Faber Cuervo, La Pluma, 27/10/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Faber Cuervo (El Cerrito, Vallée du Cauca) est un économiste environnemental, chercheur et essayiste colombien, diplômé de l’université d’Antioquia. Il a publié des essais dans le supplément littéraire d’El Colombiano, dans les revues « Lecturas de Economía », « Estudios Políticos », « Oikos » et « Debates », de l’université d’Antioquia, et dans le journal « La Piedra » de la ville d’Envigado. Papiers de recherche : « Recreación histórica de Envigado alrededor de la quebrada La Ayurá » (1993 - 1994), « Justicia Distributiva y Liberalismo Político en John Rawls » (1997), « El desarrollo local desde la Economía de las Realizaciones Humanas - Los casos de Envigado, Caldas, Segovia y Betulia » (1998 - 1999), « Historia del periodismo envigadeño » (2000) et « La prehistoria de Fernando González » (2001). Il a publié « ¿Cómo nos ve el Reino Animal ? » (nouvelles, 2001), « La frágil tolerancia de Occidente » (essais, 2003), « El Sol nació de la Luna » (essais, 2003), « Locos por las Amazonas » (roman, 2005) et « Cometas y peñascos » (poèmes, 2007). Il vit à Envigado depuis 1973. Il est également peintre.
On dit que la Colombie n’élira pas de femme présidente. Le Mexique l’a fait, pourquoi pas nous ? Les préjugés ne sont pas éternels. Nous ne sommes pas condamnés à un état éternel de machisme, de racisme et de classisme. Il y aura toujours des moments de rupture avec des conditions culturelles enracinées dans l’inconscient collectif.
Le terrain est devenu fertile pour qu’une femme convaincante, réfléchie et intelligente accède au poste de premier magistrat de l’État. L’élévation de la conscience politique et sociale déterminée par l’explosion sociale, l’élection du premier gouvernement progressiste et populaire et la pédagogie permanente du chef d’orchestre de la symphonie démocratique fertilisent le sol pour que le yin germe comme une pointe complémentaire dans l’ensemencement. Le yin est l’énergie féminine qui peut diriger le destin de la société colombienne avec des directives renouvelées. Le moment est venu pour la force de la terre nourricière incarnée par la figure féminine de faire irruption dans le pouvoir gouvernemental et de canaliser les eaux déséquilibrées de la nation. Les femmes au pouvoir rendront possible le slogan [lancé par le président Gustavo Petro, NdT] « Colombie puissance mondiale de la vie ».
Carolina Corcho, ancienne ministre de la Santé et de la Protection sociale, possède les qualités professionnelles, éthiques et humaines pour devenir la première femme présidente de Colombie. Les secteurs de la politique ploutocratique ne veulent pas d’elle, les hommes d’affaires sans scrupules du secteur de la santé ne veulent pas d’elle, les personnes qui ne votent que pour les blancs et les noms de famille traditionnels qui sont les héritiers des postes publics concernés ne veulent pas d’elle. Corcho est un nom de famille de la province, un de ceux qui sont invisibles dans les récits officiels. Ils ne veulent pas voir Corcho flotter parmi les fleurs de lotus qui poussent. Elle a été chassée du ministère par les propriétaires des EPS (Entités de promotion de la santé) et de la presse achetée par des intérêts mesquins.
Mais les secteurs progressistes, démocratiques et populaires le veulent. Les universités indépendantes et réfléchies le veulent, les organisations à l’esprit critique le veulent, les zones rurales dépourvues de soins de santé le veulent, les quartiers marginalisés des villes le veulent, les jeunes étudiants et les travailleurs le veulent. Les femmes autonomes et les personnes âgées qui aspirent à de meilleurs services le réclament. Jamais dans l’histoire de la Colombie une telle occasion en or ne s’est présentée pour qu’une femme aux capacités aussi remarquables devienne présidente pour la première fois.
Des femmes remarquables ont peuplé le territoire de jardins. Mais nous ne les voyons pas. Les pouvoirs dominants les ont rendues invisibles, voire stigmatisées. Depuis les femmes indigènes qui ont résisté au patriarcat espagnol pendant la conquête et la colonie, les héroïnes de l’indépendance Policarpa Salavarrieta, Antonia Santos, Manuelita Sáenz, jusqu’aux dirigeantes ouvrières María Cano et Betsabé Espinal ; les paysannes qui ont mis en œuvre des projets agricoles et de paix, l’artiste dérangeante Débora Arango, les poètesses María Mercedes Carranza et Meira Delmar, la chanteuse Totó la Momposina et bien d’autres encore.
Les femmes colombiennes n’ont pas cédé à la discrimination, elles ont ouvert des sillons pour briller de leur puissante énergie, ont poussé avec fermeté et joie, sont devenues au cours du XXe siècle les architectes et les protagonistes de la construction de la culture, de la science, de l’université, de la lutte sociale et environnementale, et de l’urbanisme. Aujourd’hui, au XXIe siècle, elles sont autonomes et indépendantes. Elles ont déjà surmonté de nombreux stéréotypes de machisme. Elles sont déjà présentes dans la leadership communautaire. Elles sont déjà un bastion dans toutes les sphères de l’entreprise publique et privée. Elles brillent déjà dans le sport, dans les arts et la littérature, dans les sciences exactes, humaines et sociales. L’une d’entre elles est Ana Patricia Noguera, philosophe de l’environnement, qui propose de réenchanter le monde, c’est-à-dire d’abandonner les visions qui divisent et séparent l’intégralité de la vie, de la culture, des êtres humains et des écosystèmes. La préoccupation de Noguera explore les plus grands défis auxquels la Colombie est confrontée : allons-nous continuer à miner la nature ? Comment allons-nous habiter la terre ? Comment pouvons-nous atténuer le changement climatique ?
L’écologie, l’anthropologie et l’ethnologie - considérées comme des sciences faibles et soft- jouent un rôle important dans ce nouveau scénario de poursuite des réformes et des transformations initiées par un gouvernement de changement culturel, social, économique et environnemental. L’anthropologie s’intéresse aux êtres humains dans leur contexte culturel, dans leurs coutumes, leurs croyances, leurs rites, leurs traditions, leurs artefacts et leurs multiples formes de connaissance. En d’autres termes, elle traite de leurs relations avec les autres êtres vivants et avec la terre. Trois femmes pionnières des études anthropologiques en Colombie nous ont montré l’énorme valeur de cette science pour comprendre les pouvoirs culturels de notre société et, par conséquent, les possibilités de nous améliorer et de devenir des communautés solidaires et prospères.
Virginia Gutiérrez de Pineda (1921-1999) était l’une d’entre elles ; une anthropologue, précurseure des études sur la famille en Colombie. Elle a étudié les fondements historiques de la formation des familles, le matriarcat et le patriarcat, les influences de la religion et de la colonisation sur le comportement, ainsi que les problèmes rencontrés par les enfants. Ses recherches approfondies sont aujourd’hui très utiles, car la Colombie est confrontée à l’immense défi de bien traiter cette population, les fruits des familles, les futurs piliers de la société. Il est impératif que la Colombie concentre son attention sur les enfants. Pour qu’ils progressent, qu’ils soient renforcés dans leurs vocations, pour que la cristallisation de leurs droits devienne une réalité. Pour répondre aux traumatismes, aux conflits et aux manques qui les affligent, causés par la violence endémique, les abus familiaux, la malnutrition, le travail des enfants, l’exclusion sociale, le manque de connectivité, le manque de scolarisation, les routes précaires pour aller à l’école. Qu’ils ne souffrent pas de la faim, que personne ne se vende à des groupes armés parce qu’il ne trouve pas d’autres options pour développer sa vie. Qu’aucune famille ne se sente abandonnée à son sort dans des territoires où l’État n’est arrivé qu’avec des armes. Heureusement, l’histoire commence à tourner, à Argelia (Cauca) et dans son village d’El Plateado, ce n’est pas seulement l’armée qui arrive, mais aussi des semences, de l’aide alimentaire, la construction d’hôpitaux, des crédits, l’achat de feuilles de coca, et des ministres à l’écoute des habitants.
Alicia Dussán de Reichel Dolmatoff (1920) est anthropologue, archéologue et ethnologue. Elle est l’une des premières femmes scientifiques de notre pays et d’Amérique latine. Alicia a rendu visibles les communautés indigènes et les familles paysannes de la région caraïbe. Elle a critiqué la prolétarisation des indigènes, le déracinement et l’atteinte à leur dignité. Elle a également observé qu’un monde divisé entre une pensée « moderne » qui instrumentalise les ethnies et la nature, et un autre monde dominé et exploité pour le « développement » et le « progrès », conduit au vide spirituel et au chaos matériel, ce qui est exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Le grand défi aujourd’hui serait de garantir les droits de tous les peuples indigènes, de leur garantir de rester sur leurs terres, sans être contraints de les abandonner pour devenir des mendiants ou des travailleurs informels sur les trottoirs et aux feux rouges des villes. Les peuples indigènes ont d’autres types de connaissances ancestrales, abstraites, botaniques, linguistiques, spirituelles, rituelles, très élaborées et culturellement complexes ; ils n’ont pas besoin d’un changement culturel dirigé par une « culture supérieure » techno-scientifique. Essayer de les « intégrer » dans le système socio-économique dominant revient à les sortir de leur culture, à en faire un instrument de la civilisation occidentale ethnocentrique. La modernisation pourrait les aider à renouveler leurs infrastructures, à les connecter au cyberespace, à améliorer leurs services de santé, à leur fournir des outils technologiques. Ils disposent des autres éléments depuis des siècles. Leurs méthodes de production alimentaire sont encore largement utilisées dans les temps modernes. Leur médecine botanique est toujours leur moyen de guérison.
Nina S. de Friedemann (1930-1998), une autre anthropologue, est une pionnière des études afro-colombiennes. Elle a décrit les mémoires culturelles des populations noires marginalisées dans l’histoire de la Colombie. Elle a documenté la diaspora africaine forcée par l’esclavage, les siècles de résistance pour faire de la dignité une coutume. À l’aide de photos et de films, elle a montré les liens entre l’environnement physique et la culture et l’histoire noires du littoral colombien. Fêtes, folklore, gastronomie, coutumes, ponts culturels, patrimoine esclavagiste, métiers, tout ce qui a trait à la résistance et aux traces de l’africanité. Que de choses les négritudes ont donné à la patrie ! Tant de gloire et de contributions dans le sport, la littérature, les arts, l’université, la construction des villes, l’embarquement et le débarquement dans les ports, la production alimentaire, l’extraction des minerais, les services médicaux, les postes publics, les forces armées. Nina ouvre la voie à l’approfondissement de la reconnaissance, du respect et de l’acceptation de nos frères et sœurs afro-descendants.
Marta Rodríguez
Toutes ces femmes colombiennes exceptionnelles ont contribué à ouvrir la voie à de nouvelles valeurs dans la culture colombienne, des valeurs antagonistes des anti-valeurs semées depuis des siècles par les élites économiques et politiques. Des valeurs et des pratiques de coopération, de solidarité, d’empathie, de tolérance, de respect d’autrui, de résolution décente des conflits, de critique constructive, de pédagogie et d’information véridique ont brillé au firmament de la société. Et nous ne faisons référence qu’à quelques-unes de ces femmes brillantes qui honorent les femmes colombiennes. Elles sont nombreuses. Mentionnons en passant d’autres qui méritent les hommages les plus mérités : Marta Rodríguez (1933), pionnière du film documentaire anthropologique en Amérique latine ; Ángela Restrepo Moreno, microbiologiste et chercheuse en maladies fongiques ; María Teresa Uribe de Hincapié, sociologue et chercheuse en violence régionale ; les architectes et professeures María Clara Echavarría, Cecilia Moreno et Zoraida Gaviria, qui ont proposé de démocratiser l’élaboration des plans d’occupation des sols afin de créer des villes où il fasse bon vivre, et non des villes dortoirs, des villes casinos, des villes parkings ou des villes gentrifiées.
Les femmes colombiennes ont été des bastions dans la construction de la République, de la démocratie, des universités, des institutions, de l’économie industrielle et agricole, des services, des transports, des arts, des sports, de l’urbanisme, des luttes sociales, politiques, culturelles et environnementales.
Médecin, psychiatre et politologue, Carolina Corcho Mejía est la continuation de l’œuvre des femmes qui l’ont précédée dans l’histoire du pays. Elle a hérité, conquis et développé d’autres connaissances et compétences. Elle a mené la lutte politique pour les droits professionnels des travailleurs de la santé et contre les orientations mercantiles des EPS. Elle a également réussi à construire un diagnostic détaillé des soins de santé en Colombie, accompagné d’une proposition de transformation de leur état critique. Ses arguments véhéments, solides et convaincants lui ont valu la sympathie de nombreux Colombiens qui sentent que leur malaise face au pillage institutionnalisé du système de santé du pays a été compris. Sa position ferme, intransigeante, inébranlable et courageuse lui a valu la diabolisation et l’animosité des opposants à tout changement dans l’administration et la politique publiques.
Outre la maîtrise des questions relatives à des soins de santé adéquats pour la population, elle possède également une connaissance approfondie de la question du financement des soins de santé. Elle a présidé des organisations nationales et latino-américaines de femmes et des organisations médicales nationales. Elle a mené des recherches en psychiatrie. En d’autres termes, elle s’est consacrée à la promotion du bien-être intégral de ses semblables. La réforme qu’elle a présentée au Congrès a touché le point sensible de la crise sanitaire, en demandant l’élimination de l’intermédiation des ressources envoyées par l’État aux EPS, ce qui lui a valu des diatribes furieuses de la part des pilleurs de ces ressources. Comme le poète Ruben Darío, Carolina a su dire : « Cuando los perros ladran es señal que cabalgamos” [quand les chiens aboient, c’est signe que nous chevauchons, équivalent de : les chiens aboient, la caravane passe, NdT]. Cependant, le président Petro a été contraint de la démettre de son poste ministériel pour éviter son lynchage, ne pas la sacrifier et permettre aux eaux troubles de se calmer. Carolina était réservée pour de plus grandes actions.
La tradition misogyne qui associe ce qui est faible et répréhensible aux femmes a perdu du terrain dans la société colombienne. Les phrases antiques qui remerciaient les dieux d’être nés homme et non femme (Thalès de Milet), qui affirmaient qu’une femme n’était qu’une moitié d’homme incapable de participer à l’agora (Aristote), qui affirmaient que celui qui n’affronte pas la vie est une femme (Sénèque), sont restées dans les livres. Les événements de l’histoire postérieure ont montré que c’est le contraire qui est vrai. Être une femme signifie être porteuse de vie, être intelligente et déterminée, être plus forte qu’un homme dans les situations extrêmes. La femme inspire l’homme guerrier ou, pour reprendre les vers du poète surréaliste chilien Vicente Huidobro : Femme, le monde est meublé par tes yeux
Le ciel s’élève en ta présence
La terre s’étend de rose en rose
Et l’air s’étend de colombe en colombe
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