Seraj Assi, Haaretz, 3/5/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
L'auteur avec son père
Seraj Assi est un Palestinien
né en Israël, titulaire d'un doctorat en études arabes et islamiques de l'université
de Georgetown, où il est chercheur invité. Il est professeur adjoint d'arabe à
l'université George Mason (Fairfax, Virginie). Il est l'auteur de The
History and Politics of the Bedouin. Reimagining Nomadism in Modern Palestine,
Routledge 2018.
Il s'agit de l'un des mythes
les plus tenaces concernant la guerre de 1948 : La bataille épique entre un
redoutable Goliath arabe et un Israël nouveau-né pour libérer la Palestine. Et
c'est une fable qui continue à faire du mal aujourd'hui.
Les Palestiniens paient encore le prix de l'un
des mythes les plus tenaces entourant la guerre israélo-arabe de 1948. Photo :
Photos/AP ; Artwork/Anastasia Shub
Alors que les Palestiniens
célèbrent le 74e anniversaire
de la Nakba et que les Israéliens célèbrent les 74 ans de leur État, nous devrions
prendre un moment pour démystifier l'un des mythes les plus tenaces entourant
la guerre de 1948 : la légende des grandes armées arabes, unifiées dans leur
esprit, envahissant Israël pour libérer la Palestine.
Dans une fable traditionnelle
perpétuée par les Arabes et les Israéliens, la guerre est décrite comme une
bataille épique entre un David juif et un Goliath arabe. Il s'agit là d'une
véritable mythification de l'histoire.
Mais ce n’était pas une guerre
entre un petit David israélien et un Goliath arabe géant. C'était un Israël
très motivé et relativement organisé qui combattait une coalition arabe
fragmentée dont les gouvernements étaient entrés en guerre pour se disputer
leur part de la Palestine.
Le roi Abdallah Ier
de Jordanie était là pour annexer la Palestine et créer une Grande Syrie
hachémite. Les Syriens, qui craignent la Jordanie plus qu'Israël, étaient là
pour empêcher la Jordanie d'annexer la Cisjordanie. L'Égypte était là pour
bloquer les Hachémites, occuper la bande de Gaza et affirmer sa suprématie sur
ses voisins arabes. La Palestine était un champ de bataille par procuration
pour leurs ambitions et leurs craintes. Le sort des Palestiniens eux-mêmes ne
figurait guère dans les calculs des autocrates arabes.
Le mythe de l'infériorité
militaire d'Israël a été démoli par les historiens israéliens eux-mêmes. Selon
Avi Shlaim, à chaque étape de la guerre, les forces israéliennes étaient plus
nombreuses et mieux armées que toutes les forces arabes mobilisées contre
elles. À la mi-mai 1948, le nombre total de troupes arabes en Palestine, tant
régulières qu'irrégulières, était inférieur à 25 000, alors qu'Israël alignait
plus de 35 000 soldats. À la mi-juillet, Israël comptait 65 000 hommes sous les
armes, et en décembre, ses effectifs atteignaient un pic de près de 100 000
hommes.
Des volontaires palestiniens dans une tranchée
apprennent d’un instructeur à tirer et à se défendre à Toulkarem, en Palestine,
pendant le conflit judéo-arabe de 1948. AP Photo
« L'issue finale de la
guerre n'était donc pas un miracle, mais un reflet fidèle de l'équilibre
militaire sous-jacent sur le théâtre palestinien. Dans cette guerre, comme dans
la plupart des guerres, c’est le côté le plus fort l'a emporté », commente
Shlaim, dans The War for Palestine.
À la veille de la guerre, la façade unitaire arabe cachait des
divisions et des fissures profondes. Les dirigeants arabes se méfiaient
davantage les uns des autres que d'Israël. Les armées arabes ont traversé la
Palestine pour se battre entre elles et se saboter mutuellement.
Ils sont entrés en guerre non
pas en tant qu'Arabes, mais en tant qu'Égyptiens, Jordaniens, Syriens et
Irakiens. Ils n'avaient ni un commandement unifié ni une vision unifiée. Les
Arabes ont porté leur guerre froide en Palestine. Ils menaient une guerre dans
une guerre. Toute l'entreprise était vouée à l'échec dès le départ. Pour citer
l'historien Eugene Rogan : « Les États arabes sont finalement entrés en
guerre pour s'empêcher mutuellement de modifier l'équilibre des forces dans le
monde arabe, plutôt que pour sauver la Palestine arabe ».
Aucun des États arabes qui
sont entrés en guerre ne souhaitait voir émerger un État palestinien viable sur
son flanc. La Jordanie hachémite a travaillé dur pour s'assurer qu'un tel État
ne verrait jamais le jour. Il s'agissait d'une grande trahison ourdie en
secret.
En novembre 1947, à la veille
du plan de partage, le roi Abdallah de Transjordanie rencontre secrètement la
dirigeante sioniste Golda Meir pour signer un pacte de non-agression : le roi
s'engage à ne pas s'opposer à la création de l'État juif en échange de son annexion
de la Cisjordanie.
Trois mois plus tard, en
février 1948, les Britanniques donnent leur feu vert au plan secret d'Abdallah.
Pas étonnant que la Jordanie soit le seul pays arabe à ne pas s'opposer au plan
de partage. Trois mois plus tard, les Britanniques quittent la Palestine, et
Israël déclare son indépendance.
Le jour suivant, les Arabes
ont déclaré la guerre à Israël, soi-disant pour récupérer la Palestine, mais
surtout pour s'affaiblir mutuellement. Lorsque la poussière de la guerre est
retombée, la Palestine était perdue.
L'éclat des fusées éclairantes et des feux
allumés par des obus de mortier et d'artillerie illumine le ciel au-dessus de
la Tour de David dans la vieille ville de Jérusalem, l'un des échanges de tirs
les plus violents entre Arabes et Juifs. AP Photo/Jim Pringle
La Transjordanie, quant à
elle, a pu s'emparer de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est (avec la bénédiction
britannique), tandis que l'Égypte s'emparait de Gaza. Il s'avère que les
Hachémites sont entrés en guerre avec deux objectifs : annexer la Cisjordanie
et empêcher leur rival acharné, Hadj Amin al-Husseini, le mufti de Jérusalem,
de créer un État palestinien viable. Les autres États arabes y sont allés pour
contenir la Transjordanie plutôt que pour sauver la Palestine. En fin de
compte, les Hachémites l'ont emporté.
Un homme a tout vu venir.
Fawzi Qawuqji était le commandant de l'Armée de libération arabe. Alors que
l'ALA était une armée de volontaires créée par la Ligue arabe pour contrer
l'Armée de la guerre sainte du Mufti, les gouvernements arabes ont empêché des
milliers de recrues arabes de rejoindre l'une ou l'autre de ces forces.
Comme beaucoup de ses
camarades arabes, Qawuqji a traversé vers la Palestine avec des promesses
grandioses de libération. Pourtant, une fois en Palestine, il s'est trouvé aux
prises avec la guerre d'usure de l'unité arabe. « Elle était là pour
empêcher une guerre entre les États arabes », écrit-il à propos de l'ALA.
Au lieu de combattre les sionistes, le commandant arabe devait maintenant se
frayer un chemin entre les Hachémites et les nationalistes syriens.
Le roi Abdallah de Transjordanie, à gauche, et
son hôte, le roi d'Arabie Saoudite Abdul Aziz Ibn Saoud, à Riyad, en Arabie
Saoudite, le 29 juin 1948, lors d'une visite pour discuter de la question
palestinienne. AP Photo
Le climat politique arabe qui
a donné naissance à l'ALA a posé un grand dilemme à Qawuqji. Il écrit dans ses
mémoires : « Le roi Abdallah était déterminé à réaliser son projet de
Grande Syrie par le biais de la Palestine. Cette possibilité, plus que toute
autre, inquiétait le gouvernement syrien. Quant à l'Irak, qui enverrait son
armée sur le champ de bataille en Palestine en passant par la Transjordanie,
comment pourrait-il agir ? Aiderait-il la Jordanie dans la réalisation de ce
projet ? »
C'était une préoccupation
réelle. Après tout, les Irakiens n'étaient pas disposés à contrarier leurs
cousins hachémites pour le bien de la Palestine, ni le Mufti, envers lequel ils
nourrissaient une profonde méfiance.
Réfléchissant aux réticences
mutuelles qui prévalaient entre les États arabes à la veille de la guerre,
Qawuqji s'est amèrement lamenté : « Chaque État arabe craignait son
soi-disant État frère. Chacun convoitait le territoire de son frère, et
conspirait avec d'autres contre son frère. Telle était la situation dans
laquelle se trouvaient les États arabes lorsqu'ils se préparaient à sauver la
Palestine, et c'est ce qui les a troublés avant tout. Ce n'est qu'après cela,
très loin après cela, qu'est venu le problème de la Palestine elle-même ».
Des réfugiés palestiniens ayant fui leurs maisons
lors des récents combats en Galilée entre Israël et les troupes arabes affluent
de Palestine sur la route du Liban en 1948. Photo : AP
Le choc de la défaite a été
biblique. Aucun autre événement de l'histoire arabe moderne n'a été aussi
inévitable et pourtant si complètement imprévu.
Pour reprendre les termes de
l'intellectuel syrien Constantin Zureiq, qui a inventé le terme « Nakba »
dans son livre fondamental The Meaning of the Nakba, il s'agit du « pire
désastre qui ait frappé les Arabes dans leur longue histoire ». Il a noté,
avec précision : « Sept pays [arabes] partent en guerre pour abolir la
partition et vaincre le sionisme, et quittent rapidement la bataille après
avoir perdu une grande partie de la terre de Palestine ».
C'était une défaite arabe,
mise en scène et orchestrée par les régimes arabes, un désastre auto-infligé
pour lequel les Palestiniens ont payé le prix ultime, depuis lors.
En fin de compte, la défaite
arabe avait été scellée dès le départ. Comme le grand nationaliste arabe Sati
al-Husari le dira plus tard : « Les Arabes ont perdu la Palestine parce
que nous étions sept États ».
Le commandant britannique de la Légion arabe de
Transjordanie, le brigadier John Bagot ("Glubb Pacha"), à droite,
parle aux soldats de son commandement dans un poste avancé près de Ramallah, en
Palestine, le 20 juillet 1948. AP Photo
En fait, il ne s'agissait
guère d'États arabes, mais d'États clients, sous des auspices coloniaux. En
1948, l'Égypte, l'Irak et la Jordanie étaient encore sous contrôle britannique.
L'armée jordanienne, connue sous le nom de Légion arabe, était dirigée par un
officier britannique, John Bagot Glubb, alias Glubb Pacha, dont la loyauté
était partagée entre les Hachémites et ses supérieurs britanniques.
Il était crédule d'attendre
des Arabes qu'ils libèrent la Palestine alors qu’eux-mêmes n'étaient pas
libérés. Comme Gamal Abdel Nasser, le futur président égyptien qui a combattu
pendant la guerre, l'a dit plus tard dans ses mémoires : « Nous nous
battions en Palestine, mais nos rêves étaient en Égypte ».
Ainsi, les armées arabes qui
ont envahi « Israël » n'étaient pas des Goliaths. En fait, il n'y
avait pas d'armées arabes, seulement un méli-mélo de groupes paramilitaires non
coordonnés, qui étaient mal armés et à peine entraînés, hautement improvisés,
largement surpassés en nombre et submergés. L'engagement militaire arabe
officiel en Palestine était au mieux timide. Les États arabes naissants, qui
étaient encore dominés par d'anciens généraux coloniaux et des dirigeants
fantoches, n'avaient pas de véritable combativité en eux.
La guerre de 1948 n'était pas tant une guerre
israélo-arabe qu'une guerre arabo-arabe. Pour paraphraser la célèbre phrase de
Jean Baudrillard : la guerre de 1948 n'a pas eu lieu. Pendant des décennies,
depuis 1948, les États arabes ont imposé aux Palestiniens - en exigeant leur
gratitude et leur obéissance - leurs sacrifices en temps de guerre au nom de la
Palestine. Mais l'histoire montre que l'engagement arabe en faveur de la
Palestine relève largement de la légende.