Les Palestiniens qui reviennent après le cessez-le-feu sont confrontés à la destruction de leurs maisons et à l’horreur de la proposition du président Trump de transformer Gaza en « Riviera du Moyen-Orient » en commettant un nettoyage ethnique.
Mosab Abu Toha, The New Yorker,
12/2/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Mosab Abu Toha (Gaza, 1992) est un poète de Gaza, fondateur en 2017 de la bibliothèque Edward-Said, la première bibliothèque anglophone de Gaza. Il a pu quitter Gaza avec sa famille en novembre 2023 et aller aux USA, après une brève détention par les Israéliens. Il est l’auteur de « Things You May Find Hidden in My Ear » [Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, Julliard, 2024] et de « Forest of Noise ».
Lorsque j’ai
entendu pour la première fois le président Donald Trump faire des commentaires
sur l’avenir de Gaza, j’étais à New York, à une projection spéciale
célébrant la nouvelle saison de l’émission Netflix de mon ami Mo Amer, « Mo ».
Puis un autre ami m’a envoyé un texto : « Conférence de presse horrible de
Trump dans laquelle il dit que l’Amérique prendra le contrôle de Gaza. Nous en
reparlerons demain. » J’étais choqué. Mais à qui les USA prendraient-ils Gaza ?
Les forces israéliennes ont rasé des quartiers entiers avant de se retirer. Mon
ami Ahmad, de Beit Hanoun, dans le nord de Gaza, m’a dit que les gens étaient
retournés dans leur quartier non pas pour reprendre leur ancienne vie, mais «
pour vivre sur les décombres de leur maison ». Mais même les décombres de Gaza
ont un sens pour nous. C’est là que nos proches ont vécu et sont morts. Le
moment venu, nous serons les seuls à enlever ce qui doit être enlevé, pour le
réutiliser ensuite afin de reconstruire.
Les Gazaouis
« vont connaître la paix », a déclaré Trump. « Ils ne seront pas abattus, tués
et détruits comme cette civilisation de gens merveilleux a dû le subir. La
seule raison pour laquelle les Palestiniens veulent retourner à Gaza est qu’ils
n’ont pas d’autre choix. C’est actuellement un site de démolition. » Il n’a pas
parlé de qui avait tiré, tué et détruit : l’armée israélienne, avec le soutien
du gouvernement usaméricain.
Au lieu de
cela, Trump a parlé de transformer la bande de Gaza en « Riviera du
Moyen-Orient », comme si personne n’y vivait. Plus tard, lorsqu’on lui a
demandé combien de personnes devraient être contraintes de quitter leur patrie,
Trump a répondu : « Toutes... Probablement environ 1,7 million de personnes,
peut-être 1,8 million... Je pense qu’ils seront réinstallés dans des régions où
ils pourront mener une belle vie et ne pas craindre de mourir chaque jour. » Il
a également déclaré qu’il avait le sentiment que le roi de Jordanie et le
président de l’Égypte « ouvriront leur cœur » aux Palestiniens pendant la
reconstruction de la région, comme si quelqu’un d’autre que les Gazaouis allait
faire ce travail difficile et lent.
Je ne vais
pas prendre la peine de corriger les chiffres de Trump. J’ai plutôt une
question. Qui a dit que les Gazaouis avaient peur de mourir ? Beaucoup de gens
dans le monde ont peur de mourir, y compris certains USAméricains qui n’ont pas
d’assurance maladie ou qui vivent dans des zones à risque d’incendies de forêt.
Mais notre inquiétude n’est pas de mourir. Les Palestiniens craignent d’être tués
par les soldats et les colons israéliens, par les bombes et les balles.
Comment empêcher les gens d’être tués ? Pas en éliminant les personnes qui ont
été victimes de tirs et de bombardements, mais en arrêtant ceux qui tirent et
bombardent.
Depuis le début du fragile cessez-le-feu à Gaza, fin janvier, plus d’une centaine de Palestiniens ont été tués et beaucoup d’autres blessés. J’ai des nouvelles de proches qui retournent dans les endroits où ils vivaient avant le 7 octobre. La famille de ma femme est retournée dans son quartier et a retrouvé sa maison de trois étages encore debout. Une grande partie de Gaza a été bombardée et de nombreuses familles ne peuvent pas en dire autant. À l’intérieur, cependant, la maison était complètement brûlée. Il ne restait pratiquement aucune trace des placards, des matelas ou des couvertures. Dans une vidéo qu’ils m’ont envoyée, j’entendais le craquement des carreaux de sol sous leurs pas. Les murs et le plafond semblaient carbonisés.
Mon ami
Saber, père de deux enfants, n’était pas pressé de retourner dans le nord.
Après le 7 octobre, il a fui le nord de Gaza pour une tente à Khan Younès. En
novembre 2002, l’immeuble où il vivait a été bombardé. Le 27 janvier de cette
année, le jour où les gens ont été autorisés à retourner dans le nord, il
savait qu’il n’y avait aucune raison d’y retourner. Il n’est parti que le
lendemain. « J’ai marché pendant cinq heures », m’a-t-il dit. Il est resté deux
jours. « Puis j’ai marché encore cinq heures pour retourner à ma tente à Khan
Younès », a-t-il dit.
Le 28
janvier, le docteur Hosam Hamouda, un jeune médecin bénévole à l’hôpital Nasser
de Khan Younès, est retourné à Beit Lahia, la ville où je vivais avant le 7
octobre. Je lui ai demandé de vérifier l’état d’une bibliothèque anglophone que
j’avais fondée en 2017. La bibliothèque disposait d’une salle de lecture
remplie d’étagères. Elle comprenait également une salle où nous organisions des
événements, souvent pour les enfants. Une autre pièce servait de salle de
classe, où les enfants pouvaient prendre des cours d’anglais ou dessiner. Il y
avait un grand écran sur lequel nous projetions des dessins animés, des films
et des vidéos éducatives. Une salle de stockage contenait du matériel de
dessin, des cadeaux, des biscuits et du jus de fruits, en attendant les enfants.
Un mur était décoré de leurs œuvres d’art. Sur les photos qu’il m’a envoyées,
un petit nombre de livres restaient sur une étagère, recouverts de débris. Le
reste de la bibliothèque était en ruines.
Cela m’a
fait mal quand je me suis souvenu du temps qu’il avait fallu à chaque livre
pour arriver sur les étagères, du voyage de huit semaines depuis les USA ou l’Europe
jusqu’à Gaza, du moment où j’avais attrapé chaque boîte à son arrivée à la
poste, hélé un taxi et me rendais à la bibliothèque pour ranger les livres sur
les étagères. Mais maintenant, la poste est détruite, les rues sont en ruines
et presque personne n’a ou ne lit de livres.
Avant que je
puisse penser à reconstruire la bibliothèque, Hamouda m’a envoyé un message me
demandant si je pouvais l’aider à collecter des fonds pour ouvrir une tente
médicale dans le quartier, qui ne dispose d’aucun hôpital, clinique ou
pharmacie en état de fonctionner. Si quelqu’un à Beit Lahia tombe malade, dit
Hamouda, « il doit se rendre à Gaza pour voir un médecin ». Le prix du taxi à
lui seul, environ cinquante shekels, soit quatorze dollars US, pour un aller
simple, est trop élevé pour la plupart des patients.
Mon frère
Hamza m’a envoyé des photos du cimetière de Beit Lahia. Il a indiqué un chemin
que les chars israéliens avaient apparemment suivi. Il traversait le cimetière
d’un bout à l’autre, détruisant les tombes sur son passage. Sur l’une des
sépultures, il y avait un escalier métallique provenant d’une maison bombardée.
Le cimetière était recouvert d’herbe et entouré de maisons détruites. J’ai
pensé à mon oncle et à mon frère qui y sont enterrés. Leurs tombes sont-elles
encore intactes ? Alors que nous extrayons nos morts des décombres, où
devrions-nous mettre tous les nouveaux corps ?
Au cours de
l’été 2014, les frappes israéliennes ont détruit plus de douze mille logements
et gravement endommagé six mille cinq cents autres. Près de cent cinquante
mille unités ont été rendues inhabitables. Mais la fin de la violence a marqué
le début de la reconstruction. L’un de mes voisins partait en charrette tirée
par un âne pour récupérer le béton des maisons détruites. Il vendait chaque
chargement dix shekels, soit moins de trois dollars, et le béton était broyé
dans des carrières pour en faire du gravier destiné aux nouvelles structures. D’autres
hommes extrayaient les barres d’armature des murs et des plafonds endommagés.
Les tiges métalliques pouvaient être redressées et remoulées pour renforcer les
nouveaux murs et plafonds.
Dans le nord
de Gaza, il n’y a ni eau courante, ni électricité, ni hôpitaux, et pas assez de
vêtements, de couvertures ou de matelas. Pourtant, les gens sont déterminés. La
semaine dernière, le journaliste AbdalQader Sabbah a posté une vidéo sur
Instagram. Il montrait un groupe de tentes au milieu de ce qui ressemblait à un
chantier de démolition. Certaines tentes avaient été renversées par des vents
violents. Mais le lendemain, depuis le camp
de réfugiés de Jabaliya, il a posté une vidéo d’hommes en train de faire
des travaux de construction. À proximité, il y avait deux écoles de l’Office de
secours et de travaux des Nations unies (UNRWA), l’une d’elles
clairement brûlée et l’autre gravement endommagée. Les hommes travaillaient à
la construction des murs d’une maison de cinq étages.
Je connais
des Gazaouis qui aimeraient partir. Mon ami Waleed, du camp de Jabaliya, rêve
de partir « depuis le premier mois de la guerre, que Trump ait dit quelque
chose ou non ». Pourtant, le poste frontière est toujours fermé dans les deux
sens. Selon le directeur des hôpitaux de campagne de Gaza, au cours des trois
dernières semaines, trente-cinq mille patients ont dû quitter Gaza pour se
faire soigner. Seuls cent vingt d’entre eux ont réussi à sortir. Pendant ce
temps, de nombreuses personnes qui sont parties après le 7 octobre sont
bloquées en Égypte, dans l’attente de pouvoir rentrer pour retrouver leur
famille. Ma mère et ma sœur, qui sont allées à Doha pour que ma sœur puisse
recevoir un traitement médical, n’ont pas pu rejoindre mon père et mes frères
et sœurs.
Pour quelqu’un
comme moi, la question de savoir quand retourner à Gaza est difficile. Ma femme
et moi avons trois enfants, et nous pensons souvent à retourner dans notre
patrie, mais nous ne pouvons pas le faire tant que nous, Palestiniens, n’avons
pas le contrôle total du passage de Rafah, c’est-à-dire le droit de décider
quand l’ouvrir et quand le fermer. Le passage n’a pas été ouvert aux rapatriés
depuis fin 2023, et il n’a été ouvert à personne depuis mai 2024, date à
laquelle Israël a occupé et largement détruit le côté gazaoui. Je ne veux pas
retourner à Gaza et me retrouver enfermé.
Depuis la
conférence de presse de Trump, beaucoup de gens que je connais à Gaza ont peur
du contraire : partir et se retrouver bloqués. Mon ami Saber a qualifié les
commentaires de Trump de terrifiants. « La plupart des gens refusent de bouger
d’un pouce et sont prêts à vivre dans des tentes toute leur vie », m’a-t-il
écrit. « Surtout après avoir réalisé que partir pourrait signifier ne jamais
revenir. » Ma belle-mère a une autre crainte. Et si notre famille se
reconstruisait, pour être ensuite obligée de partir ? Elle craint que tout le
travail accompli soit vain.
Je suis
souvent choqué d’entendre les Palestiniens parler de leurs espoirs. Nous
évoquons les choses les plus élémentaires. Nous voulons trouver du travail,
construire des maisons, aller à la plage, peut-être voyager à l’étranger et
savoir que nous pouvons revenir. Même les choses dont nous rêvons
collectivement - avoir notre propre aéroport et notre propre port maritime,
rencontrer des touristes et leur faire visiter, visiter Jérusalem et prier à la
mosquée Al-Aqsa, retourner dans les villages et les villes où nos parents et
nos grands-parents ont vécu - semblent banales pour de nombreuses personnes
dans le monde. Nous méritons ces choses et bien plus encore.
Les
Palestiniens n’ont pas besoin que le président Trump parle de Gaza comme s’il s’agissait
d’une chambre d’hôtel vide qui a besoin d’être réaménagée. Ce dont nous avons
besoin, c’est que le reste du monde entende parler des besoins fondamentaux et
immédiats de Gaza. Nous devons ériger des tentes et les remplir d’enseignants
afin que les enfants qui ont manqué seize mois d’apprentissage puissent
retourner à l’école. Nous devons fouiller dans les décombres pour retrouver les
restes de nos frères et sœurs, de nos parents et de nos enfants afin de pouvoir
les enterrer. Nous avons besoin d’équipements lourds pour déblayer cinquante
millions de tonnes de gravats et les remplacer par des lieux de vie et de
travail. Nous devons replanter les champs dévastés afin que les agriculteurs
palestiniens puissent à nouveau cultiver nos aliments. Nous devons remplacer
les lieux de mort par des hôpitaux où les gens peuvent guérir. Nous devons
mettre fin à l’état de siège qui nous entoure. Et nous devons être les
personnes qui façonnent cet avenir, nous, les Palestiniens, et non ceux qui ont
fait de Gaza un champ de ruines ou qui semblent maintenant penser qu’un peuple
entier devrait également être détruit. Toutes ces choses sont importantes. Mais
rien n’est plus important que de rester.
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