07/07/2024

GIDEON LEVY
Les images ne mentent pas, l’armée israélienne a une nouvelle façon de transporter les Palestiniens blessés : sur le capot de ses jeeps

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 6/7/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Ce n’est pas un mais trois Palestiniens blessés et partiellement nus qui ont été humiliés par des soldats des FDI qui les ont forcés à s’allonger sur leurs véhicules chauffés à blanc et à défiler dans Jénine la semaine dernière. L’armée minimise les incidents

Hashem Selith devant sa jeep, cette semaine. Il a reçu deux balles dans la jambe avant d’être forcé à monter dans le véhicule de ses ravisseurs.

Pas une jeep, mais au moins trois véhicules différents des Forces de défense israéliennes. Et pas seulement une équipe de soldats, mais au moins trois équipes différentes convaincues qu’il est à la fois permis et correct d’ordonner à des Palestiniens blessés - non armés et, pour la plupart, ne figurant pas sur la liste des personnes recherchées par Israël - de se déshabiller en leur présence, puis de monter sur le capot brûlant de leur jeep, en s’accrochant désespérément à leur vie, pendant qu’ils sont transportés vers le site de détention et d’interrogatoire de l’armée.

Le clip vidéo qui a fait le tour du monde la semaine dernière montrait un homme blessé, Mujahed Abadi, gisant en sang et sans défense sur le capot d’une jeep conduite par ses ravisseurs et humiliateurs. Il a été libéré sans condition peu après et transporté dans un hôpital de Jénine, où il est toujours soigné pour ses blessures. Abadi n’était pas armé et n’était pas recherché par les FDI. Il a été abattu, battu et emmené par les troupes, sans raison apparente, comme l’atteste sa libération immédiate. Peut-être les soldats s’ennuyaient-ils ? Peut-être étaient-ils animés d’un esprit de vengeance, comme c’est souvent le cas dans l’armée depuis le 7 octobre ? Peut-être ont-ils décidé d’utiliser les blessés comme boucliers humains ?

Ce clip macabre a eu un retentissement considérable - il n’est pas facile de voir un homme blessé, presque nu, étalé sur une surface brûlante - mais beaucoup moins en Israël, bien sûr. Pour sa part, l’unité du porte-parole des FDI a tenté, comme d’habitude, de dissimuler, de blanchir et de minimiser l’incident. « La conduite observée dans la vidéo n’est pas conforme aux directives des FDI sur ce que l’on attend de leurs soldats », a déclaré l’unité dans un communiqué, ajoutant que « l’événement fait l’objet d’une enquête et sera traité en conséquence ».

@eye.on.palestine

Alors que l’armée “enquête” et “agit en conséquence” avec toute l’énergie requise - ce qui signifie, dans le jargon de l’armée, qu’elle ne lève absolument pas le petit doigt - nous nous sommes rendus sur les lieux cette semaine, en haut du quartier Al-Jabriat de Jénine, qui surplombe le camp de réfugiés de la ville, au sud. Abdulkarim Sadi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, nous a expliqué que, selon l’enquête qu’il a menée après l’incident, ce n’est pas un seul homme blessé qui a été soumis à cette humiliation par les soldats, le 22 juin. En fait, au moins quatre hommes ont été forcés de s’allonger sur les capots de trois jeeps. On soupçonne maintenant que ce qui a été filmé dans la vidéo d’Abadi n’était pas une anomalie, mais une pratique régulière, appelée procédure de transport des blessés.

06/07/2024

HANEEN ODETALLAH
La philosophie du Hamas dans le roman de Yahya Sinwar Épines et œillets


Haneen Odetallah, 3/7/2024
Original :
فلسفة «حماس»: السياسة والوجود عند يحيى السنوار

Version anglaise : The philosophy of Hamas in the writings of Yahya Sinwar

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Haneen Odetallah   حنين عودة الله est une critique culturelle, autrice et artiste (musique et cinéma) palestinienne. Elle est titulaire d’une licence en architecture de l’université de Bir Zeit et d’un master en analyse culturelle comparative de l’université d’Amsterdam. odhaneen @haneenodetallah

Les concepts d’abnégation, d’ascétisme et de sécurité étaient essentiels à la philosophie de résistance de Yahya Sinwar. La révolte qui a culminé le 7 octobre a été l’application directe de sa pensée politique.

Le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, participe à un rassemblement de victoire dans la ville de Gaza à la suite d’un cessez-le-feu avec Israël après 11 jours de combats, le 24 mai 2021. Photo : Ashraf Amra/APA Images

Le texte suivant a été publié à l’origine en arabe dans Babelwad, sous le titre « La philosophie du Hamas : La politique et l’existence selon Yahya Sinwar », par Haneen Odetallah. La version anglaise a été publiée par le Réseau d'information de la résistance (Resistance News Network). L’auteure utilise le roman du chef du Hamas Yahya Sinwar, “Épines et œillets”, pour analyser l’état d’esprit de la résistance contemporaine, en approfondissant les thèmes de l’autosuffisance [compter sur ses propres forces], du sacrifice et de la vigilance sécuritaire. Odetallah explore la manière dont ces concepts sont ancrés chez les individus pour favoriser l’ascension politique et la libération collective, illustrant les dimensions stratégiques et existentielles de la résistance et offrant une perspective unique sur le cadre idéologique de la résistance.-Mondoweiss

« Nous devons entrer dans l’esprit de Sinwar » : c’est le slogan de la phase actuelle des médias israéliens, qui continuent à diffuser des condamnations bruyantes après que Yahya Sinwar, le chef du Mouvement de résistance islamique (Hamas) à Gaza, a réalisé le plus grand tour de passe-passe en termes militaires et de renseignement de l’histoire de leur entité. Sinwar les a surpris par une bataille baptisée « Déluge d’Al-Aqsa », mais son véritable titre est celui des prisonniers palestiniens, auxquels Sinwar est resté fidèle, étant lui-même un ancien prisonnier libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers appelé « Loyauté des libres ».

Sinwar a passé 23 ans de sa vie en prison, dont quatre à l’isolement, mais il n’a pas perdu une seule de ces années. Il a appris l’hébreu et tout ce qu’il pouvait sur son ennemi, allant même jusqu’à formuler et exécuter un plan de renseignement à long terme derrière les barreaux, ce qui, à l’époque, était d’une grande portée. Sinwar a beaucoup étudié et réfléchi, et il a également écrit. Bien que nous n’ayons pas à « entrer dans l’esprit de Sinwar », je pense que nous devrions au moins « apprendre à connaître sa pensée », pour utiliser une expression moins intrusive.

Mais ce qui est peut-être plus facile que de « pénétrer dans l’esprit de Sinwar », c’est de lire les écrits qu’il a rédigés après des années d’isolement, de contemplation et d’étude.

 En 2004, après une opération complexe et de longue haleine qui a nécessité de grands efforts et le recrutement de nombreux prisonniers, Yahya Sinwar, alors prisonnier, a publié son roman, Al-Shawk wa’l Qurunful [Épines et œillets, ou, comme le voulait l’auteur, Épines d’œillets]*. Le roman traite d’un aspect de l’histoire de la lutte palestinienne au cours de la période historique allant de 1967 à l’Intifada Al-Aqsa du début des années 2000, et de l’émergence du mouvement islamique dans la résistance palestinienne - en particulier le Mouvement de résistance islamique, ou Hamas - dans son contexte social, politique et culturel.

Le roman raconte une histoire qui commence dans une maison d’un camp de réfugiés à Gaza et qui façonnera les valeurs et les choix de ces enfants, qui grandiront pour devenir des figures actives et clés du Mouvement de la résistance islamique. L’histoire s’étend ensuite à la famille, aux voisins, aux habitants du camp, à la bande de Gaza, à la Cisjordanie et au reste des territoires occupés, où chaque personnage forme une pierre qui construit l’expérience du Mouvement de la résistance islamique au cours de ces années.

Le roman historique, réceptacle de la philosophie

Ce roman met en scène des personnages fictifs, mais tous les événements sont réels ; l’aspect fictif provient de la transformation de ces événements en une œuvre qui remplit les conditions d’un roman, comme l’auteur l’indique dans l’introduction. Le choix de l’auteur, avant tout politique et militaire, de documenter cette étape charnière de l’histoire de la résistance armée et de la transmettre sous cette forme créative et romanesque indique qu’il s’agit d’une tentative qui va au-delà de la simple narration de l’histoire et de ses événements. Le roman historique n’est pas seulement un reflet des événements du passé ; c’est une exploration profonde des forces philosophiques et morales qui façonnent les mouvements historiques. Les personnages des romans historiques incarnent et mènent des luttes philosophiques dans le contexte de leur époque [1], c’est-à-dire qu’ils permettent de comprendre la relation complexe entre les croyances personnelles et l’étendue de l’histoire. Quant à l’auteur, il est l’une des figures pionnières du Hamas, qui a assisté à sa création et contribué à sa formation et à son développement depuis sa jeunesse jusqu’à aujourd’hui. En s’écartant des limites de l’historiographie traditionnelle pour aborder des luttes dramatiques novatrices dans l’histoire, il explore ses dimensions philosophiques, en particulier l’impact des croyances sur l’histoire. Dans le contexte de l’histoire du Hamas, cela lui permet de formuler une philosophie pour le mouvement de résistance islamique.

L’histoire est racontée du point de vue d’Ahmad, le fils du camp de réfugiés qui ouvre les yeux pour la première fois sur la dureté du monde : le camp, la guerre et la disparition de son père, un combattant de la résistance, sans laisser de traces. Ahmad observe l’environnement et les conditions de vie du camp, la pauvreté, le froid, la pluie qui s’infiltre par le plafond pendant qu’ils dorment et les suit jusqu’à leur salle de classe à l’école de l’UNRWA. Il observe la communauté du camp et sa culture, voyant le souci de sa mère pour l’honneur et la réputation des autres - surtout quand il s’agit de leurs filles - et sa sévérité en la matière. Inversement, il éprouve de la joie à accompagner son grand-père à la prière et aux réunions sociales dans la mosquée du camp.

Ahmad observe les transformations politiques dans le camp, dans la bande de Gaza, en Cisjordanie et dans l’ensemble des territoires occupés ; il est témoin des couvre-feux, des sièges, de la chasse incessante aux résistants et des punitions collectives. Il est témoin de la normalisation de l’occupation, de la stabilité matérielle, des permis de travail et des voyages d’agrément dans les territoires occupés, grâce auxquels de plus en plus d’individus sont contraints et forcés de collaborer avec l’ennemi. Ahmad observe les prisons israéliennes dont lui, ses frères, ses proches et ses connaissances sont sortis, témoignant du pouvoir de la détermination et de l’organisation pour changer la réalité. Plus important encore, Ahmad observe comment les armes et la lutte pour la liberté évoluent en réponse à ces conditions, en voyant des hommes qui ont été façonnés par la résistance et qui, à leur tour, l’ont façonnée. Ahmad retrace l’émergence du Hamas en suivant les personnages qui l’ont formé, développé et incarné, résumé dans son cousin Ibrahim, le fils du martyr qui a grandi avec lui dans la même maison avec la même mère, et qui est devenu un modèle de véritable leadership et de construction de la destinée politique.

Le narrateur joue le rôle d’un observateur participant : il ne se contente pas de regarder, mais il accompagne Ibrahim dans son travail, son éducation et son parcours de lutte. Bien qu’il ait rejoint Ibrahim dans les manifestations, qu’il ait organisé des sit-in religieux et éducatifs dans la mosquée Al-Aqsa et qu’il ait assuré la sécurité en chassant les collaborateurs, le narrateur n’a pas adhéré officiellement au mouvement jusqu’à la fin : « Bien que je ne me considère pas comme un membre ou un partisan du “Bloc islamique”, je n’avais pas d’autre choix que d’élire mon cousin et sa liste, car notre vie commune et mon admiration personnelle pour lui ne me permettaient pas de faire autrement ».

04/07/2024

GIDEON LEVY
La réaction à la libération du médecin de Gaza Mohammed Abu Salmiya révèle l’état effroyable de la société israélienne

Gideon Levy, Haaretz, 3/7/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Quiconque veut savoir ce qui est arrivé aux Israéliens depuis le 7 octobre est invité à regarder comment s’est passée la libération de prison du directeur de l’hôpital Al-Shifa. Le Dr Mohammed Abu Salmiya est resté en prison pendant sept mois, sans contrôle judiciaire, sans inculpation, sans culpabilité.


Le docteur Mohammed Abu Salmiya, directeur de l’hôpital Al-Shifa dans la ville de Gaza, en novembre 2023. Photo AFP

 

Mohammed Abu Salmiya après sa libération, à l’hôpital Nasser de Khan Younès, lundi. Photo Mohammed Salem/ REUTERS

Il a été enlevé par Israël de la même manière que le Hamas avait enlevé les otages israéliens et a été jeté en prison. Comme pour les otages israéliens, sa famille ne savait rien de son sort, et ni les représentants de la Croix-Rouge ni son avocat n’ont été autorisés à lui rendre visite.

Le Dr Issam Abu Ajwa, chirurgien, a été libéré avec lui lundi et a raconté les horribles sévices qu’il a subis. Sa photo avant et après ne laisse aucun doute sur la véracité de ses dires.

Les 50 autres Palestiniens libérés n’ont pas été montrés dans les médias israéliens, bien sûr, mais les spectateurs étrangers ont vu des adultes qui sont devenus des coquilles brisées : décharnés, timides, au corps osseux et aux jambes grêles, blessés, meurtris et pleins de blessures.

Abu Salmiya, heureusement pour lui, n’a pas été jeté dans le goulag de Sde Teiman, et n’a donc pas été torturé à mort comme ses deux collègues, le Dr Adnan Al-Bursh, chirurgien gazaoui de renom, et le Dr Iyad Rantisi, qui dirigeait un hôpital pour femmes, faisant partie de l’hôpital Kamal Adwan de Beit Lahiya.

Pour les Israéliens qui s’émeuvent de sa libération, Israël a eu tort de ne pas le tuer lui aussi, par les coups, la famine, la maladie ou d’autres formes de torture. Israël veut voir les médecins, comme tout le monde à Gaza, mourir d’une mort atroce.

03/07/2024

REBECCA RUTH GOULD
Effacer la Palestine
Liberté d’expression et liberté palestinienne

 Rebecca Ruth Gould, 2023

Ci-dessous une traduction du prologue du livre Erasing Palestine (Verso 2023), par Layân Benhamed, éditée par Fausto Giudice, Tlaxcala

« Je suis... un Juif par la force de ma solidarité inconditionnelle avec les persécutés et les exterminés »
— Isaac Deutscher, « Qui est juif ? » (1966)

Prologue : Sur l’accusation d’antisémitisme (p. 1-11)

Février 2017 a marqué un tournant dans l’histoire de l’activisme pour la Palestine au Royaume-Uni. Ce mois tumultueux a vu les Palestiniens et les militants propalestiniens submergés par une vague sans précédent d’annulations d’événements et d’attaques contre leur droit de protester contre l’occupation. Février 2017 a également marqué un tournant dans mon propre engagement envers la Palestine et la liberté d’expression. J’étais arrivée au Royaume-Uni à l’été 2015 pour commencer à enseigner à l’Université de Bristol. Ma carrière académique itinérante m’avait menée de Damas à Berlin, et finalement en Palestine et en Israël. De 2010 à 2011, j’ai fait la navette entre la Palestine et Israël plusieurs fois par semaine. J’ai vécu à Bethléem en Cisjordanie, en face du mur de l’apartheid, le long duquel je marchais sur le chemin de l’Institut Van Leer où j’étais chercheuse postdoctorale1.

L’Institut Van Leer est situé au cœur du quartier historique de Talbia à Jérusalem-Ouest. À une autre époque, treize ans avant la fondation de l’État d’Israël en 1948, le critique palestino-américain Edward Said est né dans ce quartier. Son cousin a abandonné la maison familiale en 1948, juste après sa chute aux mains de la milice paramilitaire sioniste Haganah, coupant à jamais les liens de Said avec sa patrie.2 Maintenant, des décennies plus tard, l’Institut Van Leer a joué un rôle central dans les débats autour des définitions de l’antisémitisme. En 2020, il a servi de lieu virtuel et physique pour la rédaction de la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme (JDA) et a accueilli de nombreux événements pour soutenir sa diffusion.3


Bethléem-Jérusalem : un parcours du combattant de moins de 9 petits km


En rouge, le tracé de la “barrière de séparation” ou “clôture de sécurité” israélienne (Geder Habitahon), ou encore Mur de l’apartheid (جدار الفصل العنصري جدار الفصل العنصري, jidar alfasl aleunsurii) entre Bethléem et Jérusalem

 

Un labyrinthe de béton et d'acier. Source : Alexandra Rijke & Claudio Minca, “Inside Checkpoint 300: Checkpoint Regimes as Spatial Political Technologies in the Occupied Palestinian Territories”, Antipode, March 2019

Bien que l’Institut Van Leer fût situé à seulement quelques kilomètres de mon domicile, le trajet depuis Bethléem prenait plusieurs heures. Chaque matin, lorsque je devais me rendre à Jérusalem, je faisais la queue avec des travailleurs palestiniens fébriles et privés de sommeil au tristement célèbre Checkpoint 300 [poste de contrôle]. En attendant dans la file, j’observais souvent le traitement préférentiel que moi, en tant qu’étrangère, recevais de la part des soldats de l’armée israélienne (FDI) gardant le checkpoint. Le contraste entre la manière dont ils me traitaient et celle dont ils traitaient les autochtones de la Palestine était impossible à ignorer. Les soldats israéliens me permettaient, ainsi qu’aux autres détenteurs de passeports étrangers, de passer rapidement à travers les détecteurs de métal, tandis que les travailleurs palestiniens devaient souvent rester des heures, ce qui les retardait pour leur travail et leur faisait perdre un revenu vital.

Le deux poids deux mesures était visible partout. Les barrières métalliques derrière lesquelles nous attendions avaient des rangées séparées pour les étrangers et les Palestiniens. Des politiques différentes s’appliquaient à chaque rangée. À certaines heures, seuls les étrangers pouvaient attendre dans la file. Il n’était pas difficile de deviner quelles rangées nécessitaient le plus d’attente.

J’avais rarement vu une discrimination aussi flagrante. J’évoquais ces scènes dans quelques strophes que j’ai écrites à l’époque :

Les travailleurs saluent l'aube
derrière les barreaux du poste de contrôle 300,
en attendant de construire les maisons des colons
avec du calcaire volée
.4

J’ai appelé ce poème « Calcaire volé », en référence aux façades en albâtre des nombreux bâtiments qui brillaient sur les collines de Bethléem et de la ville voisine de Beit Jala, sur mon chemin vers Jérusalem. Ces bâtiments avaient été construits par des ouvriers palestiniens mal rémunérés, qui devaient attendre des heures aux checkpoints juste pour atteindre les bus qui les emmèneraient au travail.5 « Calcaire volé » réfléchit sur ma complicité au sein du système d’apartheid qui se développait à l’époque de ma résidence à Bethléem, et qui est devenu encore plus enraciné depuis mon départ.

Mon salaire était financé par une bourse établie par un philanthrope israélien. En acceptant cette bourse, je violais le boycott des institutions académiques israéliennes auquel participaient nombre de mes amis et collègues. Avant de l’accepter, j’ai débattu de l’éthique de cette décision avec des amis. Je voulais voir la Palestine – et y vivre – de première main. Une bourse de cinq ans à Jérusalem me permettrait de vivre en Palestine, spécifiquement à Bethléem en Cisjordanie, à quelques kilomètres seulement. Une amie proche venait de rentrer de Bethléem et elle a arrangé un appartement où je pourrais rester. C’était potentiellement une opportunité de changer ma vie à long terme en vivant en Palestine. Je sympathisais avec le boycott, mais je sentais aussi que je pourrais mieux contribuer à ces questions en étant témoin direct de l’occupation et en la vivant – même si ce n’était que temporairement.

Lorsque l’Institut Van Leer m’a attribué la bourse, il n’avait aucune idée que je prévoyais de vivre en dehors d’Israël et de faire la navette vers Jérusalem. Lorsque je suis arrivée à Jérusalem et leur ai dit que je vivrais en Palestine, il était trop tard pour qu’ils refusent ma demande. À la différence des Israéliens, j’étais légalement autorisée à résider dans les Territoires occupés. Contrairement aux Palestiniens, je pouvais entrer à Jérusalem sans demander de permission spéciale. Ces fréquentes navettes à travers des checkpoints encombrés et l’exposition à deux géographies radicalement différentes qui se jouxtaient m’ont amenée à voir l’occupation d’une manière complètement différente. Cette expérience directe de l’occupation a intensifié et justifié mon soutien au boycott. Jusqu’à mon arrivée en Palestine, mon soutien était basé sur des informations de seconde main.

C’est en vivant à Bethléem durant l’été 2011 que j’ai fini par écrire un article polémique qui condensait toute ma frustration face à tout ce que j’avais observé en Israël, en faisant la navette entre Bethléem et Jérusalem, en parlant avec des Israéliens qui n’avaient jamais visité les Territoires occupés – ce que la loi israélienne leur interdisait de faire – en observant et en habitant la bulle dans laquelle vivent les Israéliens tandis que leurs voisins palestiniens subissent des niveaux infiniment plus élevés de privation économique, de chômage et de violence en raison des politiques et préjugés israéliens.

Je vivais à quelques rues du mur que construisait Israël sous prétexte de sécurité, bien qu’il traversât directement le territoire palestinien. Des maisons avaient été coupées en deux par cette construction de pierre. Des plaques commémoratives avaient été érigées sur les décombres. Quelques années après mon départ de Bethléem, ces murs bifurqués seraient immortalisés dans le Walled Off Hotel, un édifice initialement créé par l’artiste de rue Banksy basé en Angleterre comme une exposition temporaire, devenant finalement un élément permanent de l’occupation. J’ai été témoin de patrouilles lourdement armées des FDI dans les rues, remplissant les Palestiniens de peur. Je ne pouvais plus justifier de vivre dans – et de recevoir un revenu de – ce système corrompu et discriminatoire. Bien que j’aie été témoin du carnage de la guerre de première main – j’avais visité Grozny peu après que la ville eut été rasée par des frappes aériennes russes en 2004 – les insultes et humiliations quotidiennes des Palestiniens que j’ai observées dans les Territoires occupés me rendaient malade. J’ai décidé de mettre fin à ma bourse pour le bien de ma propre santé mentale.

C’est à cette époque que j’ai écrit une courte polémique provocante intitulée « Beyond Antisemitism » (« Au-delà de l’antisémitisme »). Ce travail allait me hanter de nombreuses années plus tard, en me propulsant dans des circonstances qui ont conduit à la rédaction de ce livre. J’étais furieuse contre moi-même – entre autres – de ne pas pouvoir arrêter les abus historiques qui avaient normalisé la censure des voix palestiniennes. Je l’ai envoyé au magazine radical de gauche Counterpunch. J’ai reçu une réponse dans les heures qui ont suivi de la part du journaliste et rédacteur Alexander Cockburn, décédé l’année suivante. Cockburn l’a apprécié et m’a dit qu’il le publierait dans l’édition imprimée.6

Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un chèque de 100 dollars dans ma boîte aux lettres à l’Institut Van Leer, avec une courte note me remerciant pour ma contribution. Nous n’avions jamais discuté des termes de paiement, et je n’avais jamais partagé mon adresse avec Cockburn, donc l’argent fut une surprise.

Rétrospectivement, je peux voir comment le titre « Beyond Antisemitism » pouvait avoir semblé incendiaire, surtout sorti de son contexte. Il était calculé pour provoquer. Le titre a également été choisi pour critiquer l’utilisation politique du discours sur l’antisémitisme pour faire taire les discussions sur l’occupation de la Palestine. J’ai écrit sur ce que j’avais observé de première main pendant ma résidence en Palestine et mes trajets réguliers en Israël. Je n’aurais pas utilisé un tel titre si j’avais vécu n’importe où en Europe, où les sites de la plus grande atrocité du XXe siècle forment un sous-texte perpétuel à chaque discussion sur l’antisémitisme aujourd’hui. Mais je n’écrivais pas depuis l’Europe, ni d’ailleurs depuis le Royaume-Uni. Je n’avais jamais mis les pieds en Angleterre à ce moment de ma vie. J’écrivais depuis la Palestine après avoir travaillé un an en Israël, et par frustration de ma complicité avec le système injuste dans lequel je vivais et travaillais. On pourrait se demander : quel rapport l’antisémitisme a-t-il avec cela ? Indirectement, sinon explicitement, l’antisémitisme était le prétexte pour les injustices que j’observais chaque jour contre les Palestiniens. La peur d’être accusé d’antisémitisme rend difficile de s’exprimer, et c’est pourquoi tant d’entre nous qui témoignons de la discrimination anti-palestinienne – Israéliens et non-Israéliens – gardent le silence. Notre silence est une complicité. Cette complicité réduit également les Palestiniens au silence, cachant leurs expériences à la vue du public.

« Beyond Antisemitism » soutenait que la longue histoire de l’antisémitisme et de l’Holocauste constitue la toile de fond contre laquelle des vies palestiniennes sont sacrifiées. L’idée ne m’était pas venue quand je vivais à Berlin, avant d’accepter la bourse de Jérusalem. J’ai découvert cette dynamique intégrée dans la vie quotidienne des Israéliens en faisant la navette entre mon bureau en Israël et ma maison palestinienne. L’amnésie dans laquelle vivent les Israéliens me rappelait grandement ma propre éducation aux USA. Le génocide des Amérindiens était complètement supprimé de nos programmes scolaires, et l’esclavage était un sujet délicat que nos enseignants évitaient de discuter directement. Les traumatismes de l’histoire juive, et la peur compréhensible que cette histoire puisse un jour se répéter, avaient également conduit à des distorsions et des suppressions du passé. Les mémoires traumatiques et la peur de leur répétition hantaient mes conversations avec les Israéliens. Ces peurs remplissent les ondes radio israéliennes et façonnent la mémoire culturelle du peuple israélien. L’État israélien fait tout ce qu’il peut pour maintenir l’accent sur le traumatisme historique des Juifs. Pourtant, comme l’a remarqué Isaac Deutscher en 1967, même lorsque les dirigeants israéliens « surexploitent Auschwitz et Treblinka... Nous ne devrions pas permettre des invocations d’Auschwitz pour nous faire du chantage afin que nous soutenions une mauvaise cause. »7 « Beyond Antisemitism » était une polémique contre les silences forcés imposés par les traumatismes du XXe siècle, qui détournent l’attention de l’occupation des terres palestiniennes et de la dépossession du peuple palestinien. Après un an de résidence à la frontière entre Israël et la Cisjordanie, j’étais certaine qu’il n’y avait aucune justification pour les checkpoints discriminatoires et le système de bus ségrégué, ni pour le système archaïque de laissez-passer et de règlements qui restreignent grandement l’accès des Palestiniens à l’emploi et les maintiennent dans la pauvreté.

01/07/2024

AHMED NADHIF
Comment nous avons perdu l’Inde : pourquoi New Delhi est-elle devenue une partisane d’Israël ?

Ahmed Nadhif, Hiber, 9/12/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Ahmed Nadhif est un journaliste et chercheur tunisien, traducteur au Courrier de l’UNESCO à Paris.

Il y a 85 ans, le Mahatma Gandhi finalisait la position du Parti du Congrès indien sur les intentions du mandat britannique de céder la Palestine aux Juifs. En novembre 1938, Gandhi écrivait : « Ma sympathie pour le sort des Juifs ne me rend pas aveugle aux exigences de la justice. La revendication d’un foyer national pour les Juifs ne m’intéresse pas beaucoup. La Palestine appartient aux Arabes au même titre que l’Angleterre appartient aux Anglais ou la France aux Français. Il est erroné et inhumain d’imposer les Juifs aux Arabes. Ce qui se passe aujourd’hui en Palestine ne peut être justifié par aucun code de conduite moral. Ce serait certainement un crime contre l’humanité que de réduire le nombre d’Arabes pour faire de la Palestine, en partie ou en totalité, une patrie juive ». La position de Gandhi était motivée, outre les impératifs de justice, par l’ennemi commun des Arabes et des Indiens, la Grande-Bretagne. L’homme avait depuis longtemps fait l’expérience des machinations des Anglais et des tragédies du colonialisme de peuplement. La position pionnière de Gandhi a caractérisé les positions du Parti du Congrès, même après le départ du Mahatma en 1947 et la naissance d’Israël en 1948.

 

Il y a deux mois, le Premier ministre indien Narendra Modi a dénoncé sur Twitter l’opération Déluge d’Al Aqsa : « Profondément choqué par les attaques terroristes en Israël. Nos prières accompagnent les victimes innocentes et leurs familles. Nous sommes solidaires d’Israël en ces temps difficiles ». Bien que la solidarité internationale avec Israël ait commencé à s’émousser quelques jours après l’attaque, qui a été suivie par les représailles brutales d’Israël contre les civils à Gaza, Modi a continué à se ranger du côté d’Israël lorsqu’il a écrit quelques jours plus tard, à la suite d’un appel téléphonique avec Netanyahou : « Le peuple de l’Inde se tient fermement du côté d’Israël : le peuple indien soutient fermement Israël en ces temps difficiles. L’Inde condamne fermement et sans équivoque le terrorisme sous toutes ses formes et manifestations ». Le 19 octobre, le ministère indien des Affaires étrangères a réitéré son soutien à la guerre contre le terrorisme.

 https://pbs.twimg.com/media/DEDjPn8UAAAyPxP?format=jpg&name=small

Entre la position de Gandhi et du Parti du Congrès et celle de Modi, le leader du Bharatiya Janata Party (BJP), il y a un large fossé qui révèle les changements radicaux qui ont eu lieu en Inde au cours des huit dernières décennies, pendant lesquelles nous, Arabes, ou plus précisément la Palestine, avons perdu un allié fort qui non seulement a cessé de soutenir notre cause, mais est passé dans le camp opposé, en soutenant l’entité d’occupation. Comment cela s’est-il produit, dans quel contexte, et tous les Arabes sont-ils responsables de ce changement ?

Comment avons-nous perdu l’Inde ?

La naissance de l’Inde indépendante en 1947 a coïncidé avec l’intensification du conflit en Palestine et l’expansion des bandes sionistes. Jawaharlal Nehru, successeur de Gandhi et premier Premier ministre, a rejeté les décisions du Comité spécial des Nations unies sur la Palestine (UNSCOP), qui appelait à la partition de la Palestine entre Arabes et Juifs. L’Inde a également voté contre l’admission d’Israël aux Nations unies en 1949. Vingt ans plus tôt, Nehru avait défendu la même position aux côtés des nationalistes arabes lors du Congrès des nationalités opprimées de Bruxelles en 1927, qui avait vu la création de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale. En 1947 à l’ONU, ‘Inde, soutenue par l’Iran et la Yougoslavie, a proposé la création d’un Palestine fédérale assortie d’une autonomie interne pour les Juifs, mais la proposition a été rejetée.

En mai 1960, Nehru visite la Bande de Gaza (alors administrée par l’Égypte) et passe en revue les soldats indiens de la Force d’urgence des Nations unies (FUNU) créée en 1956 durant la crise de Canal de Suez. L’avion de l’ONU qui le ramène à Beyrouth subit une tentative d’interception de l’aviation israélienne. Voir vidéo de la visite

La minorité musulmane de l’Inde était un élément clé de la politique de Nehru, mais ce n’était pas le seul motif de ce parti pris indien pour le côté arabe. À partir des années 1950, Nehru s’oriente vers l’établissement d’une ligne de non-alignement, dont le président égyptien Gamal Abdel Nasser est une figure clé. Bien que le gouvernement indien ait reconnu l’État hébreu en septembre 1950, il a refusé d’établir des relations diplomatiques avec lui. Ce soutien indien n’a cependant pas empêché les Arabes de se ranger du côté de la Chine lors de la guerre sino-indienne de 1962 pour le contrôle des régions frontalières de l’Aksai Chin et de l’Arunachal Pradesh. Lors des guerres pakistano-indiennes de 1965 et 1971, l’allié égyptien est resté neutre, tandis que le reste des capitales arabes s’est rangé du côté d’Islamabad. En 1969, le Pakistan a réussi à dissuader l’Organisation de la conférence islamique (OCI), dont un tiers des membres appartient à la Ligue arabe, d’admettre l’Inde au sein de l’organisation, alors que le pays compte plus de musulmans que certains pays arabes.

Six mois dans une dystopie néolibérale
Cannibalisme social contre entraide et résistance en Argentine

crimethInc., 17 /6/ 2024
Traduit par
Layân Benhamed, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

 En décembre 2023, Javier Milei est arrivé au pouvoir en Argentine, introduisant des mesures radicales d’austérité et de déréglementation. En promettant d’écraser les mouvements sociaux au nom d’un capitalisme débridé, son administration ouvre la voie à un effondrement social complet et à l’émergence d’une narco-violence à grande échelle. Dans le récit qui suitnotre correspondant dresse un tableau saisissant des forces et des visions rivales qui se disputent l’avenir de l’Argentine, dont le point culminant le plus récent ont été les affrontements du 12 juin, lorsque des manifestants militants ont affronté près de trois mille policiers encerclant un congrès barricadé.

Le bloc antifasciste, anarchiste et autonome lors de la manifestation du 24 mars : « Contre la violence d'État – autodéfense populaire ».

Instantanés

Fin janvier 2024, mouvements sociaux, assemblées de quartier et organisations de gauche se rassemblent devant le congrès pour protester contre le paquet massif de réformes néolibérales qui y sont débattues. L’État répond en mobilisant des milliers de policiers. On peut voir un officier se promener en arborant en écusson un drapeau de Gadsden « Ne me marchez pas dessus » sur sa veste.


 À la fin de la soirée, même si rien de particulier ne s'est produit, les policiers se déplacent par deux sur des motos, tirant des balles en caoutchouc sans distinction dans la foule.

Quelques jours plus tard, Sandra Pettovello, ministre du « Capital humain », refuse de rencontrer les organisations sociales pour discuter de la distribution d’aide alimentaire aux milliers de comedores populares (soupes populaires de quartier). S’inspirant de Marie-Antoinette, elle déclare : « S’il y a quelqu’un qui a faim, je le rencontrerai en tête-à-tête », mais sans l’intermédiaire des organisations sociales.

Le lendemain, des milliers de personnes acceptent son offre, faisant la queue devant son ministère. Elle refuse de les rencontrer.


La queue au centre-ville s'étend sur 20 pâtés de maisons au lendemain de la déclaration de la ministre du Capital humain qu'elle accueillerait individuellement ceux qui avaient faim.

Début mars, Télam, l'agence de presse publique, a été fermée. Il en va de même pour l'INADI, l'institut national contre les discriminations. Des vagues de licenciements déciment presque toutes les institutions publiques, y compris la bibliothèque nationale. On parle de privatiser la Banque nationale. Alors que les travailleurs se mobilisent pour défendre les institutions publiques et leur lieu de travail, ils trouvent les bâtiments barricadés et encerclés par la police anti-émeute. Des militants dits « libertariens » organisent une séance photo pour célébrer les fermetures et les licenciements.


Des policiers encerclent le bâtiment fermé de l'agence de presse publique Télam

Ursula est interviewée en direct par un journaliste d'une chaîne pro-gouvernementale. « Je suis veuve, je reçois une aide du gouvernement et je vis avec ma mère, qui est à la retraite. » Elle raconte qu'elle a trois filles, dont l'une se tient dans la rue, dans le froid, à côté d'elle pendant l'interview. Elle dit avoir récemment perdu son emploi. Alors qu'elle explique qu'elles tentent de survivre en vendant des paquets d'autocollants dans la rue, elle fond en larmes devant sa fille adolescente.

Quelques minutes avant l'interview d'Ursula, une autre femme avait été interviewée dans la rue. « J'ai trois boulots pour joindre les deux bouts. » Aucune des deux n'a mentionné les décisions politiques et économiques qui les ont conduites à ces situations.

Le coût de la vie a explosé. L’inflation est désormais « sous contrôle » – si l’on peut qualifier de sous contrôle un taux d’inflation mensuel de 9 % – uniquement parce que la demande des consommateurs s’est effondrée. Le coût des services publics, des médicaments et des produits alimentaires de base a explosé avec des augmentations de prix bien supérieures à 100 % dans toutes ces catégories. Dans le même temps, les contrats de location ont été complètement déréglementés.

Le résultat n'est pas surprenant. La valeur réelle des salaires s'effondrant, les ventes sont en chute libre. Ce ne sont pas seulement les fonctionnaires, stigmatisés par les ultralibéraux comme des «parasites vivant aux crochets de la société», qui perdent leur emploi. Les petites entreprises et les usines ferment les unes après les autres. Au cours du mois de mai, 300 000 «comptes salaires», comptes bancaires utilisés exclusivement pour recevoir les salaires mensuels, ont été fermés.

Dans une usine de la province de Catamarca, les travailleurs n'ont pas accepté la perte de leur poste de travail. Les 134 travailleurs de l'usine textile Textilcom, soupçonnant la fermeture imminente de celle-ci, ont occupé l'usine en guise de résistance contre la fermeture et comme moyen de pression pour s'assurer qu'ils ne seraient pas privés de leurs arriérés de salaire.

Mais même ici, les travailleurs qui mènent des actions collectives, qui occupent une usine et qui subissent les conséquences concrètes de la logique capitaliste du marché, mettent un point d’honneur à se distancer des chômeurs, des travailleurs informels et des personnes marginalisées qui constituent la majeure partie des mouvements sociaux. « Nous ne dépendons pas de l’aide de l’État, nous ne voulons pas d’aide, nous ne sommes pas comme les piqueteros. »

Un inconnu affronte le président Milei dans la rue en criant : « Les gens n'arrivent pas à joindre les deux bouts ! »

Milei répond : « Si les gens ne parvenaient pas à joindre les deux bouts, ils mourraient dans les rues, donc c'est faux. »

Même la presse pro-gouvernementale et de droite qualifie sa déclaration de « méprisable ».

En même temps, les organisations sociales dénoncent le refus du ministère du Capital humain de distribuer plus de cinq mille tonnes de produits alimentaires. Le ministère accuse le vaste réseau de soupess populaires gérées par les organisations sociales de pratiquer l'extorsion et affirme qu'un audit a révélé que la moitié de ces soupes populaires n'existent pas, alors que toute cette nourriture pourrit dans leurs entrepôts.

Un juge ordonne au gouvernement de commencer à distribuer la nourriture. Plutôt que d'obtempérer, celui-ci fait appel de la décision judiciaire.

Pendant ce temps, 49 % du pays vit dans la pauvreté, et 11,9 % de la population vit dans l’extrême pauvreté, définie comme « les personnes incapables de subvenir à leurs besoins alimentaires de base ».


Des manifestants devant le lieu où le ministère du Capital humain bloque des milliers de tonnes d'aide alimentaire.