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08/10/2024

ROSA LLORENS
“ Et le Persan superbe est aux pieds d’une Juive”

Rosa Llorens, 8/10/2024

Ce vers de la tragédie de Racine Esther (1689) est d’une actualité brûlante ; il conviendrait donc de jeter un coup d’œil à sa source, le Livre d’Esther, qui, s’il n’a aucune valeur historique, peut nous dire beaucoup de choses sur l’état d’esprit des Juifs qui se nourrissent, quotidiennement ou hebdomadairement, de la Bible.


Esther dénonçant Hamas au roi Asuerus, par Ernest Normand, 1888

On sait (ou on devrait savoir) que les livres pseudo-historiques de la Bible sont des reconstructions de pure propagande ; ils témoignent surtout d’un ethnocentrisme effarant, mais qui continue à formater notre vision du Proche et Moyen-Orient : alors que, pendant la période de leur rédaction, les tribus juives ne jouent aucun rôle actif dans cette histoire, et que la plupart des historiens de l’époque les ignorent, les rédacteurs de la Bible ont persuadé les pays chrétiens, pendant maintenant près de deux millénaires, que les Juifs étaient au centre, et que les peuples prestigieux qui les entourent n’existaient qu’en fonction d’eux, et de leur hostilité ou bienveillance à leur égard.

Aman, le « méchant » de l’histoire d’Esther, est issu des Amalécites,  peuple qui vivait entre Égypte et Jordanie ; ils sont traités sur Google avec un parti-pris impudent : toutes les références données adoptent le point de vue de la Bible.

On lit ainsi dans wikipédia : « Selon la Bible [cet effort d’objectivité, « selon », sera vite oublié], ils furent toujours acharnés contre les Hébreux, qui à leur tour [« à leur tour » : ce n’est qu’une réaction aux exactions des Amalécites] les regardent comme une race maudite ». Aussi Dieu ordonne-t-il à Saül de les exterminer. Plus tard, «selon le Livre d’Esther, les exilés du premier Temple auront à pâtir des volontés génocidaires d’Haman ». Et l’article se termine, tranquillement, par une citation de la Bible (Deutéronome) : « Quand donc l’éternel ton Dieu t’aura délivré de tous les ennemis qui t’entourent, et qu’il aura ainsi assuré la sécurité dans le pays [l’expression donne froid dans le dos] qu’il te donne en héritage pour que tu en prennes possession, tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous le ciel ».

Quelle est l’idée qui se dégage de ce texte ? Les Amalécites projetaient d’exterminer les Juifs ; ceux-ci avaient donc le droit, pour assurer leur sécurité, d’exterminer les Amalécites et de détruire même tout souvenir d’eux sur cette terre (c’est ainsi que les Israéliens détruisent même les cimetières palestiniens). On reconnaît bien ce type de discours et, même, la théorie usaméricaine de la guerre préventive, exemplairement appliquée en Irak.

Mais il y a pire que wikipédia : l’article du site catho Aleteia (quelle antiphrase! λήθεια signifie vérité en grec) : « Les Amalécites sont surtout connus dans le récit biblique pour leurs batailles » ; celle qui les oppose à Moïse « se trouve relatée par la Bible au livre de l’Exode, en un récit épique et haut en couleur » : l’auteur (on sent le ton enjoué et cafard par lequel il veut éveiller l’intérêt des enfants) présente l’extermination des Amalécites comme « haute en couleur » ! « Malheureusement pour les Hébreux, cette fameuse bataille […] n’allait pas pour autant rayer de la carte les Amalécites », qui se manifesteront encore comme des brigands. Aussi Dieu dit à Saül : « Tu frapperas Amalek ; et vous devrez vouer à l’anathème tout ce qui lui appartient [la traduction œcuménique de la Bible dit ici : « vous devrez vouer à l’interdit », ce qui est l’expression rituelle pour dire : exterminer]. Tu ne l’épargneras pas. Tu mettras à mort : l’homme comme la femme, l’enfant comme le nourrisson, le bœuf comme le mouton, le chameau comme l’âne ». Malheureusement pour lui, Saül épargne le roi amalécite, plus quelques agneaux ; pour ce crime, Dieu lui retire son soutien, il le fera périr avec ses trois fils, et le remplacera par David.

Conclusion d’Aleteia : « les Amalécites, ce peuple ennemi d’Israël, disparaîtra du désert du Sinaï, de l’Histoire et du récit biblique au profit de tribus amies d’Israël ». On notera l’assimilation du « récit biblique » à l’Histoire : si c’est dans la Bible, c’est vrai. Les premières études critiques de la Bible ont été le fait de savants bénédictins : cette tradition semble bien perdue dans l’Église d’aujourd’hui ! On notera aussi que seules les « tribus amies d’Israël » ont droit à l’existence.

Le Livre d’Esther raconte donc une histoire censée se passer pendant  l’exil à Babylone (Ve siècle avant J-C) : la reine Vashti étant tombée en disgrâce, on organise un concours de beauté pour que le roi Assuérus puisse se choisir une nouvelle épouse. Il est séduit par la beauté d’Esther, une orpheline juive élevée par son oncle Mardochée [Mordecaï], qui va hanter le Palais pour garder un œil sur elle ; mais il refuse de s’incliner devant le vizir Haman qui, furieux, le dénonce au Roi, et demande l’extermination des Juifs (!). Mais Assuérus se souvient que Mardochée lui avait dénoncé un complot contre sa personne et le récompense. Mardochée décide alors de faire intervenir Esther : elle demande au Roi de révoquer le décret d’extermination des Juifs… et de le remplacer par un décret d’extermination des Amalécites, ancêtres d’Haman ! Aux termes de ce décret, « Le Roi octroie aux Juifs [….]d’exterminer, de tuer et d’anéantir toute bande, d’un peuple ou d’une province, qui les opprimerait, […] et de piller leurs biens ».

En conséquence de quoi, « les Juifs frappèrent alors leurs ennemis à coups d’épée ». Le roi tire le bilan de l’opération, pour la plus grande satisfaction d’Esther : « A Suse-la-Citadelle, les Juifs ont tué, anéantissant 500 hommes, plus les dix fils d’Haman. Dans le reste des provinces royales, qu’est-ce qu’ils ont dû faire ! » Après le massacre, « ils se reposèrent » et décidèrent d’instituer une fête, « jour de banquet et de joie », la fête des Purim.

Mais, malgré les notices fidéistes de wikipédia et autres, rien de tout cela n’est vrai ! Le récit, selon les études critiques, est absurde et puéril : le rédacteur imagine les rapports du Roi avec ses femmes, la nature de son pouvoir, sa politique, la position des Juifs auprès du Roi de façon aberrante. Assuérus/Xerxès Ier n’a jamais eu d’épouse juive, il n’a jamais promulgué de décret d’extermination, et ses décisions n’étaient pas prises sur simple caprice ; au contraire, son souci était de maintenir la tranquillité et la cohésion chez tous les peuples de son Empire. Seules deux ou trois petites lignes laissent passer un petit élément de réalité, lorsqu’on précise qu’on envoie les ordres du Roi « à chaque province selon son écriture, à chaque peuple selon sa langue ». En effet, au Ve siècle, coexistaient les systèmes idéographique (le sumérien, repris par les Akkadiens qui y ajoutèrent des éléments syllabiques – ce système restera longtemps la langue de l’administration), syllabique et alphabétique (le phénicien, repris par les Grecs).

Le Livre d’Esther est donc plein d’une folle arrogance : alors qu’ils font partie de l’Empire Perse, et que les historiens de l’époque les ignorent, les Juifs prétendent diriger sa politique, en faisant exterminer les peuples qui leur déplaisent. En fait, Xerxès avait d’autres chats à fouetter : son règne est marqué par la première Guerre Médique, où les Perses seront arrêtés à Marathon ; et là, tout à coup, l’Histoire se remet à l’endroit, loin des élucubrations bibliques.

Mais l’histoire d’Esther est encore sujette à caution pour une autre raison : James Frazer, étudiant dans Le rameau d’or les rites du bouc  émissaire, s’arrête sur la fête des Pourim et l’histoire d’Esther. Il remarque que les noms qui y apparaissent ne sont pas hébreux, mais d’origine mésopotamienne : Esther/Ishtar, Mardochée/Mardouk (grand dieu akkadien et en particulier dieu protecteur de Babylone), Pourim de l’assyrien « pour », sort, destin. L’histoire d’Esther serait donc un camouflage, une légende étiologique pour naturaliser une fête empruntée à Babylone. Elle est néanmoins devenue très populaire, car elle célèbre la victoire des Juifs sur leurs ennemis.

Racine reprend fidèlement ce morceau d’« Histoire sainte », avec une seule différence : Esther s’abstient de réclamer l’extermination des Amalécites. Dans un contexte chrétien, et de la part d’un personnage décrit comme une petite chose douce et sensible, cela aurait pu choquer ! Racine se contente d’une allusion placée dans la bouche d’Assuérus :   « Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis ; je leur livre le sang de tous leurs ennemis », où le « tous » renvoie discrètement à l’idée d’extermination.

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-Tu ne tueras point
-Mais bon sang, on est au XXIème siècle

Jeff Danziger

 Toutefois, cette discrétion est bien hypocrite, car derrière l’histoire de la douce Esther, se cache encore une histoire de massacres : Racine a écrit Esther à la demande de Mme de Maintenon, pour que les pensionnaires de Saint Cyr, institution créée par elle pour les jeunes filles pauvres de la noblesse, puissent faire du théâtre avec décence. Les rapports entre Esther et Assuérus renvoient donc aux rapports entre Louis XIV et la Maintenon, devenue son épouse morganatique en 1683. Et la requête d’Esther renvoie au lobbying exercé par celle-là pour obtenir, peu avant la pièce, en 1685, la Révocation de l’Edit de Nantes, précédée et suivie, dans les années 1680, par les fameuses et sinistres dragonnades (sans doute aussi « hautes en couleur » que les batailles contre les Amalécites), contre les protestants. Racine n’a pas osé convertir le Roi Xerxès au judaïsme, mais les dernières paroles d’Assuérus : « que tout tremble au nom du dieu qu’Esther adore » sont, elles aussi, une allusion aux opérations militaires lancées pour obtenir la conversion des protestants.

Dans le même temps, la Bible servait déjà de feuille de route aux colons anglais dans leur conquête des terres américaines et l’extermination des Indiens.

 

L'avocat sud-africain Tembeka Ngcukaitobi évoque devant la Cour internationale de Justice les citations répétes de Netanyahou de l'injonction biblique à "tuer tous les Amalécites"


 
 
Mia Mottley, Première Ministre des Barbades, répond à Netanyahou, le tueur d'Amalécites à la 79ème AG des Nations Unies 
 

Lire sur le même thème 

04/09/2024

FRANCO ‘BIFO’ BERARDI
Israël aurait-il pu ne pas devenir un État raciste, colonialiste et fasciste ?
La dernière conférence d’Amos Oz et le livre de Gad Lerner ne répondent pas à cette question

Franco Bifo Berardi, il disertore, 18/8/2024
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

Alors que la communauté internationale tente d’arrêter le génocide et que l’on dénombre quarante mille morts, les Israéliens poursuivent leur action d’extermination, en utilisant toutes les techniques avec lesquelles les Juifs ont été persécutés et exterminés au cours des siècles - de la déportation aux pogroms et à la torture.

Même si l’on ne peut imaginer comment évoluera cette tragédie, il semble chaque jour plus probable que l’Etat sioniste soit destiné à se désintégrer à la suite de conflits internes, d’un isolement externe et, surtout, d’une horreur de soi.

Il est légitime de se poser la question : aurait-il pu en être autrement ?

 « Wolf, commandant du village d’Abwein » : autoportrait de Vladimir Ze’ev [=Wolf, Loup] Jabotinsky envoyée à sa femme en 1918, lorsqu’il commandait la Légion Juive de l’armée britannique en Palestine contre l'armée ottomane/turque. Abwein est un village du gouvernorat de Ramallah et Al Bireh. Jabotinsky est l’ancêtre idéologique de Netanyahou

L’Etat voulu par les sionistes, cautionné par les colonialistes britanniques, protégé par les impérialistes usaméricains, armé et financé par les Occidentaux pour dominer la région d’où vient le pétrole, cet Etat né d’un massacre et soutenu par la menace armée permanente pouvait-il évoluer différemment ?

L’État occupant, haï par un milliard de musulmans contraints de subir sa présence, pouvait-il ne pas évoluer dans le sens du fondamentalisme religieux, du racisme et du suprémacisme nazi ?

Non, il ne le pouvait pas. Il est difficile de croire que les Britanniques et les USAméricains, principaux responsables (avec les nazis allemands, bien sûr) de la déportation des Juifs sous le nom de retour à la terre promise, ne savaient pas qu’ils les exposaient à des conditions très dures, destinées à évoluer vers un nouvel Holocauste.

Aujourd’hui, l’Holocauste est une réalité pour les Palestiniens, mais c’est aussi la perspective pour les Juifs que le sionisme a exposés à la haine d’innombrables ennemis.

Israël jouit d’une supériorité militaire incontestable, mais le temps ne joue pas en sa faveur.

Aurait-il pu en être autrement, ou l’évolution d’Israël était-elle inscrite dans sa naissance violente ? Le sionisme aurait-il pu évoluer dans un sens pacifique, ou l’hostilité dont les occupants ont été entourés dès le début était-elle destinée à forcer Israël à devenir ce qu’il est devenu ?

 Aurait-il pu en être autrement ?

Peu avant sa mort en 2018, Amos Oz a donné une conférence qui est publiée par Feltrinelli sous le titre : « Tant de choses restent à dire », et le sous-titre : « Dernière leçon ».

Je suis depuis longtemps un lecteur d’Oz, et grâce à des livres comme Une histoire d’amour et de ténèbres, ou Judah, je crois que j’ai pu réfléchir aux questions fondamentales de l’identité juive, et de l’identité en général.

L’identité comme problème, comme construction illusoire et comme piège.

À tort ou à raison, j’en suis venu à considérer l’œuvre d’Amos Oz comme l’expression de la vocation internationaliste du judaïsme européen.

« Mon oncle David était un Européen convaincu à une époque où personne ne l’était en Europe ne se sentait européen, en dehors des membres de ma famille et de leurs semblables. Les autres étaient panslaves, pangermanistes ou de simples patriotes lituaniens, bulgares, irlandais slovaques. Dans les années vingt et trente, les seuls Européens étaient les Juifs. « Trois nations coexistent en Tchécoslovaquie », disait mon père, les Tchèques, les Slovaques et les Tchécoslovaques, c’est-à-dire les Juifs. En Yougoslavie, il y a des Serbes, des Croates, des Slovènes et des Monténégrins, mais il se trouve aussi une poignée de Yougoslaves indéfectibles. Et même chez Staline, il y a des Russes , des Ukrainiens, des Ouzbeks, des Tchoukchtes et des Tatares, parmi lesquels  vivent nos frères qui font partie du peuple soviétique. (…) De nos jours l’Europe a changé, elle est pleine à craquer d’Européens. Soit dit en passant, les graffitis aussi ont changé du tout au tout en Europe : l’inscription « Les Juifs en Palestine ! » recouvrait tous les murs quand mon père était enfant, en Lituanie. Lorsqu’il retourna en Europe une cinquantaine d’années plus tard, les murs lui crachèrent au visage : « Les Juifs hors de Palestine ». (Une histoire d’amour et de ténèbres, Gallimard, 2004, pp. 117-118).

Ce ne sont pas les Juifs qui voulaient retourner en Palestine. Ce sont les nazis européens qui les ont poussés à partir, ce sont les sionistes qui, avec les Britanniques, ont préparé le piège dans lequel les Juifs sont tombés. Ce piège s’appelle Israël.

Comme beaucoup d’autres Juifs européens, les parents de l’écrivain ont quitté l’Europe pour se réfugier en Palestine, pendant les années où le projet sioniste semblait pouvoir se réaliser dans des conditions pacifiques.

« On savait bien sûr à quel point c’était dur en Israël : qu’il y faisait très chaud, qu’il y avait le désert, les marais, le chômage, les Arabes pauvres dans les villages, mais on voyait sur la grande carte accrochée en classe que les Arabes n’étaient pas nombreux, peut-être un demi-million, moins d’un million en tout cas, on était sûr qu’il y avaient assez de place pour quelques millions de Juifs de plus, que les Arabes étaient peut-être simplement excités contre nous, comme les masses en Pologne, mais qu’on pourrait leur expliquer et les convaincre que nous serions une bénédiction pour eux, sur la plan économique, médical, culturel, etc. Nous pensions que dans peu de temps, quelques années au plus, les Juifs seraient la majorité dans le pays – et que nous donnerions immédiatement au monde entier l’exemple de ce qu’il fallait faire avec notre minorité, les Arabes : nous qui avions toujours été une minorité opprimée, nous traiterions naturellement la minorité arabe avec justice et intégrité, avec bienveillance, nous les associerions à notre patrie, nous partagerions tout, nous ne les changerions jamais en chats. C’était un beau rêve. » (Une histoire d’amour… p. 326-327)

À l’époque dont parle Oz, il semblait y avoir de la place pour une conscience solidaire, égalitaire et internationaliste. Mais comme le nationalisme dominait la politique européenne, même les Juifs, s’ils voulaient survivre, devaient s’identifier à un peuple, à une nation.

« ... à l’époque, les Polonais étaient des patriotes fantastique, comme les Ukrainiens, les Allemands et les Tchèques, tout le monde, même les Slovaques, les Lituaniens et les Lettons, sauf nous qui n’avions pas de place dans ce carnaval, nous n’appartenions à rien et personne ne voulait de nous. Il n’y avait donc rien d’extraordinaire à ce que nous désirions devenir un peuple comme tout le monde ; nous n’avions pas le choix. » (p. 328)

Finalement, on sait ce qui s’est passé : après les avoir exterminés, les Européens ont jeté dehors (l’expression est d’Oz) la communauté juive qui était aussi la plus profondément européenne, parce qu’elle incarnait plus pleinement les valeurs du rationalisme et du droit. C’est précisément parce que les Juifs n’avaient pas de relation ancestrale avec la terre européenne que leur européanisme était fondé sur la raison et le droit, et non sur l’identité ethnique.

23/06/2024

FRANCO “BIFO” BERARDI
La défaite d’Israël et l’avenir du monde

 Franco “Bifo” Berardi, il disertore, 19/6/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Moshe Feiglin, le chef du parti Zehout (Identité), qui fut membre du Likoud de 2000 à 2015, a déclaré que le génocide ne doit pas être arrêté tant qu’un seul Palestinien reste en vie.

Certains objecteront que c’est un détraqué et qu’il ne représente pas le peuple israélien. Qu’il soit déséquilibré ne fait aucun doute, mais malheureusement la majorité des Israéliens sont aussi déséquilibrés que lui et pensent ce qu’il dit, même s’ils ne le disent pas tous. Le statut de colonisateur, l’habitude de discriminer des millions de femmes et d’hommes qui vivent à deux pas de chez soi, le cynisme de la zone d’intérêt dans lequel les Israéliens vivent depuis des décennies sont les causes de ce dérèglement mental.

Le 7 octobre a déclenché la folie meurtrière : la cruauté et l’horreur ne peuvent plus être reléguées dans un espace marginal, elles sont entrées dans l’histoire. La raison et les sentiments humains sont un résidu que seuls des déserteurs peuvent cultiver.

Avec l’arrivée de la saison chaude à Gaza, le problème de la pénurie d’eau prend des contours catastrophiques. Israël a délibérément bouché des centaines de puits d’eau avec du béton et détruit des unités d’eau potable dans le nord de la bande.
À Jabaliya, les premiers décès dus à la soif ont été enregistrés parmi les enfants et les personnes âgées. Même les nazis n’ont pas utilisé la faim et la soif comme armes de guerre contre la population civile. Il s’agit d’un crime au regard des normes internationales : un crime horrible, une extermination de masse cruelle, scientifiquement étudiée et préméditée.

Mais aujourd’hui, après huit mois de génocide, je crois qu’Israël est sur le point de sombrer dans un chaos sanglant de guerre civile et de violence suicidaire, parce que ce peuple n’est plus capable de raisonner.

Le Jerusalem Post a publié un article le 17 juin disant explicitement que la guerre de Netanjahou est perdue, parce que le Hamas ne peut pas être éliminé : étant le produit (symétriquement fou et cruel) de la violence et de la haine, le Hamas grandit chaque jour qui passe.

 Et Thomas Friedman, éditorialiste israélophile, a écrit le 18 juin dans le New York Times : « Israël tel que nous le connaissions n’existe plus... L’Israël d’aujourd’hui est en danger existentiel » [lire ici Les dirigeants usaméricains devraient cesser de s’avilir devant Israël].

Je ne suis pas un stratège, mais je suppute que, pour Israël, la véritable guerre n’a pas encore commencé. Jusqu’à présent, il s’agit d’un génocide, d’un acte unilatéral d’extermination, semblable à ceux que les troupes hitlériennes ont menés contre la population juive sans défense.

15/06/2024

FRANCO “BIFO” BERARDI
Désertez

Franco “Bifo” Berardi, il disertore, 15/6/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Il semble que 32 % des Européens (UE) seraient prêts à tuer et à mourir pour défendre les frontières. C’est ce que dit un sondage publié par Gallup, mais je n’y crois pas.

« Le prix d'une tyrannie non contestée est le sang des jeunes et des braves »,  a déclaré Genocide-Joe Biden lors de la commémoration du Jour J, où les Russes manquaient à l’appel, peut-être un oubli du fait que l’Union soviétique a payé le prix de vingt-cinq millions de morts pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dans son spot électoral, Ursula von den Leyden a déclaré que l’ennemi nous attaquait de l’intérieur et de l’extérieur et que, par conséquent, « NOUS SOMMES DANS UNE ÉPOQUE DE RÉARMEMENT ».

Mais selon un sondage d’opinion de Gallup International, seuls 32 % des Européens des pays membres de l’UE seraient prêts à se battre en cas de guerre.

Seulement ?

Il me semble que 32%, c’est beaucoup. Trop. Un sur trois est-il vraiment prêt à aller tuer et peut-être même mourir pour défendre les frontières et les valeurs d’une civilisation qui confisque ce que les générations passées ont gagné par des luttes sociales, qui a détruit l’environnement de la planète pour le profit d’une petite minorité ?

Est-ce qu’une personne sur trois est vraiment prête à voir son existence ruinée pour défendre... pour défendre quoi ?

La démocratie ? La démocratie qui a créé les conditions du réarmement et de la guerre atomique ?

Je ne le crois pas.

Écoutez

NdT

« Ô vous, les boutefeux
Ô vous les bons apôtres
Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas
Mais de grâce, morbleu
Laissez vivre les autres
La vie est à peu près leur seul luxe ici-bas
. »

Georges Brassens, Mourir pour des idées

 

 

 

07/06/2024

FRANCO “BIFO” BERARDI
Amalek : traumatisme, ténèbres et loups travestis

Avertissement : cet article contient deux vidéos de rappeurs israéliens appelant au génocide. Personnes sensibles s’abstenir.

 Franco “Bifo” Berardi, il disertore, 5/6/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

« Va maintenant et frappe Amalek. Vouez à la destruction tout ce qui leur appartient. Tu ne les épargneras pas et tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes » (1 Samuel 15.2-3)

 Dans les ténèbres

« Ces gens méritent de mourir, ils méritent une mort douloureuse, une mort atroce, et au lieu de ça, ils s'amusent sur la plage », déclare sur la chaîne Canal 12 Yehuda Shlezinger, correspondant pour les affaires religieuses d’ Israel Hayom, un journal israélien de droite à grand tirage, après avoir vu une photo de deux Palestiniens se baignant dans la mer sur une plage de Gaza. « Nous avons besoin de beaucoup plus de vengeance, d'un fleuve de sang gazaoui ».

« Ce serait bien », écrit Meghan Stack, auteure d'un article publié dans le New York Times sous le titre “The View Within Israel Turns Bleak, « ce serait bien si M. Shlezinger était une figure marginale ou si les Israéliens étaient scandalisés par ses fantasmes sanglants. Mais malheureusement, ce n'est pas le cas ».

L'article de Meghan est rempli d'informations que je qualifierais de choquantes si nous n'étions pas habitués à l'horreur : « En février, selon un sondage, une majorité d'Israéliens s'oppose à l'envoi de nourriture et de médicaments à Gaza ».

Meghan Stack rapporte que certains musiciens rappeurs, très écoutés par les jeunes Israéliens, appellent à l'anéantissement et prêchent qu'il n'y aura pas de pitié pour les rats qui seront exterminés dans leurs terriers.


 De nombreux magasins affichent des produits sur lesquels on peut lire : « Achevez-les » [Finish them]. Cette phrase, Nikki Haley l'a inscrite sur une bombe destinée à tuer des enfants palestiniens.

Traduction littérale de ces deux mots : « Exterminez-les ».

Comment Israël en est-il arrivé là ?

13/05/2024

FRANCO “BIFO” BERARDI
Le temps, la mort, l’abstraction
Conférence au Teatro Principal de Pontevedra dans le cadre de la Semaine galicienne de la philosophie, le 4/4/2024

  Franco "Bifo" Berardi, il disertore, 9/5/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Je suis bien conscient que le titre de ma conférence est plutôt sinistre.

Le temps, la mort, l’abstraction.

Mais un regard ironique sur la direction du temps, sur la recherche d’un accord avec le néant en devenir, me semble de plus en plus urgent. Il s’agit peut-être d’une urgence personnelle, ou peut-être d’une urgence philosophique pour quiconque se rend compte de la toxicité de l’atmosphère physique et psychique dans laquelle nous sommes immergés.

 

Istubalz

Le temps et le devenir

Le thème sur lequel le Congrès de philosophie galicienne nous invite à réfléchir est celui du temps, mais je ne prétends pas en parler de manière exhaustive.

Je ne ferai référence qu’à deux perspectives philosophiques qui à l’âge moderne ont réfléchi au temps.

La première est la perspective kantienne, qui inaugure un courant mentaliste ou innéiste de la philosophie moderne, faisant du temps une catégorie transcendantale, une condition préalable à l’activité mentale. Chez Kant, le mot “transcendantal” indique la primauté de la forme-temps (et de la forme-espace) sur l’expérience. Le temps kantien est donc pur de toute expérience, car ce n’est que dans le temps que l’on peut percevoir, expérimenter, connaître.

Cependant, il existe une autre vision du temps qui m’intéresse plus directement.

C’est celle qui prend forme dans la pensée de Bergson : l’idée du temps comme durée, comme expérience, comme flux de perception qui produit, en l’expérimentant, sa dimension temporelle.

Deux visions opposées, si l’on veut, mais aussi complémentaires : selon la première, le temps est la condition dans laquelle l’expérience est donnée, pour la seconde, il n’y a de temps que comme temps de l’expérience.

L’étymologie du mot latin ex-periri est équivoque. Il dérive de ex-perior : j’essaie, je passe à travers. Aller jusqu’à/à travers : per-ire.

Il y a la mort, dans l’horizon de l’expérience du temps, et le temps subjectif est marqué par cette conscience de la disparition.

Le temps est l’auto-perception d’un devenir, du devenir d’un corps dans l’horizon de son devenir néant.

Deleuze et Guattari ont proposé le concept de devenir comme une métamorphose des êtres vivants : ils ont poarlé de devenir enfant, de devenir femme, de devenir animal, de devenir autre...

Ils n’ont pas parlé de devenir rien, ce qui me semble être une perspective non seulement intéressante, mais peut-être même indispensable.

Le devenir-rien reste impensé dans la culture moderne, alors qu’il est le processus qui permet le mieux de comprendre le pouvoir de la conscience : pouvoir de faire naître le monde pour un sujet conscient, et pouvoir d’anéantir le monde pour un sujet conscient.

Pourtant, ce devenir est ignoré par la pensée et la pratique dans la sphère de la civilisation occidentale. Pourquoi ?

Essais sur l’histoire de la mort en Occident, de Philippe Ariès, est un livre sur les raisons pour lesquelles dans la sphère culturelle de l’Occident - en particulier dans la sphère culturelle blanche protestante, ce devenir ne peut être pensé : une société qui ne récompense que ceux qui gagnent identifie la mort à une défaite inadmissible.

Suppression de la mort : la civilisation blanche occidentale ne peut conceptualiser cet événement car il est incompatible avec la projection d’un avenir d’expansion illimitée, qui est l’âme de la colonisation blanche du monde.

Éternité abstraite du capital

Il y a une raison profonde à cet éloignement : le capitalisme est la tentative la plus réussie de réaliser l’éternité. L’accumulation du capital est éternelle. La valeur, en tant qu’abstraction du temps de vie, est éternelle, même si c’est une éternité qui nous coûte la mortification de la vie réelle.

Par la mortification du temps vécu, nous réalisons l’éternité du capitalisme.

La phrase de Mark Fisher « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » semble être un paradoxe. Ce n’est pas le cas.

Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme parce que la fin du monde est possible, elle est même en train de se produire. La fin du capitalisme n’est pas possible parce que le capitalisme est éternel, car il se constitue dans l’espace de l’abstraction, et l’abstraction est éternelle : elle n’existe pas.

Mais cette non-existence de l’abstraction suppose le sacrifice de l’existence réelle d’innombrables êtres humains.

Le capitalisme établit une dimension perceptuelle dans laquelle l’avenir est une expansion illimitée. L’avenir n’a pas de fin, l’expansion est donc illimitée.

Dans les conditions épidémiques de la modernité, on ne peut penser à l’avenir sans penser à la croissance, condition du développement capitaliste.

Le futurisme n’était pas seulement un mouvement littéraire, mais un caractère profond de la culture capitaliste à toutes les époques de son développement.

Au début du XXe siècle, le futurisme s’est imposé comme le mode le plus décisif de perception du temps, au point que l’on ne peut imaginer un rapport social ou de production sans expansion.

L’avenir doit être expansif, sinon il y a un désordre, un danger, un malheur dépressif que nous ne pouvons pas tolérer.

Cela me rappelle ce qu’écrit Milan Kundera : « nous pensons que le passé est fermé, immuable, et que l’avenir peut être choisi, changé. Mais la vérité est tout autre. Le passé n’existe que dans la mémoire, et la mémoire, comme une veste de taffetas, change parce qu’avec le passage du temps, nous changeons de perspective et voyons des aspects que nous n’avions pas vus auparavant, tandis que nous oublions quelque chose. L’avenir, quant à lui, nous apparaît comme un inconnu que nous ne pouvons ni prévoir ni changer par notre volonté ». Pardonnez-moi si la citation de Kundera n’est pas exacte, mais c’est plus ou moins ce qu’il a dit.

L’avenir du capitalisme est un inconnaissable auquel nous ne pouvons échapper car le capitalisme fonctionne comme un complexe d’automatismes par lequel l’abstraction (la valorisation) s’impose sur le concret (le travail vivant).

L’histoire du capitalisme est une histoire de croissance car la technologie permet une accélération constante du temps de travail.

Intensification

C’est dans l’intensification de la productivité du travail dans l’unité de temps que réside la solution à l’énigme que nous appelons croissance, développement ou progrès.

Dans cette histoire de l’accélération, qui est l’histoire du travail et de son abstraction progressive, quelque chose de nouveau s’est produit au cours des dernières décennies : la numérisation du travail a rendu possible une intensification fantastique de la production de la plus-value.

De cette intensification, ce qui m’intéresse le plus n’est pas la dimension économique de l’accélération de la production, mais les effets psychiques et cognitifs.

Je fais référence à la cellularisation du temps de vie, à l’effet d’ubiquité de la production, à la disparition ou à la raréfaction du corps de l’autre dans le processus de communication.

Grâce à la technologie numérique, chaque individu peut recevoir et envoyer une masse croissante d’informations ; l’information n’est pas seulement un signe immatériel mais aussi la transmission de stimuli matériels qui atteignent la matière nerveuse dont est composé le cerveau, stimulant de plus en plus rapidement l’organisme sensible.
 Les pathologies telles que les troubles de l’attention qui caractérisent le comportement cognitif des générations numériques ne peuvent être comprises sans une réflexion sur l’effet physique ou plutôt cognitif produit par la stimulation informative.

Nous ne pouvons pas savoir s’il y a un point de rupture dans cette accélération, mais ce que nous savons, c’est que les pathologies psychiques se répandent dans la jeune génération. Je crois savoir qu’il y a deux effets essentiels de la surstimulation. Le premier est un effet que l’on peut qualifier de panique, un effet d’accélération de la réaction psychique qui se manifeste par le sentiment de ne pas être à l’heure, d’être toujours en retard, d’être submergé par une cascade d’événements que l’on ne peut pas comprendre l’un après l’autre.

Un organisme qui subit cette stimulation panique pendant une longue période peut à un moment donné s’effondrer et basculer dans un mode dépressif : c’est la chute de la tension désirante qui suit l’effet de panique.

Les deux effets sont à considérer - au niveau collectif - comme des pathologies complémentaires qui s’alimentent l’une l’autre.

Précarité

La précarité du travail est le contexte dans lequel ce double effet pathogène se manifeste et se nourrit.

Nous savons très bien ce que signifie la précarité sur le plan du travail et du droit : une rupture dans la relation normative entre l’employeur et l’employé, une rupture qui oblige le travailleur à vivre toujours dans une condition de concurrence et de compétition avec d’autres travailleurs. Dans une condition d’attente permanente

Marx explique que les prolétaires deviennent des ouvriers lorsqu’ils entrent dans l’usine.

Il y a concurrence entre les prolétaires lorsqu’ils se présentent devant l’usine, car ils sont en compétition pour y entrer. Lorsqu’ils entrent dans l’usine, l’amitié, la solidarité de classe, devient possible entre eux. C’est la transformation des prolétaires en ouvriers. Mais la précarité générale du travail change la perspective, car chaque jour les prolétaires sont obligés de se faire concurrence sans possibilité de se transformer en travailleurs capables de solidarité.

Le concept de précarité ne se limite pas à la dimension du travail, mais doit être analysé comme un concept psychopathologique. Lorsque nous parlons de précarité, nous entendons une condition dans laquelle la relation affective et sociale avec l’autre est toujours en danger, elle est toujours soumise à redéfinition. La transformation numérique signifie que le travailleur ne rencontre jamais le corps de l’autre travailleur alors qu’il collabore avec lui à la production de valeur (abstraite).

Épuisement

Le défi du capitalisme vise l’éternité par l’abstraction du travail et par l’accumulation virtuellement infinie de la valeur. Mais à un certain moment de l’histoire du capitalisme, il se produit un phénomène que je qualifierais d’épuisement. L’éternité (abstraite) de la production de valeur ne fait pas disparaître le corps, et le corps (concret) vit dans le temps : il vieillit, s’épuise, devient néant. Le capitalisme est virtuellement éternel, mais les corps des travailleurs, de la société vivante, ne sont pas éternels. Ce sont des corps qui s’épuisent, qui vieillissent, qui meurent.

Cette contradiction est scandaleuse, c’est quelque chose qui ne peut pas être pensé, à tel point que le penser, le dire à haute voix, suscite une certaine gêne. Ce scandale de la mort, le développement capitaliste ne veut pas le reconnaître.

Il existe toute une machinerie économique, idéologique, publicitaire qui vise à nier l’épuisement, mais l’épuisement existe, même si nous n’avons pas besoin d’en parler.

Le vieillissement de la population blanche de l’hémisphère nord a plusieurs visages : c’est d’abord un effet de l’allongement de la durée de vie, qui est un succès extraordinaire de la médecine et de la science en général, mais c’est aussi un échec du philosophe, parce que le philosophe n’a pas su penser le vieillissement dans ses implications sociales, politiques et éthiques.

D’autre part, le vieillissement du monde est lié à un autre phénomène, non moins intéressant, appelé dénatalité.

 


La courbe démographique du XXIème siècle
https://www.nytimes.com/interactive/2023/09/18/opinion/human-population-global-growth.html

Dénatalité

Le sujet est énorme, peut-être le plus grand sujet de l’époque dans laquelle nous vivons et de l’époque à venir. Les politiciens en général, les politicien·nes italien·nes par exemple  parlent de l’hiver démographique, ils parlent du danger de la dénatalité. Les femmes ne font pas d’enfants, c’est un danger pour l’ordre social, que pouvons-nous faire ?

La version officielle est qu’il s’agit essentiellement d’un problème économique : il n’y a pas de jardins d’enfants, les mères ont besoin d’argent, les pères ont besoin de congés, etc.

Mais je crois que la dénatalité est un phénomène beaucoup plus complexe que ce que l’économie peut appréhender.

Premièrement, c’est un effet de la liberté des femmes ; deuxièmement, c’est un effet de la séparation de la sexualité et de la procréation, rendue possible par les techniques contraceptives et abortives. Troisièmement, et surtout, il me semble que la dénatalité est aujourd’hui l’effet d’une prise de conscience généralisée, dans une grande partie du monde, du caractère terminal de notre époque. Consciemment ou inconsciemment, les femmes ont décidé qu’il n’était pas bon d’engendrer les victimes de l’inévitable enfer climatique, les victimes de la guerre nucléaire de plus en plus probable.

En Corée du Sud, le taux de reproduction est tombé à 0,7, ce qui signifie que les Coréens sont voués à disparaître d’ici quelques générations. Mais le même phénomène se produit dans tout l’hémisphère nord et tend à se généraliser au cours du siècle. Un effondrement démographique d’une ampleur exceptionnelle qui, selon certains démographes (voir par exemple Dean Spears), fera chuter la population au niveau où elle se trouvait à la fin du XIXe siècle.

 Fascisme sans jeunesse*

Le vieillissement de la population du Nord mondial produit d’énormes effets psychologiques et socioculturels, qui se manifestent par ce qui semble être un retour du fascisme, même s’il ne s’agit pas vraiment d’un retour du fascisme. Il est clair que les partis qui descendent du fascisme historique gagnent les élections grâce à leur propagande raciste. Mais s’agit-il vraiment d’un retour du fascisme historique ?

Le fascisme était centré sur la jeunesse, comme le rappelle l’hymne des fascistes italiens. Le fascisme est essentiellement futuriste, un phénomène de conquête, d’agression colonialiste, de courage masculin. Il ne me semble pas que le fascisme d’aujourd’hui soit jeune, ni courageux, ni conquérant. Les Européens, comme les Nord-Américains, comme les Russes, craignent ce qu’ils considèrent comme une invasion des pauvres, des affamés, de ceux qui souffrent le plus de la guerre et des effets du changement climatique.

En résumé, je dirais que le mouvement réactionnaire mondial, dont les signes se multiplient depuis une décennie, est un fascisme de vieux.  C’est un fascisme qui craint l’invasion du Sud, un fascisme à l’envers. Un fascisme de la peur et non du courage conquérant.

On ne peut expliquer la genèse psychique de ce mouvement réactionnaire que si l’on comprend que l’identification de l’avenir à l’expansion est si profondément enracinée que l’on ne peut penser ni à l’épuisement, ni au vieillissement, ni à la mort.

C’est l’impuissance que la civilisation blanche ne peut affronter et traiter.

L’impuissance de l’organisme dans le temps : c’est le cœur de la psychose de masse qui revient encore et toujours dans l’histoire de l’Occident.

Solitude masculine

Celui qui parle le mieux du fascisme contemporain est sans doute Michel Houellebecq, qui est un raciste, si l’on veut, un machiste un peu caricatural, mais qui n’en est pas moins celui qui raconte le mieux, de l’intérieur, la solitude masculine contemporaine.

L’extension du domaine de la lutte est un livre qui explique la genèse de l’agressivité masculine blanche sénescente comme moteur principal du mouvement réactionnaire mondial. Anéantir parle au contraire du désespoir que produit le vieillissement de la civilisation blanche.

L’agressivité est inscrite dans le psychisme de la civilisation blanche, mais le problème est qu’aujourd’hui les énergies s’étiolent et que l’agressivité nous réussit mal : nous sommes incapables de reconnaître notre impuissance, tant politique que sexuelle, et nous prétendons réaffirmer la suprématie blanche par la technologie, l’économie, les armes. La suprématie blanche arrive maintenant à son moment de déclin, et à ce stade, la démence sénile semble prendre le dessus. La guerre ukrainienne, une guerre entre Blancs, risque d’évoluer de façon encore plus dramatique vers une guerre nucléaire. Une bagarre entre vieillards déments dotés d’armes d’une puissance effrayante risque de mal se terminer pour tout le monde.


Miss Lilou

 

Le chaos

Le vieillissement et la démence sénile sont les racines profondes de la psychose qui se manifeste sous la forme d’un fascisme de retour.

Mais une autre racine du fascisme contemporain est le chaos ou, plutôt, la perception du chaos. Nous parlons de chaos parce que le chaos a beaucoup à voir avec le temps. En fait, pour comprendre ce que signifie le chaos, il faut commencer par le temps vécu, le temps mental.

Le chaos n’existe pas en soi. Il n’y a rien dans le monde qui puisse être défini comme chaos. En fait, il n’est qu’une mesure de la relation entre la vitesse des processus dans lesquels nous sommes impliqués, la vitesse de l’infosphère et le rythme du traitement mental, émotionnel et intellectuel.

Nous parlons d’une relation entre le rythme du traitement mental et le rythme de la stimulation info-neurale que l’esprit reçoit.

Pendant des millénaires, l’esprit humain a agi dans un environnement où l’information voyageait à la vitesse du rapport immédiat, ou à la vitesse du texte écrit. Une vitesse relativement lente qui s’est accélérée au cours de la modernité, jusqu’au moment d’une fantastique explosion, résultant plus ou moins de l’introduction de l’électronique, et de la numérisation de la sémiose universelle. À partir de ce moment, l’infosphère a commencé à se multiplier de façon fantastique. Et si je dis qu’elle se multiplie, c’est qu’elle s’accélère par rapport à l’esprit récepteur.

L’esprit est alors exposé à une masse d’informations qui ne sont pas de simples signes intangibles, mais des stimuli nerveux que l’esprit ne peut pas traiter et qui produisent des effets de surcharge, de panique, de chaos.

Les stimuli provenant de l’infosphère agissent comme un appel constant à l’attention, comme une mobilisation perpétuelle des énergies attentionnelles, et cette mobilisation ne laisse aucune place à l’auto-perception, à l’affectivité ou à la critique.

Que faire dans cette situation ?

Dans des conditions de chaos, la réaction psychique du sujet peut devenir agressive : le chaos pousse l’organisme au besoin de violence, au besoin de guerre.

Imprévisible

La fin du temps est impensable, mais la fin du temps humain ne l’est pas. Le temps humain est quelque chose de concret. L’abstraction nous survivra probablement, ce qui nous fait une belle jambe.

Mais le temps humain contemple maintenant la probabilité de sa fin.

Le monde n’est pas une abstraction, c’est le corps massacré des Palestiniens, le corps massacré de la vie sociale dans les endroits dévastés par l’effondrement climatique. Ce corps concret ne peut survivre dans l’accélération chaotique croissante.

Mais pour conclure, je dois dire que le tableau que j’ai esquissé, le scénario du probable et de l’inévitable que j’ai esquissé, doit être relativisé.

Parce que l’inévitable ne se produit généralement pas, l’imprévisible prenant le dessus.

Je ne souhaite pas parler d’espoir, un mot que je ne prononce pas.

Ce qui m’intéresse, c’est de penser, de parler, d’agir en fonction de l’imprévisible. Et de l’imprévisible, on ne peut rien dire.

Ce que nous ne pouvons pas dire, nous devons le taire.

Nous pouvons décrire l’inévitable, mais nous ne pouvons pas savoir quel événement, quelle création, quel algorithme, quelle forme de vie prend forme comme une possibilité qui échappe à notre connaissance.

Si nous nous contentons de décrire les conditions objectives et subjectives du présent, nous nous rendons compte qu’il n’y a aucun moyen d’échapper à une tendance à l’anéantissement de l’humain. Si je parle de ce que je sais, je ne vois pas d’issue.

Mais ce que je sais n’est pas tout : je ne connais pas l’imprévisible. Je ne parle pas de quelque chose de mystique, mais d’une production mentale, imaginative, esthétique, technique, qui n’appartient pas au domaine du connu et de l’existant.

Comme d’habitude, c’est l’ignorance (peut-être) qui nous sauve. C’est le fait de ne pas savoir qui sauve du savoir.

NdT

*Orig. Giovinezza, titre de l’hymne du parti fasciste.