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23/02/2023

GIDEON LEVY
Le retour de bâton du coup d’État judiciaire : le BDS l’a rêvé, Bibi l’a fait

Gideon Levy, Haaretz, 23/2/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 Le rêve du mouvement BDS (boycott, désinvestissement et sanctions) se concrétise rapidement. Un gestionnaire clé dans l'une des sociétés d'investissement israéliennes m'a dit cette semaine que le montant d'argent quittant son bureau et allant à l'étranger est actuellement de 10 millions de shekels [=2,6 millions d’€] par jour, et ça ne fait qu'augmenter.

Mohamed Saabaneh

Cette personne, qui s'est toujours tenue à l'écart de la politique et de l'actualité, est maintenant découragée. La politique a envahi son bureau. Tous ceux qui, comme moi, pensaient que tout cela n'était que des paroles et de l’alarmisme, ont eu tort. Ce qui se passe maintenant est exactement ce que le mouvement international prônant le boycott d'Israël voulait obtenir, mais pour une autre cause. Ce qui se passe pourrait prouver que le mouvement BDS avait raison depuis le début : ce n'est que par l'argent qu'il sera possible de changer la politique d'Israël. Frappez au porte-monnaie : l'arme BDS est la plus efficace.

À ce jour, la plus grande réussite du mouvement de protestation contre le bouleversement judiciaire est d'avoir réussi à intimider et à pousser à l'action une proportion substantielle d'Israéliens, ainsi que la majeure partie du reste du monde. Ce que le mouvement BDS et les organisations des droits humains n'ont pas réussi à faire en invoquant des crimes et des méfaits, le mouvement de protestation a réussi à le faire au nom de la lutte contre ce qu'il appelle la fin de la démocratie. Ça a pris comme une traînée de poudre. Ce ne sont pas les intifada et les guerres, les descriptions des horreurs et les lamentations, pas les résolutions des institutions internationales ou des USA qui ont réussi à susciter une telle tempête. Un mois et demi de préliminaires législatifs ont  fait l'affaire.

C'est ainsi que les partisans du boycott d'Israël voulaient que les choses se déroulent : retrait des investissements en Israël, boycott de l'économie israélienne culminant dans l'opposition internationale, jusqu'à l'imposition de sanctions. Cela n'a pas fonctionné contre l'occupation. Le mouvement BDS a réussi à faire évoluer les mentalités. C'était le seul choix possible, le seul mouvement qui ne se contentait pas de condamnations vides, appelant au contraire à des actions concrètes contre un État d'apartheid. Cependant, ses réalisations économiques ont été minuscules, un chanteur annulant un spectacle ici, un fonds de pension bricolant un retrait là, Israël continuant à s'épanouir et à prospérer sans entrave, au grand dam des défenseurs des droits humains. Aucun prix n'a été payé pour les crimes de l'occupation ou pour le pied de nez arrogant et insolent du pays au droit international.

Et pourtant, chacun savait que sans mesures concrètes, l'occupation ne prendrait jamais fin. Si les Israéliens ne payaient pas le prix de l'occupation et de ses crimes, en tant qu'individus et en tant que collectivité, rien ne les inciterait à y mettre fin. Jusqu'à il y a quelques semaines, il semblait que cela n'arriverait jamais.

Et maintenant, voilà que ça se produit, même si c'est pour de mauvaises raisons. Même si c'est pour des raisons involontaires, un peu de bien peut en sortir. Il est surprenant que l'affaiblissement du système judiciaire, dont les caractéristiques étaient favorables à l'apartheid, soit le facteur qui a poussé le monde et certains Israéliens à se réveiller. Mais il est désormais clair que la seule chose qui pourrait arrêter le bordel législatif est le préjudice économique subi par le pays. Le fait que les Israéliens retirent leur argent et que les acteurs internationaux n'investissent pas ici change la donne. Les manifestations, aussi bruyantes et tonitruantes qu'elles puissent être, se dissiperont rapidement et suivront le chemin de toutes les protestations. Les pétitions et les lettres s'estomperont. Seuls les dommages économiques s'accumuleront. C'est la seule chose qui puisse arrêter l'érosion. C'est ce qui s'est passé en Afrique du Sud, lorsque les dirigeants de la communauté des affaires ont dit au gouvernement qu'ils ne pouvaient plus continuer, et c'est ce qui va se passer ici avec la révolution judiciaire. Uniquement par l'argent.

Il ne faut évidemment pas se laisser bercer par les illusions. Le lien entre les protestations et la lutte contre l'apartheid est ténu. La plupart des manifestants se contenteront de l'annulation de la clause permettant à la Knesset de passer outre les décisions de justice et de l'ajout de représentants du public au comité de nomination des juges, et seront pleinement satisfaits lorsque Benjamin Netanyahou quittera le pouvoir. En ce qui les concerne, l'apartheid peut continuer.

Mais on peut espérer que la convulsion ne pourra pas s'arrêter au statu quo ante. La tempête peut rebattre de nombreuses cartes sur son passage. Lorsque les Israéliens commenceront à payer pour les folies de leurs dirigeants, ils trouveront peut-être le temps de reconsidérer la plus grande folie de toutes : l'État d'apartheid dans lequel ils vivent, qu'ils paient du sang de leurs fils et de l'image de leur pays. Ce n'est qu'alors qu'une nouvelle aube se lèvera.

 

22/02/2023

REINALDO SPITALETTA
Colombie, 23 février 1963 : le massacre de Santa Barbara

Reinaldo Spitaletta  La Pluma, 21/2/ 2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Le massacre de Santa Bárbara semblait avoir été préparé à l'avance. Ce samedi 23 février, à la tombée de la nuit, l'armée, devant la tente des grévistes, voulait enlever les camions-bennes de matériel pour les conduire à Medellín. Tel avait été l'ordre officiel. Alors, non seulement les travailleurs, mais aussi d'autres habitants, se sont opposés.

Le 23 janvier 1963, au plus fort du Front national d'exclusion, la grève des travailleurs de Cementos El Cairo a éclaté à Santa Bárbara, Antioquia. Avant même l'arrêt de travail, l'armée avait occupé les installations de l'usine non seulement pour briser la grève, mais aussi pour soutenir le travail de certains briseurs de grève et pour transporter à Medellín le clinker, matière première extraite pour alimenter Cementos Argos. 

Santa Barbara, 1963, œuvre d'Augusto Rendón 

 C'était l'époque de l'agitation ouvrière dans le pays, de l'état de siège et de la répression par le gouvernement de ce qu'on appelait le “communisme”, c'est-à- dire les luttes ouvrières et paysannes, les luttes étudiantes, les revendications syndicales pour de meilleures conditions de vie des travailleurs. Le deuxième mandat du Front nationall, dirigé par Guillermo León Valencia, le même président conservateur qui, quelque temps après les événements de Santa Bárbara, a ordonné le bombardement de vastes zones paysannes, comme El Pato, Guayabero, Marquetalia et autres, avec l'ingérence des USA. Ces événements seront l'une des causes de la fondation d'un groupe de guérilla, les FARC. 
Ce que l'on appelait alors “anticommunisme”, l'une des caractéristiques politiques et maccarthystes du Front national, était directement lié à la répression de la protestation sociale, à la mise hors la loi des grèves de travailleurs, à l'intimidation des travailleurs pour qu'ils renoncent à la syndicalisation, aux conseils verbaux de guerre, parmi de nombreux autres mécanismes de coercition et de restriction des libertés publiques et individuelles. 
Les cimentiers de Santa Bárbara, qui avaient respecté toutes les étapes légales menant à la déclaration de la grève, ont prévenu qu'ils ne permettraient pas que le stock de matériaux de l'entreprise soit retiré, car de telles actions, déjà préméditées par le gouvernement et les employeurs, affaibliraient le mouvement de grève. Les autorités, comme le gouverneur d'Antioquia, Fernando Gómez Martínez, le ministre du Travail, Belisario Betancur et les patrons de l’usine , pensaient tout autrement. 
La grève s'est poursuivie pendant le premier mois, avec la solidarité des paysans, des habitants de la région, des syndicats, ainsi que la tension causée par la présence de l'armée et la position intransigeante des patrons et du gouvernement qui voulaient à tout prix retirer le clinker. 
Une action de force se préparait contre les travailleurs et leur grève. Le 23 février 1963, un mois après la déclaration de la grève, a lieu l'une des répressions les plus sanglantes des travailleurs en Colombie, une ignominie qui, comme nous le savons, n'est pas nouvelle. En 1928, il y avait eu l'effroyable massacre des travailleurs des bananeraies à Ciénaga, dans le Magdalena.

Le monument aux martyrs

Le massacre de Santa Barbara semblait avoir été préparé à l'avance. Ce samedi 23 février, à la tombée de la nuit, l'armée, devant la tente des grévistes, voulait enlever les camions-bennes de matériel pour les conduire à Medellín. Tel avait été l'ordre officiel. Alors, non seulement les travailleurs, mais aussi d'autres habitants, se sont opposés. Et c'est là que les tirs ont commencé. 
Douze personnes ont été tuées : Pastor Cardona, Rafael Antonio González, Luis Ángel Holguín, ouvriers de Cementos El Cairo ; Luis Ángel Ruiz Villada, ouvrier de Cemento Argos ; les paysans Rubén de Jesús Pérez Arango, Joaquín Emilio Román Vélez et Luis Esteban Serna Villada ; Jesús Román, José de Jesús Suaza, Juan María Holguín Henao et Israel Antonio Vélez Díaz, habitants de Santa Bárbara ; et la petite María Edilma Zapata, 10 ans, élève de l'école María Auxiliadora et fille de l'ouvrier et syndicaliste Luis Eduardo Zapata. 
Avant le massacre, il y a eu une discussion entre les grévistes et le commandant de l'opération, le colonel Armando Valencia Paredes, qui a dit aux travailleurs qu'il avait des ordres du gouverneur d'Antioquia, Fernando Gómez Martínez de transporter le clinker et le ciment "par-dessus les morts si nécessaire". Les travailleurs ont occupé la route pour empêcher les camions-bennes de passer, et la réponse pénale de l'État a suivi. Dès le début, selon la thèse La masacre de Santa Bárbara, 23 de febrero de 1963, de Germán Andrés Jáuregui, la grève des cimentiers n'a pas été traitée par les autorités comme un problème de travail, mais comme un conflit d'ordre public.


La Sainte Alliance : le gouverneur Fernando Gómez Martínez, patron du journal El Colombiano, et ses deux piliers, la soldatesque et la curetaille

Les soldats ont également tiré sur le personnel médical de l'hôpital de Santa Bárbara lorsqu'ils se sont aperçus que des photographies étaient prises depuis les fenêtres. Après avoir forcé l'entrée du bâtiment, ils ont pris les rouleaux de film des médecins Juvenal Rojas et Alberto Mondragón. Il y eut des persécutions de paysans, d'ouvriers et d'habitants de la région, à travers les plantations de café, les montagnes et les ravins. La terreur officielle s'est répandue dans cette partie d'Antioquia. 
Des années plus tard, le dramaturge Jairo Aníbal Niño a monté, avec la Brigada de Teatro, une pièce sur le massacre de Santa Bárbara, qui a été censurée à Medellín. À la fin des années 1970, les murs de nombreuses régions d'Antioquia ont été peints avec le slogan : « Belisario, assassin des travailleurs de Santa Bárbara ». Le massacre a eu lieu il y a soixante ans. Il ne faut pas l'oublier.

LUIS E. SABINI FERNÁNDEZ
Restaurante La Huella y la verdad de la milanesa*

Luis E. Sabini Fernández, 22-2-2023

Ninguna novedad saber que los medios de incomunicación de masas no informan la esquiva verdad, sino que configuran sus verdades, a menudo deglutidas de antemano.

El episodio del restaurante La Huella en José Ignacio, al este del dpto. de Maldonado es paradigmático.


En mayo de 2021, en plena matanza de palestinos mediante bombardeo de zonas civiles,[1] el presidente uruguayo, conservando un triste historial de apoyo incondicional de  gobiernos uruguayos al Estado de Israel no tuvo nada mejor que apresurarse a expresar su “solidaridad” con Israel ante “la violencia palestina”.[2] Martín Pittaluga, hispano-uruguayo y −alma mater de La Huella, observó la cruda realidad y comentó, muy contenidamente: “¿Solidaridad? En vez de condenar la violencia desmedida del gobierno reaccionario de Netanyahu. Más de 50 muertos es lamentable y triste.” [3]

Y como decía la abuela, en Uruguay “se armó la de San Quintín”.

La Huella era el restaurante que había logrado atraer al mayor número de clientes del entorno; se decía que ¡hasta mil diarios! Desde Punta del Este y alrededores. No se trata de población de bajos recursos, ciertamente.

Marcos Galperin, dueño y director del exitosísimo Mercado Libre, Jeordan Legon, dueño y director de Alnylam Pharmaceuticals entre muchos otros repudiaron el comentario de Pittaluga y anunciaron la voluntad de boicotear su hasta ahora tan atractivo restaurante. (los datos de estos dos últimos párrafos se basan en el artículo ya citado en nota 2).

Alguien con claro sentido práctico le anunció: “Acabás de perder chiquicientos clientes, dudo que ganes uno solo con lo que acabás de poner.” Buen ojo comercial, monetario. El desconocido citado por infobae remata: “Infórmate antes de poner cualquier guarangada”. Como si Pittaluga hubiera desbarrado; el calificativo “guarangada” para referirse a la compasión por tantos muertos califica la mentalidad y la moral de quien lo dice.

Aunque hubo aclaraciones y deslindes de Pittaluga, que, por ejemplo, aclaró que no era antisemita (lo cual es obvio, dada la enorme cantidad de judíos antiisraelíes y antisionistas críticos de Israel), la bula condenando a Pittaluga había echado a correr y era imparable.

Tenía su explicación. Buena parte de la red social de la CIPEMU –Comunidad Israelita de Punta del Este, Maldonado, Uruguay− tiene que haberse sentido disgustada con semejante juicio y condena en su propio mundo. En esa especie de minúscula pero significativa “República de Saló” que el CIPEMU  encarna en Punta del Este e inmediaciones, el cuestionamiento de Pittaluga debe haber sonado a blasfemia; pronunciando lo impronunciable.[4]

Es un hecho significativo. Porque Pittaluga con su honestidad intelectual y su frescura política ofició como el niño que señalara al rey desnudo en el muy instructivo cuento del Conde Lucanor sobre los tejedores pícaros que embaucaran al rey.

Pittaluga no señaló que el “terror palestino” de tirar cohetes Kassem que apenas llegaban a destino o globos incendiarios que apenas incendian, es una digna pero tardía respuesta a la violencia, ésa sí, efectiva y asesina, con que el sionismo arrasó a la población palestina sobre todo en las décadas del ’30 y ’40. Y no sólo a palestinos; a lo que se les opusieran, incluidos judíos, como el poeta religioso Jacob de Haan (1924), representantes de la ONU como Folke Bernadotte, sueco (1947) o  refractarios no violentos a las demoliciones de viviendas palestinas como la estadounidense Rachel Corrie (2003), entre otros muchos.

Pittaluga comentó con pesar, muy humano, de ver decenas de vidas destrozadas, de niños, mujeres, varones. Su posición fue lógica, no politizada. Una sana ingenuidad, diría yo.

Pasado el episodio, el intercambio de correos y mensajitos apurados, a Antía le quedó la tarea de desembarazarse del molestoso. El boicot estaba decidido.

Como queda políticamente penoso decir que se expulsa algo o alguien por decir verdades incómodas o juicios discrepantes, se echaron a rodar otros mecanismos. El primero, desatender o despreciar los hechos crudos; el segundo, buscar “buenos motivos” para “la excomunión”; ruidos molestos, daños ambientales, desacuerdos entre Pittaluga y Antía… todas excusas.

La Huella ya no va a abrir en José Ignacio, a 40 km de Punta.


Enrique Andrés Antía Behrens (Partido Nacional/Alianza Nacional), intendente [= gobernador o prefecto]  de Maldonado

Pero el exilio forzado, no buscado, es peculiar. Abandona la jurisdicción del CIPEMU que administra Enrique Antía;[5]  pero se muda cerquita, a la jurisdicción rochense de la misma laguna (Garzón). Estimo que a unos pocos km más al este. Tal vez, ni siquiera a 50 km de Punta.

Enhorabuena.

Esperemos que no surjan otros impedimentos de orden “superior”, impostergable: ruta cortada, zoonosis, quién conoce lo por venir.

*Expresión rioplatense: "la verdad de la milanesa" se refiere a que hay algo más de lo aparente, que hay un trasfondo...

Notas

[1]  Así resumió M. Freytas (IAR) la situación con Morir en Gaza (2021): “Israel ingresa, mata, destruye masivamente y se va. Y la masacre con demolición es diaria, precisa y selectiva. Lo que era periódico y cíclico (los bombardeos) se convirtió en rutina diaria. No hay principio ni final. […] Y la cúpula genocida de Tel Aviv ni siquiera se inmuta. Sigue matando y destruyendo burocráticamente. casi como un trabajo rutinario. Casi como una misión aburrida y agendada. Los pilotos israelíes hacen las demoliciones de relojería con los misiles, sepultan cuerpos humanos vivos debajo de los escombros, y vuelven a cenar con sus hijos a casa.”

[2]   Hay que tener mucho desparpajo moral para ver el daño de piedras palestinas  e  ignorar el de francotiradores de élite cómodamente situados para elegir dónde y cómo herir o matar palestinos.

[3]  Infobae, Buenos Aires, 13 mayo 2021.

[4]  No tomar a la República de Saló como exabrupto o insulto; nada más lejos. El sionismo, una de sus variantes principales, el revisionismo de VladimirJabotinsky (donde revistaba el padre de Benjamín Netanyahu) mantenía cordialísimas relaciones político-ideológicas con el fascismo y Mussolini les cedió un territorio en las cercanías de Roma para sus entrenamientos militares. La comunidad judía italiana de los ’30 adhirió mayoritariamente al sionismo y al fascismo.  No había contradicción.

[5]   El lector desprevenido se puede sorprender que se hable de jurisdicción del CIPEMU y de una suerte de gerencia de Enrique Antía. Pero mi lenguaje procura ser fiel a la realidad: cuando el CIPEMU dispuso la prohibición de albergar en las aulas púbicas fernandinas al Congreso Anual de Docentes de Historia del Uruguay, APHU, en 2016, el intendente Enrique Antía se apresuró a cancelar los locales ya cedidos al efecto. El argumento del CIPEMU: antisemitismo. La realidad: entre centenares de docentes de historia había un par sindicados como críticos, diría contenidos o tímidos, del comportamiento israelí.


21/02/2023

THOMAS ROGERS
Le colonialisme allemand en Afrique : un passé qui ne passe pas

Thomas Rogers, The New York Review of Books, 9/3/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Thomas Rogers est un journaliste germano-canadien indépendant vivant à Berlin. Ses reportages sur l’Allemagne ont été publiés entre autres dans le New York Times, Rolling Stone et Bloomberg Businessweek. @thomasmaxrogers

 

Les populations de l’Afrique autrefois occupée par l’Allemagne exigent des réparations pour la violence coloniale qui marque toujours la région à ce jour.

Des membres des communautés herero et nama participant à la marche annuelle de réparation, au départ du mémorial du camp de concentration de Swakopmund, en hommage aux victimes de la violence coloniale allemande, Swakopmund, Namibie, mars 2019. Photo Christian Ender/Getty Images

 Le 28 mai 2021, le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, a tenu une conférence de presse à Berlin pour annoncer ce qui était censé être une percée importante dans les tentatives du pays de régler son passé colonial. Maas s’est dit “heureux et reconnaissant” qu’après cinq ans de pourparlers, les négociateurs allemands et namibiens aient approuvé un “accord de réconciliation” sur les atrocités commises par les Allemands pendant la période coloniale. « À la lumière de la responsabilité historique et morale de l’Allemagne, a-t-il dit, nous demanderons pardon à la Namibie et aux descendants des victimes ».

Entre les années 1880 et 1919, l’Allemagne a contrôlé ce qui est aujourd’hui le Togo, le Burundi, le Cameroun, la Namibie et le Rwanda, entre autres territoires africains, ainsi qu’une partie de ce qui est aujourd’hui la Papouasie-Nouvelle-Guinée et plusieurs îles du Pacifique occidental. Même selon les normes du colonialisme européen, les actions de l’Allemagne en Namibie - alors appelée Afrique du Sud-Ouest allemande - se distinguent par leur brutalité. Entre 1904 et 1908, des fonctionnaires et des soldats allemands ont tué des dizaines de milliers de Hereros (aujourd’hui souvent appelés Ovaherero) et des milliers de Namas dans une campagne d’extermination largement reconnue comme le premier génocide du XXe siècle.

L’Allemagne a longtemps évité de rendre des comptes pour ses actions en Namibie. Lorsque le chancelier Helmut Kohl s’est rendu dans le pays en 1995, il a refusé de rencontrer des représentants des Hereros, et lorsque le président Roman Herzog s’est rendu dans le pays en 1998, il a nié l’existence de motifs judiciaires justifiant des réparations. Le Bundestag n’a jamais reconnu officiellement les massacres comme un génocide. Mais l’annonce de Maas visait à signaler que l’Allemagne assumait enfin ses responsabilités historiques et incluait la promesse qu’elle verserait, « dans un geste de reconnaissance des souffrances incommensurables infligées aux victimes », 1,1 milliard d’euros  d’aide allouée à la reconstruction et au développement au cours des trente prochaines années.

Dans les semaines qui suivirent, cependant, toute bonne volonté résultant de cette annonce s’effrita. Les principaux groupes représentant les descendants des victimes ont fait valoir qu’ils avaient été injustement écartés des négociations, notamment en raison du refus de l’Allemagne d’inclure quiconque en dehors du gouvernement namibien. Beaucoup ont également dénoncé le paiement comme une compensation inadéquate pour une injustice aussi horrible, étant donné que le montant était simplement équivalent à l’aide étrangère que l’Allemagne a accordée à la Namibie depuis 1989, et ont exprimé leur indignation quant au fait que l’accord omettait le mot “réparations”. Le projet du président allemand Frank-Walter Steinmeier de se rendre à Windhoek, la capitale namibienne, pour demander officiellement pardon a été annulé après que des groupes hereros et namas ont menacé d’organiser une manifestation.

Henny Seibeb, chef adjoint du Landless People’s Movement de Namibie, un parti d’opposition représentant les groupes qui ont perdu des terres sous le colonialisme, m’a dit par téléphone l’année dernière qu’il considérait le montant proposé comme une “pure plaisanterie” qui ne reflétait pas la profondeur de l’injustice. Paul Thomas, l’un des dirigeants du comité technique sur le génocide des Namas, m’a dit :

À ce jour, nous sommes toujours sans terre et dans la pauvreté à cause de ce qui s’est passé il y a 115 ans. Mon arrière-grand-père a été décapité, certains de ses concitoyens ont été placés dans des camps de concentration et ont travaillé jusqu’à la mort. Il n’y a rien pour nous dans cet accord. Il est vide.

 

D’autres ont souligné une discordance qui a plané sur les négociations : bien que l’Allemagne ait refusé de tenir des pourparlers directs avec les représentants des Hereros et des Namas, elle a versé depuis 1952 plus de 90 milliards de dollars d’indemnisation aux victimes de l’Holocauste, en partie grâce à un accord négocié avec la Claims Conference, une ONG représentant les Juifs du monde entier. En juin 2021, le chef suprême ovaherero, Vekuii Rukoro, a déclaré dans une interview télévisée que l’Allemagne était prête à négocier avec la Claims Conference mais pas avec les Hereros et les Namas « parce qu’ils étaient des Européens blancs et que nous sommes des Africains noirs ».

Les Allemands sont arrivés pour la première fois dans ce qui est devenu l’Afrique du Sud-Ouest allemande en 1883 avec l’intention d’y établir un comptoir commercial. Un an plus tard, les commerçants ont contribué à convaincre le chancelier Otto von Bismarck de faire de ce territoire un protectorat allemand. Bismarck avait longtemps résisté aux appels du public et de ses rivaux politiques à établir un empire outre-mer. Les raisons de son changement d’avis font encore l’objet de débats, mais il a été en partie influencé par des rapports faisant état de gisements de diamants potentiels dans la région et par l’espoir, finalement faux, que des marchands privés supporteraient une grande partie du fardeau financier.

À l’époque, le territoire comptait entre 200 000 et 250 000 habitants, dont environ 80 000 membres de l’ethnie herero, qui vivaient avec de grands troupeaux de bétail. Les autres groupes comprenaient les Namas, les Ovambos, les Damaras, les Sans et les Basters. La zone fertile du territoire était bordée à l’ouest par le désert de Namibie et l’océan Atlantique, et au nord-est par l’Omaheke, une étendue de désert presque sans eau qui s’étend jusqu’au Botswana.

Lorsque les colons et les administrateurs allemands sont arrivés dans la région, ils ont trompé les Africains pour leur acheter de grandes parcelles de terre, les ont maltraités et ont humilié leurs chefs. Dans certains cas, ils ont également encouragé l’animosité entre les groupes locaux. Lorsque les Africains se sont défendus, Berlin a envoyé davantage de troupes. En janvier 1904, le conflit entre les Hereros et les Allemands s’est aggravé, conduisant les Hereros à lancer une offensive pour reprendre leur territoire. Plus d’une centaine d’Allemands ont été tués ; en réponse, Berlin a envoyé le général Lothar von Trotha, un vétéran de la rébellion des Boxers en Chine obsédé par l’idée de “guerre raciale”, pour prendre la tête de la colonie.

L'ordre d'extermination du général von Trotha (unique copie conservée au Botswana) : 


 Le conflit, connu sous le nom de Guerre des Hereros et des Namas, devint le prétexte d’atrocités généralisées. En août 1904, Trotha a attaqué environ 50 000 hommes, femmes et enfants hereros sur le plateau du Waterberg, dans le nord du territoire. Lorsque les survivants tentent de s’enfuir dans le désert d’Omaheke, les Allemands établissent un périmètre pour les encercler, occupent les puits d’eau et ordonnent de tuer tous ceux qui tentent de fuir le désert. En octobre, Trotha a publié une proclamation désormais célèbre appelant à l’extermination des Hereros :

Les Hereros ont cessé d’être des sujets allemands.....

Le peuple herero doit quitter ce pays. S’ils ne le font pas, je les obligerai à le faire avec le Grand Canon.

À l’intérieur des frontières du territoire allemand, tout Herero, avec ou sans arme à feu, avec ou sans bétail, sera abattu ; je ne donnerai plus refuge aux femmes et aux enfants. Je les repousserai vers leur peuple ou les ferai tirer dessus.

Un officier allemand, Ludwig von Estorff, a décrit dans son journal intime des “scènes terribles” alors que les Hereros fuyaient d’un point d’eau à l’autre « en perdant presque tout leur bétail et de très nombreuses personnes ». Certains Hereros égorgeaient leurs animaux et buvaient leur sang pour ne pas mourir de soif.

Pendant la guerre, les Allemands ont créé des camps de concentration destinés à fournir de la main-d’œuvre aux entreprises allemandes, mais les conditions y étaient si horribles que peu de prisonniers étaient en mesure de travailler. De nombreux Namas, qui avaient lancé une guérilla contre les Allemands, ont également été confinés dans les camps.



 Dans un camp situé sur Shark Island [l’Île aux requins], un affleurement rocheux et exposé de la côte atlantique, les prisonniers ne reçoivent pratiquement aucun vêtement, aucune nourriture et aucun abri. Berthold von Deimling, le commandant de la région sud du protectorat, déclara que tant qu’il serait aux commandes, “aucun Hottentot” - terme péjoratif pour désigner les Namas – “ne serait autorisé à quitter Shark Island vivant”. Entre septembre 1906 et mars 1907, 1 032 des 1 795 prisonniers du camp sont morts. Le nombre exact de victimes du génocide reste incertain, mais lorsque les prisonniers ont été autorisés à sortir des camps en 1908, jusqu’à 100 000 Hereros et environ 10 000 Namas avaient péri.

Après le génocide, les autorités allemandes ont exproprié la quasi-totalité du territoire des Africains et les ont forcés à rejoindre un marché du travail “semi-libre” dans lequel ils n’avaient guère d’autre choix que de travailler pour les propriétaires terriens allemands. Ceux qui refusaient étaient affectés de force à un employeur, et chaque Africain âgé de plus de sept ans était tenu de porter en permanence “un disque métallique à porter visiblement” et de le présenter sur demande à la police ou à “toute personne blanche”. Les mariages entre Africains et Allemands étaient interdits. Il était également interdit aux Africains de marcher sur les trottoirs et de monter à cheval, et tous les Africains étaient tenus de saluer les Allemands qui passaient. En 1921, le traité de Versailles a transféré la colonie à l’Afrique du Sud, qui a ensuite imposé le système d’apartheid sur le territoire.

Bien que la publication de Morenga (1978), un roman anticolonial à succès d’Uwe Timm, adapté par la suite en une mini-série populaire en trois parties, ait brièvement fait entrer l’Afrique du Sud-Ouest dans la conscience ouest-allemande, elle est restée éclipsée par les crimes des nazis et le traumatisme de la division nationale d’après-guerre. Même après la réunification allemande et l’indépendance de la Namibie vis-à-vis de l’Afrique du Sud en 1990, de nombreux Allemands n’étaient que vaguement conscients des atrocités commises en Afrique du Sud-Ouest ou s’imaginaient que le projet colonial allemand était plus éclairé que ceux de la Grande-Bretagne, de la France et de la Belgique.

Cette situation a commencé à changer au début des années 80, en grande partie grâce à la pression des groupes hereros et namas. Ces deux peuples sont peu représentés dans le gouvernement de la Namibie depuis l’indépendance. La South West Africa People’s Organisation (SWAPO) a dominé toutes les élections depuis 1990, en grande partie grâce au soutien des Ovambos. (Lors de l’élection la plus récente, en 2019, le parti a remporté soixante-trois des quatre-vingt-seize sièges du Parlement). Et malgré les programmes de redistribution de la Namibie, une quantité disproportionnée de terres appartient toujours à une petite minorité blanche. En 2003, la Herero People’s Reparations Corporation a intenté une action en justice devant le tribunal du district de Columbia (USA) pour demander des réparations à l’Allemagne - une procédure rendue possible par l’Alien Tort Statute [compétence universelle pour juger des crimes commis par des étrangers contre des étrangers en dehors des USA, NdT] des USA, qui permet aux étrangers de demander réparation pour des violations internationales des droits humains. Le gouvernement allemand a fait valoir qu’il était à l’abri de telles demandes parce que la convention des Nations unies sur le génocide de 1948 ne pouvait pas être appliquée rétroactivement. Bien que la plainte ait finalement été rejetée, elle a permis d’ouvrir la porte à des négociations.

Entre-temps, plusieurs universitaires - dont Joachim Zeller, Henning Melber, Isabel Hull, et surtout Jürgen Zimmerer, professeur d’histoire à l’université de Hambourg - ont commencé à attirer l’attention sur les crimes coloniaux de l’Allemagne. En 2001, Zimmerer a publié Deutsche Herrschaft über Afrikaner (German Rule, African Subjects), apparemment le premier livre approfondi sur les politiques de l’Afrique du Sud-Ouest allemande.

 Il se concentre sur les tentatives des autorités allemandes de créer un “État racial” utopique dans la colonie. Bien que le livre soit peut-être trop détaillé pour un lectorat général, il a été décisif pour dissiper ce que Zimmerer décrit comme le “brouillard” d’amnésie autour du colonialisme allemand.

Ce brouillard s’est encore levé au cours de la dernière décennie. En 2016, le Musée historique allemand de Berlin, le plus grand et le plus important musée d’histoire allemande, a accueilli la première grande exposition du pays sur sa période coloniale. L’achèvement maintes fois retardé du Humboldt Forum - un musée abritant des objets ethnologiques dans une reconstruction du palais berlinois des Hohenzollern - a également attiré l’attention sur l’histoire coloniale allemande. Alors que les protestations contre les inégalités raciales se multipliaient à l’étranger et en Allemagne, des militants et des universitaires ont fait valoir que les responsables du forum n’avaient pas fait suffisamment d’efforts pour enquêter sur la provenance de nombre de ses artefacts. En conséquence, de véritables changements sont intervenus dans la politique culturelle. L’été dernier, l’Allemagne a signé un accord inédit avec le Nigeria pour le rapatriement de tous ses Bronzes du Bénin, des sculptures pillées par les troupes britanniques en 1897 qui ont ensuite été vendues ou données à un certain nombre de musées européens et usaméricains. La ministre d’État à la Culture, Claudia Roth, a annoncé au début de l’année 2022 qu’elle envisageait des restitutions plus étendues, ajoutant que les crimes de l’ère coloniale constituaient « une tache blanche dans la culture mémorielle ».

Les efforts pour trouver un terrain d’entente avec les Hereros et les Namas restent plus délicats. Fin 2021, le nouveau gouvernement allemand dirigé par le social-démocrate Olaf Scholz a présenté un accord de coalition avec les Verts et les libéraux-démocrates (FDP), dans lequel il a fait de vagues promesses de commander des études indépendantes sur le colonialisme allemand et de commencer à développer un « site d’apprentissage et de mémoire du colonialisme ». Il a également promis de « faire avancer la recherche sur l’histoire coloniale » et de pousser à la “réconciliation” avec la Namibie.

Cela ne sera pas facile. Le gouvernement namibien a fait marche arrière sur son projet de ratifier l’accord de réconciliation et a demandé qu’il soit renégocié, et le gouvernement allemand a jusqu’à présent rejeté les appels à la réouverture des discussions. Ces discussions constitueraient un test pour la ministre verte des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, qui a promis de mener une politique étrangère conforme aux principes progressistes, écologistes et féministes de son parti [vis-à-vis de l’Ukraine, par exemple ? NdT].

De nouveaux pourparlers devraient vraisemblablement impliquer directement les Hereros et les Namas et leurs diasporas, qui sont susceptibles d’exiger que tout paiement soit officiellement reconnu comme des réparations. Une telle concession, cependant, serait probablement rejetée par les négociateurs allemands, car elle pourrait ouvrir l’Allemagne à des revendications similaires de la part de la Grèce et de l’Italie, qui demandent une compensation pour les crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle renforcerait également les actions en justice d’autres anciennes colonies contre les puissances européennes et pourrait donner lieu à une nouvelle vague de poursuites.

Le débat sur la réconciliation a été compliqué par d’autres événements. Au printemps 2020, un étrange conflit a éclaté à la suite de la décision de la Triennale de la Ruhr, un festival artistique de l’ouest de l’Allemagne, d’inviter l’universitaire camerounais Achille Mbembe à donner une conférence. Après qu’un politicien local a cité des passages de l’œuvre de Mbembe hors de leur contexte - ils établissaient des parallèles entre l’Holocauste et l’apartheid sud-africain et critiquaient les actions d’Israël en Palestine - le commissaire fédéral allemand à l’antisémitisme, Felix Klein, a déclaré que de telles comparaisons entre la Shoah et d’autres événements historiques représentaient un « modèle antisémite reconnaissable » et a demandé que Mbembe soit désinvité.

Bien que le festival ait finalement été annulé à cause du Covid-19, l’intervention de Klein a indigné de nombreux membres de la gauche qui estimaient que Mbembe et d’autres devaient être autorisés à suggérer des liens entre les crimes coloniaux et l’Holocauste. Les dirigeants de plus de trente institutions culturelles, dont le Deutsches Theater de Berlin et le Moses Mendelssohn Zentrum für europäisch-jüdische Studien de Potsdam, ont signé une lettre affirmant que « la responsabilité historique de l’Allemagne ne doit pas conduire à une délégitimation morale ou politique générale d’autres expériences historiques de violence et d’oppression ».

Depuis, journalistes et historiens se disputent à ce sujet dans les médias allemands. Le débat rappelle l’Historikerstreit, la “Querelle des historiens”, des années 1980, qui a éclaté après que l’historien Ernst Nolte a soutenu que l’Allemagne ne portait pas une charge exceptionnelle de culpabilité pour l’Holocauste, puisque des massacres avaient eu lieu auparavant - notamment en Union soviétique - et qu’ils n’étaient pas historiquement uniques. De nombreux chercheurs n’étaient pas d’accord : Jürgen Habermas a affirmé que de telles comparaisons minimisaient la responsabilité allemande et que l’Holocauste devait être considéré comme un événement historique unique. Le point de vue de Habermas est finalement devenu la pierre angulaire de l’approche allemande de la culture mémorielle.

Dans le cadre de ce que l’on appelle le Historikerstreit 2.0, Zimmerer - qui est le chercheur le plus connu à avoir étudié les liens entre l’Afrique du Sud-Ouest allemande et le Troisième Reich - est l’un des nombreux historiens à plaider en faveur d’une vision comparative. Il précise qu’il ne croit pas que le génocide des Hereros et des Namas ait été une répétition de l’Holocauste ou que les deux soient équivalents en termes d’échelle ou de motivation. Mais il soutient qu’en examinant les parallèles entre les deux, on peut parvenir à une vision plus précise des forces qui régissent l’histoire allemande et mondiale :

Pour l’histoire allemande, le génocide en Afrique du Sud-Ouest est significatif à deux égards. D’une part, il a montré l’existence de fantasmes génocidaires de violence (et les actions qui ont suivi) dans l’armée et l’administration allemandes dès le début du XXe siècle, et d’autre part, il a popularisé cette violence, contribuant ainsi à sa légitimation.

Zimmerer écrit que « les expériences coloniales représentent un réservoir culturel de pratiques culturelles dont pouvaient se prévaloir les personnes au service des nationaux-socialistes ». Dans les années 1920 et 1930, l’Afrique du Sud-Ouest allemande a été romancée dans les monuments commémoratifs publics, les programmes scolaires, les films et les livres, y compris un genre populaire connu sous le nom de “Kolonialliuteratur”. Jusqu’en 1945, le livre le plus vendu pour les jeunes lecteurs en Allemagne était Le Voyage de Peter Moor au Sud-Ouest, de Gustav Franssen qui raconte l’histoire d’un jeune homme qui se porte volontaire comme soldat dans la colonie allemande et participe héroïquement à la campagne contre les Hereros et les Namas. Zimmerer affirme que ces influences culturelles ont contribué à renforcer le soutien aux politiques nazies fondées sur la différence raciale et l’antisémitisme.

Il note que les géographes affiliés à l’université Friedrich-Wilhelm de Berlin (aujourd’hui Université Humboldt) ont participé à la conception de la politique coloniale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et ont encouragé les politiques expansionnistes qui ont conduit à l’occupation de l’Europe de l’Est sous le Troisième Reich. Les anthropologues qui devinrent plus tard les principaux partisans de la “biologie raciale” dans l’Allemagne nazie furent influencés par les recherches menées dans les colonies allemandes en Afrique. Certains des règlements imposés pendant l’occupation nazie de la Pologne - interdiction pour les Polonais de faire du vélo et d’entrer dans les salles de cinéma, obligation pour tous les Polonais de saluer les Allemands de passage - faisaient écho à des politiques précédemment instituées en Afrique du Sud-Ouest.

Zimmerer affirme également que « l’interprétation biologique de l’histoire du monde - la conviction qu’un Volk a besoin de s’assurer un espace pour survivre [le fameux Lebensraum, NdT] - est l’un des parallèles fondamentaux entre le colonialisme et la politique d’expansion nazie » en Europe de l’Est. Le Generalplan Ost (“schéma directeur pour l’Est”] d’Hitler prévoyait qu’une grande partie de l’Europe centrale et orientale ainsi que l’Union soviétique soient vidées de leurs habitants et colonisées par des fermiers allemands. Un effort particulier devait être fait pour recruter des colons ayant vécu auparavant dans les colonies africaines. En 1941, Hitler a déclaré à propos de l’Ukraine : « Le territoire russe est notre Inde, et comme les Anglais la gouvernent avec une poignée de personnes, nous gouvernerons notre territoire colonial ».

En 2021, dans Die Zeit, Zimmerer et l’universitaire usaméricain Michael Rothberg ont souligné que « l’interdiction de toute comparaison et contextualisation conduit à exciser la Shoah de l’histoire ».

 Une telle interdiction saperait les tentatives de tirer des enseignements de l’histoire : si un événement singulier ne peut se produire qu’une seule fois, il n’y a pas lieu de s’inquiéter qu’il se reproduise.

Certains ont affirmé que les partisans de la vision comparative déforment la nature idéologique de l’Holocauste et ignorent l’histoire particulière de l’antisémitisme en Europe. L’historien Saul Friedländer écrit :

Ce n’est pas une question de croyance que de savoir si l’Holocauste doit être considéré comme singulier ou non, car il ne se différencie pas seulement par des aspects individuels des autres crimes historiques, mais à un niveau fondamental..... L’antisémitisme nazi ne visait pas seulement à éradiquer les Juifs en tant qu’individus (d’abord par l’expulsion, puis par l’extermination) mais aussi à effacer toute trace du “Juif”.

À d’autres moments, le débat a fait appel à des arguments de type épouvantail, certains commentateurs affirmant à tort que les spécialistes du postcolonialisme veulent assimiler l’Holocauste aux crimes coloniaux. Parfois, il est devenu une cheval de bataille par procuration pour l’adoption de vues usaméricaines progressistes sur la justice raciale. L’éditeur et journaliste Thomas Schmid a accusé Zimmerer de faire partie d’une tentative “dans l’air du temps”, importée des USA, de « positionner l’Holocauste derrière le colonialisme », ce qui « correspond à la culture contemporaine de suspicion générale à l’égard de l’homme blanc (et de la femme blanche) ».

"Des excuses tout de suite-N amibie - In memoriam Hereros  Namas Génocide allemand 1904-1908-Pas de prescription pour le génocide"

Le nouvel Historikerstreit est né d’une confluence de facteurs - le débat sur les réparations, la réaction contre le Forum Humboldt et, plus généralement, la montée en Allemagne d’un sens de l’histoire mondialisé, dans lequel les débats sur l’esclavage aux USA et le colonialisme au Royaume-Uni, par exemple, sont souvent transposés sur des expériences locales. Mais elle a également coïncidé avec un débat sur l’identité allemande et la manière de concilier l’image de soi de l’Allemagne d’après-guerre, largement centrée sur l’expiation et la culpabilité pour l’Holocauste, avec son statut moderne de pays défini par l’immigration.

Au cours des dix dernières années, la proportion de résidents allemands immigrés ou ayant des parents immigrés est passée d’environ 19 % à 27 %. Beaucoup de ces nouveaux arrivants viennent de pays qui ont été colonisés par les puissances européennes. Des militants ont fait pression pour que l’identité allemande soit élargie afin d’accueillir des immigrants d’Afrique ou du Moyen-Orient, par exemple, en faisant valoir que leur plus grand traumatisme historique est le colonialisme, et non la Seconde Guerre mondiale.

Dans un commentaire sur le Historikerstreit 2.0 de la Neue Zürcher Zeitung, le journaliste Thomas Ribi a écrit que la culture mémorielle allemande ne devait pas changer pour accueillir ces nouveaux arrivants, car les immigrants ont été à l’origine d’une nouvelle vague de violence contre les Juifs : « L’immigration de ces dernières années a “enrichi” l’Allemagne d’une nouvelle forme d’antisémitisme, dérivée de l’islam ». Il est vrai que l’antisémitisme est un problème au sein de certaines communautés d’immigrés, en particulier celles du Moyen-Orient, mais les statistiques officielles suggèrent que la plupart des attaques antisémites en Allemagne sont le fait de membres de l’extrême droite teutonne. Il est clair que l’approche actuelle de la culture mémorielle allemande - et sa résistance à établir des liens entre l’Holocauste et le colonialisme - n’est pas non plus infaillible.

À l’automne 2021, Habermas s’est joint au débat. Dans Philosophie Magazin, il insiste sur le fait que la singularité de l’Holocauste ne signifie pas « que la compréhension de soi politique des citoyens d’une nation peut être gelée » et soutient que la transformation du pays au cours de la dernière décennie appelle une réévaluation de l’image de soi. Lorsqu’un immigrant arrive en Allemagne, écrit-il, il « acquiert en même temps la voix d’un concitoyen, qui compte désormais dans la sphère publique et peut changer et élargir notre culture politique ». L’imagination politique de l’Allemagne doit « se développer de telle sorte que les membres d’autres modes de vie culturels puissent s’y reconnaître avec leur héritage et, si nécessaire, aussi avec leur histoire de souffrance ».

"Une caisse de crânes herero a récemment été emballée par les troupes en Afrique du Sud-Ouest allemande et envoyée à l'Institut de pathologie de Berlin, où ils seront utilisés pour des mesures scientifiques. Les crânes, qui ont été débarrassés de leur chair par des femmes herero à l'aide de morceaux de verre et rendus expédiables, proviennent de Hereros pendus ou tombés au combat". (Document de 1905-1906)

Le débat a souvent fonctionné selon l’hypothèse que la mémoire est à somme nulle et qu’une plus grande reconnaissance des crimes coloniaux dévaloriserait l’importance historique de l’Holocauste. Rothberg propose un point de vue alternatif dans Multidirectional Memory: Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization (Stanford University Press, 2009, fr. Mémoire multidirectionnelle. Repenser l'Holocauste à l'aune de la décolonisation, Petra 2018]), qui a aiguisé ce débat lors de sa publication en Allemagne en 2021. Il affirme que « l’Holocauste est souvent opposé aux histoires globales du racisme, de l’esclavage et du colonialisme dans un affreux concours de victimisation comparative », mais qu’il faut « considérer la mémoire comme multidirectionnelle : comme sujette à une négociation permanente, à des références croisées et à des emprunts ; comme productive et non privative ».

En 2021, Zimmerer et Rothberg ont soutenu dans Die Zeit que

La solution n’est peut-être pas le souvenir ritualisé et les invocations de l’incomparabilité globale de l’Holocauste, mais des idées qui explorent la place historique de l’Holocauste dans l’histoire mondiale et des questions sur les façons dont sa mémoire est maintenant entrelacée avec les événements mondiaux d’après-guerre.

Si telle était l’approche historique de la Shoah, écrivent-ils, « le résultat final n’est pas moins de responsabilité allemande, mais plus, non pas moins, mais plus de lutte contre l’antisémitisme et le racisme. Cela ne devrait-il pas être l’objectif de toute discussion sur l’Holocauste et les crimes du national-socialisme ? »

Une telle approche permet également de présenter un récit plus cohérent de l’histoire allemande, dans lequel le Troisième Reich n’est pas considéré comme une anomalie malveillante, mais plutôt comme une convergence d’événements incluant le colonialisme. Réexaminer les liens entre le Troisième Reich, le génocide des Hereros et des Namas et d’autres crimes coloniaux revient à jeter une lumière plus critique sur un arc plus large de l’histoire allemande, y compris la période wilhelmienne (1871-1914). C’est comprendre que le colonialisme a eu des conséquences à long terme non seulement pour les colonisés mais aussi pour les colonisateurs.

Dans un essai paru en 2017 dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le romancier allemand Navid Kermani, né de parents iraniens, a évoqué avec émotion l’importance de la honte dans le développement de son sentiment d’appartenance nationale. La première fois qu’il s’est senti allemand, a-t-il écrit, c’était lors d’une visite à Auschwitz : « Quiconque est naturalisé allemand devra également porter le fardeau d’être allemand ». Il résume ensuite l’identité allemande en paraphrasant un rabbin polonais, Nahman de Bratslav : « Il n’y a rien de plus entier qu’un cœur brisé ». Le chemin de la connaissance de soi et de l’harmonie, en d’autres termes, doit passer par un sentiment de honte partagé.

À LA MÉMOIRE DES VICTIMES
DE LA DOMINATION COLONIALE ALLEMANDE
EN NAMIBIE 1884-1915
EN PARTICULIER DE LA GUERRE COLONIALE
DE 1904-1907

L'ASSEMBLÉE DU DISTRICT
ET
LA MAIRIE DE L'ARRONDISSEMENT DE NEUKÖLLN DE BERLIN

Seule une personne qui connaît le passé a un avenir” 
Wilhelm von Humboldt

Le seul mémorial de Berlin dédié aux victimes du génocide des Hereros et des Namas est situé dans un cimetière près de Tempelhof, un aéroport transformé en parc à la limite sud-est du centre-ville, et reste inconnu de la plupart des Berlinois. Dans un coin envahi par la végétation, les visiteurs peuvent trouver une pierre de granit de 1907 portant une inscription commémorant sept soldats allemands qui « ont volontairement combattu dans les campagnes du Sud-ouest africain et sont morts en héros ». En 2009, grâce à la pression des militants, une plaque noire a été installée sous cette inscription pour honorer les « victimes de la domination coloniale allemande en Namibie ». Elle ne comporte pas le mot “génocide”, mais elle porte en bas une citation de Wilhelm von Humboldt, philosophe prussien et réformateur de l’éducation : « Seule une personne qui connaît le passé a un avenir ».

NdT

D’autres monuments à la gloire du colonialisme allemand ont été "complétés" par des plaques exposant ses crimes, à Brême et à Göttingen, suite à des attaques et manifestations militantes.

 Illustrations ajoutées par Tlaxcala