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13/05/2024

FRANCO “BIFO” BERARDI
Le temps, la mort, l’abstraction
Conférence au Teatro Principal de Pontevedra dans le cadre de la Semaine galicienne de la philosophie, le 4/4/2024

  Franco "Bifo" Berardi, il disertore, 9/5/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Je suis bien conscient que le titre de ma conférence est plutôt sinistre.

Le temps, la mort, l’abstraction.

Mais un regard ironique sur la direction du temps, sur la recherche d’un accord avec le néant en devenir, me semble de plus en plus urgent. Il s’agit peut-être d’une urgence personnelle, ou peut-être d’une urgence philosophique pour quiconque se rend compte de la toxicité de l’atmosphère physique et psychique dans laquelle nous sommes immergés.

 

Istubalz

Le temps et le devenir

Le thème sur lequel le Congrès de philosophie galicienne nous invite à réfléchir est celui du temps, mais je ne prétends pas en parler de manière exhaustive.

Je ne ferai référence qu’à deux perspectives philosophiques qui à l’âge moderne ont réfléchi au temps.

La première est la perspective kantienne, qui inaugure un courant mentaliste ou innéiste de la philosophie moderne, faisant du temps une catégorie transcendantale, une condition préalable à l’activité mentale. Chez Kant, le mot “transcendantal” indique la primauté de la forme-temps (et de la forme-espace) sur l’expérience. Le temps kantien est donc pur de toute expérience, car ce n’est que dans le temps que l’on peut percevoir, expérimenter, connaître.

Cependant, il existe une autre vision du temps qui m’intéresse plus directement.

C’est celle qui prend forme dans la pensée de Bergson : l’idée du temps comme durée, comme expérience, comme flux de perception qui produit, en l’expérimentant, sa dimension temporelle.

Deux visions opposées, si l’on veut, mais aussi complémentaires : selon la première, le temps est la condition dans laquelle l’expérience est donnée, pour la seconde, il n’y a de temps que comme temps de l’expérience.

L’étymologie du mot latin ex-periri est équivoque. Il dérive de ex-perior : j’essaie, je passe à travers. Aller jusqu’à/à travers : per-ire.

Il y a la mort, dans l’horizon de l’expérience du temps, et le temps subjectif est marqué par cette conscience de la disparition.

Le temps est l’auto-perception d’un devenir, du devenir d’un corps dans l’horizon de son devenir néant.

Deleuze et Guattari ont proposé le concept de devenir comme une métamorphose des êtres vivants : ils ont poarlé de devenir enfant, de devenir femme, de devenir animal, de devenir autre...

Ils n’ont pas parlé de devenir rien, ce qui me semble être une perspective non seulement intéressante, mais peut-être même indispensable.

Le devenir-rien reste impensé dans la culture moderne, alors qu’il est le processus qui permet le mieux de comprendre le pouvoir de la conscience : pouvoir de faire naître le monde pour un sujet conscient, et pouvoir d’anéantir le monde pour un sujet conscient.

Pourtant, ce devenir est ignoré par la pensée et la pratique dans la sphère de la civilisation occidentale. Pourquoi ?

Essais sur l’histoire de la mort en Occident, de Philippe Ariès, est un livre sur les raisons pour lesquelles dans la sphère culturelle de l’Occident - en particulier dans la sphère culturelle blanche protestante, ce devenir ne peut être pensé : une société qui ne récompense que ceux qui gagnent identifie la mort à une défaite inadmissible.

Suppression de la mort : la civilisation blanche occidentale ne peut conceptualiser cet événement car il est incompatible avec la projection d’un avenir d’expansion illimitée, qui est l’âme de la colonisation blanche du monde.

Éternité abstraite du capital

Il y a une raison profonde à cet éloignement : le capitalisme est la tentative la plus réussie de réaliser l’éternité. L’accumulation du capital est éternelle. La valeur, en tant qu’abstraction du temps de vie, est éternelle, même si c’est une éternité qui nous coûte la mortification de la vie réelle.

Par la mortification du temps vécu, nous réalisons l’éternité du capitalisme.

La phrase de Mark Fisher « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » semble être un paradoxe. Ce n’est pas le cas.

Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme parce que la fin du monde est possible, elle est même en train de se produire. La fin du capitalisme n’est pas possible parce que le capitalisme est éternel, car il se constitue dans l’espace de l’abstraction, et l’abstraction est éternelle : elle n’existe pas.

Mais cette non-existence de l’abstraction suppose le sacrifice de l’existence réelle d’innombrables êtres humains.

Le capitalisme établit une dimension perceptuelle dans laquelle l’avenir est une expansion illimitée. L’avenir n’a pas de fin, l’expansion est donc illimitée.

Dans les conditions épidémiques de la modernité, on ne peut penser à l’avenir sans penser à la croissance, condition du développement capitaliste.

Le futurisme n’était pas seulement un mouvement littéraire, mais un caractère profond de la culture capitaliste à toutes les époques de son développement.

Au début du XXe siècle, le futurisme s’est imposé comme le mode le plus décisif de perception du temps, au point que l’on ne peut imaginer un rapport social ou de production sans expansion.

L’avenir doit être expansif, sinon il y a un désordre, un danger, un malheur dépressif que nous ne pouvons pas tolérer.

Cela me rappelle ce qu’écrit Milan Kundera : « nous pensons que le passé est fermé, immuable, et que l’avenir peut être choisi, changé. Mais la vérité est tout autre. Le passé n’existe que dans la mémoire, et la mémoire, comme une veste de taffetas, change parce qu’avec le passage du temps, nous changeons de perspective et voyons des aspects que nous n’avions pas vus auparavant, tandis que nous oublions quelque chose. L’avenir, quant à lui, nous apparaît comme un inconnu que nous ne pouvons ni prévoir ni changer par notre volonté ». Pardonnez-moi si la citation de Kundera n’est pas exacte, mais c’est plus ou moins ce qu’il a dit.

L’avenir du capitalisme est un inconnaissable auquel nous ne pouvons échapper car le capitalisme fonctionne comme un complexe d’automatismes par lequel l’abstraction (la valorisation) s’impose sur le concret (le travail vivant).

L’histoire du capitalisme est une histoire de croissance car la technologie permet une accélération constante du temps de travail.

Intensification

C’est dans l’intensification de la productivité du travail dans l’unité de temps que réside la solution à l’énigme que nous appelons croissance, développement ou progrès.

Dans cette histoire de l’accélération, qui est l’histoire du travail et de son abstraction progressive, quelque chose de nouveau s’est produit au cours des dernières décennies : la numérisation du travail a rendu possible une intensification fantastique de la production de la plus-value.

De cette intensification, ce qui m’intéresse le plus n’est pas la dimension économique de l’accélération de la production, mais les effets psychiques et cognitifs.

Je fais référence à la cellularisation du temps de vie, à l’effet d’ubiquité de la production, à la disparition ou à la raréfaction du corps de l’autre dans le processus de communication.

Grâce à la technologie numérique, chaque individu peut recevoir et envoyer une masse croissante d’informations ; l’information n’est pas seulement un signe immatériel mais aussi la transmission de stimuli matériels qui atteignent la matière nerveuse dont est composé le cerveau, stimulant de plus en plus rapidement l’organisme sensible.
 Les pathologies telles que les troubles de l’attention qui caractérisent le comportement cognitif des générations numériques ne peuvent être comprises sans une réflexion sur l’effet physique ou plutôt cognitif produit par la stimulation informative.

Nous ne pouvons pas savoir s’il y a un point de rupture dans cette accélération, mais ce que nous savons, c’est que les pathologies psychiques se répandent dans la jeune génération. Je crois savoir qu’il y a deux effets essentiels de la surstimulation. Le premier est un effet que l’on peut qualifier de panique, un effet d’accélération de la réaction psychique qui se manifeste par le sentiment de ne pas être à l’heure, d’être toujours en retard, d’être submergé par une cascade d’événements que l’on ne peut pas comprendre l’un après l’autre.

Un organisme qui subit cette stimulation panique pendant une longue période peut à un moment donné s’effondrer et basculer dans un mode dépressif : c’est la chute de la tension désirante qui suit l’effet de panique.

Les deux effets sont à considérer - au niveau collectif - comme des pathologies complémentaires qui s’alimentent l’une l’autre.

Précarité

La précarité du travail est le contexte dans lequel ce double effet pathogène se manifeste et se nourrit.

Nous savons très bien ce que signifie la précarité sur le plan du travail et du droit : une rupture dans la relation normative entre l’employeur et l’employé, une rupture qui oblige le travailleur à vivre toujours dans une condition de concurrence et de compétition avec d’autres travailleurs. Dans une condition d’attente permanente

Marx explique que les prolétaires deviennent des ouvriers lorsqu’ils entrent dans l’usine.

Il y a concurrence entre les prolétaires lorsqu’ils se présentent devant l’usine, car ils sont en compétition pour y entrer. Lorsqu’ils entrent dans l’usine, l’amitié, la solidarité de classe, devient possible entre eux. C’est la transformation des prolétaires en ouvriers. Mais la précarité générale du travail change la perspective, car chaque jour les prolétaires sont obligés de se faire concurrence sans possibilité de se transformer en travailleurs capables de solidarité.

Le concept de précarité ne se limite pas à la dimension du travail, mais doit être analysé comme un concept psychopathologique. Lorsque nous parlons de précarité, nous entendons une condition dans laquelle la relation affective et sociale avec l’autre est toujours en danger, elle est toujours soumise à redéfinition. La transformation numérique signifie que le travailleur ne rencontre jamais le corps de l’autre travailleur alors qu’il collabore avec lui à la production de valeur (abstraite).

Épuisement

Le défi du capitalisme vise l’éternité par l’abstraction du travail et par l’accumulation virtuellement infinie de la valeur. Mais à un certain moment de l’histoire du capitalisme, il se produit un phénomène que je qualifierais d’épuisement. L’éternité (abstraite) de la production de valeur ne fait pas disparaître le corps, et le corps (concret) vit dans le temps : il vieillit, s’épuise, devient néant. Le capitalisme est virtuellement éternel, mais les corps des travailleurs, de la société vivante, ne sont pas éternels. Ce sont des corps qui s’épuisent, qui vieillissent, qui meurent.

Cette contradiction est scandaleuse, c’est quelque chose qui ne peut pas être pensé, à tel point que le penser, le dire à haute voix, suscite une certaine gêne. Ce scandale de la mort, le développement capitaliste ne veut pas le reconnaître.

Il existe toute une machinerie économique, idéologique, publicitaire qui vise à nier l’épuisement, mais l’épuisement existe, même si nous n’avons pas besoin d’en parler.

Le vieillissement de la population blanche de l’hémisphère nord a plusieurs visages : c’est d’abord un effet de l’allongement de la durée de vie, qui est un succès extraordinaire de la médecine et de la science en général, mais c’est aussi un échec du philosophe, parce que le philosophe n’a pas su penser le vieillissement dans ses implications sociales, politiques et éthiques.

D’autre part, le vieillissement du monde est lié à un autre phénomène, non moins intéressant, appelé dénatalité.

 


La courbe démographique du XXIème siècle
https://www.nytimes.com/interactive/2023/09/18/opinion/human-population-global-growth.html

Dénatalité

Le sujet est énorme, peut-être le plus grand sujet de l’époque dans laquelle nous vivons et de l’époque à venir. Les politiciens en général, les politicien·nes italien·nes par exemple  parlent de l’hiver démographique, ils parlent du danger de la dénatalité. Les femmes ne font pas d’enfants, c’est un danger pour l’ordre social, que pouvons-nous faire ?

La version officielle est qu’il s’agit essentiellement d’un problème économique : il n’y a pas de jardins d’enfants, les mères ont besoin d’argent, les pères ont besoin de congés, etc.

Mais je crois que la dénatalité est un phénomène beaucoup plus complexe que ce que l’économie peut appréhender.

Premièrement, c’est un effet de la liberté des femmes ; deuxièmement, c’est un effet de la séparation de la sexualité et de la procréation, rendue possible par les techniques contraceptives et abortives. Troisièmement, et surtout, il me semble que la dénatalité est aujourd’hui l’effet d’une prise de conscience généralisée, dans une grande partie du monde, du caractère terminal de notre époque. Consciemment ou inconsciemment, les femmes ont décidé qu’il n’était pas bon d’engendrer les victimes de l’inévitable enfer climatique, les victimes de la guerre nucléaire de plus en plus probable.

En Corée du Sud, le taux de reproduction est tombé à 0,7, ce qui signifie que les Coréens sont voués à disparaître d’ici quelques générations. Mais le même phénomène se produit dans tout l’hémisphère nord et tend à se généraliser au cours du siècle. Un effondrement démographique d’une ampleur exceptionnelle qui, selon certains démographes (voir par exemple Dean Spears), fera chuter la population au niveau où elle se trouvait à la fin du XIXe siècle.

 Fascisme sans jeunesse*

Le vieillissement de la population du Nord mondial produit d’énormes effets psychologiques et socioculturels, qui se manifestent par ce qui semble être un retour du fascisme, même s’il ne s’agit pas vraiment d’un retour du fascisme. Il est clair que les partis qui descendent du fascisme historique gagnent les élections grâce à leur propagande raciste. Mais s’agit-il vraiment d’un retour du fascisme historique ?

Le fascisme était centré sur la jeunesse, comme le rappelle l’hymne des fascistes italiens. Le fascisme est essentiellement futuriste, un phénomène de conquête, d’agression colonialiste, de courage masculin. Il ne me semble pas que le fascisme d’aujourd’hui soit jeune, ni courageux, ni conquérant. Les Européens, comme les Nord-Américains, comme les Russes, craignent ce qu’ils considèrent comme une invasion des pauvres, des affamés, de ceux qui souffrent le plus de la guerre et des effets du changement climatique.

En résumé, je dirais que le mouvement réactionnaire mondial, dont les signes se multiplient depuis une décennie, est un fascisme de vieux.  C’est un fascisme qui craint l’invasion du Sud, un fascisme à l’envers. Un fascisme de la peur et non du courage conquérant.

On ne peut expliquer la genèse psychique de ce mouvement réactionnaire que si l’on comprend que l’identification de l’avenir à l’expansion est si profondément enracinée que l’on ne peut penser ni à l’épuisement, ni au vieillissement, ni à la mort.

C’est l’impuissance que la civilisation blanche ne peut affronter et traiter.

L’impuissance de l’organisme dans le temps : c’est le cœur de la psychose de masse qui revient encore et toujours dans l’histoire de l’Occident.

Solitude masculine

Celui qui parle le mieux du fascisme contemporain est sans doute Michel Houellebecq, qui est un raciste, si l’on veut, un machiste un peu caricatural, mais qui n’en est pas moins celui qui raconte le mieux, de l’intérieur, la solitude masculine contemporaine.

L’extension du domaine de la lutte est un livre qui explique la genèse de l’agressivité masculine blanche sénescente comme moteur principal du mouvement réactionnaire mondial. Anéantir parle au contraire du désespoir que produit le vieillissement de la civilisation blanche.

L’agressivité est inscrite dans le psychisme de la civilisation blanche, mais le problème est qu’aujourd’hui les énergies s’étiolent et que l’agressivité nous réussit mal : nous sommes incapables de reconnaître notre impuissance, tant politique que sexuelle, et nous prétendons réaffirmer la suprématie blanche par la technologie, l’économie, les armes. La suprématie blanche arrive maintenant à son moment de déclin, et à ce stade, la démence sénile semble prendre le dessus. La guerre ukrainienne, une guerre entre Blancs, risque d’évoluer de façon encore plus dramatique vers une guerre nucléaire. Une bagarre entre vieillards déments dotés d’armes d’une puissance effrayante risque de mal se terminer pour tout le monde.


Miss Lilou

 

Le chaos

Le vieillissement et la démence sénile sont les racines profondes de la psychose qui se manifeste sous la forme d’un fascisme de retour.

Mais une autre racine du fascisme contemporain est le chaos ou, plutôt, la perception du chaos. Nous parlons de chaos parce que le chaos a beaucoup à voir avec le temps. En fait, pour comprendre ce que signifie le chaos, il faut commencer par le temps vécu, le temps mental.

Le chaos n’existe pas en soi. Il n’y a rien dans le monde qui puisse être défini comme chaos. En fait, il n’est qu’une mesure de la relation entre la vitesse des processus dans lesquels nous sommes impliqués, la vitesse de l’infosphère et le rythme du traitement mental, émotionnel et intellectuel.

Nous parlons d’une relation entre le rythme du traitement mental et le rythme de la stimulation info-neurale que l’esprit reçoit.

Pendant des millénaires, l’esprit humain a agi dans un environnement où l’information voyageait à la vitesse du rapport immédiat, ou à la vitesse du texte écrit. Une vitesse relativement lente qui s’est accélérée au cours de la modernité, jusqu’au moment d’une fantastique explosion, résultant plus ou moins de l’introduction de l’électronique, et de la numérisation de la sémiose universelle. À partir de ce moment, l’infosphère a commencé à se multiplier de façon fantastique. Et si je dis qu’elle se multiplie, c’est qu’elle s’accélère par rapport à l’esprit récepteur.

L’esprit est alors exposé à une masse d’informations qui ne sont pas de simples signes intangibles, mais des stimuli nerveux que l’esprit ne peut pas traiter et qui produisent des effets de surcharge, de panique, de chaos.

Les stimuli provenant de l’infosphère agissent comme un appel constant à l’attention, comme une mobilisation perpétuelle des énergies attentionnelles, et cette mobilisation ne laisse aucune place à l’auto-perception, à l’affectivité ou à la critique.

Que faire dans cette situation ?

Dans des conditions de chaos, la réaction psychique du sujet peut devenir agressive : le chaos pousse l’organisme au besoin de violence, au besoin de guerre.

Imprévisible

La fin du temps est impensable, mais la fin du temps humain ne l’est pas. Le temps humain est quelque chose de concret. L’abstraction nous survivra probablement, ce qui nous fait une belle jambe.

Mais le temps humain contemple maintenant la probabilité de sa fin.

Le monde n’est pas une abstraction, c’est le corps massacré des Palestiniens, le corps massacré de la vie sociale dans les endroits dévastés par l’effondrement climatique. Ce corps concret ne peut survivre dans l’accélération chaotique croissante.

Mais pour conclure, je dois dire que le tableau que j’ai esquissé, le scénario du probable et de l’inévitable que j’ai esquissé, doit être relativisé.

Parce que l’inévitable ne se produit généralement pas, l’imprévisible prenant le dessus.

Je ne souhaite pas parler d’espoir, un mot que je ne prononce pas.

Ce qui m’intéresse, c’est de penser, de parler, d’agir en fonction de l’imprévisible. Et de l’imprévisible, on ne peut rien dire.

Ce que nous ne pouvons pas dire, nous devons le taire.

Nous pouvons décrire l’inévitable, mais nous ne pouvons pas savoir quel événement, quelle création, quel algorithme, quelle forme de vie prend forme comme une possibilité qui échappe à notre connaissance.

Si nous nous contentons de décrire les conditions objectives et subjectives du présent, nous nous rendons compte qu’il n’y a aucun moyen d’échapper à une tendance à l’anéantissement de l’humain. Si je parle de ce que je sais, je ne vois pas d’issue.

Mais ce que je sais n’est pas tout : je ne connais pas l’imprévisible. Je ne parle pas de quelque chose de mystique, mais d’une production mentale, imaginative, esthétique, technique, qui n’appartient pas au domaine du connu et de l’existant.

Comme d’habitude, c’est l’ignorance (peut-être) qui nous sauve. C’est le fait de ne pas savoir qui sauve du savoir.

NdT

*Orig. Giovinezza, titre de l’hymne du parti fasciste.

 

11/05/2024

GIDEON LEVY
Les dirigeants d’Israël doivent être arrêtés pour crimes de guerre


Gideon Levy, Haaretz, 5/5/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Tout Israélien digne de ce nom doit se poser les questions suivantes : son pays commet-il des crimes de guerre à Gaza ? Si c’est le cas, comment les arrêter ? Comment punir les coupables ? Qui peut les punir ? Est-il raisonnable que les crimes ne soient pas poursuivis et que les criminels soient disculpés ?

Rahma Cartoons

 On peut bien sûr répondre par la négative à la première question - Israël ne commet pas de crimes de guerre à Gaza - ce qui rend le reste des questions superflues.

 Mais comment répondre par la négative face aux faits et à la situation à Gaza : environ 35 000 personnes tuées et 10 000 autres disparues, dont environ deux tiers de civils innocents, selon les Forces de défense israéliennes ; parmi les morts, on compte environ 13 000 enfants, près de 400 travailleurs médicaux et plus de 200 journalistes ; 70 % des maisons ont été détruites ou endommagées ; 30 % des enfants souffrent de malnutrition aiguë ; deux personnes sur 10 000 meurent chaque jour de faim et de maladie. (Tous les chiffres proviennent des Nations unies et d’organisations internationales).

Est-il possible que ces chiffres horribles aient été atteints sans que des crimes de guerre aient été commis ? Il y a des guerres dont la cause est juste et les moyens criminels ; la justice de la guerre ne justifie pas ses crimes. Les meurtres et les destructions, la famine et les déplacements de population à cette échelle n’auraient pas pu se produire sans que des crimes de guerre ne soient commis. Des individus en sont responsables et doivent être traduits en justice.

La hasbara israélienne, ou diplomatie publique, n’essaie pas de nier la réalité à Gaza. Elle se contente d’invoquer l’antisémitisme : pourquoi s’en prendre à nous ? Et le Soudan et le Yémen ? La logique ne tient pas : un conducteur arrêté pour excès de vitesse ne s’en sortira pas en arguant qu’il n’est pas le seul. Les crimes et les criminels demeurent. Israël ne poursuivra jamais personne pour ces délits. Il ne l’a jamais fait, ni pour ses guerres ni pour son occupation. Dans les bons jours, il poursuivra un soldat qui a volé la carte de crédit d’un Palestinien.

Mais le sens humain de la justice veut que les criminels soient traduits en justice et empêchés de commettre des crimes à l’avenir. Dans cette logique, nous ne pouvons qu’espérer que la Cour pénale internationale de La Haye fera son travail.

Tous les patriotes israéliens et tous ceux qui se soucient du bien de l’État devraient le souhaiter. Ce n’est qu’ainsi que la norme morale d’Israël, selon laquelle tout lui est permis, changera. Il n’est pas facile d’espérer l’arrestation des chefs de son État et de son armée, et encore plus difficile de l’admettre publiquement, mais y a-t-il un autre moyen de les arrêter ?

Les tueries et les destructions à Gaza ont mis Israël dans l’embarras. C’est la pire catastrophe à laquelle l’État ait jamais été confronté. Quelqu’un l’a conduit là - non, pas l’antisémitisme, mais plutôt ses dirigeants et ses officiers militaires. Sans eux, Israël ne serait pas passé si rapidement, après le 7 octobre, du statut de pays chéri et inspirant la compassion à celui d’État paria.

Quelqu’un doit être jugé pour cela. Tout comme de nombreux Israéliens souhaitent que Benjamin Netanyahou soit puni pour la corruption dont il est accusé, ils devraient souhaiter que lui et les auteurs qui lui sont subordonnés soient punis pour des crimes bien plus graves, les crimes de Gaza.

Ils ne peuvent rester impunis. Il n’est pas non plus possible de blâmer uniquement le Hamas, même s’il a une part de responsabilité dans les crimes. C’est nous qui avons tué, affamé, déplacé et détruit à une telle échelle. Quelqu’un doit être traduit en justice pour cela. Netanyahou est le chef, bien sûr. L’image de lui emprisonné à La Haye avec le ministre de la défense et le chef d’état-major de Tsahal est un cauchemar pour tout Israélien. Et pourtant, elle est probablement justifiée.

Elle est cependant très improbable. Les pressions exercées sur la Cour par Israël et les USA sont énormes (et erronées). Mais les tactiques de peur peuvent être importantes. Si les fonctionnaires s’abstiennent réellement de voyager à l’étranger au cours des prochaines années, s’ils vivent réellement dans la crainte de ce qui pourrait arriver, nous pouvons être sûrs que, lors de la prochaine guerre, ils réfléchiront à deux fois avant d’envoyer l’armée dans des campagnes de mort et de destruction aux proportions aussi insensées. Nous pouvons au moins trouver un peu de réconfort là-dedans.

 

08/05/2024

JOSE LUIS CARRETERO MIRAMAR
Neuf hypothèses sur Gaza, vue d’Occident

José Luis Carretero Miramar, Kaosenlared, 7/5/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le génocide en cours dans la bande de Gaza est le premier grand anéantissement d’un peuple à être entièrement télévisé. Depuis la rive opposée de la Méditerranée, nous pouvons voir les panaches de fumée qui s’élèvent des bombardements et nos smartphones sont remplis d’images atroces du massacre et de la mutilation des enfants de Gaza.

Si les philosophes de l’après-guerre, dans les années heureuses du modèle social européen, se demandaient ce qui poussait les citoyens allemands à assister passivement à l’émergence des stalags et des camps de concentration hitlériens, l’intelligentsia occidentale devrait aujourd’hui se demander pourquoi personne ne fait rien contre ce qui se passe à Gaza. Et nous disons bien agir, et non pas faire des déclarations ou promettre des mesures futures qui ne seront jamais mises en œuvre.

Je propose neuf hypothèses sur la manière dont l’Occident (et l’Espagne) considère Gaza et la Palestine. Sur l’aveuglement radical et l’immoralité génocidaire de notre génération et de notre époque.

Première hypothèse : Gaza est notre miroir

Gaza est l’image de l’Occident que l’Occident refuse de regarder. L’image la plus vraie de notre civilisation usée et orgueilleuse. Gaza est l’Occident, comme l’est la traite des esclaves africains qui a inondé l’Atlantique pendant les siècles de l’émergence des empires européens. Gaza, c’est l’Occident parce que c’est l’image la plus claire de ce qu’a été la relation de l’Occident avec le reste des peuples du monde depuis la conquête des Amériques et l’extension du colonialisme et de l’impérialisme. Gaza, c’est le massacre, le racisme, la dévastation sociale et culturelle. Le cadeau de l’Occident au monde. Mais mieux vaut ne pas le dire. Continuons à faire la fête.

Deuxième hypothèse : La solution n’est pas d’exiger le respect du droit international

Le droit international est un exemple paradigmatique de l’universalisme et du contenu prétendument humanitaire de la culture occidentale. Raison, droit, démocratie. Mais sans armes. La déesse Raison est le fondement du Droit, en tant qu’œuvre du pouvoir démocratique des peuples. Une belle légende.

Le droit international ne tend à être respecté que s’il confirme les intérêts pécuniaires et financiers des colonialistes et impérialistes occidentaux. Sinon, c’est de la poésie et rien d’autre. Le respect du droit suppose une force coercitive ayant le pouvoir de contraindre celui qui le viole. Et les organismes internationaux qui parrainent le droit international ont été intentionnellement conçus pour empêcher l’existence d’une telle force, si l’on veut contraindre l’Occident ou ses proches alliés à se conformer au droit. Arrêtons les mélodies abrutissantes et les légendes pastorales : il n’y a pas de droit international opérationnel pour défendre les faibles et les opprimés par l’Occident.

Troisième hypothèse : Delenda est democratia

La démocratie est morte. Dans certains pays européens, il est interdit de déployer un drapeau palestinien en public. Des militants pro-palestiniens ont été arrêtés et criminalisés dans la plupart des pays d’Europe et aux USA. Les juifs qui montrent leur horreur face au génocide de Gaza sont accusés d’antisémitisme. Les écrivaines palestiniennes sont exclues des manifestations culturelles et les congrès de solidarité avec le peuple gazaoui sont interdits. Dans les médias, tout représentant israélien est autorisé à s’exprimer, même s’il appartient à l’aile d’ultra-droite qui soutient Netanyahou, mais jamais quiconque a quelque chose à voir avec l’une ou l’autre des factions de la résistance palestinienne.

Parler des colonies a toujours été gênant en Occident. La plèbe occidentale, celle qui lutte pour joindre les deux bouts, a une tendance naturelle à se sentir proche des peuples non civilisés que nous avons dévastés et anéantis. Le peuple palestinien continuera d’attendre son père Las Casas. Personne ne se présentera devant les tribunaux pour défendre ces indigènes de la Méditerranée orientale. Et si quelqu’un le fait dans la rue, il risque d’être traité en ennemi de notre droit pénal et taxé d’antisémitisme par ceux qui identifient le judaïsme et le gouvernement de l’ultra-droite la plus radicale.

Quatrième hypothèse : Le racisme est consubstantiel à la domination occidentale

Le racisme est un produit de l’expansion mondiale de l’Occident, fondée sur la traite transatlantique des esclaves pendant des siècles. Dans les textes romains ou grecs classiques, la couleur de la peau n’est pas mentionnée comme marqueur du statut social. On ne parlait pas de “races”. La race est née avec l’esclavage et les colonies. Il fallait identifier les esclaves comme des sous-hommes, comme une “race” différente, pour pouvoir les soumettre sans complexe en parlant de christianisme, d’humanisme ou de libéralisme.

C’est le racisme qui explique que les Ukrainiens sont nos frères, pour lesquels nous serions prêts à succomber dans une guerre nucléaire, et que les Palestiniens sont des basanés qui suscitent chez nous la méfiance et une certaine peur. Le peuple palestinien est un peuple sémite (c’est drôle, non ?), plus foncé, musulman. L’Occident frémit devant les cris sur Youtube d’une jeune fille anglo-saxonne qui a perdu son chien dans un accident, mais ne bronche pas devant le massacre d’enfants à Gaza. Il y a une raison à cela. Et elle s’appelle le racisme.

Cinquième hypothèse : Le génocide est consubstantiel à la domination occidentale

Les Amérindiens, les habitants du Congo belge, les descendants de ceux qui vivaient à Tenochtitlán ou dans les Caraïbes à l’arrivée des Européens le savent. Le génocide est le grand cadeau de l’Occident au monde. Il est pratiqué avec passion et un dévouement inébranlable depuis plus de cinq cents ans.

La domination occidentale a été maintenue depuis lors par une somme variable de meurtres de masse, d’acculturation et de spoliation des survivants. Si le droit international avait un tant soit peu de réalité, sa première tâche serait de calculer les réparations dues pour l’esclavage et le génocide qui ont construit l’Amérique d’aujourd’hui et l’Afrique que nous connaissons. Nous pensions que cela appartenait au passé, jusqu’à ce que nous voyions les bombes à fragmentation commencer à tomber sur la population civile de Gaza.

Sixième hypothèse : Les Palestiniens sont les Juifs de notre génération

Nous, Occidentaux, aimons nous voir avec indulgence, comme des êtres éclairés et démocratiques, animés par l’humanisme de nos philosophes et de nos prêtres. Si vous nous posez la question, nous dirons que nous aurions défendu les Juifs, si nous avions vécu dans l’Allemagne nazie, que nous nous serions engagés contre l’esclavage et que nous aurions dénoncé, même au péril de notre vie, les fours crématoires d’Hitler.

Et pourtant, nous y sommes. Nous regardons l’extrême droite israélienne commettre un génocide sous notre nez éclairé et sophistiqué. Et nous permettons à ceux qui, même en tant que Juifs, s’opposent à l’horreur de ce grand camp de concentration appelé Gaza, d’être accusés d’antisémitisme. Le peuple palestinien a été abandonné par nos politiciens, nos diplomates, nos intellectuels, nos artistes. Seule une partie indispensable de la classe ouvrière et de la jeunesse s’obstine à descendre dans la rue, au risque d’être arrêtée, expulsée de l’université, taxée d’“antisémitisme”. Les nazis n’appelaient pas les juifs et les opposants des “dissidents”, ils les appelaient des “terroristes”, comme l’Occident appelle les Palestiniens qui ne se laissent pas tuer avec résignation.

Septième hypothèse : Ceux qui dirigent le monde sont les nazis de notre époque

La moitié des dirigeants occidentaux applaudissent le meurtre de masse de Netanyahou. L’autre moitié pleure de fausses larmes tout en continuant à faire des affaires avec les génocidaires. Les bébés de Gaza sont les dommages collatéraux de l’impérialisme. Pour ceux qui rédigent les communications publiques des dirigeants éclairés de nos gouvernements, le peuple palestinien est sacrifiable, une “race inférieure” inutile au processus d’accumulation du capital. Certains dirigeants nationaux-socialistes aimaient la musique classique. Il y a des politiciens, des journalistes et des hommes d’affaires européens et usaméricains qui lisent Kant et Zygmund Bauman avant de rencontrer les délégués de Netanyahou.

Huitième hypothèse : Nous devons faire quelque chose

Exiger le respect du droit international de ceux qui l’incarnent aujourd’hui n’est pas une proposition sérieuse. Faire appel à la bonne conscience de l’Occident et à la stature éthique de nos gouvernants n’est pas une proposition sérieuse. La seule proposition sérieuse est de faire quelque chose, comme ceux qui manifestent dans les rues, ceux qui occupent les universités ou ceux qui refusent d’acheminer dans les ports le matériel de guerre destiné à Gaza. Faire quelque chose, comme les Palestiniens qui résistent du mieux qu’ils peuvent, avec dignité et courage. Écrivez, criez, faites la grève. Et comme me l’a dit un militant palestinien il y a quelque temps, la meilleure chose que nous puissions faire pour eux est de pousser au changement ici, en Occident, dans nos pays, afin que le boucher Netanyahou ne trouve plus d’accolades solidaires lorsqu’il se rend en Europe ou aux USA.

Neuvième hypothèse : Cest le moment

Le moment de s’opposer à l’holocauste hitlérien était en 1940. Et de nombreux Espagnols l’ont fait, même les armes à la main, bien que nos gouvernements aient voulu nous le cacher pendant près d’un siècle. De nombreux Espagnols ont combattu dans la Résistance française, sont morts à Mauthausen, ont combattu en Afrique contre l’armée nazie. C’est maintenant qu’il faut s’opposer au génocide de Gaza. Par exemple, le samedi 11 mai. Ce jour-là, une manifestation de solidarité avec la lutte du peuple palestinien aura lieu à Madrid. Elle débutera à 11h30 sur la Plaza de Legazpi. Vous trouverez certainement de nombreuses autres manifestations et activités là où vous vivez ou travaillez.

Rencontrons-nous là-bas.

AVSHALOM HALUTZ
Tel Aviv peint la douleur des enfants de Gaza

Avshalom Halutz, Haaretz, 2/5/2024
Traduit par Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

 « L'innocence brisée : les enfants en temps de guerre » refuse de fermer les yeux sur la mort et la destruction à Gaza, tandis que la semaine du documentaire DocAviv et le Festival des Écrivains de Jérusalem reviennent plus tard ce mois-ci.


Photos : Uriel Sinai, Dana Gazit, Erez Harodi

On pourrait penser que le meurtre rapporté de plus de 14 000 enfants à Gaza ébranlerait la société israélienne jusqu'au fond de son âme. Pourtant, la plupart des Israéliens, même ceux qui s'opposent à la poursuite de la guerre et appellent à un cessez-le-feu, préfèrent soit fermer les yeux sur ce fait dévastateur, soit trouver des excuses à tout ce que fait l'armée.

Les enfants morts, orphelins et affamés de Gaza ne sont pas un sujet à l'ordre du jour en Israël. Les médias locaux et les réseaux sociaux font semblant que cela n'a jamais eu lieu. Dans les cafés, les gens préfèrent discuter d'autres sujets. Pourtant, cette réalité horrible restera avec nous en tant que société et pays pendant des générations à venir.

Une minorité d'Israéliens ont décidé qu'ils ne pouvaient pas permettre au gouvernement de continuer le massacre sans élever la voix. Les personnes derrière l'organisation israélienne de base Parents Against Child Detention [Parents contre la détention d’enfants], qui travaillent pour défendre les enfants palestiniens sous l'occupation israélienne en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, ont contacté des artistes locaux et des illustrateurs et leur ont demandé d'unir leurs forces et d'utiliser leur talent pour dénoncer les horreurs perpétrées contre les enfants à Gaza.

Un homme tenant l'une des 70 affiches sur la place Habima de Tel Aviv lors de l'activité "Innocence perturbée : Les enfants en temps de guerre", mardi dernier. Photo Erez Harodi

Mardi, sur la place Habima de Tel Aviv, sous le titre « Innocence brisée : Les enfants en temps de guerre », 70 activistes ont porté 70 affiches de peintures et d'illustrations traitant du sujet de la douleur des enfants pendant la guerre.

« Initialement, nous voulions que les affiches soient collées au sol sur la place. Mais la municipalité de Tel Aviv voulait approuver chaque affiche, et à un moment donné, nous avons réalisé que nous n’allions pas attendre des mois qu'ils acceptent l'événement, et avons décidé d'arrêter les négociations et de lancer la protestation », déclare Moria Shlomot, avocate israélienne et PDG de l'organisation. « Nous avons modifié le concept de l'exposition et fait en sorte que les gens se promènent avec elles, certains étant les artistes eux-mêmes ».

Des activistes et des artistes tenant des affiches sur la place Habima de Tel Aviv lors de l'activité "Innocence Brisée : Les Enfants en Temps de Guerre" e mardi dernier.  Photo Erez Harodi

 En même temps, l'organisation a créé un site ouèbe où toutes les œuvres sont présentées. Le projet comprend à la fois des créateurs établis et moins connus, notamment Addam Yekutieli (Know Hope), Zeev Engelmayer, Hannan Abu-Hussein, Hanoch Piven, Ruti Kantor, Ilana Zeffren, Roee Rosen, Dorit Godard, Noa Arad Yairi et d'autres encore. Les curateurs du projet sont l'ancien directeur du Musée d'Israël, Ido Bruno, l'éducatrice et designer Ruth Kantor et le designer de production Ido Dolev.

Ce n'est pas la première fois que le groupe utilise l'art pour sensibiliser. Dans leur projet de 2021, « Un cauchemar en huit étapes », des illustrateurs israéliens ont dépeint les différentes étapes de la détention des enfants palestiniens. Shlomot dit que « les jours normaux, si on peut les appeler normaux, nous travaillons à sensibiliser le public au degré et aux pratiques qu'Israël utilise contre les enfants palestiniens. Après le déclenchement de la guerre, nous avons décidé que nous devions élargir notre activité et traiter de chaque aspect de la violence contre les enfants. Nous avons commencé par une campagne publique promouvant l'idée qu'un enfant est un enfant ».

Une peinture de l'artiste Ariel Asseo, qui faisait partie des 70 œuvres sélectionnées pour l'événement. Photo Ariel Asseo

« Notre position morale est de considérer tous les enfants qui vivent dans cette région, et en fait dans le monde entier, comme des enfants égaux, et que nous, en tant qu'adultes, devons faire tout ce que nous pouvons pour les protéger et prévenir leur souffrance et leur préjudice. Tous les enfants méritent de grandir, de se développer et de vivre ».

 Shlomot utilise le pronom féminin lorsqu'elle parle en hébreu, une langue dans laquelle on peut distinguer les verbes par genre. 3Nous constatons que pendant cette horrible guerre, tant d'enfants ont été blessés de différentes manières terribles. Les enfants enlevés par le Hamas, les enfants qui ont perdu la vie dans les communautés israéliennes près de Gaza, les enfants déplacés en Israël et les enfants à Gaza. Plus de 14 000 morts. Des centaines de milliers de blessés, orphelins, affamés, déplacés. Les enfants ont perdu leur famille et leur maison. Je ne comprends pas pourquoi ce n'est pas évident dans le discours israélien qu'un enfant est un enfant. Ces enfants méritent la même vie et le même avenir».

Photo Tomer Appelbaum

Quel genre de réactions avez-vous reçues ?  

« Nous avons été heureux de recevoir des réactions chaleureuses et émotionnelles. Les gens étaient très intéressés et posaient des questions. Nous n'avons pas rencontré de colère, de raillerie ou de rage.

Vous pouvez voir que parler des enfants de Gaza est un sentiment controversé et malvenu.

« C'est très surprenant. Cela devrait être du bon sens, une position universelle et acceptée, que les enfants d'ici et d'ailleurs, de tous les peuples, races et genres, méritent de vivre en sécurité. Cela en est venu au point où si vous voyez la souffrance de l'autre, c'est comme si vous ne vous souciez pas de la souffrance de votre propre peuple. Mais c'est évidemment le contraire : la souffrance de notre peuple est liée à celle des leurs. Faire souffrir davantage de gens ne rendra pas notre avenir ici meilleur ou plus sûr. Oui, tous nous aimons plus nos enfants. Mais en tant qu'adultes, nous avons la responsabilité de tous les enfants qui se trouvent sous notre responsabilité et notre contrôle.

« Ce qui est arrivé aux enfants de Gaza est une tache morale et humaine qui ne disparaîtra pas. Malheureusement, la société israélienne sait très bien comment nier ses actes - nous sommes passés maîtres dans cette tromperie dans laquelle nous sommes toujours les victimes.  Je ne suis pas sûre que l’État assumera un jour ses responsabilités, reconnaîtra ce qu'il a fait et commencera à réparer les énormes dommages causés aux civils et surtout aux enfants, qui sont toujours innocents et ont toujours besoin d’être protégés. »

Enfant affamé, par Shahar Sivan. Photo  Shahar Sivan

Des soldats SS, des arbitres trans et des colons à DocAviv

Il semble de plus en plus difficile de penser et de parler d'Israël autrement en termes de guerre, de douleur, de destruction, de peur, d'injustice et de conflit. Aujourd'hui, le pays est surtout perçu sous l'angle macro de la guerre et de l'occupation, ce qui ne permet pas d'apprécier l'ensemble des aspects de la vie dans ce pays.DocAviv - le festival international annuel du documentaire de Tel Aviv, qui ouvre ses portes plus tard ce mois-ci à la Cinémathèque de la ville - est un excellent rappel qu'Israël est en fait un pays, un foyer pour différentes personnes et leurs cultures, et pas un simple mouvement idéologique.

Le prestigieux festival, créé en 1998, est l'un des événements culturels les plus médiatisés du mois. En effet, la directrice artistique Karin Rywkind Segal semble ne pas pouvoir y échapper, même en accomplissant ses tâches quotidiennes. Récemment, se souvient-elle, un groupe de lycéens qui filmaient dans la bodega près de chez elle lui ont dit que leur rêve était d'être sélectionnés pour DocAviv, sans savoir qui elle était.


La directrice artistique de DocAviv, Karin Rywkind Segal. « En général, travailler sur un festival pendant des temps qui sont en effet tristes partout, difficiles et insupportables, est en soi une chose difficile à faire ».  Photo Noam Preisman

Cette année, le festival se trouve à un carrefour intéressant : Israël est à nouveau la source de mauvaises nouvelles, et organiser un festival de films alors que des gens sont captifs et que d'autres perdent la vie semble presque déraisonnable. Mais Rywkind Segal peut offrir de nombreuses raisons pour lesquelles c'est le bon moment pour acheter un billet et regarder un excellent documentaire.

« En général, travailler sur un festival pendant des temps qui sont en effet tristes partout, difficiles et insupportables, est en soi une chose difficile à faire », admet-elle. « Les films que nous avons sélectionnés vous montrent différentes réalités, et la vie n'est jamais facile où que vous alliez. Nous sommes fiers du programme que nous avons créé, à la fois pour les films israéliens et étrangers, et nous espérons que les films promouvront le débat et la réflexion. Nous ne sommes rien sans la culture, c'est pourquoi nous travaillons pour amener ce festival aux amateurs de cinéma. Nous sommes également la plus grande plateforme pour les cinéastes israéliens qui se bagarrent actuellement à l'étranger ».

Le programme international n'a pas encore été annoncé, mais la sélection israélienne de cette année semble déjà excitante. Elle comprend les premières de films tels que “Sapir” de Liran Atzmor - un documentaire sur Sapir Berman, une Israélienne devenue la première femme transgenre à travailler comme arbitre de football professionnelle ; “Death in Umm Al-Hiran” de Doron Djerassi, sur l'affaire survenue lors du démantèlement d'un village bédouin du Néguev où un enseignant a été tué par la police et plus tard faussement accusé d'être un terroriste ; “Franceska” de Lena Chaplin, sur la danseuse Franceska Mann, qui a tué un officier SS à l'entrée des chambres à gaz à Auschwitz ; et “Get the Land Back” d'Irmy Shik Blum et Elad Orenstein, sur un Israélien qui entreprend une mission pour récupérer son seul héritage : des terres occupées saisies par des colons juifs en Cisjordanie.


Une scène de “Sapir” de Liran Atzmor - un documentaire sur Sapir Berman, une Israélienne devenue la première femme trans à travailler comme arbitre de football professionnelle. Photo Uriel Sinai

Le festival comprendra également des ateliers, des discussions et des projections de films restaurés. Le programme international, comprenant des invités spéciaux et des films sélectionnés pour la compétition, sera révélé la semaine prochaine. Cette année, le festival ne proposera pas de programme en ligne de films pouvant être visionnés depuis chez soi. « Nous voulons amener le public au cinéma. Depuis la pandémie, nous proposons des projections en ligne. Mais maintenant que c'est derrière nous, nous voulons que les gens vivent les films sur grand écran. Les films que nous choisissons sont par nature très cinématographiques et sont mieux appréciés comme une expérience cinématographique ».

« J'ai été jurée dans d'autres festivals internationaux et je pense que l'une des choses les plus agréables à propos de notre festival est que nous sommes un festival pour le public. À ce titre, nous ne sommes pas axés sur les premières mondiales plutôt que sur les premières locales, ce qui nous permet d'offrir aux spectateurs un programme plus varié et riche basé sur les meilleurs films que nous pouvons trouver ». explique Rywkind Segal.

Delphine Horvilleur, rabbin, éditrice et autrice. Photo Tomer Appelbaum

Qui vient à Jérusalem ?

Le Festival des Écrivains de Jérusalem revient à la fin du mois et devrait inclure une multitude d'invités et d'événements intéressants.

Parmi les principaux invités figurent la fascinante rabbin, éditrice et auteurice Delphine Horvilleur, une voix importante et presque cruciale en ces temps ; le romancier canadien vétéran John Irving ("Le Monde selon Garp", "Hôtel New Hampshire"), l'écrivaine française Anne Berest ("La Carte postale"), et l'auteur et historien britannique Simon Schama.

Ce n'est pas tout, mes amis

L'artiste de performance prolifique Adina Bar-On présentera son œuvre "À propos de l'amour 2004-2012" aux Studios d'Artistes de Tel Aviv les 9 et 11 mai. "J'ai renouvelé cette performance afin qu'elle soit présentée cette année entre le Jour du Souvenir de l'Holocauste et le Jour du Souvenir. Même si je vais me produire pendant plus de deux heures, j'invite le public à venir regarder pour la durée qui vous convient," déclare la septuagénaire. La performance est gratuite et fortement recommandée.

La disparition en 1968 du sous-marin israélien Dakar est l'inspiration derrière une nouvelle exposition de la photographe Yudith Schreiber, "Anatomie de l'incertitude", à la Maison des Artistes de Tel Aviv. L'artiste, qui examine le concept de précarité, a perdu son frère Amnon lorsque le sous-marin a coulé. Les restes de l'épave n'ont été découverts que plus de trois décennies plus tard au fond de la mer Méditerranée.


“Time of Thirst” de Dana Gazit 2021, à l'exposition “Sans, Souci” à Tel Aviv.

Stefania Wilczynska est commémorée dans un nouveau podcast pour enfants de Beit Avi Chai, dédié à l'éducatrice polonaise assassinée dans l'Holocauste. « La plupart d'entre nous connaissent Janusz Korczak, mais la femme qui était à ses côtés - depuis la création de l'orphelinat [juif] [à Varsovie] et la longue marche jusqu'à leur mort tragique - a été largement oubliée. Nous ferons un voyage en suivant les traces de Wilczynska, une femme courageuse et inspirante qui a changé la vie de milliers d'enfants », promettent les créateurs du podcast.

Maintenant plus que jamais, une galerie à Tel Aviv célèbre la couleur rose. “Sans, Souci”, organisé par Ido Cohen, comprend des œuvres d'artistes tels que Dana Gazit, Itamar Brand et même Raffi Lavie à la petite galerie Maya. Elle célèbre une couleur qui a inspiré le conservateur depuis son enfance en tant qu'amateur d'Eurovision, puis en tant qu'homme qui associe la couleur à la liberté, à l'expression et au kitsch. La petite exposition, qui tire son nom du palais Sanssouci du roi Frédéric II à Potsdam, déborde de rose autant qu'elle est remplie d'horreur, de secrets et des dangers de la domination masculine à l’ancienne.