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13/01/2024

GIDEON LEVY
“J’ai des terres, mais je n’en ai pas” : la récolte d’olives en Cisjordanie est une autre victime de la guerre de Gaza

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haretz, 13/1/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La guerre à Gaza rend la vie difficile aux Palestiniens de Cisjordanie. En plus des barrages routiers et les routes fermées, les oliveraies ont été déclarées interdites d’accès. À la fin de la récolte, la semaine dernière, un tiers des olives restait sur les arbres, privant ainsi les Palestiniens d’un élément clé de leur subsistance.

Akram Imran et Mohammed Zaben. Pour la première fois, les deux agriculteurs palestiniens n’ont pas pu se rendre à leurs oliviers, ne serait-ce qu’une journée, pour cueillir les fruits qu’ils attendaient.

 Akram Imran et Mohammed Zaben sont assis côte à côte dans une cour et jettent des regards tristes sur la vallée et la montagne d’en face. La vue est aussi triste que spectaculaire. Leurs oliveraies s’étendent sur les pentes verdoyantes de la montagne - on a presque l’impression qu’on pourrait tendre le bras et les toucher - mais ils ne peuvent pas y accéder. Avec la colonie d’Yitzhar qui se dresse au sommet de la montagne, ces agriculteurs n’ont pu récolter leurs olives que grâce à une “coordination” avec les forces de défense israéliennes.

Mais cette année, en raison de la guerre, les FDI ont refusé de “coordonner"” ce qui signifie que les agriculteurs n’ont même pas profité des quelques jours de récolte qu’ils obtiennent généralement. La guerre. La semaine dernière, alors que la saison de la récolte des olives se terminait, pour la première fois de leur vie, les deux agriculteurs palestiniens n’ont pas pu se rendre à leurs arbres, ne serait-ce qu’une seule journée, pour cueillir les fruits qu’ils avaient attendus toute l’année. Tout ce qu’ils peuvent faire à présent, c’est regarder avec nostalgie depuis leur cour inondée de soleil vers l’oliveraie, où les fruits languissent sur les arbres, ravagés par les insectes et d’autres parasites.

Le village palestinien de Burin et la colonie israélienne d’Itzhar la semaine dernière. Le village est soumis à la terreur des colons depuis des années.

Imran et Zaben ne sont pas les seuls. Dans toute la Cisjordanie, la récolte des olives a été interdite dans les endroits où il y a des colonies à proximité. En général, en coordination avec les FDI, les agriculteurs sont autorisés à récolter leurs olives pendant trois jours sur ces terres - bien que dans certains cas, les colons les empêchent de force de le faire après le premier jour - mais cette année, même cela n’a pas été autorisé.

La punition ainsi infligée aux agriculteurs est à plusieurs niveaux. Tout d’abord, leurs villages ont perdu une partie de leurs terres lorsque les colonies ont commencé à s’y installer. Par la suite, ils ont eu du mal à accéder même aux zones jouxtant les terres perdues au profit des colonies, et cette année, l’accès leur a été purement et simplement refusé. Selon une enquête menée par Abdulkarim Sadi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, environ un tiers des olives de Cisjordanie n’a pas été récolté cette année. Les dommages causés à l’économie palestinienne sont estimés à des millions de shekels.

Une perte de cette ampleur serait très importante n’importe quelle année, mais alors qu’un bouclage total a été imposé aux territoires depuis trois mois, empêchant au moins 150 000 Palestiniens d’entrer en Israël pour y travailler, la perte financière de la récolte est particulièrement aiguë. Il ne reste plus beaucoup d’autres sources de revenus.

Mais il n’y a pas que l’argent. Les jours de récolte comptent parmi les plus beaux de l’année pour les Palestiniens qui travaillent la terre et leurs familles. On a beaucoup écrit sur le lien qui unit les Palestiniens à leurs oliviers et sur la récolte, qui prend des allures de fête populaire et familiale : hommes, femmes, personnes âgées et très jeunes se réunissent sur la terre familiale pendant quelques jours chaque année, étendent des bâches en plastique sur le sol sous les arbres, grimpent sur des échelles et cueillent les olives. La Cisjordanie se met en mode vacances et, depuis les routes, on voit des familles entières occupées à la récolte. Des journées incomparables.

Cette année, cependant, de tels spectacles ont été rares. La saison des récoltes, qui commence officiellement le 10 octobre et se termine fin décembre, comme le déclare le ministère palestinien de l’Agriculture, a coïncidé avec le début de la guerre à Gaza et avec les restrictions imposées à la Cisjordanie dans son sillage.

Récolte d’olives à Deir Istiya en novembre. Les dommages causés à l’économie palestinienne sont estimés à des millions de shekels.

La route qui mène à Burin, le village des deux fermiers Imran et Zaben, raconte l’histoire. Huwara ressemble davantage à une ville fantôme qu’à l’endroit animé que nous avons connu. Sur les 400 magasins et entreprises que compte la ville, l’armée israélienne n’en a autorisé que 80 à ouvrir, et ce depuis deux ou trois semaines. C’est la punition infligée à Huwara après que les colons ont perpétré plusieurs pogroms dévastateurs dans la ville - incendies, démolitions, destructions et casses. À la suite d’un certain nombre d’attaques “terroristes” perpétrées par des Palestiniens, l’armée israélienne a décidé de punir non pas les colons déchaînés, mais leurs victimes. Huwara est restée sous couvre-feu pendant des mois. Aujourd’hui, elle s’est un peu ouverte, mais la circulation est faible et la ville est envahie de soldats israéliens à chaque coin de rue, qui arrêtent et retiennent les automobilistes comme ils le jugent bon.

Nous nous dirigeons ensuite vers le nord jusqu’au point de contrôle de Huwara, qui est l’entrée principale de la ville de Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie. Depuis le début de la guerre, Israël a imposé un verrouillage du centre urbain dans presque toutes les directions. Qui se soucie de savoir si une grande ville palestinienne est soumise à une sorte de siège depuis trois mois, sans raison apparente ? Les habitants doivent emprunter toutes sortes d’itinéraires de contournement ruraux pour entrer ou sortir de Naplouse, dans certains cas à travers des terres agricoles, ou utiliser le poste de contrôle de Deir Sharaf. Sadi, chercheur sur le terrain, y a attendu deux heures et dix minutes pour pouvoir passer. En ce qui concerne la fermeture de Naplouse, l’unité du porte-parole des FDI a déclaré cette semaine, en réponse à une question de Haaretz : « Depuis le début de la guerre, des barrages routiers “de respiration” et une surveillance des déplacements ont été mis en place à divers endroits en Judée et en Samarie, y compris dans la ville de Naplouse. »

À Burin, aucune trace de la guerre n’est visible. Ce village de 3 000 habitants, situé sur le versant sud du mont Gerizim, est entouré d’oliveraies de tous côtés et subit la terreur des colons depuis des années. Un jeune âne et un tracteur se trouvent dans la cour de l’agriculteur Imran, et des feuilles de sauge ont été mises à sécher. Imran, 54 ans, et Zaben, 61 ans, sont chacun père de sept enfants. Tous deux portent des vêtements en lambeaux, tachés de boue, et leurs mains sont celles de laboureurs : larges, osseuses, rugueuses, comme celles des moshavniks israéliens d’autrefois. Comme eux, ils sont moustachus.

Ici, il n’y a pas d’ouvriers agricoles thaïlandais [comme dans les moshavs, NdT] thaïlandaise, bien sûr ; les deux hommes ne vivent que des travaux agricoles qu’ils effectuent eux-mêmes, avec l’aide de leur famille. Ils cultivent principalement des olives, mais chacun d’entre eux possède également un petit troupeau de moutons, un poulailler encore plus petit et des cultures de plein champ. L’élevage de moutons a également beaucoup diminué ici, à la fois parce que les colons et l’armée les ont empêchés d’accéder à leurs pâturages et en raison du coût élevé du fourrage.

Huwara en octobre. Sur les 400 magasins et entreprises que compte la ville, l’armée israélienne n’en a autorisé que 80 à ouvrir, et ce depuis deux ou trois semaines seulement. Photo Itay Ron

 « J’ai des terres, mais je n’en ai pas », dit Imran pour résumer sa situation. Toutes les terres qu’il possède de l’autre côté de la route 60 sont perdues pour l’instant. Il possède 35 dunams (3,5 ha) qui lui appartiennent et 120 autres dunams (12 ha) qu’il loue depuis des décennies. Cependant, les deux tiers de ses terres se trouvent du côté ouest de l’autoroute, sur le versant de la montagne d’Yitzhar. Sur 55 moutons, il en a vendu 32, en raison de la pénurie de pâturages. Son ami Zaben possède 50 dunams (5 ha) de terres propres et 150 dunams (15 ha) en location.

Zaben estime que l’interdiction de récolte lui a fait perdre cette année 150 gallons (2 400 litres) d’huile d’olive qui ne seront pas produits, à raison de 600 shekels le gallon [9€ le litre]. (Les Palestiniens utilisent le terme “gallon"”pour désigner une quantité de 16 litres.) Imran dit qu’il a perdu la production des 230 oliviers qu’il n’a pas pu atteindre, dont le rendement potentiel aurait été d’environ 150 gallons d’huile. Cette année, ils n’ont pu récolter que les arbres proches de chez eux. Chaque année, chacun a une récolte de 3,5 à 4 tonnes d’olives, alors que cette année, le rendement sera inférieur à une tonne pour chaque agriculteur. Chacun d’entre eux estime qu’il perdra près de 100 000 shekels de revenus (environ 25 000 €) à cause des olives non cueillies.

Leurs problèmes ont commencé en 2000, avec l’éclatement de la deuxième Intifada, mais la situation s’est aggravée en 2011. Un jour de cette année-là, des colons ont coupé à la hache 117 oliviers anciens à Burin. Les villageois ont porté plainte auprès de la police, qui leur a dit qu’ils mentaient et a classé la plainte. En 2018, Zaben a été attaqué alors qu’il labourait. Trois jours plus tard, 120 de ses arbres ont été abattus. Les violences se répètent chaque année à l’approche de la récolte.

Les colons faisaient rouler des pneus enflammés dans les oliveraies pour mettre le feu aux arbres et lançaient des pierres sur les personnes chargées de la récolte depuis le sommet de la montagne. Le plaisir de la saison des récoltes s’est estompé. Au même moment, l’ordre de coordonner les jours de récolte des olives avec l’armée est entré en vigueur. Chaque année, le conseil du village soumettait les demandes des cueilleurs à l’administration de coordination et de liaison, et l’armée fixait trois jours pour la récolte.

 

Des Palestiniens cueillent des olives dans le village de Far’ata, en Cisjordanie, en 2021. Les jours de récolte sont parmi les plus beaux de l’année pour les Palestiniens qui travaillent la terre et leurs familles. Photo Hadas Parush

 

Les deux agriculteurs affirment que si un attentat “terroriste” a lieu n’importe où en Cisjordanie, les colons se vengent sur eux pendant la récolte, malgré la coordination avec l’armée. En fait, ils disent que cela fait des années qu’ils n’ont pas eu trois jours pour cueillir les olives. Un jour, deux au maximum, et les colons mettaient fin au travail. En raison du danger, ils ont également cessé d’amener des femmes et des enfants pour aider à la récolte.

Le dernier incident en date s’est produit l’année dernière, lorsque 22 oliviers ont été incendiés et 24 autres coupés à la hache. Ils ont des photos de colons dans leurs oliveraies, portant des chemises blanches de Shabbat, parfois accompagnés d’adolescents et de femmes, en train d’abattre des arbres. En juin de l’année dernière, 180 arbres de Burin ont été incendiés ou coupés. Ils ont vu des colons verser de l’essence sur les arbres et les brûler. En chemin, les colons ont également brûlé un tracteur qui était attelé à un chariot contenant 11 sacs d’olives fraîchement cueillies, ainsi qu’une voiture particulière.

L’année dernière, ils ont reçu un quota réduit de deux jours pour la récolte des olives. Ils sont arrivés dans les oliveraies comme des voleurs dans la nuit, se souviennent-ils, afin de terminer le travail avant d’être attaqués et avant que les permis de coordination n’expirent. À l’époque, ils venaient avec tout le village pour se protéger, au cas où l’un d’entre eux serait attaqué. Et maintenant, cette année, ils n’ont même pas cueilli une seule olive sur les terres de la montagne.

Des bénévoles aident à cueillir des olives à Burin en 2019.Photo : Ilan Assayag

Ils disent que, malheureusement, c’était en fait une bonne année en termes de récolte. Mais elle est devenue la pire année qui soit, ce qu’ils décrivent comme l’année de “notre destruction”. Ils ont présenté des demandes au conseil du village à plusieurs reprises. Le conseil les a transmises aux autorités, mais la réponse a toujours été négative.

L’unité du porte-parole de Tsahal a fourni le commentaire suivant à Haaretz : « L’armée israélienne et, en son sein, l’administration civile, ont pris les mesures nécessaires pour que la récolte soit effectuée par la population palestinienne en Judée et en Samarie, tout en préservant la sécurité des résidents. Dans le contexte de la guerre, les forces ont assuré la coordination de la sécurité, en particulier dans les zones de récolte proches des colonies, des routes et des centres de friction. Ces mesures comprennent, entre autres, la coordination et la surveillance étroite par les forces de sécurité, tout en permettant à la population palestinienne de récolter des olives dans toutes les zones où cela peut être fait, conformément aux limites de la situation sécuritaire. »

« Nous prions Dieu pour qu’il nous dédommage », dit Zaben.

Ils pensent maintenant au futur proche. Seront-ils autorisés à labourer en février ? Et que se passera-t-il en avril, lors du deuxième labour ? Sans labour, les mauvaises herbes se répandront dans les oliveraies, détruisant la bonne terre.

 

06/01/2024

GIDEON LEVY
Quelqu’un dans l’armée israélienne a décidé de faire entrer cette zone tranquille de Cisjordanie dans le cercle de la violence
Un missile israélien a tué 6 jeunes dans le camp de réfugiés de Nur Shams

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 5/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Un missile des FDI tiré sur le centre d’un camp de réfugiés de Cisjordanie a tué six jeunes et en a blessé sept. L’armée a d’abord refusé aux ambulances l’accès au site, et la police des frontières a frappé les blessés à coups de pied et de poing. Quelques jours plus tard, les troupes ont de nouveau envahi le camp

L'endroit près duquel le missile a explosé la semaine dernière, dans le camp de réfugiés de Nur Shams. Il a été tiré par un drone directement sur un groupe de jeunes qui, dit-on, ne faisaient rien de mal.

Au cours des derniers mois, même avant le 7 octobre, le camp de réfugiés de Nur Shams*, situé à la périphérie orientale de Toulkarem, dans le centre de la Cisjordanie, a été dans le collimateur des Forces de défense israéliennes. Il ne se passe pas une nuit sans qu’une incursion d’une violence inouïe n’ait lieu ; les routes d’accès et les rues à l’intérieur du camp ont depuis longtemps été détruites par les bulldozers.

Depuis le début de la guerre, les FDI ont intensifié ses frappes et se sont mises à tuer depuis les airs au moyen de drones. C’est ainsi qu’a commencé, dans la nuit de mardi à mercredi de la semaine dernière, une horrible série d’assassinats aveugles et de mauvais traitements infligés aux blessés, qui a duré jusqu’au début de cette semaine. Il ne faut pas longtemps pour que l’inspiration du comportement des FDI dans la bande de Gaza passe en Cisjordanie : ce qui est permis à Khan Younès l’est aussi à Nur Shams.

Le quartier d’Al Mahajar (“la carrière”) se trouve sur le flanc nord du camp, de part et d’autre de l’autoroute menant à Toulkarem. Al Mahajar est considéré comme relativement calme : jusqu’à la semaine dernière, les FDI y effectuaient rarement des raids, pas même lors de leurs incursions nocturnes dans le quartier Al Manshiya du camp, de l’autre côté de la route principale. Mais quelqu’un dans l’armée a décidé de faire entrer cette zone tranquille dans le cercle de la violence et de la résistance - et quel meilleur moyen que de tirer un missile, tard dans la nuit, directement sur un groupe de jeunes qui, selon des témoins, se tenaient innocemment dans le quartier. Six d’entre eux ont été tués d’un seul coup et sept autres blessés, certains ayant ensuite subi des violences physiques.

Lundi dernier, les rues du camp se sont remplies d’enfants : il n’y a pas d’école ici le jour de l’an. Nur Shams ressemble à Gaza, avec ses ruelles étroites et ses ordures qui jonchent le sol. À côté de l’endroit où le missile est tombé, en face de l’épicerie locale, des techniciens de la compagnie de téléphone palestinienne s’affairent à réparer les poteaux et les lignes endommagés. Le cratère que le missile a creusé dans la route a déjà été comblé.

Le fils de la famille Shehadeh, Mohammed, 25 ans, qui marche à l’aide d’une béquille, nous attend dans la maison des réfugiés. Enseignant à l’école primaire, il a été blessé au bassin par des éclats d’obus. Il a rapidement été rejoint par son cousin et meilleur ami, Awas Shehadeh, 23 ans, gardien de but de l’équipe nationale de football de Palestine et titulaire d’une maîtrise en éducation physique du Kadoorie College de Toulkarem. Awas est également le gardien de but de l’équipe de football Al Quds, basée à Al Ram, juste à côté de Jérusalem. Le 9 octobre, l’équipe devait s’envoler pour le Tadjikistan. Aujourd’hui, sa tête est bandée et lui aussi peut à peine marcher. Des fragments du missile l’ont frappé à la tête.

Awas et Mohammed Shehadeh cette semaine. L’un des soldats a demandé à Mohammed où il avait été blessé et, lorsqu’il a indiqué l’endroit où il saignait au niveau du bassin, il a commencé à lui donner des coups de pied à cet endroit.

 Les deux hommes ont raconté avec force détails ce qui leur est arrivé cette nuit-là, ainsi que la nuit de samedi dernier. Leurs pères - des frères qui travaillent tous deux depuis des dizaines d’années en Israël et qui ont demandé à ce que leur nom ne soit pas mentionné - écoutent.

L’invasion du camp a commencé vers 23 heures le 26 décembre, dans le quartier d’Al Manshiya. Les bruits des tirs et des explosions étaient très bien entendus ici et atteignaient également le village distant d’Atil, où vit Abdulkarim Sadi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem. Il nous a courageusement accompagnés jusqu’au centre du camp de réfugiés - il n’est pas facile d’escorter des Israéliens dans ce camp en temps de guerre.

Revenons à cette nuit-là : Environ 13 jeunes du quartier sont descendus dans la rue et se tenaient à côté de l’épicerie. Le quartier est construit sur la pente d’une colline, d’où l’on peut observer la partie sud du camp, qui était alors pris d’assaut par l’armée.

Vers minuit, alors qu’ils étaient là à regarder les événements se dérouler, un missile tiré par un drone au-dessus de leur tête s’est abattu sur le groupe dans un grondement de tonnerre. « Ça a été un moment terrible », se souvient Mohammed. « Une scène de terreur difficile à décrire ». Il a ressenti un coup violent au niveau de la hanche et s’est écroulé sur le sol. Awas a été projeté dans les airs et a atterri sur la route, avant de découvrir qu’il saignait de la tête et du cou à cause des fragments qui l’avaient frappé.

Autour d’eux, il y avait des morts et des mourants. Deux membres du groupe sont morts sur le coup, un autre a perdu ses deux jambes, le visage d’un autre a été déchiqueté, trois autres sont dans un état très grave. Les cris des blessés, qui se mêlaient à ceux des gens qui s’étaient précipités dans la rue, étaient insupportables, raconte Mohammed. La plupart des morts et des blessés étaient plus jeunes que lui et Awas.

Mohammed a entendu un bruit dans sa tête qui n’a pas cessé de l’accompagner pendant un certain temps. Il a senti qu’il perdait connaissance. Lui et Awas disent avoir eu peur que le premier missile soit suivi d’un second, comme cela s’était produit deux semaines plus tôt à côté du camp, lorsque, alors que les habitants évacuaient les morts et les blessés, un autre missile a explosé au milieu d’eux. Adham Shehadeh, 33 ans, leur ami, qui s’est joint à notre conversation, était allé aux toilettes une minute avant l’explosion du missile et a donc été épargné. « J’ai été sauvé par un miracle", dit-il dans son hébreu d’ouvrier.

Des techniciens réparent les lignes téléphoniques endommagées par le missile, cette semaine. « ça a été un moment terrible », se souvient Mohammed. « Une scène de terreur difficile à décrire. »

Deux ambulances ont été dépêchées sur place, l’une du Croissant-Rouge, l’autre d’Al Shifa, une clinique privée. En attendant leur arrivée, les blessés ont été aidés par des jeunes du camp, dont beaucoup ont suivi des cours de premiers secours, qui sont désormais très demandés ici. La première ambulance est arrivée au bout d’une demi-heure, après avoir été bloquée sur l’autoroute, et a accueilli les trois jeunes les plus gravement blessés avant de repartir. La seconde ambulance n’a pas eu d’autre choix que d’entasser trois blessés dans son espace étroit : Awas, Mohammed et un autre jeune, Mahmoud Rashad, 19 ans, dont la jambe saignait. Ils ont ensuite été confrontés à un autre problème.

Au bout de la route qui descend du quartier, un important dispositif de la police des frontières les attendait. Tirant en l’air, ils ont ordonné à l’ambulancier de s’arrêter, de couper le moteur et de ne regarder que vers l’avant, selon le témoignage qu’il a donné à Sadi. L’ambulancier a déclaré que son arrivée dans le camp avait été organisée par l’intermédiaire de la Direction de la coordination et de la liaison. La police des frontières a ouvert les portes latérales et arrière de l’ambulance. Ils ont attrapé Mohammed, qui était assis sur le siège à côté de la porte latérale, et l’ont jeté sur la route. Mohammed a entendu l’un des hommes dire à un autre : « Tire-lui une balle dans la tête », et la terreur l’a envahi. La terreur l’envahit : « Pourquoi ? Je n’ai rien fait ! », a-t-il crié, impuissant.

Les soldats ont menotté Mohammed dans le dos, lui ont fait écarter les jambes pour le fouiller, lui ont bandé les yeux et lui ont demandé de s’agenouiller sur le sol, la tête baissée. L’un des soldats lui a demandé où il avait été blessé et, lorsqu’il a indiqué le point de saignement dans son bassin, a commencé à lui donner des coups de pied à cet endroit. Chaque coup de pied était accompagné de jurons. Selon Mohammed, ce fut le début d’une série de coups de poing et de pied de la part de nombreux agents de la police des frontières, qui se sont relayés pour le frapper alors qu’il était agenouillé sur le sol. La plupart des soldats étaient masquées. Quelques-uns l’ont frappé à la tête avec la crosse de leur fusil. L’un d’eux lui a donné un coup de pied dans les testicules. Un autre lui a demandé « Tu veux ta jambe ? » en pointant son fusil sur la jambe de Mohammed.

Entre-temps, ils ont également vérifié et découvert qu’il avait un casier judiciaire vierge. Les deux autres Palestiniens blessés attendaient dans l’ambulance, étourdis et perdant du sang. Lorsque Mohammed a dit à un officier qui l’a interrogé sur place, par téléphone, qu’il avait été battu, les soldats l’ont puni en le frappant à nouveau. « Personne n’est propre à Nur Shams, vous êtes tous des putes et de fils de pute », lui ont-ils dit, comme le disent leurs copains de Gaza.

Cette semaine, un porte-parole de la police israélienne a déclaré à Haaretz : « Au cours des opérations menées par les forces de sécurité pour prévenir le terrorisme, des terroristes ont lancé des engins [explosifs] dans leur direction et ont mis en danger la vie de nos forces. Les combattants ont agi pour préserver la sécurité, ont examiné les suspects et ont permis aux blessés d’être évacués en ambulance ».

Les ruelles de Nur Shams

Lorsqu’il cesse de se sentir dans les vapes, il découvre qu’il est dans l’ambulance et que sa tête a été bandée. « Tu resteras ici jusqu’à ce que tu crèves, tu n’iras pas à l’hôpital », a menacé l’un des soldats. Un autre a pris un selfie avec le blessé en guise de souvenir. Ils ont maudit les blessés palestiniens et se sont moqués d’eux. Ce n’est qu’au bout d’une heure environ que l’ambulance a été autorisée à partir et qu’elle s’est rendue à l’hôpital Thabet Thabet, une institution gouvernementale située à Toulkarem.

Samedi soir dernier, les FDI ont à nouveau pénétré dans le camp de réfugiés. Selon des témoins oculaires, il y avait environ 200 soldats. Entrant dans les maisons du quartier d’Al Mahajar, ils ont ordonné à tous les hommes de plus de 14 ans de se rassembler dans une seule maison, où ils ont tous été ligotés et ont eu les yeux bandés. Mohammed, qui était sorti de l’hôpital au bout de deux jours, faisait partie de ce groupe. Une quinzaine d’hommes et d’adolescents ont été entassés dans chacune des pièces, dans une grande promiscuité. Il a entendu les soldats : « Ce sont des connards du Hamas, peut-être qu’on va les prendre et les jeter dans le Jourdain ? » « Non, si on les jette dans le Jourdain, ils vont revenir. » « Peut-être qu’on devrait leur tirer à chacun une balle dans la tête ? » « Non, c’est dommage de gaspiller l’argent que coûte une balle, 10 agurot [quelques centimes] par balle. On les prend et on les jette à Gaza. » « Il n’y a plus de Gaza. On les emmène dans le Sinaï. » « Qu’ils aillent se faire voir à Khan Younès, on va raser toutes leurs maisons ici et on agrandira le pays pour nous ».

Ça a continué comme ça dans les chambres bondées de 2 h 30 à 10 h du matin, le dimanche. Quiconque demandait à se soulager se voyait répondre : « Qu’est-ce que tu crois, que tu es à l’école ? Pisse dans ton froc ».

Cette semaine, l’unité du porte-parole des FDI a fait la déclaration suivante à Haaretz : « Dans la nuit du 26 décembre, les forces des FDI, du Shin Bet et de la police des frontières ont entrepris une opération anti-terroriste dans le camp de réfugiés de Nur Shams, qui est sous l’autorité de la brigade territoriale Menashe. Au cours de l’action, les soldats ont identifié des terroristes qui leur ont lancé des engins [explosifs]. Un véhicule aérien de l’armée de l’air a attaqué le gang, et six des terroristes ont été éliminés.

« Dans la nuit du 31 décembre, les FDI ont de nouveau mené une opération dans le camp de réfugiés de Nur Shams, au cours de laquelle des dizaines de suspects ont été interrogés. Cinq d’entre eux ont été arrêtés et transférés pour être interrogés par les forces de sécurité. Certains des suspects ont été détenus pendant plusieurs heures en raison de la longueur de l’opération et de la nature de l’interrogatoire. Les forces ont permis à ceux qui le souhaitaient de satisfaire leurs besoins physiques. Tout au long de l’action, il y a eu des échanges de tirs, ce qui explique que les forces aient retenu certains des suspects pendant toute la durée de l’opération. Lorsque les forces ont quitté les lieux, les suspects ont été relâchés ».

Finalement, les soldats sont partis, laissant les dizaines d’hommes toujours ligotés et les yeux bandés. En sortant, les troupes ont éclaté quelques pare-brise de voitures. Nous les avons vus cette semaine, brisés.

NdT
*Le camp de Nur Shams (« Lumière du soleil »), à 3 km de Toulkarem, comptait 13 519 habitants dont 4 440 enfants en 2022. Il a été établi en 1952 par des habitants de Haïfa chassés par la Nakba, après que leur premier campement, près de Jénine, eut été détruit par une tempête de neige. Le camp est surpeuplé, avec une densité de 64 376 habitants au km2 (à comparer avec Toulkarem : 2 725, ou Haifa : 4 714)

30/12/2023

GIDEON LEVY
Un Palestinien désespéré de se rendre à son travail est abattu par des soldats israéliens


Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 29/12/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Depuis le début de la guerre, la famille Hajar n’a plus le droit d’accéder à son usine d’aluminium en Cisjordanie. Lorsque deux des fils ont tenté de se faufiler à travers la barrière de sécurité, les soldats ont abattu l’aîné.

Le frère de Selim, Seif (à droite), et son oncle, Raad.

 Barta’a est un village divisé - plus ou moins. Sa partie orientale, palestinienne, a longtemps été située en Cisjordanie, tandis que sa partie occidentale se trouvait en Israël. Toutefois, lorsque la barrière de sécurité a été érigée il y a une vingtaine d’années, tout le village a été laissé à l’ouest de celle-ci, comme s’il avait été annexé à Israël. Ainsi, aujourd’hui, les Palestiniens de Cisjordanie qui souhaitent visiter ne serait-ce que la partie orientale de Barta’a ont besoin d’un permis d’entrée spécial. En outre, les Palestiniens de Cisjordanie qui possèdent une entreprise à Barta’a mais n’y résident pas ont besoin d’un permis d’entrée pour accéder à leur propriété dans la partie palestinienne.

La vie sous l’occupation est remplie d’autres absurdités kafkaïennes, avec lesquelles les habitants ont appris à vivre, jusqu’à ce que la guerre à Gaza éclate et bouleverse la situation en Cisjordanie également. Les propriétaires d’entreprises et les travailleurs sont désormais empêchés de se rendre sur leur lieu de travail dans la ville palestinienne de Barta’a. Pourquoi ? À cause de la guerre. Ainsi, il ne suffit pas que 150 000 Palestiniens soient empêchés depuis plus de deux mois de se rendre à leur travail en Israël - certains ne peuvent même pas se rendre à leur travail dans les territoires palestiniens.

Que peut faire quelqu’un dans cette situation ? Essayer de se faufiler. Que font les Forces de défense israéliennes ? Elles vous abattent. Des Palestiniens désespérés qui tentent de se rendre à leur travail dans un village palestinien sont abattus. Le désespoir est omniprésent.

La famille Hajar vit dans une maison spacieuse à Shuweika, un village palestinien situé au nord de Toulkarem et devenu une banlieue de cette ville. Le père de famille, Nasser, 54 ans, a deux filles et deux fils. Il possède une usine d’aluminium à Barta’a, non loin de là. Lui et ses fils - Selim, un ingénieur automobile de 27 ans, et Seif, 19 ans, qui étudie l’ingénierie automobile à Kadoorie, un collège technique de Toulkarem - avaient l’habitude de se rendre tous les matins en voiture à leur usine, qui fabrique des produits tels que des cadres de fenêtres, des stores et des portes, pour des clients en Israël.

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Bas du formulaire

Nasser et ses deux fils ont un permis d’entrée permanent en Israël, et leur entreprise reposait sur des bases solides. Le frère aîné de Nasser, Raad, possède un garage à Barta’a ; lui aussi travaille principalement avec des clients israéliens. Cette semaine, le téléphone de Raad n’a pas cessé de sonner ; toutes les conversations se déroulaient en hébreu et portaient sur l’achat et la vente de voitures, ainsi que sur des devis pour des travaux de réparation. Les membres de ce foyer travaillent en hébreu.

« Nous avons vécu parmi vous », nous a dit Nasser lundi dernier lorsque nous lui avons rendu visite chez lui en compagnie d’Abdulkarim Sadi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem.

La route vers Shuweika passe par le camp de réfugiés de Nur Shams, que les FDI ont à nouveau attaqué la semaine dernière, ajoutant de nouvelles destructions aux anciennes. On a parfois l’impression que les soldats de Cisjordanie sont jaloux de leurs copains de la bande de Gaza - qui peuvent tuer et détruire à leur guise - et qu’ils essaient de prendre des mesures semblables à celles d’un temps de guerre ici aussi. La route principale menant à Toulkarem, en face de l’entrée de Nur Shams, a été sérieusement endommagée par les opérations de l’armée, si bien que la circulation se fait de manière léthargique, les conducteurs contournant les nids-de-poule. Lorsqu’il pleut, ceux-ci se remplissent d’eau et de boue et la route devient presque impraticable. Mais pourquoi l’armée israélienne s’en soucierait-elle ? Les colons n’empruntent pas cette route.

Jusqu’à ce que la guerre éclate, les Hajar allaient travailler à leur usine et en revenaient tous les soirs. Ils devaient laisser leur voiture au poste de contrôle de Reihan et continuer jusqu’à Barta’a dans un taxi collectif ; ils n’étaient pas autorisés à utiliser leur propre véhicule pour se rendre à leur usine. Ils ont suivi la même procédure le samedi 7 octobre. « Au début, nous ne savions pas qui était contre qui ici », raconte Nasser. Ils sont rentrés chez eux le soir même et ont fait profil bas pendant un certain temps. Le mardi, ils ont repris le chemin du travail en empruntant le point de passage de Reihan à 7 h. À 7 h 15, celui-ci a été fermé - pour une durée indéterminée. Les trois hommes ont réussi à rentrer chez eux ce soir-là, mais n’ont pas pu se rendre à leur usine depuis lors.

Ils ont pourtant essayé : deux ou trois fois par semaine, ils se sont rendus à Reihan et ont introduit leurs cartes d’identité magnétiques dans le scanner afin de passer comme d’habitude, mais elles ont été rejetées. Personne n’entre dans la partie palestinienne de Barta’a ces jours-ci. Après tout, il y a la guerre à Gaza. La dernière fois qu’ils ont essayé, c’était le 12 décembre, et la carte a de nouveau été rejetée. Ils se sont renseignés à plusieurs reprises, mais l’administration palestinienne chargée de la coordination et de la liaison leur a simplement répondu que personne ne savait avec certitude quand la route et le point de contrôle seraient rouverts.

Selim Hajar

Pendant ce temps, dans l’usine déserte des Hajar, les matières premières restent inutilisées et les commandes et autres documents administratifs s’accumulent. Il y a une grosse commande de Pardes Hanna (Karkour), une autre d’une école du centre d’Israël, etc. La pression des clients et des entrepreneurs s’accentue. La famille, qui n’avait jamais eu de problèmes avec les autorités israéliennes auparavant, était complètement désemparée. Il y a deux semaines, Selim et Seif ont persuadé leur père qu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’essayer de passer clandestinement du côté israélien avec l’aide de l’un des contrebandiers locaux.

Leur plan était de se rendre à Barta’a et d’y rester jusqu’à la fin de la guerre afin de remettre sur pied leur entreprise qui s’effondrait. Ils ont préparé des sacs à dos avec des vêtements et d’autres articles pour un long séjour. Les fois précédentes, Nasser avait opposé son veto à l’idée, mais cette fois-ci, il s’est rendu compte que la guerre et la fermeture allaient s’éterniser et qu’il fallait bien que quelqu’un aille travailler.

Les passeurs palestiniens prélèvent 300 shekels (environ 80 €) pour l’entrée de chaque personne en Israël, via des brèches dans la barrière de séparation, et pour le transport jusqu’à Barta’a. L’argent est réparti entre les chauffeurs de chaque côté de la barrière et, selon les Hajar, également entre les Israéliens impliqués dans cette industrie du trafic d’êtres humains. Selon eux, des milliers de travailleurs ont utilisé ces services depuis le début de la guerre. Nasser affirme que de grands gangs sont impliqués, et peut-être même des soldats, mais Haaretz n’a trouvé aucune confirmation de cette information. L’unité du porte-parole des FDI a déclaré : 3Aucun incident n’a été signalé au cours duquel des combattants auraient aidé des éléments non autorisés à franchir la clôture de la ligne de démarcation ».

Le samedi 16 décembre, les deux frères ont pris leurs bagages et sont partis dans la voiture du passeur qui les avait pris à leur domicile. Quarante-six travailleurs ont tenté d’entrer en Israël ce jour-là, à raison de quatre par voiture, dans un convoi. Les brèches dans la barrière de sécurité étaient situées entre deux portes qui ferment des champs de culture, l’une à Atil, l’autre à Deir al-Ghusun. Les FDI y construisent un mur en béton pour remplacer la barrière, mais il n’est pas encore achevé.

Arrivés près de la barrière, Selim et Seif, qui se trouvaient dans la deuxième voiture du convoi, en sont sortis et ont couru à travers le trou de la barrière, se retrouvant dans l’oliveraie du côté israélien, en face de la communauté arabe de Zemer. La plupart des candidats à l’infiltration se sont également cachés dans les arbres, en attendant de faire la deuxième partie du voyage : des chauffeurs israéliens assurent le transport jusqu’à Barta’a. Les deux frères se précipitent vers la voiture qui est venue les chercher.

Ils n’avaient parcouru que quelques mètres lorsque, soudain, une jeep de l’armée a surgi de nulle part et leur a barré la route. Les frères sont immédiatement sortis de la voiture et ont couru pour sauver leur vie, mais les soldats à bord du véhicule ont ouvert le feu sur eux. Selim et Seif courent dans deux directions différentes. Seif s’est abrité derrière un rocher et s’est couvert de feuilles sèches et de brindilles. Il a entendu d’autres coups de feu.

Selim a été touché par une seule balle à la tête.

Seif avait peur de sortir de sa cachette - il est resté là pendant près de quatre heures, ne bougeant presque pas, craignant d’être attrapé ou tué. Au début, il ne savait pas que Selim avait été abattu, mais depuis sa cachette, il a vu des soldats déshabiller un homme blessé. Une ambulance israélienne du Magen David Adom est arrivée au bout d’une heure environ, se souvient Seif, et a évacué le blessé (vers l’hôpital Beilinson de Petah Tikva, comme il l’a appris plus tard).

Seif a pensé que leur chauffeur avait peut-être été blessé. Ce n’est qu’après que l’ambulance et les soldats ont quitté les lieux que Seif a remarqué les vêtements et les chaussures du blessé qui gisaient sur la route, à une vingtaine de mètres de là. Ils appartenaient à Selim. Seif n’avait aucune idée de l’état de santé de son frère, ni même s’il était en vie. Il a fini par se rendre à Zemer, puis au poste de contrôle de Reihan, avant de rentrer chez lui. Il ne savait toujours pas ce qui était arrivé à Selim.

Nasser Hajar dans le village de Shuweika cette semaine, avec un poster de son fils Selim, tué par des soldats. « Que vous ne voyiez jamais rien de tel dans votre vie », dit le père endeuillé avec amertume.

Alors qu’il se cachait encore, vers 10 h 45, Seif a envoyé un SMS à son père et lui a demandé de veiller à charger son téléphone portable afin qu’il puisse l’appeler. Il a prévenu Nasser de ne pas l’appeler parce qu’il avait peur de parler à voix haute. Nasser avait un mauvais pressentiment ; il n’avait aucune idée de ce qui se passait avec ses fils. Il a essayé, en vain, d’appeler Selim pour lui demander s’ils avaient traversé la frontière sans encombre et s’ils avaient atteint l’usine.

Vers midi, quelqu’un répond enfin au téléphone de Selim et parle en arabe. Il a dit à Nasser qu’il s’appelait Amir et que Selim avait été hospitalisé dans un état grave à l’hôpital Beilinson. Il a refusé de donner plus de détails et a raccroché. Nasser a commencé à appeler toutes les personnes qu’il connaissait en Israël, y compris un ami à Zichron Yaakov, des membres de la grande famille Hajar à Acre, Taibeh et Fureidis, ainsi qu’un beau-frère à Rahat.

Il appelle également Beilinson, mais ne parvient pas à obtenir d’informations sur son fils. Finalement, il joint un médecin arabe de l’hôpital et lui demande de lui confirmer que Selim a été admis comme patient et qu’il est dans un état grave, afin que lui, Nasser, puisse obtenir un permis d’entrée en Israël pour voir son fils avant qu’il ne soit trop tard.

Nasser a également appelé l’administration civile, où quelqu’un lui a dit, après quelques heures éprouvantes, que pendant la guerre, il lui serait impossible d’entrer en Israël pour voir son fils blessé. Entre-temps, Raad, le frère de Nasser, a appris par ses propres contacts que son neveu était dans un état critique, mais il n’a pas transmis cette nouvelle à son frère. Peu après, Raad apprend que Selim a succombé à ses blessures. Il demande au beau-frère de Rahat de se rendre à Beilinson et de photographier le corps, afin qu’ils sachent avec certitude quel sort a été réservé à leur proche. Le beau-frère s’est rendu à l’hôpital, mais il a été refoulé.

« Que vous ne voyiez jamais rien de tel dans votre vie », dit Nasser avec amertume.

Lundi, la famille a entrepris des démarches pour récupérer le corps de Selim. Dans un premier temps, l’unité de coordination et de liaison a promis qu’il serait rendu rapidement. « Votre fils est mort par erreur », a-t-on dit à Nasser. Mais le ton a changé lorsqu’il est apparu qu’un soldat avait trébuché et s’était apparemment cassé la jambe en poursuivant les infiltrés. On leur a alors annoncé, pour une raison inconnue ou aléatoire, qu’il faudrait attendre un mois ou un mois et demi avant que le corps du jeune homme ne soit rendu.

La famille est effondrée. Elle attend désespérément le corps de Selim, qui, d’après ce que l’on sait, n’a fait de mal à personne et voulait seulement se rendre à son lieu de travail dans l’usine familiale.

L’unité du porte-parole des FDI a déclaré cette semaine, en réponse à une question de Haaretz : 3Les observateurs ont identifié des dizaines d’infiltrés qui ont franchi la barrière près du village de Deir al-Ghusun, sur le territoire de la brigade Menashe, le 16 décembre 2023. Une unité des FDI arrivée sur le site a lancé une poursuite des suspects, à l’issue de laquelle tous les suspects ont été appréhendés.

« Ensuite, des recherches ont été menées dans la zone, au cours desquelles l’un des suspects, blessé à la tête, a été localisé. La force a administré les premiers soins sur le terrain, après quoi l’infiltré a été évacué vers un hôpital. Son décès a été signalé par la suite. Les circonstances de l’incident sont en cours d’éclaircissement. Le corps de l’infiltré est détenu par les FDI conformément aux procédures habituelles, dans l’attente d’une décision des responsables politiques ».

 

27/12/2023

GIDEON LEVY
Quand Israël tourmente les otages qu’il détient

Gideon Levy, Haaretz, 23/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Chaque dimanche et chaque mardi, des gardiens israéliens entrent dans les cellules des prisonniers palestiniens, les entravent et les frappent à coups de matraque.


Prison d’Ofer. Ammar Awad/REUTERS

C’est leur fête hebdomadaire, selon des prisonniers libérés. Quatre prisonniers sont morts depuis le début de la guerre, le 7 octobre, presque certainement sous les coups. Dix-neuf gardiens ayant participé à ces séances de détraqués font l’objet d’une enquête, soupçonnés d’avoir causé la mort d’un prisonnier.

Des centaines de Palestiniens détenus dans la bande de Gaza ont été ligotés et ont eu les yeux bandés 24 heures sur 24, et ont également été brutalement battus. Certains, peut-être même la plupart, n’ont aucun lien avec le Hamas. Certains d’entre eux - personne n’a pris la peine d’indiquer combien - sont morts en captivité à la base de Sde Teiman.

Quelque 4 000 travailleurs gazaouis arrêtés en Israël le 7 octobre alors qu’ils n’avaient rien fait de mal sont également détenus dans des conditions inhumaines. Au moins deux d’entre eux sont morts. Et l’on a déjà beaucoup écrit sur le déshabillage des détenus et les photos humiliantes.

Dans cette terrible compétition sur l’ampleur du mal, il n’y a pas de gagnants, il n’y a que des perdants. Mais il est impossible de parler jour et nuit des atrocités commises par le Hamas - les auteurs rivalisent entre eux pour inventer les termes les plus désobligeants pour l’organisation - tout en ignorant complètement le mal commis par Israël.

Il n’y a pas non plus de gagnants, seulement des perdants, dans la compétition sur la quantité de sang versé et la manière dont il est versé. Mais il est impossible d’ignorer l’horrible quantité de sang qui a été versée dans la bande de Gaza. Ce week-end, quelque 400 personnes ont été tuées en deux jours, dont une majorité d’enfants. Samedi, j’ai vu les photos du week-end prises à Al-Bureij et Nuseirat, y compris des enfants mourant sur le sol de l’hôpital Al-Aqsa à Deir al-Balah, et elles sont horribles.

Le refus d’Israël d’augmenter la quantité d’aide humanitaire autorisée à entrer dans Gaza, au mépris d’une décision du Conseil de sécurité des Nations unies, témoigne également d’une politique du mal.

Et comme si tout cela ne suffisait pas, les voix du mal en Israël ont relevé la barre des propositions sataniques. Le journaliste Zvi Yehezkeli est favorable à l’assassinat de 100 000 habitants de Gaza lors d’une première frappe. Le général de division (de réserve) Giora Eiland a changé d’avis et est passé de la proposition de répandre des maladies à Gaza à celle d’affamer ses habitants.

Même le nouveau prince charmant de la gauche, Yair Golan, qui gagne actuellement 12 sièges à la Knesset dans les sondages auprès de personnes qui se considèrent comme les beaux Israéliens, a déclaré aux GazaouSi dans une interview au quotidien Yedioth Ahronoth : 3En ce qui nous concerne, vous pouvez mourir de faim. C’est tout à fait légitime3.

Pourtant, après tout cela, nous considérons le Hamas comme le seul monstre de la région, son chef comme le seul psychotique et seule la façon dont il retient des Israéliens en otages est inhumaine. Il est impossible de ne pas être horrifié à l’idée du sort de nos otages, en particulier les malades et les personnes âgées. Mais il est également impossible de ne pas être horrifié par le sort des Palestiniens que nous maintenons entravés et les yeux bandés depuis des semaines et des mois.

Israël n’a pas le droit de fixer des normes pour le mal alors que ses mains sont également souillées par l’abjection. Oublions les massacres, la famine et les déplacements massifs de population. Notre traitement des prisonniers palestiniens aurait dû particulièrement déranger les Israéliens, ne serait-ce qu’en raison du danger que cela représente pour les Israéliens détenus par le Hamas. Que pensera un membre du Hamas qui détient un otage israélien lorsqu’il apprendra que ses camarades sont entravés et battus sans relâche ?

Nous pouvons conclure avec prudence qu’au moins certains des Israéliens détenus par le Hamas sont mieux traités que les Palestiniens détenus par Israël. Lorsque les otages libérés Chen et Agam Goldstein ont raconté vendredi soir à Channel 12 News comment ils étaient traités par le Hamas et comment leurs ravisseurs les protégeaient avec leurs propres corps pendant les frappes aériennes israéliennes, ils ont été vivement attaqués sur les médias sociaux. Comment osent-ils dire la vérité ?

Le Hamas a perpétré une attaque barbare le 7 octobre. Il a tué et kidnappé sans distinction. Il n’y a pas de mots pour décrire sa brutalité, y compris lorsqu’il a pris en otage des dizaines de personnes âgées, de malades et d’enfants pendant des mois dans des conditions insoutenables.

Mais est-il pour autant légitime que nous agissions de la même manière ? Oublions la morale. La brutalité d’Israël dans la guerre et dans ses prisons contribuera-t-elle à faire avancer ses objectifs ? Le Hamas libérera-t-il ses otages plus rapidement si Israël maltraite les Palestiniens qu’il retient en otages ?

 

14/12/2023

GIDEON LEVY
La première guerre unanimiste d’Israël

Gideon Levy, Haaretz, 13/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Nous n’avons jamais connu une guerre comme celle-ci, une guerre de consensus total, une guerre de silence total, une guerre de soutien aveugle ; une guerre sans objection, sans protestation, sans refus de servir, sans opposition, ni au début ni au milieu. Une guerre unanimiste, avec une approbation mur à mur - à l’exclusion des citoyens arabes de l’État, à qui il a été interdit de s’opposer - et sans points d’interrogation ni même le moindre doute.

Des Palestiniens dans un camp de réfugiés à Rafah, mardi. 
Photo : Mohammed Salem / Reuters

Une guerre qui a déjà tué près de 20 000 personnes, dont une grande majorité de civils innocents, et qui a détruit la quasi-totalité des maisons et des vies des habitants de la bande de Gaza, est-elle la guerre la plus juste de l’histoire d’Israël ? Une guerre qui cause tant d’horribles souffrances à plus de deux millions de personnes est-elle la plus morale des guerres d’Israël ? Et si ce n’est pas le cas, comment se fait-il qu’aucune voix ne s’élève pour réclamer l’arrêt du bain de sang ? Même l’effusion croissante de sang parmi les Israéliens n’a pas encore soulevé les questions “jusqu’à quand ?” et “combien d’autres ?”.

La plupart des guerres d’Israël ont été des guerres de choix. Presque tout le monde les a soutenues au début, mais peu après, lorsque le prix terrible et la futilité sont devenus évidents, la résistance a commencé. À la fin de ces guerres, beaucoup étaient contre. Rétrospectivement, d’innombrables Israéliens étaient contre elles.

Ce fut le cas lors des deux folles guerres du Liban et de toutes les attaques contre la bande de Gaza et la Cisjordanie. Chacune a été plus courte que la guerre actuelle, dont personne ne peut prévoir la fin. Et cette fois-ci, tout le monde est pour et personne ne pose de questions.

Le lavage de cerveau opéré par les médias est un véritable feu d’artifice qui jaillit jour et nuit des studios de télévision, et même ceux qui commencent à douter n’osent pas le faire publiquement. Tous unis, nous vaincrons.

Tel est le résultat d’une guerre qui a éclaté à la suite d’un attentat barbare et atroce, mais qui, depuis qu’elle a éclaté, ne connaît plus de limites. Elle n’a pas de limites et personne ne la conteste ni ne s’y oppose. Aux yeux des Juifs israéliens, la justesse de son déclenchement justifie tout ce qui s’ensuit. Aujourd’hui, après deux mois terribles, des doutes commencent peut-être à naître.

Il n’y a personne dans la société arabe israélienne qui ne soit pas choqué par les images de la bande de Gaza. Ces gens sont leurs frères, leurs parents, et contrairement aux Juifs israéliens, ils sont également exposés à la réalité de Gaza qui est cachée aux Juifs par les médias sans valeur et propagandistes. Mais les Arabes israéliens ne peuvent pas protester.

Le gouvernement menace cette communauté plus que n’importe lequel de ses prédécesseurs, en bâillonnant brutalement sa voix et en emprisonnant certains de ses membres. Les Arabes israéliens vivent aujourd’hui dans la peur, du gouvernement et de la populace juive, une peur qu’ils n’ont pas connue depuis la Nakba de 1947-48.

Dans la société juive israélienne également, parallèlement au soutien massif apporté à la guerre et à tous ses crimes, certains commencent certainement à comprendre l’horreur causée par Israël, mais là aussi, les gens ont peur de s’exprimer, par crainte du gouvernement actuel et des masses. Résultat : une guerre sans opposition.

Dans la Russie de Poutine, il y a plus de manifestations de résistance à la guerre en Ukraine qu’il n’y en a dans l’Israël supposé démocratique à la guerre à Gaza. Ce n’est pas que la justice des deux guerres soit similaire - la guerre en Ukraine est infiniment plus contraire à l’éthique [ah bon, NdT] - mais les moyens et les résultats des deux guerres sont de plus en plus similaires. Des scènes horribles dans les deux cas, des souffrances indescriptibles pour des millions de civils innocents, et tout cela en vain.

Les souffrances de Gaza n’apporteront rien à Israël. L’hiver arrive, et ces souffrances vont doubler et tripler. Israël n’a jamais semé autant de destruction et tué autant d’enfants et d’adultes qu’au cours de cette guerre. Lorsque la conversation publique se concentre exclusivement sur l’élaboration des réalisations militaires, réelles et imaginaires, tout en se complaisant sans cesse dans la souffrance israélienne - et elle seule - ainsi que sur l’étouffement de toute manifestation d’opposition, le résultat est clair.

Pour les Israéliens, il est possible de poursuivre cette guerre éternellement, de tuer tous les habitants de la bande de Gaza et de la détruire entièrement, pour de bon. C’est la solution la plus morale, la plus juste.