19/11/2021

RAJAA NATOUR
Le problème avec les « histoires palestiniennes » sur Netflix

Rajaa Natour, Haaretz, 17/11/2021

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

                Photo Bar Gordon

Rajaa Natour est une journaliste, poètesse et défenseuse des droits humains palestinienne née dans le village de Qalansawe, dans le Triangle sud de l'actuel District central israélien (Samarie). Elle est titulaire d'une maîtrise en sciences politiques obtenue à l'université de Bradford, au Royaume-Uni. Elle travaille actuellement comme correspondante étrangère aux Pays-Bas pour le quotidien Haaretz. @RajaaNatour

La collection de films que Netflix exhibe fièrement n'a rien de réjouissant : ils se concentrent tous sur la victimisation et l'occupation, au lieu d'oser affronter les problèmes internes des Palestiniens.

Netflix a lancé le 14 octobre la collection "Palestinian Stories", qui comprendra 32 films réalisés par des Palestinien·nes ou racontant des histoires palestiniennes, ce qui a déclenché la colère de divers groupes sionistes opposés au mouvement BDS de boycott d'Israël [NdT]

 

Cet article ne contient ni recommandations de visionnage ni pitié. Netflix a récemment lancé une collection de films palestiniens intitulée "Histoires palestiniennes". Rien ne justifie, ni sur le plan artistique ni sur le plan politique, la frénésie médiatique arabo-palestinienne qui a accompagné sa sortie.


Sur le plan politique,
le lancement ne signale pas nécessairement un changement d'attitude du populaire service de streaming à l'égard des Arabes et des musulmans, dont les représentations sur Netflix sont encore effroyablement stéréotypées. La démarche n'est pas non plus courageuse ni "audacieuse", comme l'a affirmé Ameen Nayfeh, un cinéaste palestinien vivant et travaillant à Ramallah, dans une interview accordée à CNN.

En tant qu'entreprise capitaliste, Netflix a apparemment compris - en particulier après les récents événements survenus dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem -Est et dans des villes mixtes en Israël - que le récit palestinien gagne en popularité au niveau international et devient "sexy". En conséquence, elle a traduit cela en une brillante opération commerciale. En termes de réalisation, il n'y a là rien de nouveau sous le soleil, ni dans la manière dont le cinéma palestinien raconte le récit national, ni en termes de contenu.

 

Une scène de "Giraffada". Crédit : Pyramide International / Netflix

Avant d'aller plus loin, il est important de savoir quel type de films a été sélectionné, quels cinéastes palestiniens ont été honorés par leur inclusion, et quand chaque film est sorti en salle - car ces questions sont essentielles à la discussion.

Parmi les offres actuelles, citons "Condom Lead" (2013, réalisé par Tarzan et Arab Nasser) ; "Divine Intervention" (2002, Elia Suleiman) ; "The Present" (2020, Farah Nabulsi) ; "Children of Shatila" (1998, Mai Masri) ; "Les jambes de Maradona" (2019, Firas Khoury) ; "Quand je t'ai vu" (2012, Annemarie Jacir) ; "Ave Maria" (2015, Basil Khalil) ; "Bonboné" (2017, Rakan Mayasi) ; et "La traversée" de Nayfeh, de 2017.

Qu'y a-t-il dans ces films et courts métrages ? Tout. L'occupation, les arrestations, les emprisonnements, la torture, les postes de contrôle, les humiliations, les frappes aériennes sur la bande de Gaza, les réfugiés, et bien plus encore.

 

De gauche à droite : "Ave Maria", "200 mètres" et "Giraffada". Crédit : Netflix

Chacun des huit films ou courts métrages que j'ai visionnés est construit sur le même récit de victimisation, avec un rythme, un ton et un langage cinématographique identiques, comme s'ils étaient tous clonés.

Pourtant, on peut encore dire, à la décharge de certains des réalisateurs qui ont tenté de présenter le récit palestinien de manière brève, concise et efficace - sans le remettre en question, bien sûr - qu'ils ont reconnu que pour atteindre un large public international, il fallait diluer le pathos palestinien et comprimer l'occupation en une seule scène précise.

Netflix, pour sa part, a promis que les films seraient rendus accessibles à tous les spectateurs dans leur propre langue, et est même allé jusqu'à déclarer que la collection constitue une reconnaissance et une appréciation du cinéma et des cinéastes palestiniens.

Nuha Eltayeb, directrice des acquisitions contextuelles pour le Moyen-Orient, la Turquie et l'Afrique du Nord chez Netflix, a déclaré : « Nous pensons que les grandes histoires voyagent au-delà de leur lieu d'origine, sont racontées dans différentes langues et appréciées par des personnes de tous horizons et, avec la collection 'Histoires palestiniennes', nous espérons amplifier ces belles histoires auprès d'un public mondial ».

 

Une scène de " Ave Maria ", un film inclus dans la catégorie "Histoires palestiniennes " de Netflix. Crédit : Incognito Films

Bien qu'Eltayeb ait essentiellement admis que Netflix est intéressé par l'exploitation de l'histoire palestinienne, certains des réalisateurs palestiniens ont persisté à se prosterner devant le géant du streaming. 

Nayfeh a été rejoint par ses collègues cinéastes palestiniens Mahdi Fleifel et May Odeh, qui ont adressé leurs compliments et leur gratitude à l'équipe de Netflix. Grâce à elle, ont-ils dit, le récit palestinien pourra désormais contourner les informations et la machine de propagande israélienne, et présenter la position des Palestiniens à travers leur production cinématographique. 

Hassan Abu Maalaa, un critique d'art palestinien réputé qui enseigne à l'Arab American University [université privée en Cisjordanie, NdT], a été l'un des rares à trouver à redire à Netflix. Selon lui, il suffit de regarder "Fauda", l'émission à succès qu'il diffuse sur une unité israélienne de contre-terrorisme, pour comprendre que le site de streaming est pro-israélien. Point barre.

 Lutte narrative

 En dehors des différences de qualité des scénarios, des choix de réalisation et de mise en scène, du développement des personnages et de la cinématographie, l'occupant et ses actions étaient au centre de tous les films que j'ai regardés. Ils ont tous laissé en dehors du discours cinématographique et politique les conséquences de l'occupation et les actions de l'occupant qui ont fait leur chemin dans la psyché palestinienne. Ce cinéma ne s'engage pas dans un "palestinisme" qui a été forgé à cause de l'occupation ; il s'engage dans un bras de fer narratif avec le récit israélien.

 C'est le cas, par exemple, des films "Bonboné", "Le Présent" et "Ave Maria". Il s'agit de films courts et précis, dont la mise en scène et la production sont bien ficelées. Mais contrairement à "Bonboné" et "The Present", "Ave Maria" est intelligent, drôle et bien construit, grâce notamment à un scénario remarquable qui sauve le film du piège de la banalité narrative.

Une affiche de "The Crossing". Crédit : Netflix

Il n'en reste pas moins que ces trois films sont, à mon avis, un échec total en termes de contenu, de profondeur et de discours. Ils sont aveuglément fidèles au récit national et, par conséquent, offrent le contenu cliché et superficiel qui place l'occupant israélien non seulement au cœur du récit palestinien, mais aussi exclusivement au cœur de l'œuvre cinématographique palestinienne.

"3000 Nuits" tombe dans le même piège. Il se concentre sur l'histoire de Layal, une prisonnière de sécurité accusée d'avoir aidé un Palestinien à commettre un attentat terroriste. L'intrigue du film est superficielle, pleine de clichés et presque entièrement axée sur ce qui est évident : la routine carcérale faite de torture et d'humiliations violentes. Elle passe complètement à côté des nuances potentielles et des questions palestiniennes internes - par exemple, les collaborateurs en prison et la formation de la féminité, de la sexualité et du maternalisme palestiniens dans de telles conditions. Ce sont des questions palestiniennes internes, en particulier la féminité, qui ont été politisées et défamiliarisées par l'occupation et que le cinéma palestinien s'est appropriées.

Jacir est la seule réalisatrice qui ose, avec une grande sensibilité, braquer un projecteur interne sur le récit national dans son film "When I Saw You". À travers les yeux de Tarek, un jeune Palestinien contraint de quitter la maison avec sa mère et de vivre dans un camp de réfugiés jordanien en 1967, elle tente de poser d'intéressantes questions intergénérationnelles liées au retour au pays, à l'enfance et à la féminité en exil, ainsi qu'à la lutte armée.


Dans l'une des scènes les plus fortes du film, Tarek, qui commence à suivre un entraînement dans un camp de fedayins pour combattants arabes, laisse échapper à voix basse : "Vous avez tous peur".

Son intention est d'aborder l'évitement du combat et du retour en Palestine par la lutte armée. Mais bien sûr, celui qui a le plus peur est le cinéma palestinien, qui refuse d'aborder des questions difficiles telles que :     veut-il continuer à raconter l'histoire palestinienne telle qu'elle est racontée aujourd'hui, de la même manière et en utilisant le même langage ? Pourquoi continue-t-il à sacrifier la critique sur l'autel du nationalisme ? Qui est représenté par cette histoire ?

 

La question la plus importante de toutes est cependant la suivante : qui et quoi est exclu de cette scène cinématographique particulière ? Les réalisateurs palestiniens n'ont apparemment pas encore noté l'absence de la communauté LGBTQ palestinienne, des femmes, des Bédouins et d'autres groupes sociaux exclus de ces histoires palestiniennes.


Surtout, ils n'ont pas remarqué que la nouvelle génération et ses histoires sont totalement absentes de ces offres cinématographiques. Ils n'ont pas compris que le cinéma palestinien d'aujourd'hui n'a pas pour fonction d'informer le monde de ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie. Après tout, Mouna et Mohammed El-Kurd, les jumeaux activistes de Sheikh Jarrah, et d'autres membres de leur génération le font déjà très bien.

La fonction du cinéma palestinien aujourd'hui est d'être critique, complexe et courageux, en osant critiquer et décortiquer l'identité palestinienne sous l'occupation de la même manière qu'il ose attaquer et critiquer l'occupation.

Son travail consiste à créer un espace sûr dans lequel l'identité palestinienne, sous toutes ses formes et dans toutes ses nuances, existe sans sélection ni disqualification. Un cinéma palestinien sans peur qui se rebelle contre le pathos et ne succombe pas à la victimisation.

NdT : je ne suis que très partiellement d’accord avec cet article, que j’ai traduit dans l’espoir de susciter un débat sur ce thème. Les réponses et commentaires sont bienvenus (ci-dessous ou par courriel à tlaxnetwork[at]gmail.com)

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