prises par Modi s'inscrivaient dans le cadre d'un effort concerté
visant à ouvrir la voie à des changements démographiques et à poursuivre la
mission du BJP, qui consiste à transformer l'Inde d'une nation laïque en un
État nationaliste hindou. La suppression des protections contre la propriété
foncière des non-Kashmiris a suscité des craintes de colonialisme, déclenchant
une résistance locale et une condamnation internationale, en particulier de la
part du Pakistan et des organisations de défense des droits humains, qui ont
qualifié l'abrogation des articles 370 et 35A d'érosion de l'autonomie
historique et de l'identité culturelle du Cachemire.
Pour Modi et le BJP, le statut
unique du Jammu-et-Cachemire a longtemps été un obstacle à leur vision d'une
nation unifiée. « Les articles 370 et 35A n'ont apporté que séparatisme,
népotisme et corruption au peuple du Jammu-et-Cachemire », a déclaré
Modi dans un discours national le 8 août 2019. Le Pakistan, rival historique de
l'Inde, a utilisé l'article 370 « comme un outil pour répandre le
terrorisme » qui a fait 42 000 victimes depuis le début de l'insurrection
en 1989, a-t-il ajouté. » Je suis convaincu que les habitants du
Jammu-et-Cachemire vaincront le séparatisme avec une nouvelle énergie et un
nouvel espoir ».
La fin du statut spécial du
Jammu-et-Cachemire a créé un dangereux vide de normes
constitutionnelles. La dissolution de l'assemblée de l'État et l'imposition du
pouvoir central ont fortement réduit la capacité des représentants élus locaux
à répondre aux griefs ou à demander des comptes aux forces de sécurité. La
neutralisation des institutions locales a, en fait, transféré une plus grande
autorité au gouvernement central indien. Et comme l'abrogation a coupé des
sources locales fiables de renseignements sur les activités des milices et les
menaces émergentes, New Delhi s'est effectivement aveuglé sur les
développements sur le terrain.
Pour compenser, le personnel de
sécurité indien a commencé à inonder le Jammu-et-Cachemire à partir du 5 août
2019. Leur présence accrue dans la région a toutefois eu pour effet d'augmenter
la probabilité d'affrontements entre les civils et les forces armées. Grâce à
l'affaiblissement de l'autorité locale, de multiples forces de sécurité opèrent
désormais sous des autorités concurrentes et sous une surveillance minimale.
L'ensemble de ces facteurs a créé un environnement instable et confus qui,
paradoxalement, est devenu de plus en plus dangereux pour les Hindous de la
région.
Depuis 2023 et jusqu'à la fin de
l'année dernière, une série d'incidents choquants, dont la mêlée de Kupwara,
ont révélé les conséquences inattendues du pari du BJP au Jammu-et-Cachemire : Au
lieu de stabiliser la région, il semble avoir semé les graines d'une agitation
plus importante.
Un État sécuritaire
La menace de violences
communautaires entre Hindous et Musulmans a toujours plané sur le
Jammu-et-Cachemire. Dirigé par un maharaja hindou, ce territoire à majorité
musulmane a cherché à obtenir son indépendance et a reçu le soutien d'une
milice pakistanaise qui l'a envahi en octobre 1947. Le soulèvement qui s'ensuivit
obligea le maharaja à demander le soutien militaire de New Delhi, ce qui
conduisit à l'adhésion du Jammu-et-Cachemire à l'Inde et, deux ans plus tard, à
l'adoption de l'article 370.
Pendant des décennies, l'article
370 a contribué à maintenir un équilibre précaire entre l'autonomie du
Jammu-et-Cachemire, la souveraineté de l'Inde et les liens de la région avec le
Pakistan. Mais au fil des décennies, le militantisme soutenu par le Pakistan
a progressivement transformé le Jammu-et-Cachemire d'un État ordinaire de
l'Union indienne en un État de sécurité, où la responsabilité démocratique et
les droits civils ont été relégués au second plan.
La tension a atteint son
paroxysme à la suite des élections législatives contestées
de 1987, lorsque les jeunes Cachemiris qui avaient participé au processus
démocratique ont constaté que leurs votes étaient devenus pratiquement sans
valeur en raison des fraudes généralisées orchestrées par le parti du Congrès,
qui contrôlait alors le gouvernement central. Nombre de ces jeunes désabusés
ont traversé la frontière pour se rendre au Cachemire sous administration
pakistanaise, avant de revenir plus tard en tant que militants aguerris.
En 1989, l'agitation s'est
transformée en une violente insurrection alimentée par des sentiments
séparatistes et le soutien du Pakistan, ce qui a eu pour effet de militariser
davantage la région et d'accentuer les divisions. L'insurrection des années
1990 qui a suivi a marqué l'ère la plus sanglante du Cachemire, marquée par des
assassinats ciblés d'Hindous cachemiris, qui ont conduit à leur exode massif,
et par le meurtre de centaines de musulmans lors d'opérations contre-insurrectionnelles.
Pendant un certain temps, les
groupes anti-indiens, qu'il s'agisse d'organisations armées comme Lashkar-e
Taiba, le plus grand groupe militant du Cachemire, ou d'organisations non
armées comme la Hurriyat Conference, ont trouvé une place dans la
politique cachemirie, tant qu'ils adhéraient à une règle non écrite :
une règle qui excluait de la liste des cibles toute personne n'appartenant pas
aux forces armées, au gouvernement et aux forces de l'ordre. Mais les
événements de ces deux dernières années semblent indiquer que ce n'est plus le
cas.