“Considère donc ça simplement comme un gros chameau”
 

29/04/2025

HAYTHAM MANNA
L’Étaticule joulanesque* ou les sécrétions putrides du totalitarisme djihadiste

 *traduction de l’expression Douila al-Joulani, littéralement le micro-État d’Al Joulani

Haytham Manna , 28/4/2025

دويلة الجولاني: أو الإفرازات الرثة للشمولية الجهادي Original :

Traduit par Tlaxcala

Haytham Manna (Oum El Mayadhine, Daraa, 1951), médecin et anthropologue, est un militant historique de la cause des peuples et des droits humains. Directeur de l’Institut Scandinave pour les Droits de l’Homme/Fondation Haytham Manna à Genève et président du Mouvement international pour les droits de l’homme et des peuples (IMHPR), il est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages. Ci-dessous le chapitre 2 du livre « Manifeste contre le fascisme djihadiste », à paraître prochainement. [Chapitre 1 Chapitre 3]

 

Dans leur essai intitulé « L’État-nation moderne : entre islamisme et laïcité|», Asia Al-Muhtar et Adnan Harawi nous offrent une synthèse claire et concise du concept d’État-nation moderne en affirmant :

« Les systèmes législatifs de l’État-nation moderne se caractérisent par une indépendance complète à l’égard de toute idéologie, quel que soit son type. Si l’État laïc vise à séparer la structure politique de l’appareil religieux, alors l’État-nation moderne est un État indépendant qui ne s’appuie sur aucune source de législation en dehors de la volonté populaire. En tant qu’entité neutre à l’égard des religions, des sectes, des idéologies, des individus et des classes, cet État cherche à éviter d’adopter toute idéologie qui pourrait affecter son entité et son existence, et en faire un État exclusif qui sert un groupe spécifique au détriment d’un autre. Ce « service exclusif » que l’État cherchera à fournir est basé sur des principes qui entrent en conflit avec les principes d’égalité citoyenne et est réalisé sur la base d’une référence religieuse, idéologique ou doctrinale spécifique ». 

 En réalité, l’État-nation moderne repose sur trois principes fondamentaux : le premier est l’égalité des citoyens, le deuxième est la primauté du droit et le troisième est la légitimité du peuple.

Ce n’est pas ici le lieu de parler de la naissance et de la construction de « l’État-nation moderne », auquel nous avons consacré un livre et des articles [2], mais il est nécessaire de rappeler sans cesse que cette naissance est le fruit d’un long processus historique qui a permis à l’Europe, par exemple, de sortir de ses guerres sectaires et religieuses, qui ont coûté à la seule Allemagne, pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648), la vie de plus de sept millions d’habitants. En Méditerranée orientale, l’Empire ottoman n’est sorti de l’histoire et de la géographie qu’après avoir écrit ses dernières pages avec le génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens en 1916-1918, et la défaite lors de la Première Guerre mondiale et la signature par le sultan Mehmet VI du traité de Sèvres (1920), qui a laissé au califat, à la fin de son existence, 380 000 km² sur les 1 780 000 km² qu’il comptait avant la guerre.

En Égypte, la révolution de 1919 a marqué un tournant important dans la lutte pour la libération nationale du joug colonial britannique, vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. À Damas, l’indépendance du Royaume arabe syrien a été proclamée le 8 mars 1920 par une assemblée législative constituante connue sous le nom de « Conférence syrienne générale », qui a adopté le «Statut fondamental» qui prévoyait une monarchie constitutionnelle civile, une administration décentralisée, la garantie des libertés politiques et économiques, les droits des communautés religieuses, l’égalité entre les citoyens et la tenue d’élections libres au Conseil des représentants au scrutin secret en deux tours (article 73). Les élections étaient libres et le gouvernement n’avait pas le droit d’y intervenir ou de s’y opposer (article 77).

Le colonisateur français ne pouvait tolérer l’idée de l’indépendance, et ses forces entrèrent en Syrie. Trois jours après la bataille de Maysaloun, les forces d’occupation occupèrent Damas, exilèrent le roi Faiçal et dessolèrent le royaume le 28 juillet 2020.


Emad Hajjaj

Après la chute tragique et grotesque du califat ottoman, personne ne pouvait plus parler de califat ou d’État islamique selon la logique sultanale héréditaire et médiévale. Dans plusieurs pays musulmans, des organisations politiques et sociales ont vu le jour, appelant à la construction d’un État islamique. Si Hassan al-Banna est le plus célèbre dans le monde arabophone, Abu al-Ala al-Mawdudi occupait le devant de la scène dans le monde islamique. Abou al-Alaa était un observateur attentif et un fin connaisseur des caractéristiques de l’époque que vivaient les musulmans dans la péninsule indienne, mais aussi de la montée des courants idéologiques totalitaires à l’échelle mondiale, le stalinisme à l’Est, le nazisme et le fascisme à l’Ouest. On retrouve clairement l’empreinte de ces courants dans la définition que donne al-Mawdudi de l’État islamique :

- « L’État islamique est un État dirigé par un parti particulier qui croit en une doctrine particulière. Quiconque accepte l’islam peut devenir membre du parti qui a été fondé pour diriger cet État, et ceux qui ne l’acceptent pas ne sont pas autorisés à intervenir dans les affaires de l’État et peuvent vivre à l’intérieur des frontières de l’État en tant que dhimmis. »

- « L’État islamique est un État totalitaire qui régit tous les aspects de la vie. » (Al-Mawdudi écrit cela en anglais, en plus de l’ourdou et de l’arabe).

- « Dieu a doté l’homme de ces limites, d’un système indépendant et d’une constitution universelle qui n’admet aucun changement ni modification... Si vous le souhaitez, vous pouvez vous y soustraire et déclarer la guerre comme l’ont fait la Turquie et l’Iran, mais vous ne pouvez y apporter la moindre modification, car il s’agit d’une constitution divine éternelle qui ne peut être ni changée ni modifiée ».[3]

Nous voyons dans ces trois points l’arbre généalogique commun aux Frères musulmans, aux khomeynistes, aux salafistes djihadistes, aux srouristes (partisans du Cheikh Srour de la région de Daraa) et au Hizb ut-Tahrir (Parti de la libération), car les principes énoncés par Mawdudi s’y retrouvent tous, avec quelques différences d’expression littéraire ou quelques phrases non contestées. Si la première mouture de la Confrérie des Frères musulmans en Égypte et le modèle syrien du Dr Mustafa al-Sibai n’ont pas adhéré à la logique du « parti sacré », ou ce que Khomeini appelle dans son livre « Le gouvernement islamique » : « la bande sacrée », il a fallu attendre Sayyid Qutb pour voir apparaître une identification plus claire entre ces composantes.

L’essor de la « religion publique » et la chute des idéologies contemporaines ont eu un impact considérable sur la montée, l’extrémisme et la radicalisation des mouvements politiques islamiques. La fabrication de l’ennemi a joué un rôle essentiel dans l’introduction du takfir (définition des frontières entre le croyant et le mécréant, entre la société païenne et la société islamique), la prohibition (regroupant dans une même catégorie tout ce qui est interdit, prohibé et répréhensible) et la destruction (considérant le djihad ou la violence sacrée comme le seul moyen d’instaurer le règne de Dieu sur terre). Comme le dit Yassin al-Haj Saleh : « En Afghanistan, l’ennemi était l’Union soviétique, puis les USA ; en Irak, ce sont les Américains et leurs alliés des organisations chiites ; en Syrie, l’ennemi était essentiellement la révolution »[4].

Au stade du Caire, le 15 juin 2013, le président égyptien Mohamed Morsi était présent en personne pour annoncer les résultats de la première réunion élargie entre les « savants » salafistes, les « savants » des Frères musulmans et les dirigeants de l’Union mondiale des oulémas musulmans, au cours de laquelle il a été décidé, à l’unanimité, de déclarer le jihad en Syrie. Pour annoncer les résultats de cette réunion et proclamer sa décision, les participants ont désigné le cheikh égyptien Mohamed Hassan :

« La terre pure d’Égypte a accueilli une conférence à laquelle ont participé près de 500 savants, appartenant à plus de 70 organismes, organisations et associations. Ces savants ont émis une fatwa et ont convenu que le jihad est un devoir de la vie, de la fortune et des armes, chacun selon ses moyens. Le jihad pour défendre le sang et l’honneur est désormais un devoir individuel pour le peuple syrien et un devoir collectif pour les musulmans du monde entier. C’est ce que nous devons au Seigneur du ciel et de la terre » [5].

Depuis cette date, les différences entre ce qu’on appelait l’islam modéré ou politique et les thèses salafistes djihadistes ont disparu, et le processus de « légitimation » de la présence des combattants étrangers en Syrie dans la plus grande fatwa collective de l’histoire islamique contemporaine s’est enclenché. Les musulmans syriens, quelles que soient leurs factions et leurs orientations, ne sont plus maîtres de leur présent et de leur avenir dans le conflit qui oppose une dictature corrompue et le plus grand mouvement populaire qui lui fait face. L’arrivée massive de plus de 120 000 combattants non syriens provenant d’une soixantaine de pays, avec des facilités financières, matérielles et logistiques qui ont dépassé ce que nous avons connu dans l’expérience afghane, a constitué un changement complet dans la nature, la géographie et les objectifs des conflits armés et des luttes intestines, ainsi que dans la nature de l’État souhaité pour le changement.

Al-Baghdadi a proclamé le califat, considéré comme l’État islamique vertueux tant souhaité, et le conflit au sein des formations djihadistes s’est intensifié, débouchant sur des affrontements sanglants dont les partisans de la « Commission de libération de l’islam en Syrie » (Hayat Tahrir al-Sham) se font rarement l’écho. Si la grande scission entre l’État islamique en Irak et le Front al-Nosra a eu droit à son lot d’attention et d’études, la « Sahwa » a été l’un des mouvements les plus audacieux et les plus cultivés parmi les djihadistes syriens, lorsque Hassan Abboud, chef du mouvement Ahrar al-Sham, aidé par le jeune Mohammed al-Shami, a rédigé «La charte d’honneur révolutionnaire », qui a constitué l’une des révisions les plus importantes de l’histoire du « djihadisme salafiste » en Syrie. Ce pacte a clarifié les frontières entre les thèses générales du mouvement salafiste djihadiste et le projet djihadiste syrien de changement sur des points essentiels, qui vont au-delà de la lutte pour le pouvoir et l’autorité pour toucher à la conception même de l’État souhaité :

« - La révolution syrienne armée a pour objectif politique de renverser le régime avec tous ses symboles et ses piliers et de le traduire en justice, loin de toute vengeance et de tout règlement de comptes.

- La révolution vise militairement le régime syrien qui a exercé le terrorisme contre notre peuple avec ses forces militaires régulières et irrégulières et ceux qui les soutiennent, tels que les mercenaires iraniens, le Hezbollah et la Brigade Abou al-Fadl al-Abbas, ainsi que tous ceux qui agressent et apostasient notre peuple, comme Daech. L’action militaire se limite au territoire syrien.

- Le renversement du régime est une entreprise commune des différentes forces révolutionnaires. Conscientes de la dimension régionale et internationale de la crise syrienne, nous sommes ouverts à la rencontre et à la coopération avec les acteurs régionaux et internationaux solidaires du peuple syrien, dans l’intérêt de la révolution.

- La préservation de l’unité du territoire syrien et la prévention de tout projet de partition par tous les moyens disponibles sont un principe révolutionnaire non négociable.

- Notre force révolutionnaire s’appuie dans son action militaire sur l’élément syrien et est convaincue de la nécessité d’une décision politique et militaire purement syrienne, rejetant toute dépendance vis-à-vis de l’étranger.

- Le peuple syrien aspire à l’instauration d’un État de justice, de droit et de libertés, à l’abri des pressions et des diktats.

- La révolution syrienne est une révolution morale et éthique qui vise à instaurer la liberté, la justice et la sécurité pour la société syrienne dans toute sa diversité ethnique et confessionnelle.

- La révolution syrienne s’engage à respecter les droits de l’homme prônés par notre religion. »[6]

Il est clair que la « Front islamique » syrien a décidé, ce jour-là, de rompre avec ce qu’il appelait le « jihad mondial » ou ce que le Front al-Nosra appelait le «jihad sunnite». [7] en Syrie. Il n’est donc pas surprenant que quarante-cinq cadres de sa direction aient été victimes d’un assassinat collectif dans le plus grand attentat perpétré en quatorze ans de révolution et de guerre sur le territoire syrien, et que des preuves aient révélé, des années plus tard, l’implication du «Front al-Nosra» en collaboration avec les services secrets turcs (MIT) dans ce massacre.

Je m’arrête toujours sur ce document important, car il montre et explique la différence entre le Front al-Nosra et ce qui en est issu, du Front de conquête du Levant à Hayat Tahrir al-Sham, et les factions djihadistes qui ont adopté dans ce pacte l’État de justice, de droit et de libertés.

Un autre sujet important de discorde entre le Front al-Nosra et les autres organisations syriennes était l’adoption par le Front al-Nosra et Daech d’une approche visant à intégrer les combattants étrangers dans les structures organisationnelles et les postes à responsabilité. Le Front al-Nosra étant composé de Syriens et d’étrangers, puis rejoint par certains détenus de la prison de Sednaya, son commandement et ses chefs religieux sont restés entre les mains de non-Syriens, avec quelques Syriens. Ceux-ci représentaient plus de 70 % des effectifs dans les premières années de son existence et occupaient la plupart des postes décisionnels. Cela est apparu clairement lorsque Hassan Abboud a déclaré sur Al-Jazeera qu’il craignait le rôle néfaste des djihadistes étrangers : « Nous n’avons pas besoin d’éléments non syriens, nous avons suffisamment de combattants syriens, d’autant plus que beaucoup d’immigrants ont été victimes de la désinformation et que leur soutien initial s’est transformé en malédiction ». Il a posé comme condition à tout dialogue avec Al-Nosra que celui-ci se dissocie d’Al-Qaïda, soulignant que « la décision doit être purement syrienne ».

Le Front Al-Nosra a répondu : « Nous, au Front al-Nosra, refusons catégoriquement et sans ambiguïté toute minimisation ou occultation du rôle des frères immigrés dans ce jihad béni. Ils ont joué un rôle immense et important en soutenant le peuple de Syrie, conformément à la parole de Dieu : {Et s’ils vous demandent secours dans la religion, vous devez les aider} Nous ne leur répondrons que par la bienveillance et la reconnaissance, car notre Seigneur, le Miséricordieux, a dit : {Le bien se rend-il par autre chose que le bien ?} Nous sommes unis aux musulmans par la fraternité religieuse qui transcende tout lien territorial ou national, et notre soutien aux musulmans repose sur la religion et la loyauté envers elle, pas sur la patrie, la terre et la loyauté envers elle, car Allah, le Tout-Puissant, a dit : {Et pourquoi ne combattriez-vous pas dans le sentier d’Allah, alors que des hommes, des femmes, des enfants et des nourrissons sont opprimés ?} Et le Prophète (que la paix et la bénédiction d’Allah soient sur lui) a dit : « Le musulman est le frère du musulman, il ne le trompe pas et ne le trahit pas ». Que tout le monde sache que l’État islamique que nous voulons est un État fondé avant tout sur la religion, la foi et la charia, et que c’est à cela que nous devons notre loyauté et notre allégeance. Pour nous, un musulman n’est pas l’égal d’un mécréant, comme l’a dit Allah : {Allons-nous traiter les musulmans comme les criminels ?} Et le Prophète (PSL) a dit : « Le lien le plus fort de la foi est d’aimer pour Allah et de haïr pour Allah. » Ce qui nuit à nos frères migrants nous nuit, ce qui les touche nous touche, et celui qui les critique nous critique. Ô migrants, cette terre de Syrie est vaste, installez-vous-y, et les portes de la Syrie resteront grandes ouvertes à tous ceux qui veulent la soutenir et faire le bien pour elle et pour son peuple ».

Le Front al-Nosra a poursuivi son chemin en s’appuyant constamment sur un pourcentage élevé de combattants étrangers. Les mots « Syrien » et « Syrie » sont absents de ses publications et de ses tracts. Dans ses manuels, ses écoles et les positions de ses chefs religieux, il s’est inspiré des écrits et des positions djihadistes les plus extrémistes et les plus radicales sur la question nationale syrienne. Même dans son expérience au pouvoir à Idlib, les religieux et les responsables de la sécurité étaient les véritables décideurs au sein du gouvernement, de l’armée, des services de sécurité, de la police religieuse et de l’intervention dans la vie quotidienne des gens. Lorsque l’on examine les discours et les écrits des figures syriennes du Hayat Tahrir al-Sham, on constate qu’ils ne font que reprendre et répéter ce qui a été dit dans « L’appel à la résistance islamique mondiale » d’Abou Moussab al-Souri (Mustafa Set Mariam Nassar), « Questions de jurisprudence du jihad » d’Abou Abdallah al-Muhajir (Abou Rahman al-Ali), « La gestion de la barbarie » d’Abou Bakr Naji (Mohammed Khalil al-Hakim) et « Le jihad et l’ijtihad » d’Abou Qatada al-Filistini. Nous comprenons pourquoi Hassan Abboud les qualifie ainsi : « Des jeunes gens aux rêves futiles, sans connaissance de la religion ni de la de la Charia».

Malgré le conflit sanglant entre Daech et Al-Nosra, il est important de rappeler que les deux organisations partageaient la même vision de la lutte contre « l’alliance internationale ». Anas Khattab a écrit une lettre à ce sujet, intitulée «L’alliance des serviteurs de la croix contre les moudjahidines du Levant», dans laquelle il déclare :

« Le jugement légitime pour tous ceux qui ont participé à cette coalition croisée contre les moudjahidines, ou qui ont appelé à y participer, ou qui l’ont aidée, soutenue, soutenue, encouragée, approuvée, souhaité sa victoire sur les moudjahidines, ou ont appelé à sa victoire, ou ont manifesté leur allégeance à elle, que ce soit de manière matérielle ou morale, même dans son cœur... Le verdict pour ceux qui ont agi ainsi est qu’ils sont des mécréants apostats qui ont quitté la religion de l’islam et n’ont aucune dignité, qu’ils soient membres d’un groupe dit « combattant », cheikhs ou hommes du peuple musulman».[8]

La déclaration de « rupture » entre Al-Qaïda et le « Front Al-Nosra », sous la pression du Qatar et de la Turquie, n’a été qu’un changement de nom (Front de Conquête du Levant puis Commission de Libération du Levant) sans aucune modification de la structure, de la fonction et du programme. Les nouveaux habits du Front Al-Nosra n’ont pas changé le comportement et les agissements de la nouvelle organisation, tant sur le plan politique que social. Les messages, brochures et fatwas du « Conseil de la libération de la Syrie » continuent d’être enseignés dans les camps et les écoles, les slogans du « jihad des sunnites » restent inchangés et les légitimistes ont toujours le dernier mot dans « l’émirat d’Idlib ». Nous observons dans les sept gouvernements du « Front de salut national » une tentative de construction d’une structure administrative pour le mini-État, dans laquelle le « Comité de libération de la Syrie » contrôle tout ce qui touche à la justice, à l’armée, à la sécurité, aux biens religieux et à l’économie, avec une couverture de façade assurée par des personnalités indépendantes qui adoptent l’approche du Comité. «HTS» a construit dans les zones qu’il contrôle le plus grand nombre de prisons et de centres de détention dans le nord-ouest (douze prisons et un centre de détention) et contrôle, grâce à son appareil sécuritaire hypertrophié, tous les aspects de la vie publique, mais aussi les sources de revenus, d’emploi et de financement. (Un chapitre entier est consacré à ce sujet dans le livre).

Paresh

Hayat Tahrir al-Sham n’a pas changé d’un iota les thèses du Front al-Nosra : la guerre en Syrie est une guerre sectaire et confessionnelle, l’ennemi est le régime alaouite, les alaouites et les chiites et leurs alliés, mais aussi « l’ennemi » qui parle d’État national et démocratique... Parler des droits des femmes est une « imitation de l’Occident » et la séparation stricte entre les femmes et les hommes à la manière taliban est un devoir légal dont la « police religieuse » (qui ordonne le bien et interdit le mal !) veille à l’application... Des messages interdisant la musique, le chant et le théâtre sont diffusés même à l’université d’Idlib [9]... Quant aux alliances et aux inimitiés régionales et internationales, tout est permis, et en même temps, on peut discuter de n’importe quel sujet, même avec « l’alliance des adorateurs de la croix ». C’est cette schizophrénie comportementale qui constitue aujourd’hui un danger pour la société syrienne.

En matière de « sécurité djihadiste », la guerre contre toute une communauté se poursuit, considérée comme le symbole et l’expression d’une « résurgence » impunie. Dans l’armée, la police et les services de sécurité, tous ceux qui pourraient constituer une menace pour la «sécurité du djihad sunnite» sont licenciés, arrêtés, voire assassinés. Cela se manifeste dans ces appareils et dans la manière dont le nouveau commandement applique la doctrine de «nettoyage» de l’armée et de la sécurité de tout « non-musulman ». Dans la lettre du « Général » Anas Khattab, « Règles d’appartenance aux armées et aux groupes nationaux », nous voyons que cette doctrine s’applique même aux officiers dissidents qui ont sacrifié tout ce qu’ils avaient pour défendre leur peuple et dont l’avenir est aujourd’hui décidé, ici en Égypte et là-bas en Turquie, après avoir été testés sur « leur degré d’engagement et leur connaissance de la religion véritable ». Avons-nous oublié l’attaque virulente de Marhaf Abu Qasra (Abu Hassan al-Hamwi) et Anas Khattab (Abu Ahmad Hudoud) contre tous ceux qui réclament la création d’une armée nationale syrienne non partisane et non sectaire ? Et les messages distribués aux combattants du Groupe de libération de Damas par le vice-chef du HTS et le chef des services de sécurité et actuel ministre de l’Intérieur :

« La nationalité rend les fils d’un même pays égaux en droits et en devoirs, quelles que soient leurs religions. Le chrétien, le juif, l’athée et l’apostat ont les mêmes droits que le musulman !

Par exemple, l’accès à la fonction publique est un droit général pour tous les citoyens, quelle que soit leur religion, même s’ils sont athées ou apostats, alors que dans l’islam, il n’est permis qu’aux musulmans, voire uniquement aux musulmans vertueux ».

Il ajoute : « Le patriotisme est une doctrine philosophique qui contredit la religion islamique, il n’est donc pas permis d’y croire ni de s’y affilier, que ce soit en vérité ou pour tromper l’ennemi, même si le jugement n’est pas le même dans les deux cas, le premier étant considéré comme une apostasie et le second comme une interdiction[10]».

Il était nécessaire de revenir sur ces événements et ces positions pour comprendre la nature des changements structurels et fonctionnels qu’a connus le « Front al-Nosra », qui l’ont conduit à éliminer toutes les factions combattantes syriennes (qu’elles soient ou non affiliées à al-Baghdadi, puis à al-Zawahiri, avant de rompre leurs liens avec al-Qaïda). Elle n’a pas changé ni modifié sa nature, ses fatwas et ses positions sur la question de l’intégration des combattants étrangers, qu’elle considère comme une partie essentielle de sa structure et de son projet, ni sur son hostilité déclarée à l’égard de l’État national et de l’appartenance syrienne. Malgré toutes les formes de mécontentement populaire à l’égard des combattants étrangers et la position de Hayat Tahrir al-Sham à l’égard des minorités, en particulier la communauté alaouite, le gouvernement, l’armée et les forces de sécurité d’Al Joulani n’ont pas écouté les conseils, même ceux des «spécialistes» en chirurgie esthétique qui s’efforcent de donner une autre image d’eux depuis les centres de Doha, du MIT, de HD et du MI6. Car toute approche de la question de l’égalité des droits civiques pour tous les Syriens et toutes les Syriennes revient à porter atteinte à la doctrine sur laquelle ont été élevés ses combattants, «migrants et partisans», tout en les détournant de leur mission historique qui consiste à nettoyer le Levant de tous ceux qui ne sont pas sunnites.

Quand il est difficile pour HTS de trouver un religieux damascène ou halabi (sunnite) pour prononcer le sermon du vendredi dans une mosquée de Damas, il fait appel à un « Maghrébin » pour cette mission afin d’enseigner leur religion aux habitants du Levant : « Imaginez que les meilleurs créatures de Dieu se trouvent en terre syrienne, et parmi nous, ces impurs. Aucune secte ne peut diviser nos rangs. La Syrie est sunnite et le restera, et elle restera musulmane avec l’aide de Dieu. Nous nous sommes levés, nous avons pris les armes et nous avons dit : « À ton service, ô Dieu ». Nous sommes le peuple des combats, nous sommes le peuple de l’oppression, nous sommes le peuple de la lutte, nous sommes le peuple du sacrifice, le peuple de la Sunna, mes frères. Maintenant, ils doivent s’unir, se rassembler et apprendre qui sont leurs ennemis. Si nous voyons la flamme de la discorde s’allumer à Damas, nous nous battrons contre elle, avec l’aide de Dieu. Alors, êtes-vous prêts pour le jihad ? Êtes-vous prêts pour n’importe quelle bataille ?... Takbir... Takbir [11]« ... Le bloc militaire et religieux absolument fidèle à Ahmed al-Sharaa est, en fin de compte, constitué de factions non syriennes dirigées par le Conseil de libération de la Syrie. De nombreux dirigeants syriens ont quitté le mouvement, ont démissionné ou ont été emprisonnés, tandis que tous les étrangers membres du HTS et ses alliés considèrent leur affiliation comme liée à leur destin et à leur avenir.

Dans cette configuration pathologique du nouveau pouvoir se pose le problème des nouvelles amitiés et des nouvelles inimitiés après la défaite de ce qu’on a appelé l’axe de la résistance, qui a donné lieu, selon l’un des premiers légitimateurs du « Front al-Nosra », le salafiste djihadiste jordanien Sami al-Dridi: « Il n’est un secret pour personne qui suit les événements du conflit entre les gens de la vérité et les gens du mensonge que les criminels ont fait preuve d’une grande ruse. Leur ruse consistait, dans le passé, à soutenir ce régime criminel dans sa guerre contre les musulmans de ce pays, et ils se sont réparti les rôles dans cette entreprise... Mais lorsqu’ils ont vu que leur intérêt à ce stade était de renverser le régime, ils ont transformé leur ruse en complot pour le renverser afin de servir leurs intérêts et leurs projets dans la lutte contre la vérité et ses partisans, ce qui n’échappe à personne qui suit les événements »[12].

Pour les pays de la Méditerranée orientale, qui ont joué les rôles les plus importants dans la poursuite et la fin du pouvoir de Assad, l’arrivée au pouvoir de la « ligue salafiste djihadiste » signifie avant tout se débarrasser du spectre des valeurs et des discours qui ont terrifié les pseudo-républiques, les royautés et les émirats... Et l’entrée de la région dans une ère où parler de souveraineté de l’État, de société de citoyens égaux et de transition démocratique est considéré comme une hérésie et une apostasie... Il n’est donc pas surprenant que ces gouvernements aient une vision aussi étroite et une cécité aussi délibérée quant à la nature et aux pratiques du nouveau pouvoir, incapable de construire un État, la paix sociale et la sécurité humaine, et générateur de guerres sectaires et civiles ? Et leur normalisation rapide de ce qu’ils ont eux-mêmes qualifié de « terrorisme », en l’espace d’un peu plus d’une décennie.

Ce terrorisme ne l’a-t-il pas « libérée » de ceux qu’elle considérait depuis des décennies comme son ennemi principal dans la région ?

Notes

[2] Pour plus d’informations, voir : Bina al-Muwatana (Construire la citoyenneté), Haytham Manna, Éditions Bisan, Beyrouth 2021

[3] Abou al-Ala al-Mawdudi, La théorie de l’islam et son message, 3e édition, Dar al-Fikr, 1967, p. 47. La conférence remonte aux années 1930, avec la montée d’Adolf Hitler et les purges staliniennes. La citation est tirée de l’édition « révisée » publiée après la guerre de 1967.

[4] Yassin al-Haj Saleh, Les impérialistes impuissants, Riyad al-Rayyes pour les livres et l’édition, Beyrouth, 2019, p. 20.

[5] Haytham Manna, Le déclin de l’islam politique, de al-Mawdudi à Erdoğan, Nofal/Hachet Antoine, Beyrouth, 2021, p. 89.

[6] Ce document a été signé par l’Union islamique des combattants du Levant, le Corps des combattants du Levant, l’Armée des moudjahidines, les Brigades du Coran et la Front islamique. Il a été publié le 17 mai 2014. Pour lire le texte intégral, voir : Haytham Manna, Front al-Nusra, Bisan, Beyrouth, p. 185-194.

[7] L’attaque contre le « Pacte d’honneur révolutionnaire » a d’abord été lancée par les « légalistes » non syriens, tels qu’Abou Qatada et Sami al-Dridi, entre autres, puis rejoints par des Syriens du Front al-Nosra, où Abdel Rahim Atoun a qualifié le texte de « pacte d’apostasie ». C’était également la position d’Abou Faras al-Souri, qui a publié un article intitulé « Al-Nazir al-Aryan » (L’avertisseur nu), dans lequel il faisait allusion à l’apostasie des Ahrar al-Sham et de certaines factions syriennes, considérant le « pacte d’honneur révolutionnaire » comme un document égaré, position adoptée par Abou Mohammed al-Jolani et Abou Maria al-Qahtani. Cependant, le communiqué de presse n° 9 publié par le Front al-Nosra concernant le « pacte d’honneur révolutionnaire » a souligné « la nécessité d’innocenter le jihad des erreurs commises » sans déclarer les membres d’Ahrar al-Sham comme apostats.

[8] Anas Khattab, « L’alliance des adorateurs de la croix contre les moudjahidines de Syrie, conseils et orientations », octobre 2014 : https://ketabonline.com/ar/books/20257/read?part=1&page=2&index=4370535

[9] Il est nécessaire de lire la lettre d’Anas Khattab, « Lettre sur le jugement de la musique », pour comprendre l’étroitesse d’esprit et l’obscurantisme du ministre de l’Intérieur, du chef des services secrets et du membre du Conseil suprême de sécurité nationale en Syrie aujourd’hui !

[10] Anas Khattab, « Le jugement sur l’appartenance aux armées et aux groupes nationaux ». Il existe une grande similitude entre la position des membres de Hayat Tahrir al-Sham sur cette question et les discours et conférences d’Abdel Rahim Atoun, qui mettent constamment l’accent sur le « caractère impie de la démocratie » et des critiques superficielles et désespérées des concepts nationaux et laïques de l’État, avec une critique plus rhétorique qu’analytique des modes de gouvernement socialiste, capitaliste et communiste. Voici quelques exemples de ces positions : https://ketabonline.com/ar/books/106868/read?part=1&page=91&index=4685192https://www.noonpost.com/304248/

[11] https://www.facebook.com/watch/?ref=saved&v=2484450595237246

[12] Sami Al-Aridi, Lettre sur la chute du régime tyrannique de Bachar Al-Assad, Jamada Al-Akhira 1446.

 

 

27/04/2025

NITZAN PERELMAN BECKER
Ce que masque l’expression « Arabes israéliens »

Nitzan Perelman Becker, Université Paris Cité

Environ 20 % des citoyens israéliens sont Palestiniens. Désignés officiellement comme « Arabes israéliens » – une expression sujette à controverse –, ils subissent de nombreuses formes de discrimination et sont perçus, par le pouvoir en place ainsi que par une partie significative de la population juive, comme une « menace intérieure ». Une perception qui s’est encore durcie depuis le 7 octobre 2023.

Une grande partie des Juifs israéliens, ainsi que de nombreuses personnes extérieures à Israël, désignent les 1,7 million de Palestiniens citoyens de l'État d'Israël – soit près de 20 % de la population du pays – par l'expression d'«Arabes israéliens».

Lors des précédentes guerres menées par Israël à Gaza – en 2008, en 2012, en 2014 et en 2021 –, ces Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne s'étaient mobilisés en masse. Mais, face à la guerre actuelle, la plus longue et la plus dévastatrice – au point que, à peine trois mois et demi après son déclenchement, la Cour internationale de justice évoquait déjà un risque de génocide –, ils demeurent en grande majorité silencieux. Ils s'abstiennent de manifester et, même sur leurs réseaux sociaux privés, évitent de critiquer les opérations meurtrières conduites par Tsahal dans la Bande de Gaza. Comment expliquer ce silence ?

Citoyens de seconde zone

Les Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne sont les descendants des quelque 150 000 Palestiniens qui ont réussi à rester sur leurs terres ou dans leurs foyers malgré la Nakba – terme arabe signifiant « désastre », désignant l'expulsion massive des Palestiniens de la Palestine historique, accompagnée de massacres et de destructions, survenue entre 1947 et 1949.

Lorsque l’État d’Israël est officiellement fondé en 1948, ces Palestiniens obtiennent le passeport israélien, mais sont immédiatement placés sous un régime militaire, distinct de celui des citoyens juifs. Ce régime, en vigueur jusqu’en 1966, limite drastiquement leur liberté de mouvement, d’expression, d’association, ainsi que leur accès à l’emploi. Son abolition, obtenue au terme d’une mobilisation politique, marque une reconnaissance formelle de leur égalité citoyenne – du moins, sur le papier.

Bien qu’officiellement présentés comme des citoyens égaux, les Palestiniens voient leur identité palestinienne niée par l’usage institutionnalisé de l’expression « Arabes israéliens ». Cette appellation s’est longtemps imposée jusque dans leurs pièces d’identité où figurait, jusqu’aux années 2000, la mention « nationalité : arabe » – en opposition à la « nationalité juive » réservée aux citoyens juifs.

En Israël, et particulièrement à travers la langue hébraïque, les termes « nation » ou « nationalité » prennent une dimension ethnique : la notion de nation israélienne, qui engloberait l’ensemble des citoyens de l’État, n’existe tout simplement pas.

La mention a été supprimée non pour corriger une discrimination, mais parce qu’en 2002, la Cour suprême autorise l’enregistrement de personnes converties au judaïsme réformé comme juives. Opposé à cette reconnaissance, le ministre de l’intérieur ultra-orthodoxe Eli Yishaï décide alors de supprimer toute mention de nationalité.

Aujourd’hui encore, un ensemble de lois et de réglementations institutionnelles accorde des droits spécifiques aux Juifs au détriment des citoyens non juifs – en particulier des Palestiniens. Par exemple, une loi adoptée en 2003 interdit aux citoyens israéliens mariés à des Palestiniens ou Palestiniennes des territoires occupés de vivre en Israël, entraînant la fragmentation des familles. En pratique, cette mesure ne vise que les citoyens palestiniens d’Israël : les couples mixtes, entre Juifs et Palestiniens citoyens de l’État, restent très rares (2,1 % en 2008), et les unions entre Juifs israéliens et Palestiniens des territoires occupés sont quasi inexistantes.

En outre, les lois foncières en Israël favorisent l’accès à la propriété pour les Juifs et renforcent la ségrégation territoriale. Environ 13 % des terres de l’État sont gérées par le Fonds national juif, qui interdit leur vente ou leur location à des non-Juifs.

Parallèlement, des politiques sont mises en œuvre pour « judaïser » certaines régions à forte population palestinienne, comme le Néguev et la Galilée. Plusieurs lois facilitent la création de localités purement juives – notamment la loi de 2011 sur les commissions d’admission, qui autorise les communautés juives de ces régions à décider d'admettre ou non tout nouvel arrivant dans ces zones, ou encore la loi fondamentale sur l’État-nation, qui érige le « l'implantation juive » en « valeur nationale ».

Adoptée en 2018, cette loi stipule que seul le peuple juif dispose du droit à l’autodétermination en Israël, sans préciser les frontières concernées – ouvrant ainsi la voie à une interprétation englobant l’ensemble du territoire entre la mer Méditerranée et le Jourdain. Autrement dit, elle inscrit dans le droit la légitimité d’une suprématie ethnique et nie explicitement le droit à l’autodétermination du peuple palestinien.

Enfin, certaines mesures législatives réservent des avantages financiers aux personnes ayant accompli leur service militaire – une obligation dont les Palestiniens sont exemptés -, permettant d'instaurer des privilèges sans mentionner explicitement l'appartenance ethnique.

Ces éléments sont fréquemment passés sous silence quand Israël est présenté comme une démocratie exemplaire ou la « seule démocratie du Moyen-Orient ».

Une « menace intérieure »

Le cadre légal est accompagné d'un racisme systémique, les Palestiniens étant largement perçus comme une menace intérieure. Cette perception se renforce pendant les périodes de guerre ou de tension, notamment après mai 2021, après que des affrontements violents ont éclaté entre Juifs et Palestiniens dans des villes « mixtes », où la présence palestinienne est plus marquée.

« Israël : à Kfar Qasim, le malaise des Arabes israéliens face à la guerre », France 24 (2024).

Jérusalem est au cœur de toutes ces tensions : l’évacuation programmée d’une famille palestinienne à Sheikh Jarrah, l’irruption violente de la police israélienne sur l’esplanade des Mosquées et l'interdiction de prière aux musulmans – y compris les citoyens palestiniens de l'État – en plein mois de ramadan, attisent la colère des Palestiniens citoyens d'Israël.

Dans le débat public, toute contestation de l’action des autorités par les citoyens palestiniens d’Israël est aussitôt interprétée comme la preuve de leur déloyauté envers l’État. Ils sont alors souvent présentés comme un « front intérieur » qu'il faudrait combattre comme un ennemi. Cette vision ne date pas des suites du 7 octobre 2023.

Par exemple, le 10 mai 2021, à la Knesset, Shlomo Karhi, alors député du Likoud et aujourd’hui ministre des communications, comparant les Palestiniens d’Israël aux « ennemis de l'extérieur », affirme :

« Ce terrorisme ne surgit pas de nulle part. Comme des bêtes sauvages qui sentent la faiblesse de leur proie, les ennemis arabes sentent la peur. Les ennemis de l’extérieur nous attaquent, et ceux de l’intérieur […] les soutiennent. »

Un discours tenu également, le 18 mai 2021, par Amichai Chikli, à l’époque député du parti d’extrême droite Yamina et aujourd’hui ministre des affaires de la diaspora :

« Il est de notre devoir de repousser les ennemis d'Israël : les repousser à Gaza, dans les rues de Lod, partout et aussi d’ici, de cet hémicycle, de la Knesset d’Israël. »

Les Palestiniens citoyens d’Israël disposent de droits politiques, dont celui de voter et de siéger à la Knesset. Deux partis arabes y sont actuellement représentés : Hadash-Ta’al, une alliance de la gauche radicale portée par un programme progressiste centré sur l’égalité et la fin de l’occupation ; et Raam, un parti islamiste conservateur, engagé dans une stratégie pragmatique visant à améliorer les conditions de vie des citoyens palestiniens. Aux législatives de 2022, ils ont remporté 5 sièges chacun, sur les 120 que compte la Knesset.

Lors de ces élections, plus de 85 % des citoyens arabes du pays ont voté pour ces partis. En excluant les Druzes – qui votent majoritairement pour des partis juifs et ne se définissent pas comme Palestiniens –, ce chiffre serait encore plus élevé. Il convient toutefois de souligner que la présence de ces partis au Parlement, souvent brandie comme preuve du caractère démocratique de l’État, est régulièrement remise en cause par la droite israélienne, qui les qualifie d’« ennemis » ou de « terroristes ».

Avant même le 7-Octobre, les événements de mai 2021 avaient renforcé ce discours, exploité par Benyamin Nétanyahou et ses alliés à leur retour au pouvoir, fin 2022. Pendant qu'ils se trouvaient dans l'opposition, ils accusaient le gouvernement précédent, en raison de la présence d'un parti arabe dans la coalition, de « soutenir le terrorisme ». Cette campagne de délégitimation, assimilant les Palestiniens à une menace intérieure, a joué un rôle crucial dans la victoire électorale du bloc pro-Nétanyahou aux législatives de 2022.

« Israël, les ministres du chaos », documentaire sur les ministres israéliens d’extrême droite, co-écrit par l’autrice de cet article, Arte (novembre 2024).

Vivre dans le viseur

Depuis l'arrivée du sixième gouvernement Nétanyahou, fin 2022, le racisme anti-arabe a atteint un niveau inégalé. Il se manifeste, entre autres, par une indifférence face à la forte hausse des crimes au sein même de la communauté palestinienne en Israël. En 2023, 223 Palestiniens d’Israël ont été assassinés, le taux de résolution de ces crimes étant inférieur à 10 %. Le gouvernement, et notamment Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale et ancien membre du mouvement suprémaciste Kach, reste inactif face à cette situation.

Dans les villes palestiniennes israéliennes, la tension monte, alimentée par des discours xénophobes et racistes largement diffusés dans l'espace public. C'est dans ce contexte explosif que survient l'attaque du 7 octobre 2023, secouant profondément la société israélienne.

Dix jours après le massacre du 7-Octobre, en pleine offensive israélienne sur Gaza, le chef de la police Kobi Shabtai publie une vidéo sur le compte Twitter en arabe de la police. Face caméra, il menace clairement les Arabes israéliens :

« Quiconque souhaite être un citoyen israélien, ahlan wa sahlan (bienvenue, en arabe) ; quiconque exprime sa solidarité avec les Gazaouis, je le mettrai dans un bus et l’y [à Gaza] conduirai moi-même. »

Cette menace marque le point de départ d’une importante vague de persécutions, toujours en cours, contre les Palestiniens citoyens d’Israël. En trente jours seulement, la police arrête ou ouvre une enquête contre 251 personnes, dont la moitié pour de simples publications sur les réseaux sociaux. Un like, un partage ou un message de solidarité avec Gaza suffit parfois à éveiller les soupçons.

Et la répression ne vient pas uniquement des autorités : ces Palestiniens sont aussi surveillés et interrogés par leurs employeurs, leurs universités, leurs collègues ou leurs voisins. Des centaines de personnes sont licenciées ou suspendues de leur travail ou de leurs études, pour une publication privée ou un propos tenu en petit comité.

Leur citoyenneté israélienne ne peut plus les protéger. Preuve en est l'usage croissant, à leur encontre, de méthodes d'arrestation et d'enquête jusque-là réservées aux Palestiniens de Cisjordanie, soumis à l'occupation militaire et dépourvus de droits.

À ce propos, la question de la perception des Palestiniens d’Israël par les autres Palestiniens – qu’ils vivent dans les territoires occupés, dans des camps situés depuis des décennies dans des pays voisins, ou ailleurs dans le monde – mériterait un développement en soi, pour lequel nous n’avons pas la place ici.

Malgré la peur et les menaces policières, de nombreux Palestiniens tentent tout de même de manifester leur solidarité avec Gaza. Mais, depuis le 7 octobre 2023, ce droit fondamental, pourtant inhérent à tout régime se revendiquant démocratique, est réservé aux seuls citoyens juifs. Les Palestiniens, eux, se voient interdire leurs manifestations, encore et encore.

La situation critique des Palestiniens citoyens d’Israël est non seulement ignorée mais aussi, parfois, interprétée de façon erronée dans les médias étrangers. En France, certaines personnalités manipulent des sondages, comme celui de l’Université de Tel-Aviv de décembre 2023, selon lequel, depuis le 7 octobre 2023, 33 % des Palestiniens citoyens d’Israël placent leur citoyenneté israélienne au premier rang de leur identité, 32 % leur identité arabe et seulement 8 % considèrent l’identité palestinienne comme la composante principale.

Pourtant, il suffit d’écouter les Palestiniens pour saisir l’ampleur de cette erreur.

En témoigne, le juriste palestinien Mohammed Abed El Qadir, citoyen d’Israël :

« Si je reçois un appel d’un numéro israélien inconnu et qu’on me demande comment je m’identifie, je pourrais répondre que je suis sioniste et prêt à faire le service militaire, tellement j’ai peur ! Notre persécution depuis le 7 octobre nous a prouvé que l’expression “Arabe israélien” n’existe pas et n’existera jamais. Nous sommes des Palestiniens et nous le serons toujours. »The Conversation

Nitzan Perelman Becker, Docteure en sociologie politique, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

26/04/2025

Une Gaza du siècle dernier
26 avril 1937 : la tragédie de Guernica, racontée par George Steer

C'était un lundi, jour de marché. Il y avait beaucoup de monde dans les rues de la petite ville de Guernica, qui comptait sept mille habitants. À 16 h 30, les cloches de l'église ont commencé à sonner, et cinq minutes plus tard, le premier avion est apparu, et a lâché six bombes explosives de 450 kilos, suivies d'un chapelet de grenades.

Quelques minutes plus tard, un deuxième avion est apparu. L'enfer a duré trois heures. En tout, ce sont 42 avions qui ont bombardé et mitraillé la ville, ses habitants et les environs où ils s'étaient réfugiés. Toute la ville a brûlé. L'incendie a duré longtemps. Bilan : 70% des édifices brûlés et un nombre de morts indéterminé, situé entre 800 et 1600. 70 ans plus tard, les historiens ne sont toujours pas d'accord sur le nombre de victimes de ce lundi noir qui fit de Guernica une ville-martyre et une ville-symbole, entrée définitivement dans notre mémoire collective. Les avions appartenaient à la Légion Condor allemande et à l'Aviation légionnaire italienne. Nom de l'opération : Operation Rügen.

Deux hommes ont contribué de manière décisive à faire de Guernica ce symbole : George Steer et Pablo Picasso.

Le premier était un jeune journaliste de 27 ans, né en Afrique du Sud, correspondant de guerre du quotidien londonien The Times et partisan déclaré de la cause républicaine et basque. L'Espagne n'était pas son premier théâtre de guerre. En 1935,il avait été envoyé spécial en Éthiopie, qu'on appelait alors l'Abyssinie, soumise à une féroce agression italienne, ordonnée par Mussolini -le dictateur qui avait les yeux plus gros que le ventre- qui accomplissait là son rêve d'Empire à coups de crimes de guerre. Déjà en Éthiopie, on avait vu des bombardements frapper une population civile désarmée. Déjà en Éthiopie, l'Occident démocratique avait trahi un peuple agressé par le fascisme.

George Steer arriva à Guernica quelques heures après le bombardement et câbla dans la nuit même son reportage de la ville martyre, qui parut le lendemain dans The Times et The New York Times, avant d'être repris par de nombreux journaux dans divers pays. C'est cet article qui a alerté le monde, suscitant des manifestations de protestation dans les rues de Londres et New York et déclenchant une contre-offensive médiatique des franquistes et de leurs alliés, l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste. Dans ces deux pays, les médias se déchaînèrent contre les « hordes bolcheviques », qui, à les en croire, avaient mis elles-mêmes le feu à Guernica avant de la quitter. Leurs mensonges ont été rapidement démentis. Le récit que l'histoire a retenu est celui de George Steer, dont une rue porte le nom à Bilbao, tandis qu'à Gernika même, se dresse un buste de lui, inauguré en avril 2006.  


Le second, à 56 ans, est un peintre célèbre, installé en France. Il soutient la cause républicaine face à la rébellion franquiste. Celui que les Renseignements généraux (la police politique française) décriront comme un« un anarchiste considéré comme suspect au point de vue national » et comme « un peintre soi-disant moderne » -raison pour laquelle lui sera refusée la naturalisation française en avril 1940 - se met immédiatement au travail. Le résultat sera une toile monumentale de 8 mètres de long et de 3 m. 50 de haut, en noir et blanc, qui sera exposée au pavillon espagnol de l'Exposition universelle. Comme l'a dit Picasso, « La peinture n'est pas faite pour décorer les appartements. C'est un instrument de guerre offensive et défensive contre l'ennemi ».

Guernica est une leçon qui reste encore à apprendre. Les auteurs de ce crime de guerre, à commencer par le chef de la Légion Condor, le lieutenant-colonel Wolfram von Richthofen (1895-1945), furent fêtés comme des héros dans l'Allemagne nazie, et ceux d'entre eux qui vivent encore, coulent une paisible retraite, donnant des interviews avec une incroyable décontraction. Le bombardement de la ville sainte des Basques était une expérience grandeur nature, destinée à évaluer les capacités de l'aviation allemande à détruire une ville de manière efficace. Comme l'a dit Hermann Göring au procès de Nuremberg : « La guerre civile espagnole m'a donné l'occasion de tester ma jeune aviation et a été un moyen pour mes hommes d'acquérir de l'expérience. »

Ce crime de guerre ne fut ni le premier ni le dernier du XXème siècle. Les premiers bombardements de populations civiles avec des armes chimiques furent ordonnés par Winston Churchill sur l'Irak en 1915. Après Guernica, il y aura d'autres villes-martyres, comme Coventry, Hambourg, Dresden, Hiroshima, Nagasaki. Après l'Espagne, toute l'Europe. Après l'Europe, l'Asie, de la Palestine à la Corée, au Vietnam et au Cambodge.

Les Guernica d'aujourd'hui s'appellent Gaza, Tal Afar, Falloujah, Samarra, Najaf, mais aussi Grozny ou Kandahar. Les avions qui lâchent leurs bombes meurtrières ne portent plus la croix de fer mais les couleurs de pays « démocratiques ». Les « Rouges ennemis de Dieu » que Franco, Hitler et Mussolini prétendaient combattre pour sauver l'Occident chrétien on été remplacés par les « islamistes » et « l'Axe du Mal », qui, selon Bush, véritable Hitler de notre temps, va de La Havane à Pyongyang en passant par Caracas, Beyrouth, Damas, Khartoum et Téhéran. Et la « communauté internationale », comme elle avait été paralysée devant le martyre de l'Éthiopie puis celui de l'Espagne, est aujourd'hui pire que paralysée devant le martyre de la Palestine, de l'Irak, de l'Afghanistan, elle est complice des centaines de Guernica qui se répètent sous nos yeux fatigués, jour après jour.

Lisez le reportage de George Steer. Il dit, en peu de mots, l'essentiel.- Fausto GiudiceTlaxcala, 27/4/2017


Une ville détruite par une attaque aérienne

Un témoin oculaire raconte

De notre envoyé spécial, Bilbao, le 27 avril 1937

Guernica, la plus ancienne ville des Basques et le centre de leur tradition culturelle, a été complètement détruite hier après-midi par des raids aériens des insurgés. Le bombardement de cette ville ouverte située loin derrière les lignes a pris exactement trios heures et quart, durant lesquelles une puissante flotte aérienne consistant en trois types d'avions allemands, des bombardiers Junkers et Heinkel et des chasseurs Heinkel, n'a pas cessé de déverser sur la ville des bombes pesant 1000 livres [453 kg.] et moins et, selon les calculs, plus de trois mille projectiles incendiaires de deux livres [907 gr.] chacun. Les chasseurs, pendant ce temps, opéraient des piqués sur la ville et ses alentours pour mitrailler la population civile qui s'était réfugiée dans les champs.


La vieille souche de l'Arbre de Gernika

Tout Guernica s'est rapidement retrouvée en flammes, à l'exception de la Casa de Juntas historique, qui contient les riches archives de la race basque, et où l'ancien Parlement basque siégeait. Le fameux chêne de Guernica, aussi bien la vieille souche desséchée de 600 ans que les nouvelles pousses, a été aussi épargné. C'est là que les rois d'Espagne faisaient le serment de respecter les droits démocratiques (fueros) de Biscaye et en retour recevaient la promesse d'allégeance en tant que suzerains, avec le titre démocratique de Señor et non de Roi de Biscaye. La majestueuse église Santa Maria a été aussi épargnée, à l'exception de son beau chapitre, qui a été frappé par une bombe incendiaire.

À 2 h ce matin, quand j'ai visité la ville, le spectacle était terrifiant. Guernica brûlait d'un bout à l'autre. Les reflets de l'incendie pouvaient être vus sur les nuages de fumée au-dessus des montagnes à 16 km à la ronde. Pendant toute la nuit, des maisons s'écroulèrent au point que les rues étaient encombrées d'importants débris rougeoyants et infranchissables. Beaucoup de survivants civils ont pris le long chemin de Guernica à Bilbao dans d'antiques chars à bœufs basques aux roues solides. Des chars sur lesquels s'empilaient tout ce qui avait pu être sauvé des maisons après la conflagration ont encombré les routes toute la nuit.

D'autres survivants ont été évacués dans des camions du gouvernement, mais beaucoup ont été forcés de rester aux alentours de la ville en feu, couchés sur des matelas ou à la recherché de parents et d'enfants égarés, tandis que des unités de pompiers et de la police motorisée basque, sous la direction personnelle du ministre de l'Intérieur, Señor Monzon, et de sa femme, continuaient les opérations de secours jusqu'à l'aube.


La cloche de l'église sonne l'alerte

Le raid sur Guernica n'a pas de précédent dans l'histoire militaire, aussi bien par la forme de son exécution que par les dimensions des destructions perpétrées, sans parler de l'objectif choisi. Guernica n'était pas un objectif militaire. Une usine de matériel d e guerre à l'extérieur de la ville n'a pas été touchée. Ce fut aussi le cas des deux casernes qui se trouvaient à quelque distance de Guernica. Celles-ci étaient loin derrière les lignes de combat. La ville est loin derrière les lignes. L'objectif du bombardement était apparemment de démoraliser la population civile et de détruire le berceau de la race basque. Tous les éléments militent en faveur de cette interprétation, à commencer par le jour choisi pour ce forfait.

Lundi était le jour traditionnel de marché à Guernica pour toute la région. À 16 h 30, quand le marché était plein et que des paysans continuaient d'y arriver, la cloche de l'église a commencé à sonner l'alerte : des avions approchaient. La population a cherché refuge dans des caves et dans des tranchées-abris qui avaient été creusées suite au bombardement de la population civile de Durango le 31 mars, qui a ouvert l'offensive du Général Mola dans le Nord. On dit que les gens ont montré un grand courage. Un prêtre catholique a pris les choses en main et un ordre parfait a été maintenu.

Cinq minutes plus tard, un bombardier allemand isolé est apparu, faisant des cercles à basse altitude au-dessus de la ville, puis a lâché six bombes lourdes, visant de toute apparence la gare. Les bombes, suivies d'une pluie de grenades, sont tombées sur un ancien institut et sur les maisons et les rues l'entourant. Puis l'avion est reparti. Cinq minutes plus tard, est arrivé un second bombardier, qui a lâché le même nombre de bombes sur le centre de la ville. Environ un quart d'heure plus tard, trois Junker sont arrivés pour continuer le travail de démolition, et dès lors, le bombardement a gagné en intensité et a continué sans répit, ne cessant qu'à l'approche de la nuit à 19 h 45. Toute cette ville, qui comptait 7000 habitants plus 3,000 réfugiés, a été lentement mais sûrement réduite en pièces. Sur un rayon de 8 km, un détail de la technique des attaquants a consisté à bombarder des fermes isolées. Dans la nuit, celles-ci brûlaient comme des chandelles sur les collines. Tous les villages alentour ont été bombardés avec la même intensité que la ville elle-même et à Mugica, un petit hameau à l'entrée de Guernica, la population a été mitraillée pendant quinze minutes.


GUERRIKA, par Juan Kalvellido, 2017

Rythme de mort

Il est pour le moment impossible de dire le nombre de victimes. Dans la presse Bilbao ce matin, on peut lire qu'il est "heureusement faible” mais il est à craindre que cela ne soit une litote destinée à ne pas alarmer le grand nombre de réfugiés à Bilbao. À l'hôpital Josefinas, qui a été l'un des premiers endroits bombardés, tous les 42 miliciens qu'il hébergeait ont été purement et simplement tués. Dans une rue descendant la colline depuis la Casa de Juntas j'ai vu un endroit où l'on m'a dit que 50 personnes, presque toutes des femmes et des enfants, ont été piégées dans un abri antiaérien sous une masse de décombres en flammes. Beaucoup de gens ont été tués dans les champs et en tout, les morts pourraient être plusieurs centaines. Un prêtre âgé nommé Aronategui a été tué par une bombe alors qu'il portait secours à des enfants dans une maison en flammes.

La tactique des bombardiers, qui pourrait intéresser des étudiants en nouvelle science militaire, était la suivante : premièrement, des petits groupes d'avions lancent des bombes lourdes et des grenades à main sur toute la ville, choisissant zone après zone de manière ordonnée. Puis arrivent des chasseurs volant en rase-mottes pour mitrailler les gens qui courent paniqués hors des tranchées-abris, dont certaines avaient été pénétrées par des bombes de 1000 livres, qui font des trous de 25 pieds (7,62 m.). Beaucoup de ces gens ont été tués alors qu'ils couraient. Un grand troupeau de moutons qui avaient été amenés au marché ont aussi été tués. L'objectif de cette manœuvre était apparemment de pousser la population à aller sous terre de nouveau, car aussitôt après pas moins de 12 bombardiers sont apparus en même temps pour lâcher des bombes lourdes et incendiaires sur les ruines. Le rythme de ce bombardement d'une ville ouverte était, donc, logique : d'abord des grenades à main des bombes lourdes pour déclencher la panique puis les mitraillages pour les forcer à se cacher sous terre, et enfin des bombes lourdes et incendiaires pour détruire les maisons et les brûler au-dessus de la tête des victimes.

Les seules contre-mesures que les Basques pouvaient prendre, car ils ne possèdent pas suffisamment d'avions pour faire face à la flotte insurgée, étaient celles fournies par l'héroïsme du clergé basque. Ils bénissaient et priaient pour la foule agenouillée - socialistes, anarchistes, communistes aussi bien que croyants déclarés - dans les tranchées-abris qui s'effondraient.

Quand je suis entré dans Guernica après minuit, les maisons s'effondraient de toutes parts, et il était absolument impossible même pour les pompiers d'entrer dans le centre de la ville. L'hôpital Josefinas et le Couvent Santa Clara étaient des tas de braises rougeoyantes, et les quelques maisons encore debout étaient condamnées. Quand j'ai visité à nouveau Guernica cet après-midi, la plus grande partie de la ville brûlait encore et de nouveaux incendies avaient éclaté. Environ 30 morts étaient allongés dans un hôpital en ruines.

Un appel aux Basques

L'effet du bombardement de Guernica, la ville sainte basque, a été profond et a conduit le Président Aguirre à publier la déclaration suivante dans la presse basque de ce matin : « Les aviateurs allemands au service des rebelles espagnols ont bombardé Guernica, brûlant la ville historique vénérée par les Basques. Ils ont voulu nous blesser dans le plus sensible de nos sentiments patriotiques, donnant clairement à voir ce à quoi Euzkadi peut s'attendre de la part de ceux qui n'hésitent pas à nous détruire dans le sanctuaire même qui nous rappelle les siècles de note liberté et de note démocratie.

Face à cet attentat, nous tous Basques devons réagir avec violence, jurant du fond de notre coeur de défendre les principes de notre peuple avec tout l'entêtement et l'héroïsme requis. Nous ne pouvons cacher la gravité de ce moment, mais l'envahisseur ne pourra jamais emporter la victoire si, élevant nos esprits à des sommets de force et de détermination, nous nous armons pour sa défaite.

L'ennemi a avancé en beaucoup d'endroits pour ensuite être repoussé. Je n'hésite pas à affirmer que la même chose va se passer ici. Puisse l'attentat d'aujourd'hui nous stimuler à le faire de toute urgence. »

Lire aussi
Bombardement de Guernica le 26 avril 1937 : Controverse dans la presse française (BNF-Gallica)

Exploration 3D du Guernica de Picasso par Lena Gieseke



Gernika, 7 mars 2024