Maurizio Lazzarato
(1955), exilé en France suite à la répression déclenchée le 7 avril 1979 contre
le mouvement de l’Autonomie ouvrière, dans lequel il militait à l’Université de
Padoue, est un sociologue et philosophe indépendant italien résidant à Paris. Auteur
de nombreux livres et articles sur le travail immatériel, le capitalisme
cognitif, la biopolitique et la bioéconomie, la dette, la guerre et ce qu’il
appelle la machine Capital-État. Derniers ouvrages parus : Guerra o rivoluzione. Perché la pace non è un'alternativa (DeriveApprodi, 2022), Le capital déteste tout le monde - Fascisme ou révolution (Éd. Amsterdam, 2019). Bibliographie
en français
Entrons directement dans
le vif du sujet : après les grandes manifestations contre la "réforme"
des retraites, le président Macron a décidé de "passer en force"
en mettant le parlement sur la touche et en imposant la décision souveraine d’adopter
la loi portant ‘ âge de la retraite de 62 à 64 ans. Dans les manifestations, la
réponse immédiate a été "nous aussi, nous passons en force". Entre
des volontés opposées, la volonté souveraine de la machine État-capital et la
volonté de classe, c’est la force qui décide. Le compromis capital-travail s’est
brisé depuis les années 1970, mais la crise financière et la guerre ont encore
radicalisé les conditions de l’affrontement.
Essayons ensuite d’analyser
les deux pôles de cette relation de pouvoir fondée sur la force dans conditions
politiques après 2008 et 2022.
Le mars
français
Le mouvement semble avoir
saisi le changement de phase politique provoqué d’abord par la crise financière
de 2008 et ensuite par la guerre. Il a utilisé de nombreuses formes de lutte
que le prolétariat français a développées ces dernières années, en les fédérant,
en les articulant et en légitimant de fait leurs différences. Aux luttes
syndicales, avec leurs cortèges pacifiques qui se sont progressivement
transformés, intégrant des composantes non salariales (le 23 mars, la présence
des jeunes, des étudiants et des lycéens a été massive), se sont ajoutées les
manifestations "sauvages" qui, pendant des jours, se sont développées
à la tombée de la nuit dans les rues de la capitale et d’autres grandes villes
(où elles ont été encore plus intenses).
Cette stratégie d’action
par groupes se déplaçant constamment d’une partie de la ville à l’autre, semant
le feu, est un héritage clair des formes de lutte des Gilets jaunes qui ont
commencé à "terroriser" les bourgeois, lorsqu’au lieu de parader
tranquillement entre République et Nation, ils ont apporté le "feu" dans
les quartiers riches de l’ouest de Paris. Dans la nuit du 23 mars, 923 départs
de feu sont dénombrés dans la seule ville de Paris. Les flics déclarent que les
nuits "sauvages" se sont stabilisées à un niveau supérieur aux "descentes"
des Gilets jaunes.
Aucun syndicat, pas même
le plus pro-présidentiel (CFDT) n’a condamné les manifestations "sauvages".
Les médias, tous sans exception détenus par des oligarques, qui attendaient
avec impatience, après les premières "violences", un retournement de l’opinion publique, ont été déçus : 2/3 des Français ont continué à soutenir la
révolte. Le "souverain" avait refusé de recevoir les syndicats,
signifiant clairement sa volonté d’affrontement direct, sans médiation. Chacun en
avait déduit qu’il n’y avait qu’une seule stratégie à adopter, articuler
différentes formes de lutte, sans s’embarrasser de la distinction "violence"
/ "pacifisme".
La massification et la
différenciation des composantes présentes dans les cortèges se retrouvent
également dans les piquets de grève qui sont aussi importants, sinon plus, que
les manifestations. Le choix de Macron a sans doute aussi été motivé par le
blocage pas tout à fait réussi de la grève générale du 7 mars (le 8, la
situation était devenue presque normale !). Mais ce que Macron n’avait pas
prévu, c’est ‘ accélération du mouvement après la décision d’appliquer le 49.3.
Le seul mouvement qui n’a
pas été intégré à la lutte est la révolte des banlieues. La jonction entre "petits
blancs" (les tranches les plus pauvres du prolétariat blanc) et "barbares"
(les Français enfants d’immigrés, les "indigènes de la république")
ne s’est pas faite cette fois non plus. Ce n’est pas anodin, comme on le verra
plus loin, car c’est la possible révolution mondiale, la jonction Nord/Sud, qui
est ici en jeu.
Il y a eu une articulation
de fait et universellement acceptée entre les luttes de masse et les luttes d’une
partie minoritaire qui s’est consacrée à prolonger le conflit la nuit en
utilisant les poubelles accumulées sur les côtés des rues à cause de la grève
des éboueurs, pour bloquer la police et mettre le "zbeul" (bordel, de
‘ arabe maghrébin zebla, ordures). Pour ‘ instant, appelons ça "avant-garde"
parce que je ne sais pas comment ‘ appeler autrement, en espérant que les
crétins habituels ne crieront pas au léninisme. Il ne s’agit pas d’apporter une
conscience au prolétariat, qui en est dépourvu, ni de la fonction de direction
politique, mais d’articuler la lutte contre la main de fer imposée par le
pouvoir établi. La relation masses/minorités actives est présente dans tous les
mouvements révolutionnaires. Il s’agit de la repenser dans les nouvelles
conditions, et non de la supprimer.
Avant les grandes
mobilisations de ces jours-ci, il y avait des différences et des divisions qui
traversaient le prolétariat français, affaiblissant sa force de frappe. On ne
peut ici que les résumer : les syndicats et les partis institutionnels de
gauche (à ‘ exception de la France Insoumise) n’ont jamais compris le mouvement
des Gilets Jaunes, ni la nature, ni les revendications de ces travailleurs qui
ne rentrent pas dans les normes classiques du salariat. Ils ont fait preuve d’indifférence,
voire d’hostilité, à l’égard de leurs luttes. C’est une inimitié ouverte, en
revanche, qu’ils ont exprimé à l’égard des "barbares" des banlieues
(à l’exception de la France Insoumise), rejoints par une partie du mouvement
féministe, alors qu’ils ont tous subi les campagnes racistes lancées par le
pouvoir et les médias contre le "voile islamique". De leur côté, ni
les premiers ni les seconds n’ont été capables de développer des formes d’organisation
autonomes et indépendantes, capables d’apporter leur point de vue, que ni les
syndicats ni les partis fermés, dont la base ne cesse de se réduire, ne veulent
même pas envisager. Au sein des "barbares" s’est développée une
théorie décoloniale, dont beaucoup de positions peuvent être partagées, mais
qui n’a jamais réussi à s’enraciner dans les quartiers et à se doter d’une
organisation de masse. Le mouvement féministe, quant à lui, est bien organisé
et a développé des analyses lucides et approfondies, exprimant des positions
radicales, mais il n’apporte pas de ruptures politiques de cette ampleur. Il ne
livre pas de bataille politique au sein des luttes en cours alors que les
femmes sont certainement les plus touchées par les "réformes". Le
prolétariat français est donc fragmenté par le racisme, le sexisme et les
nouvelles formes de travail précaire.
Le mouvement en cours a
fait bouger les lignes, c’est-à-dire qu’il a déplacé les clivages, recomposant
partiellement les différences. Les actions écologiques ont également trouvé
leur force et leurs ressources dans les luttes. Les affrontements à
Sainte-Soline contre la construction de méga-bassines destinées à recueillir l’eau
pour l’industrie agro-alimentaire, où la police a utilisé des armes de guerre,
ont suscité l’indignation et la mobilisation dans les jours qui ont suivi avec
la reprise de manifestations "sauvages", bien qu’à une échelle plus
réduite.
Un saut dans la recomposition
? Peut-être est-il trop tôt pour le dire, en tout cas les différents mouvements
qui ont traversé la France ces dernières années se sont greffés sur la
mobilisation syndicale en lui donnant une autre image et une autre substance :
la contestation du pouvoir et du capital.
En deux mois, ils ont brûlé Macron et mis sa présidence dans une
impasse.
Lorsque le système
politique des pays occidentaux devient oligarchique et que le consensus ne peut
plus être assuré par les salaires, les revenus et la consommation, qui sont
continuellement bloqués ou réduits, la police devient l’axe fondamental de la "gouvernance".
Macron n’a géré les luttes sociales de sa présidence qu’à travers la police.
La brutalité de l’intervention
est désormais au cœur de la stratégie française de maintien de l’ordre. La
France n’a pas seulement une grande tradition révolutionnaire, elle a aussi une
tradition d’exercice de la violence contre-révolutionnaire, inédite dans les
colonies et proportionnée au danger du pouvoir en métropole (où elle a fait
intervenir en 1848 l’Armée d’Afrique, qui avait conquis l’Algérie pour réprimer
la révolution).
Désormais, l’enjeu du mouvement
n’est plus seulement réductible au travail et à son rejet, mais à l’avenir du
capitalisme lui-même et de son État, comme c’est toujours le cas lorsque des
guerres entre impérialismes éclatent !
La leçon que nous pouvons
tirer de ces deux mois de lutte est l’urgence de repenser et de reconfigurer la
question de la force, de son organisation, de son utilisation. La tactique et
la stratégie sont redevenues des nécessités politiques dont les mouvements se
sont peu préoccupés, se concentrant presque exclusivement sur la spécificité de
leurs rapports de force (sexiste, raciste, écologique, salarial). Et pourtant, ils
ont élevé le niveau de la confrontation en se déplaçant objectivement ensemble,
en l’absence de coordination subjective, en déconstruisant le pouvoir
constitué. Soit le problème de la rupture avec le capitalisme et tout ce qu’il
implique est résolu, soit nous continuerons à n’agir que sur la défensive. Ce qui émerge lorsque la guerre entre
impérialismes s’impose, c’est toujours, historiquement, la possibilité de son "effondrement"
(d’où peut aussi émerger une nouvelle division du pouvoir sur le marché mondial
et un nouveau cycle d’accumulation). Les USA, la Chine et la Russie sont
pleinement conscients de ce qui est en jeu. Il n’est pas certain que la lutte
des classes puisse atteindre ce niveau de confrontation.
Autocratie occidentale
La constitution française
prévoit toujours la possibilité pour le "souverain" de décider dans
le cadre des institutions dites démocratiques, d’où l’invention du 49.3 qui
permet de légiférer sans passer par le parlement. C’est l’inscription dans la
constitution de la continuité des processus de centralisation politique qui ont
commencé bien avant la naissance du capitalisme. La centralisation de la force
militaire (le monopole légitime de son exercice), également antérieure au
capitalisme, constitue l’autre condition indispensable à l’émergence de la
machine État-capital qui, à son tour, procédera immédiatement à la
centralisation de la force économique par la constitution de monopoles et d’oligopoles
qui n’ont fait que croître en taille et en poids économique et politique tout
au long de l’histoire du capitalisme.
Une grande partie de la
pensée politique a ignoré le capitalisme réellement existant, supprimant ses
processus de centralisation "souveraine", ouvrant ainsi la voie aux
concepts de "gouvernementalité" (Foucault), de "gouvernement"
(Agamben, très agité lors de la pandémie, mais disparu avec la très peu biopolitique
guerre entre impérialismes), de "gouvernance".
Les déclarations de
Foucault à cet égard sont significatives du climat théorique de la contre-révolution
: "L’économie est une discipline sans totalité ; l’économie est une
discipline qui commence à manifester non seulement l’inutilité, mais
l’impossibilité d’un point de vue souverain, d’un point de vue du souverain sur
la totalité de l’État qu’il a à gouverner ". Les monopoles sont les "souverains"
de l’économie qui ne feront qu’accroître leur volonté de totalisation en se
combinant avec le pouvoir "souverain" du système politique et le
pouvoir "souverain" de l’armée et de la police.
Le capitalisme n’est pas
identique au libéralisme ou au néolibéralisme. Les deux sont radicalement
différents et il est absurde de décrire le développement de la machine
État-capital comme un passage des sociétés souveraines aux sociétés
disciplinaires et à la société de contrôle. Les trois centralisations se
complètent en commandant toujours des formes de
gouvernementalité (libérale ou néolibérale), en les utilisant et en les
abandonnant lorsque l’affrontement de classe se radicalise.
Les énormes déséquilibres
et polarisations entre États et entre classes que les centralisations
entraînent conduisent directement à la guerre, qui exprime une fois de plus la
vérité du capitalisme (le choc des impérialismes), dont les répercussions politiques
sont immédiates, surtout sur les petits États européens. Alors que le président
français affirme sa souveraineté contre son "peuple", il en a perdu,
en bon vassal, un autre gros morceau au profit des USA, qui ont remplacé, grâce
à la guerre contre l’"oligarque" russe, l’axe franco-allemand par les
USA, la Grande-Bretagne et les pays de l’Est, au centre desquels les USAméricains
ont installé le plus réactionnaire, sexiste, clérical, homophobe, anti-ouvrier
et belliciste des pays d’Europe, la Pologne. Désormais, non seulement l’hypothèse
fédérale est une utopie, mais aussi l’Europe des nations. L’avenir sera fait de nationalismes et de
nouveaux fascismes. Si quelqu’un voulait un jour ressusciter le projet européen
après un nouveau consentement servile à la logique de l’impérialisme du dollar,
il devrait d’abord s’engager dans une lutte pour la libération du colonialisme
yankee.
Sur l’échiquier
international, la France compte toujours moins qu’avant la guerre, mais comme
tous les petits marquis marginaux, Macron déverse toute son animosité et son impotence
sur ses "sujets" auxquels il réserve le traitement par sa police.
Selon le Financial
Times du 25 mars 2023, « la France a le régime qui, parmi les pays les
plus développés, se rapproche le plus d’une dictature autocratique ». Il est amusant de voir la
presse internationale du capital s’alarmer (Wall Street Journal) parce
que « la marche forcée de Macron pour transformer l’économie française en
un environnement pro-business se fait au détriment de la cohésion sociale ».
Leur véritable préoccupation ne sont pas les conditions de vie de millions de
prolétaires, mais le danger "populiste" qui menacerait l’Alliance
atlantique, l’OTAN globale, et donc les USA qui la dirigent : la "rébellion
parlementaire" et le "chaos qui se déroule à travers le pays posent
des questions inquiétantes pour l’avenir du pays à tous ceux qui espèrent que
la France restera fermement dans le camp libéral, pro-UE, pro-OTAN" (Politico).
Le Financial Times craint que la France « suive les Américains, les
Britanniques et les Italiens et opte pour le vote populiste ». On ne sait
pas s’ils sont hypocrites ou irresponsables. Ils voudraient avoir deux choses
en même temps : la rente financière et monopolistique et la cohésion sociale,
la démocratie et la dictature du capital, les entreprises exonérées d’impôts,
financées grassement par un système de protection sociale complètement tordu en
leur faveur, et la paix sociale. Der Spiegel parle de "déficit
démocratique", de "démocratie elle-même en danger", alors que ce
sont les politiques économiques qui défendent quotidiennement les causes de l’autocratie occidentale qui n’a rien, mais
rien, à envier à celle de l’Est.
Le
cycle mondial des luttes après 2011
Ce que l’
on commence à peine à entrevoir dans les luttes en France, le défi au pouvoir
et au capital, c’est ce que les luttes dans le Sud global ont immédiatement
réalisé dès 2011.
Le Grand
Sud a eu une fonction stratégique décisive, plus encore que les luttes en
Occident, au XXème siècle. La dimension internationale des rapports
de force est un nœud décisif pour reprendre l’initiative. La crise de 2008 a
non seulement ouvert la possibilité de la guerre (qui est arrivée en temps
utile), mais aussi la possibilité de ruptures révolutionnaires (la réalité des
luttes bouge, est obligée de bouger dans ce sens si elle ne veut pas être
balayée par l’action conjointe de la guerre et des nouveaux fascismes).
La
dernière mondialisation n’a pas seulement creusé des différences entre le nord
et le sud, elle a aussi créé des nord au sud et implanté des sud au nord. Il ne
faut en aucun cas en déduire une homogénéité des comportements politiques et
des processus de subjectivation entre le nord et le sud. La polarisation
centre-périphérie est immanente au capitalisme et doit impérativement et
continuellement se reproduire. Sans la prédation du "sud", sans l’imposition
d’un lumpen-développement et d’un "échange inégal" (Samir Amin), le
taux de profit est destiné à baisser inexorablement, malgré toutes les
innovations, technologies, inventions que le nord peut produire sous le
contrôle du plus grand entrepreneur techno-scientifique, le Pentagone usaméricain. C’est la raison profonde de la guerre
actuelle. Le Grand Sud veut sortir de ce rapport de subordination, il en est
déjà partiellement sorti, et c’est cette volonté politique qui menace l’hégémonie
financière et monétaire usaméricaine et sa suprématie productive et politique.
Il y a
au moins deux différences politiques importantes qui subsistent entre l’Occident
et le reste du monde. La non-intégration des "barbares" des banlieues
françaises dans les luttes actuelles, alors qu’ils constituent l’une des
couches les plus pauvres et les plus exploitées du prolétariat français, est
déjà un symptôme, interne aux pays occidentaux, des difficultés à surmonter la "fracture
coloniale" dont les Blancs ont longtemps profité.
Dans le
cadre du cycle de luttes qui a débuté en 2011, une différenciation similaire à
celle qui s’est produite au XXème siècle s’est produite. À l’époque,
nous avions des révolutions socialistes ou de libération nationale (avec des
connotations socialistes dans tous les cas) dans tout le Grand Sud et des
luttes de masse, parfois très dures, mais incapables de déboucher sur des
processus révolutionnaires réussis en Occident.
Aujourd’hui, nous avons de grandes grèves en Europe (France,
Grande-Bretagne, Espagne et même Allemagne) et, au contraire, de véritables
révoltes, des insurrections et l’ouverture de processus révolutionnaires dans
le Grand Sud.
Prenons
quelques exemples, l’Égypte et la Tunisie, qui ont inauguré le cycle en 2011,
le Chili et l’Iran, plus récemment, pour mettre en évidence les différences et
les convergences possibles.
Il est
difficile de comparer le soulèvement du printemps arabe avec "Occupy Wall
Street ", même s’il y a eu une circulation des formes de lutte :
destitution du pouvoir constitué, des millions de personnes mobilisées, des
systèmes politiques ébranlés dans leurs fondements, une répression avec des
centaines de morts, la possibilité d’ouvrir un véritable processus
révolutionnaire, immédiatement avorté car, comme le disait une pancarte au
Caire pendant le soulèvement, " half revolution, no revolution ". Occupy
Wall Street n’a jamais été le théâtre de rapports de force de cette ampleur, ni
n’a produit, même pour de brèves périodes, des " vides ", des déstructurations,
des délégitimations de dispositifs de pouvoir comme les soulèvements dans le
sud en suscitent périodiquement. Et c’est toujours le Sud qui ouvre et promeut
de nouveaux cycles de lutte (voir aussi le féminisme sud-américain) qui se
reproduisent avec moins d’intensité et de force au Nord.
"Une cage en or reste une cage" : mural de Diego Escobedo évoquant les 300 yeux de manifestants crevés par les flics durant la révolte de 2019-2022
Le
Chili, où est né le "néolibéralisme", après que l’action de la
machine État-Capital eut détruit physiquement les processus révolutionnaires en
cours et eut fait appel à Hayek et Friedman pour construire sur le massacre, le
marché,
la concurrence et le capital humain (ne jamais confondre le néolibéralisme
avec l’impérialisme, avec le capitalisme, toujours bien les distinguer !), est
un autre type d’insurrection, dont on peut tirer d’autres leçons, même si,
comme en Afrique du Nord, il s’agit de défaites politiques.
Au
Chili, à la différence de l’Égypte, une multiplicité de mouvements (l’importance
du mouvement féministe et autochtone est significative) s’est exprimée dans la
révolte. Mais à un certain moment de la lutte des classes, on est confronté à un
pouvoir qui n’est plus seulement le pouvoir patriarcal ou hétérosexuel, ce n’est
plus seulement le pouvoir raciste, ce n’est plus seulement le pouvoir du
maître, mais c’est le pouvoir général de la machine État-Capital qui les
englobe, les réorganise et en même temps les déborde. L’ennemi n’est même pas
seulement le pouvoir national, la souveraineté d’un État comme le Chili. Dans
ces situations, nous sommes directement confrontés aux politiques impérialistes
car toute rupture politique, comme en Égypte (plus qu’en Tunisie) ou au Chili
ou en Iran, risque de remettre en cause les rapports de force sur le marché mondial,
l’organisation globale du pouvoir : les soulèvements chilien et égyptien ont
été suivis de près par les USA, qui n’ont pas hésité à intervenir avec leur "ingérence
stratégique".
Une situation similaire s’est également produite en France :
le développement des luttes s’est trouvé, à partir d’une lutte "syndicale",
confronté à la totalité de la machine État-capital.
Dans ces moments de lutte,
il y a un point de non-retour pour les deux protagonistes, car il n’est pas
possible de consolider des formes stables de contre-pouvoir, d’espaces ou de
territoires "libérés", si ce n’est pour de courtes périodes. La
solution zapatiste n’est ni généralisable, ni reproductible (comme l’ont d’ailleurs
toujours affirmé les zapatistes eux-mêmes). On ne voit pas comment un "double
pouvoir" durable pourrait être implanté dans les conditions actuelles du
capitalisme. En même temps, la prise du pouvoir ne semble pas, depuis 68, être
une priorité. La situation est un casse-tête !
Malgré les différences
politiques entre le nord et le sud, des problèmes transversaux émergent : quel
sujet politique construire qui soit capable, à la fois, d’organiser la
multiplicité des formes de lutte et des points de vue et de poser la question
du dualisme du pouvoir et de l’organisation de la force.
Les révoltes, les
insurrections (mais aussi, bien que de manière différente, les luttes en
France), produisent une série d’énigmes ou d’impossibilités : impossibilité
de totaliser et de synthétiser les luttes et impossibilité de rester dans la
seule dispersion et différenciation ; impossibilité de ne pas se révolter en
déconstruisant le pouvoir et impossibilité de prendre le pouvoir ;
impossibilité d’organiser le passage de la multiplicité au dualisme du pouvoir de
toute façon imposé par l’ennemi et impossibilité de rester dans la seule
multiplicité et différence ; impossibilité de centraliser et impossibilité d’affronter
‘ ennemi sans centralisation. La lutte contre ces impossibilités est la
condition pour créer le possible de la
révolution. Ce n’est que dans ces conditions, en résolvant ces énigmes, en
surmontant ces impossibilités que l’impossible devient
possible.
La deuxième grande différence entre le Nord et le Sud concerne la guerre en
cours et l’impérialisme. L’impérialisme définit le saut
qualitatif réalisé dans le processus d’intégration des trois processus de
centralisation économique, politique et militaire que la Première Guerre
mondiale a sanctionnés et qui ont atteint leur apogée dans le "néolibéralisme"
face à la libre concurrence, à la libre entreprise, à la lutte contre toute
concentration de pouvoir qui fausse la concurrence, etc, jusqu’à imposer, comme
ils le font, l’inflation des profits ("pricing power", pouvoir de
fixer les prix au mépris du "néolibéralisme" autoproclamé) non
contents de la prédation qu’ils opèrent à l’échelle mondiale et de la
réorganisation du welfare qu’ils ont imposée en leur faveur.
Le
mouvement français ne s’est pas exprimé sur la guerre entre les impérialismes.
La lutte contre la réforme des retraites s’inscrit dans ce cadre, même si la
question n’a jamais été posée, même si le fait que l’Europe soit en guerre et
que l’Occident réorganise le welfare en warfare change
considérablement la donne politique. C’est peut-être mieux ainsi, même s’il s’agit
d’une limite politique évidente. S’il l’avait fait, des positions politiques divergentes,
voire opposées, auraient probablement émergé.
Dans le
Sud, en revanche, le verdict sur la guerre est clair et unanime : il s’agit d’une
guerre entre impérialismes, à l’origine de laquelle se trouve toutefois l’impérialisme
usaméricain auquel adhèrent les classes politiques européennes suicidaires. Le
Sud n’est divisé qu’entre des États qui sont pour la neutralité et d’autres qui
se rangent du côté de la Russie, mais tous rejettent les sanctions et la
fourniture d’armes.[1]
Au Sud,
la catégorie de l’impérialisme n’a jamais été remise en question comme elle l’a
été en Occident. La grande bévue de Negri et Hardt avec "Empire",
dont la formation supranationale n’a jamais commencé, est significative d’une
différence d’analyse et de sensibilité politique qui les a conduits à affirmer,
dans le dernier volume de leur trilogie, qu’après avoir testé la guerre, l’impossible
Empire opterait pour la finance. C’est exactement le contraire qui s’est
produit : la finance usaméricaine, ayant produit et continuant à produire des
crises à répétition qui mettent continuellement le capitalisme au bord de l’effondrement,
sauvée exclusivement par l’intervention de la souveraineté des États,
au premier rang desquels les USA, oblige ces derniers à la guerre. L’impérialisme
contemporain, dont le concept pourrait être résumé (en simplifiant beaucoup)
par le triangle monopoles/monnaie/guerre, éclaire aussi les limites des
théories qui l’ont ignoré et nous oblige à adopter le point de vue du Sud qui
ne l’a jamais abandonné parce qu’il l’a encore sur le dos. Comme nous l’avons
aussi, mais nous préférons faire semblant de ne pas l’avoir !
Comment
sortir de la contre-révolution ?
On est à
juste titre admiratif des luttes du prolétariat français. On s’enthousiasme
parce qu’on reconnaît des traits des révolutions du XIXème siècle
(et même de la grande révolution de 89) qui donnent toujours du fil à retordre
à la contre-révolution avec une continuité et une intensité qu’on ne retrouve
dans aucun autre pays occidental. Mais il faut rester vigilants. Si les
prolétaires français se soulèvent avec une régularité impressionnante contre
les " réformes ", ils ne parviennent, du moins jusqu’à aujourd’hui,
qu’à retarder leur mise en œuvre ou à les modifier à la marge, produisant et
sédimentant, en revanche, des processus de subjectivation inédits qui s’accumulent
comme dans les luttes actuelles (des luttes contre la loi travail aux Gilets
jaunes en passant par les ZAD). Les luttes, cependant, ont toutes été, au moins
jusqu’à présent, défensives, dont le sens réactif peut certes être renversé,
mais un handicap de départ considérable demeure.
Pour
expliquer ce qu’il faut bien appeler, malgré les grandes résistances exprimées,
des "défaites", il faut peut-être revenir sur la manière dont les
conquêtes salariales, sociales et politiques se sont imposées. Si, au XIXème
siècle, les premières victoires ont été le fruit des luttes des classes
ouvrières européennes, au XXème siècle, le Sud a joué un rôle
stratégique de plus en plus important.
Ce sont les révolutions, restées une menace au nord et victorieuses au
sud, qui ont enrayé la machine État-capital, l’obligeant à faire des
concessions. Ce qui faisait peur, c’était l’autonomie et l’indépendance du
point de vue prolétarien qui s’y exprimaient. La jonction des révolutions
paysannes du Sud avec les luttes ouvrières du Nord a abouti à un
front objectif de luttes au-delà de la "ligne de couleur" qui a
imposé des augmentations de salaires, le bien-être au Nord et la rupture de la
division coloniale qui régnait depuis quatre siècles dans le grand Sud. C’est
le fruit le plus important de la révolution soviétique (Lénine n’est jamais
allé à Londres ou à Détroit, on l’a plutôt vu à Pékin, Hanoi, Alger...) qui n’a
été prolongée que par les "peuples opprimés".
De même
que le socialisme est impossible dans un seul pays, il est impossible d’imposer
des conditions à la machine Capital-État à partir d’un seul pays.
Les
classes ouvrières occidentales avaient été battues par l’éclatement de la Première
Guerre mondiale, lorsque l’écrasante majorité du mouvement ouvrier avait
accepté de les envoyer à la boucherie pour la gloire de leurs bourgeoisies
nationales respectives. Lorsque la classe et le mouvement ouvrier se sont
rachetés par l’antifascisme, l’initiative était déjà entre les mains des
révolutions "paysannes" qui, par leur force, ont repoussé les centres
du capitalisme vers l’Est. À cette époque, les classes ouvrières occidentales
ont été intégrées au développement et, même si elles se révoltent, elles ne
seront jamais en mesure de menacer véritablement la machine Capital-État. À la
même époque, les révolutions du grand Sud se transforment en machines de
production ou en États-nations.
La
menace révolutionnaire au Nord et sa présence réelle au Sud une fois disparues,
le rapport de force s’est radicalement inversé : nous avons commencé à perdre et
continuons à perdre, morceau par morceau, tout ce qui avait été conquis (le
passage de 60 à 67 ans, sept années de vie capturées d’un seul coup par le
capital, est peut-être le signe le plus clair de la défaite). Jusqu’à la
contre-révolution qui a commencé dans les années 1970, même quand on était
vaincu politiquement, on avançait économiquement, socialement. Aujourd’hui, on
perd sur les deux fronts. Aujourd’hui, après la crise de 2008, des luttes
significatives éclatent un peu partout (le Mars français en est une) mais à
moins que le réseau d’insurrections et de luttes à l’échelle mondiale ne se tisse
à nouveau, subjectivement cette fois, je doute que la cage de la
contre-révolution puisse être brisée.
Des personnes
de bonne volonté se proposent de civiliser la lutte des classes à l’origine des
guerres entre États. Nous leur souhaitons bonne chance. En un siècle (1914 -
2022), les différents impérialismes ont conduit l’humanité au bord de l’abîme à
quatre reprises : la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale avec
l’apogée nazie, la Guerre froide au cours de laquelle la possibilité d’une fin
nucléaire de l’humanité s’est concrétisée pour la première fois. La guerre
actuelle, dont l’Ukraine ne sera qu’un épisode, pourrait raviver cette dernière
éventualité.
Face à
cette répétition tragique et récurrente des guerres entre impérialismes (sans parler
les autres), il s’agit de reconstruire les rapports de force internationaux et
d’élaborer un concept de guerre (de stratégie) adapté à cette nouvelle
situation. Le "Manifeste du Parti communiste" en donnait une
définition toujours d’actualité, même si elle a été supprimée ou est tombée
dans l’oubli de la pacification : "guerre ininterrompue, tantôt
dissimulée, tantôt ouverte". Dissimulée ou ouverte, elle nécessite toujours
et dans tous les cas une connaissance des rapports de force et une stratégie et
un art de la rupture, adaptés à ces rapports. La guerre, historiquement, mais
cela semble encore le cas aujourd’hui, peut donner lieu à une "transformation
révolutionnaire" ou à une nouvelle accumulation de capital à l’échelle
mondiale. Une autre possibilité que le Manifeste de Marx et Engels envisageait
est à l’ordre du jour, aggravée par le désastre écologique en cours, "la
destruction" non seulement "des deux classes en lutte", mais
aussi de l’humanité.
Note
[1] Laura
Richardson, cheffe du commandement militaire usaméricain pour le Sud (qui
comprend également tous les pays d'Amérique latine à l'exception du Mexique) a
proposé un "deal" à la Colombie, allié historique de l'impérialisme
avant le changement de gouvernement. Si le pays acceptait de mettre ses
cinquante vieux hélicoptères soviétiques Mi-8 et Mi-17 à la disposition de
l'armée ukrainienne, Washington les remplacerait par du matériel neuf. La réponse
du président Gustavo Petro a été tranchante et diffère de la soumission
honteuse et contre-productive des élites européennes : "Nous garderons ces
armes, même si nous devons les transformer en ferraille (...) Nous ne sommes
pas dans un camp ou dans l'autre, nous sommes dans le camp de la paix."
Alain de Rachni
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