06/10/2024

GIDEON LEVY
Les Israéliens doivent sortir de la Shiva’h* pour le 7 octobre qui dure depuis un an

NdT

*Shiv’ah (שבעה hébreu pour « sept » ) est le nom de la période de deuil observée dans le judaïsme par sept catégories de personnes pendant une semaine de sept jours à dater du décès ou de l’enterrement d’une personne à laquelle ces personnes sont apparentées au premier degré, où elles sont soumises à différentes règles rompant leur quotidien habituel.

Gideon Levy, Haaretz, 6/10/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Le 7 octobre 2023 est passé ; le 7 octobre 2024 passera lundi. Il y a un an, cette journée a déclenché des catastrophes d’une ampleur qu’Israël n’avait jamais connue et a changé le pays. Israël s’est arrêté le 7 octobre 2023, l’a adopté depuis et a refusé de lui dire au revoir.


Enterrement de Nadav et Yam Goldstein-Almog, tués le 7 octobre, au kibboutz Shefayim. Photo Tomer Applebaum

L’ampleur de la catastrophe pourrait l’expliquer, mais on ne peut s’empêcher de soupçonner que l’engagement obstiné, incessant et singulier à l’égard du 7 octobre, sans reprendre son souffle et sans laisser de place à quoi que ce soit d’autre, a d’autres objectifs. Pour les Israéliens, le 7 octobre justifie tout ce qu’Israël a fait depuis. C’est leur certificat de cacherout.

Se complaire dans notre désastre nous empêche de nous positionner face aux désastres que nous avons ensuite infligés à des millions d’autres personnes.

La vie de nombreux Israéliens s’est arrêtée le 7 octobre ; elle a été bouleversée et détruite. Il suffit de lire les remarques déchirantes d’Oren Agmon, qui a perdu son fils (Uri Misgav, Haaretz en hébreu, 2 octobre). Non seulement c’est un devoir de mémoire, mais il est impossible d’oublier cette atrocité.

Mais avant l’anniversaire, le temps est venu de guérir un peu, d’ouvrir les yeux sur ce qui s’est passé depuis. Il faut admettre, tardivement, que lorsqu’on parle de « massacre », il ne s’agit pas seulement de celui du 7 octobre. Celui qui a suivi est bien plus grand et bien plus horrible.

L’attachement d’Israël à son deuil a des racines profondes. Nous avons été élevés dans cette optique. Aucune autre société ne pleure ses morts de la sorte. Il y a aussi ceux qui associent le deuil aux médias et au système éducatif - ils disent que cela unit un peuple.

Dans les années 1960, nous chantions « Dudu » et pleurions un soldat que nous ne connaissions pas, sous l’égide de nos guides suprêmes. Israël possède plus de monuments commémoratifs que n’importe quel autre pays de sa taille et de son nombre de victimes : un monument pour huit morts, alors que l’Europe, qui a enterré des millions de ses enfants, compte un monument pour 10 000 morts.

Chaque mort est une perte; la mort d’un jeune homme l’est encore plus. Il n’est pas certain que la mort d’un fils par maladie ou accident soit plus facile à vivre pour ses parents et amis que sa mort au combat. On peut supposer que si le jeune Adam Agmon était mort d’un anévrisme, son père n’en aurait pas moins pleuré.

L’industrie du mythe a poussé sa mort plus loin. Elle a imposé un deuil national à tout le monde, et de manière encore plus forcée au cours de l’année écoulée. Dans le même temps, elle a empêché de traiter le deuil d’une autre nation et a même interdit de le reconnaître. Pour Israël, un tel deuil n’existe pas, et quiconque s’obstine à soutenir le contraire est un traître.

Il est étonnant qu’un pays en deuil absolu ose nier de manière aussi éhontée l’existence d’un autre deuil et le considère comme illégitime.

Même les Russes aiment leurs enfants, chantait Sting, mais dites-le aux Israéliens qui sont convaincus que les Palestiniens n’aiment pas les leurs. J’ai couvert le deuil du peuple palestinien pendant des décennies et je peux affirmer avec force qu’ils pleurent comme nous. Les parents endeuillés sont des parents endeuillés, mais vous ne pouvez même pas dire ça aux Israéliens, surtout pas au cours de l’année écoulée, alors qu’ils sont recroquevillés sur leur deuil et ne veulent rien entendre d’autre.

L’année écoulée, une année de grand deuil, a élevé ces tendances à des niveaux méconnaissables. Une année d’histoires déchirantes d’otages et de récits d’héroïsme suprême incessant, de mort, d’héroïsme et d’un peu de kitsch. Je ne veux pas prendre à la légère la douleur individuelle et nationale, mais lorsqu’elle devient presque le seul sujet, pendant une période aussi longue, il semble qu’elle soit destinée à distraire et à détourner l’attention de l’essentiel.


Des Gazaouis devant les corps enveloppés de proches tués lors d'un bombardement israélien sur Gaza dans la nuit du 2 au 3 octobre. Photo : Omar Al-Qattaa/AFP

J’ai la gorge serrée lorsque je lis les mots nobles et émouvants d’Oren Agmon. Ma gorge se serre tout autant en entendant des pères endeuillés en Cisjordanie et à Gaza.

À la fin d’une année de deuil, il est nécessaire de sortir de la shiva’h du 7 octobre et de commencer à regarder vers l’avant, vers un endroit où nous pouvons aller - dont personne ne sait où il se trouve - au lieu de n’entendre que les mots de l’héroïsme d’Israël et de son deuil sempiternel.

 

 

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