Luis Casado, Politika, 5/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
“Qui me prête une échelle
pour monter sur la croix
et enlever les clous
à Jésus de Nazareth ?
”
Antonio Machado
Si je vous demande ce qu’un
mathématicien étudie ou sait, vous me répondez : « Les mathématiques
! » Si je demande de qui s’occupe un médecin, la réponse est : « De
la santé de ses patients ». Si je demande ce que sait ou de quoi s’occupe
un économiste... j’attends la réponse.
À l’origine, la question centrale de
ce que l’on a appelé l’économie politique portait sur la répartition des
richesses créées par les efforts de tous. Vous souvenez-vous d’avoir lu ou
entendu quelque chose à ce sujet récemment ?
Un économiste explique que les
“facteurs de production”, c’est-à-dire le travail et le capital, doivent être
rémunérés de manière à ce que la production soit attrayante et ait un sens.
Depuis l’abolition de l’esclavage, il existe une lutte que Marx a appelée « lutte
des classes » : les détenteurs du travail et du capital tentent d’obtenir
la meilleure rémunération possible.
Il est facile de comprendre que si la
rémunération du capital augmente, celle du travail diminue et vice versa. Le
« surplus » qui reste après le paiement de la rémunération du travail
et du capital - surplus que l’on appelle aussi profit - est ajouté à la
rémunération du capital. Connaissez-vous un entrepreneur qui partage le profit
avec ses travailleurs ?
Améliorer le “taux de rentabilité”
est l’obsession du capitaliste. Augmenter son salaire est l’obsession du
travailleur. Pendant ce temps, en fonction de l’état de la demande, les prix de
tel ou tel produit - pétrole, cuivre, grilles de barbecue, etc.- montent ou
beissant. En tout cas, c’est ce que dit un économiste...
Aurel
À Rostov, par exemple, le prix des
billets d’avion pour la Turquie a été multiplié par dix lorsque les troupes
mercenaires d’Evgueni Prigojine - Wagner - se sont emparées de la ville. Le
coût de production d’un tel service n’avait pas changé, mais la “demande”,
imposée par les oligarques russes, a provoqué cette hausse.
Shakespeare, dans sa pièce Vie et
mort du roi Richard III, raconte que, vaincu à la bataille de Bosworth
(1485), Richard III, désespéré de s’enfuir et de sauver sa vie, prononça la
célèbre phrase : « Un cheval, un cheval, mon royaume pour un
cheval ». L’inflation du prix des chevaux à l’heure des comptes fut
grave…
Une hausse généralisée des prix est
un phénomène appelé “inflation”, dont il est utile de connaître les causes. Il
est alors plus facile de s’attaquer à l’inflation pour la réduire ou
l’éliminer. Certains (Irving Fisher, Milton Friedman, les monétaristes) ont
prétendu que l’inflation provient d’un excès de monnaie en circulation. Cet
excès génère une augmentation de la demande de biens et de services. Si la
production de ces biens et services n’augmente pas en même temps, il y a
inflation.
Lorsque les banques centrales
augmentent les taux d’intérêt, elles le font pour réduire la demande de
monnaie, et donc l’inflation. Elles parviennent généralement à provoquer une
baisse de l’activité productive, voire une récession et une hausse du
chômage... alors que l’inflation est toujours là, merci.
Dans les années 1980, la masse
monétaire a augmenté plus que la production, et il n’y a pas eu d’inflation.
Dans les années 1990, elle a augmenté au même rythme que la production, et il y
a eu de l’inflation. Lorsque la crise de 2008 a éclaté, les banques centrales
ont émis de la monnaie en quantités industrielles, souvenez-vous de
l’assouplissement quantitatif, et il n’y a pas eu d’inflation. Les taux
d’intérêt des banques centrales sont tombés à zéro, et ont même été négatifs :
elles ont payé pour emprunter !
L’augmentation de la masse monétaire
n’est pas miraculeusement transférée dans les poches des citoyens. Lorsque les
Banques centrales ont connu leur diarrhée monétaire à partir de la crise de
2008, la seule chose qui a augmenté, c’est le prix des actifs financiers. Et à
cela, le populo n’a pas participé, c’est clair pour vous ?
Il arrive généralement, c’est la
chose la plus fréquente, que les prix augmentent... sauf les prix du travail :
les salaires restent à leur niveau et leur “pouvoir d’achat” diminue. Pas
besoin de s’appeler Marx pour comprendre que dans ce cas la demande baisse...
Pourtant, l’“inflation” continue. Pourquoi ?
Certains prétendent que l’inflation est
toujours la manifestation de conflits dans la répartition des richesses
générées par les efforts de tous, ou en d’autres termes, que le but de
l’“inflation” est de réduire la rémunération du travail, en augmentant la
rémunération du capital. Les gens sont méchants...
Il n’échappera pas à votre sagacité
que lorsque les banques centrales augmentent les taux d’intérêt, le coût de
location du capital augmente. Pour rembourser et toucher sa part de profit,
l’entrepreneur doit obtenir un taux de rendement plus élevé... et le seul moyen
- nous l’avons déjà vu - est de réduire la rémunération du travail. Ou...
d’auimenter ses prix, ce qui revient à peu près au même.
Il faut préciser que ceux qui
mesurent l’“inflation” forcent un peu les statistiques. La presse française
titrait il y a quelques jours que l’inflation annuelle était tombée à un peu
plus de 4 %. Alléluia ! Mais, et c’est un grand mais, elle omettait de préciser
que l’inflation alimentaire (qui représente une part importante des revenus des
pauvres) était montée à 14 %...
L’indice “inflation” est un agrégat
qui comprend les produits de base (loyer, nourriture, etc.) et les produits et
services de luxe. Ce sont ces derniers qui ont baissé... Capisc ? Si vous
n’achetez pas une Porsche tous les ans ou si vous ne partez pas en vacances à
Tahiti, vous ne vous rendez pas compte que l’inflation s’est modérée. Un
travailleur qui vit et travaille à Barcelone (pour ne citer qu’un exemple), ne
paie que la moitié de son salaire en loyer. Le reste est consacré à l’essentiel
: la nourriture, le transport et deux ou trois autres choses.
John Maynard Keynes (1883 - 1946), le
célèbre économiste anglais, a prouvé que les théories monétaristes sont un
leurre. Les faits lui ont donné raison.
Aujourd’hui encore, avec l’inflation,
les familles modestes subissent un effet inattendu de la relativité
einsteinienne : le temps s’allonge et il est de plus en plus difficile de
joindre les deux bouts. Le pire, disait Coluche, ce sont les 30 derniers
jours....
En résumé, l’inflation produit ce que
les économistes patentés appellent “la reconstitution des marges des
entreprises”, qui obtiennent une plus grande part du gâteau, réduisant celle
qui revient aux pauvres bougres.
Les Banques Centrales, qui
connaissent la chanson, prennent le taureau par les cornes : augmenter les taux
d’intérêt, pour lutter contre l’inflation, produit, comme on l’a dit, une
récession, donc du chômage, et par conséquent un excès de travail sur le marché
du travail, ce qui détermine ce qu’on appelle la “modération salariale” ou la
baisse des salaires, qui contribue à améliorer la rémunération du capital.
C’est-y pas beau, l’’économie?
Dans un récent travail réalisé en
France par un patriote nommé Philippe Askénazy (Paris Sciences Economiques,
CEPREMAP, IZA), dans le cadre d’une conférence organisée par l’Institut
National de la Statistique (INSEE), on peut lire ce qui suit :
« À priori, la répartition de la
valeur ajoutée ou la répartition primaire des revenus semble une notion simple.
Pour un euro de richesse créée, les travailleurs reçoivent A de rémunération et
le reste, 1-A, rémunère les capitalistes".
A = Part du travail = Rémunération du
travail / Valeur ajoutée.
« En France, la répartition de
la valeur ajoutée entre le capital et le travail est au centre de controverses
récurrentes depuis au moins 20 ans. La baisse de la part du travail au milieu
des années 1980 a donné lieu à deux interprétations très différentes. D’une
part, il ne s’agit que d’un retour à la “normalité” historique et
internationale qui ne nécessite aucune intervention particulière. D’autre part,
ce recul serait le résultat d’une déformation durable qui soulignerait un
déséquilibre pouvant appeler un rééquilibrage en faveur du travail et de la
demande (Timbeau, 2002) ou un dysfonctionnement des institutions, en
particulier de la régulation du marché du travail (Blanchard, 2005) ».
Graphique : part du
travail dans la valeur ajoutée en France (source : Piketty).
Le même ouvrage d’Askénazy souligne
ce qui suit :
« La question du partage ne se
limite pas à la France, l’effondrement de la part du travail aux États-Unis
pose également la question d’une relance de la dynamique salariale au sein même
de l’administration Bush ».
Par pitié, et dans l’intérêt de mon
temps et de la longueur de cette note, je n’inclus pas ici les données du
Chili. Cela ne m’empêchera pas de le faire plus tard.
L’important, pour l’instant, est de
comprendre les raisons qui ont déclenché le processus inflationniste et les
remèdes miraculeux que les banques centrales nous proposent, remèdes qui se
révéleront pires que le mal.
De nombreux économistes de renom
affirment haut et fort que la hausse des taux d’intérêt n’est pas la solution à
l’inflation et qu’elle n’aboutira qu’à une nouvelle récession.
Surprenez-moi !