Lin Htet Myat, The Irrawaddy, 15/6/2021
Traduit par Fausto Giudice
Lin Htet Myat est un analyste birman des politiques publiques, focalisé sur la gouvernance économique et les projets de partenariat public-privé au Myanmar.
Depuis le coup d'État du 1er février contre le gouvernement élu de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), l'armée du Myanmar (également connue sous le nom de Tatmadaw) s'est heurtée à des manifestations publiques nationales inattendues et au Mouvement de désobéissance civile (MDC) des fonctionnaires. Ces manifestations ont perturbé l'économie et le secteur public, poussant le pays au bord de l'effondrement de l'État et de la guerre civile. Aujourd'hui, le Conseil d'administration de l'État (SAC) de la junte tente de stabiliser la situation en vendant les ressources du pays à ses voisins amis, la Chine et la Thaïlande.
Des Karens se rassemblent pour s'opposer à la construction de barrages sur la rivière Salween, dont le barrage de Hatgyi, à Hpapun, dans l'État Karen, le 14 mars.
Lors de son voyage dans l'État Karen le 31 mai, le chef de la junte, le généralissime Min Aung Hlaing, a annoncé un plan visant à reprendre le projet controversé du barrage de Hatgyi pour la production d'électricité. Les promoteurs du projet sont l'Autorité de production d'énergie de Thaïlande (EGAT), Sino-hydro, IGE Company Limited, qui appartient au frère de l'actuel commandant en chef de la marine, et le ministère de l'Énergie et de l'Électricité (MOEE). Le barrage est situé dans une zone de conflit de l'État Karen où des combats ont récemment éclaté entre l'armée du Myanmar et des brigades de l'Armée de libération nationale karen (KNLA), la branche armée de l'Union nationale karen (KNU).
Dans le même temps, le comité directeur de la BRI et les comités concernés ont été remaniés et le généralissime est désormais le président de ce comité, le plus haut comité décisionnel sur le corridor économique Chine-Myanmar (CMEC), qui est la composante la plus cruciale du corridor Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar (BCIM) dans le cadre de l'initiative chinoise « la Ceinture et la Route » (BRI). Pour la mise en œuvre des projets CMEC, qui comprennent le port en eau profonde de la zone économique spéciale (ZES) de Kyaukphyu, la consultation publique ne sera pas nécessaire et une clause relative aux fonctions du comité conjoint de mise en œuvre de la BRI a été supprimée. Cela signifie que les investisseurs chinois n'auront pas à s'inquiéter des protestations publiques contre leurs investissements et à passer par un processus de consultation publique qui prend du temps.
La Commission d'investissement du Myanmar (MIC), contrôlée par le SAC, a également approuvé la proposition de projet de conversion du GNL en électricité de Mee Lin Gyaing, d'une valeur de 2,5 milliards de dollars, soumise pendant le mandat du gouvernement LND déchu, qui est l'un des projets BRI de la Chine au Myanmar. Ce mégaprojet énergétique sera mis en œuvre par un consortium dirigé par des entreprises chinoises.
De même, le vice-généralissime Soe Win du SAC est devenu le président du comité central de la zone économique spéciale (ZES) du Myanmar, et tous les comités de travail et de gestion de la ZES ont récemment été remplacés par des officiers supérieurs de l'armée et des civils pro-junte. Il existe trois ZES au Myanmar : Thilawa, Dawei et Kyaukphyu. Seule Thilawa est en phase opérationnelle. L'accord d'actionnaire du projet de port en eau profonde de la ZES de Kyaukphyu a été signé lors de la visite du président chinois Xi Jinping en janvier 2020 entre la société d'État chinoise CITIC et le comité de gestion de la ZES de Kyaukphyu, et un accord de concession a été signé en novembre de la même année. Il prévoyait un appel d'offres pour la réalisation d'une étude d'impact environnemental et social (ESIA) en janvier 2021, juste avant le coup d'État.
Plusieurs raisons expliquent les récentes démarches du SAC concernant les projets BRI, SEZ et hydroélectriques.
Elles ne doivent pas être prises au pied de la lettre. Ces actions peuvent être considérées comme une grande stratégie du SAC pour acquérir une légitimité avec un certain niveau de capacité de gouvernance, contrôler les organisations armées ethniques (EAO) et anéantir le gouvernement d'unité nationale de l'opposition. Après avoir obtenu la reconnaissance de la Chine et de certains pays de l'ANASE, notamment la Thaïlande, ils peuvent prévoir que d'autres pays de la région Asie-Pacifique suivront, très probablement le Japon, la Corée et l'Inde.
Par conséquent, le SAC vend en gros les ressources naturelles du pays à la Chine et à la Thaïlande afin d'inciter ces pays à le reconnaître. Le SAC utilise le même mode d'emploi que le précédent régime militaire, le Conseil de restauration de l'ordre public (SLORC), dans les années 1990. Le SLORC avait accordé à la Thaïlande de vastes concessions, allant de la pêche et de l'exploitation forestière au pétrole et au gaz, et en retour, le gouvernement thaïlandais avait réduit son soutien à la KNU. De la même manière, il a signé de nombreux protocoles d'accord avec des entreprises d'État chinoises pour mettre en œuvre des projets hydroélectriques sur le fleuve Irrawaddy. L'idée est que plus la Chine et la Thaïlande décident de mettre en œuvre des accords de gros, plus elles devront soutenir le SAC et plus elles devront contrôler les EAO à leurs frontières pour assurer la sécurité de leurs projets et de leurs travailleurs.
Les projets hydroélectriques sont attrayants pour les investisseurs chinois et thaïlandais car leurs accords de concession sont des contrats dits « 90:10 » : les investisseurs se taillent la part du lion des bénéfices tandis que le pays hôte et les communautés locales doivent payer le coût des dommages environnementaux et de la perte des moyens de subsistance. En outre, 90 % de l'électricité produite par ces projets sera revendue au pays des investisseurs, ce qui permet à ces derniers de contrôler les flux de revenus et de réduire les risques liés au projet, puisqu'ils ne dépendront pas du système de transmission et de distribution ni des conditions macroéconomiques du pays hôte.
En ce qui concerne les ZES, Kyaukphyu est crucial pour le corridor économique Chine-Myanmar (CMEC), dont la Chine espère qu'il offrira à sa province enclavée du Yunnan une porte sur l'océan. Beaucoup disent que sa valeur géostratégique est plus importante pour la Chine que sa viabilité commerciale. Pour le Japon, il sera difficile de ne pas investir dans la ZES de Dawei, car la Chine comblera le vide s'il décide de partir. L'Inde sera également confrontée au même dilemme stratégique que le Japon, face à l'encerclement par son grand rival, la Chine - avec ses corridors CMEC et BCIM - et ses alliés.
Si la grande stratégie du SAC fonctionne, l'influence de la Chine ne manquera pas de s'accroître, ce qui pourrait conduire à son expansion vers le sud, avec son corridor indochinois. Cela constituera une menace pour la sécurité de l'ANASE, en particulier pour les pays qui ont des problèmes territoriaux avec la Chine dans la mer de Chine méridionale. À son tour, cette situation déstabilisera l'ensemble de la région et entraînera les USA et leurs alliés dans un jeu de concurrence stratégique déjà tendu.
Malheureusement, le Myanmar ne deviendra jamais une nation stable et prospère sous l'égide du SAC, qui agira pour obtenir la légitimité de ses pays voisins tout en faisant la guerre à son propre peuple.
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