Si la droite
chilienne était moins obtuse et insensible, les partis qui la représentent
devraient en fait accueillir avec enthousiasme l’invitation du président Boric
à signer une déclaration commune à l’occasion du 50e anniversaire du
coup d’État de 1973. Par cette signature, le chef de l’État veut reconnaître
leur vocation démocratique, y compris le mérite d’être des défenseurs des
droits humains.
Mais le plus
incroyable dans tout cela, c’est que les autorités du pays cherchent une
réconciliation historique entre les victimes et ceux qui ont été au moins les
auteurs intellectuels de l’horreur qui s’est poursuivie au Chili pendant 17 ans
avec cette dictature civilo-militaire sanglante dirigée par celui que le monde
entier reconnaît comme l’un des pires bouchers de l’histoire mondiale.
Pire encore,
l’impunité règne toujours pour les horreurs commises avec l’assentiment de la
droite politique et économique, qui cherche encore aujourd’hui à justifier l’attentat
sanglant de La Moneda, la déliquescence de nos institutions et les terribles
séquelles des assassinats, de la torture, de l’exil et d’une foule d’autres aberrations
connues de tous.
Pinochet, comme
nombre de ses collaborateurs, n’a pu être poursuivi et condamné par la justice
chilienne, de même que de nombreux épisodes terribles contre la dignité humaine
n’ont toujours pas été élucidés. Il n’y a pas non plus de certitude totale sur
les crimes commis par la caste militaire et politique en raison de son manque
de probité, qui a pris le contrôle d’entreprises publiques et dénationalisé les
principales ressources naturelles du pays.
Tout cela
reste impuni grâce aux gouvernements civils de l’après-dictature, qui ont
toujours craint un nouveau soulèvement militaire. Limités, en outre, par la
Constitution de 1980 (qui nous régit toujours) et par cet ensemble de lois
dictées par l’homme qui a fini par porter le titre de président de la
République, un statut qui n’est effacé qu’aujourd’hui des archives officielles.
Ces
jours-ci, aux USA, Pedro Barrientos, l’assassin du chanteur-compositeur Víctor
Jara est déchu de sa nationalité usaméricaine, un assassin qui, comme d’autres
agents, a bénéficié d’une protection dans le pays qui a encouragé et financé le
renversement d’un président élu par le peuple. Une responsabilité dont la
Maison Blanche et la CIA tentent aujourd’hui de se défaire, parallèlement à
leurs efforts de cooptation des décisions de nos nouvelles autorités. Ils sont
déterminés à ce que le lithium, l’hydrogène vert et d’autres ressources soient
désormais appropriés par leurs transnationales.
Nous
craignons que la curieuse invitation de Gabriel Boric à tous les partis
représentés au Parlement ne soit que le fruit de ses réflexions les plus
intimes, alors qu’il se rendait en Europe à ce sommet présidentiel où les pays
les plus puissants de la planète rencontrent ceux du tiers-monde pour
consolider de bonnes affaires. Celles qui sont toujours plus avantageuses pour
ceux qui ont toujours officié en tant que conquérants, non pas pendant
cinquante ans, mais pendant plus de cinq siècles.
On imagine
que notre nouveau président n’a pas eu recours aux conseils et aux critiques de
plusieurs de ses alliés qui ont déjà exprimé leur réticence à l’invitation
présidentielle. Dans l’espoir, certainement, de faire toute la lumière sur les
crimes contre la démocratie et les droits humains, avant de se soumettre à une
conciliation forcée avec ceux qui sont encore déterminés à défendre la Charte
fondamentale léguée par le tyran, ainsi que le système économique et social qui
a brutalement divisé le pays entre les très riches et les dramatiquement
pauvres. Des secteurs politiques et économiques qui cherchent à perpétuer l’inégalité
flagrante qui, si elle continue ainsi, nous assure d’une nouvelle et grave
explosion sociale.
Plutôt que d’apaiser
la droite, le gouvernement qui se proclame de gauche devrait s’engager à
laisser de côté l’opposition tenace exercée par ces secteurs, en optant plutôt
pour un pacte sérieux et solide avec le monde social qui a parié sur son
élection, dans l’espoir de la justice et certainement d’une démocratie fondée
sur la distribution équitable des revenus, sur des normes éducatives plus
élevées et sur une éthique rigoureuse dans l’utilisation des ressources
publiques.
Il s’agit d’objectifs
pour lesquels aucun progrès raisonnable ne peut être constaté. Au contraire, de
nouveaux actes de corruption ont été commis en à peine un an de gouvernement
Boric.
Fabio Merone, docteur en Sciences politiques de
l’université de Gand (Belgique), est chercheur associé au Centre interdisciplinaire de
recherche sur l’Afrique et le Moyen-Orient de l’université Laval (Québec,
Canada). Il travaille sur l’islamisme et le salafisme dans le monde arabe
contemporain. Avec F. Cavatorta, il a édité Salafism after the Arab Awakening: Contending
with People’s Power (Hurst, 2017). Bibliographie
Près
de quarante ans après sa mort, Hassan Abdallah Hamdan (1936-1987), plus connu
sous son nom de guerre Mahdi Amel, reste une référence politique et
intellectuelle pour la gauche libanaise et arabe.
“Lisez Mahdi Amel”, Beyrouth 2019
Hassan
Abdallah Hamdan (1936-1987), plus connu sous le nom de guerre de Mahdi Amel,
était un communiste libanais original qui a été surnommé le “Gramsci arabe”1. Comme le marxiste
italien, Amel a tenté de “nationaliser” le communisme en appliquant les
catégories critiques du marxisme au contexte national2 et en élaborant sur cette base un projet politique et
culturel pour l’émancipation des masses. Il a été assassiné par des milices
islamistes chiites en 1987. Bien que son projet politique ait été partiellement
dépassé par les accords de Taëf de 1989 (qui ont mis fin à la guerre civile
libanaise), il reste le témoignage d’un intellectuel militant et critique qui a
consacré sa vie à lutter contre le système confessionnel libanais et à
poursuivre un véritable projet de libération nationale. C’est aussi pourquoi,
récemment, il est devenu l’un des symboles des jeunes générations de Libanais
qui sont descendus dans la rue en 2017 et 2019 pour renverser l’“État
confessionnel”, ainsi que de tous les Arabes qui ont cherché une voie originale
vers le communisme.
Le contexte historique et l’expérience
de vie d’un intellectuel militant
Le
projet culturel et politique de Mahdi Amel peut être placé dans le contexte
plus général de l’émancipation nationale des intellectuels et des forces
politico-culturelles du Sud, qui se sont engagés dans la construction de
nouvelles sociétés post-coloniales libérées de la dépendance vis-à-vis du
centre capitaliste et de l’hégémonie culturelle occidentale. On peut relier
Amel à la pensée et au parcours politique de Frantz Fanon, qu’il a rencontré en
Algérie et dont il était un admirateur ; à l’intellectuel indien Ranajit Guha,
qui, depuis l’Inde, a introduit Antonio Gramsci dans les études postcoloniales
par le biais de ce que l’on appelle les “études subalternes” ; ou, enfin, à Ali
Shariati, l’intellectuel iranien qui a tenté de fusionner le marxisme avec la
théologie chiite de la libération.
La
caractéristique commune de ces auteurs et de leur projet était qu’ils voulaient
amener la collectivité nationale nouvellement indépendante à un niveau plus
élevé de conscience de soi afin de parvenir à une véritable émancipation
culturelle, politique et économique. En termes plus proprement marxistes, Amel
était intellectuellement un enfant de ce que l’on appelle la “théorie de la
dépendance”, la construction théorique fondamentale sur laquelle raisonnaient
les marxistes arabes et du Sud. Selon cette théorie, le colonialisme avait
unifié le monde dans des relations d’interdépendance, sur la base desquelles le
centre capitaliste dominait et assujettissait la périphérie. Le système
économique des colonies avait été construit de telle sorte que ces pays, une
fois intégrés dans le commerce international, étaient dépendants des centres
financiers et économiques occidentaux, dont les bourgeoisies locales étaient
des sous-produits. Ces dernières, en particulier, étaient “cosmopolites” (au
sens gramscien de “non-nationales”), économiquement dépendantes et
culturellement subordonnées.
De
ce point de vue, tant Fanon et Guha que Shariati avaient appelé à une
construction nationale basée sur une révolution culturelle qui revendiquait la
subjectivité nationale contre l’idéologie coloniale. Amel appartenait à ce type
de courant politico-culturel, mais il savait aussi s’en distinguer. Communiste
militant dès ses années universitaires à Lyon, il profite du climat culturel
fervent des années 1950 et 1960. Il se passionne pour l’historicisme gramscien 3et
utilisera plus tard des concepts tels que “bloc historique”, “idéologie” et “hégémonie”
4. Il est également
influencé par le débat suscité en France et dans le monde communiste par les
révélations de Khrouchtchev au 20econgrès du PCUS
(1956),
qui donnent lieu à une vive controverse entre ceux qui veulent réformer le
marxisme dans une optique humaniste (le marxisme dit occidental) et ceux qui
veulent le réhabiliter dans une optique révolutionnaire.
Amel
a donc vécu dans un climat culturel influencé par Gramsci, Poulantzas et
Althusser, dans lequel le “Sud” a été porté à l’attention des mouvements
gauchistes. D’un point de vue théorique marxiste, cela s’est traduit par une
tentative de reconceptualisation de la catégorie de “mode de production”, en l’adaptant
aux contextes coloniaux et post-coloniaux, un concept sur lequel Amel a
travaillé en particulier dans les années 70 5.
Après
avoir passé une importante période de formation en Algérie (1963-68) 6,
Amel s’est immergé dans la réalité libanaise. De retour dans son pays natal, il
rejoint le Parti communiste libanais (PCL) et en devient un dirigeant
et un idéologue important. Surtout, il commence à élaborer une pensée
originale, conciliant activité théorique et militantisme pratique. Son épouse
Evelyne Brun raconte qu’à cette époque, il était particulièrement impliqué dans
le dialogue avec les planteurs de tabac de la région du Mont-Liban (où un
mouvement de protestation était en cours dans les années 1970) et qu’il
témoignait qu’ « être marxiste, c’est être une personne qui peut apporter
des réponses aux problèmes de la vie de tous les jours » 7. Il a notamment été un
bâtisseur actif de cellules syndicales et populaires au Sud-Liban, où vit
encore aujourd’hui la partie la plus marginalisée de la population libanaise. C’est
à cette époque qu’il commence à être connu sous le nom de Mahdi Amel, nom qu’il
choisit comme pseudonyme pour les articles qu’il écrit dans l’organe du parti, al-Tarīq
(la route/le chemin).
Il
est important de comprendre cette période de son militantisme et de celui du
parti communiste libanais, qui se percevait comme un parti révolutionnaire d’avant-garde
des masses de travailleurs et de subalternes. Ceux-ci tentaient en fait de
réaliser la bataille politique pour l’émancipation nationale par le biais du
militantisme au sein de la population. Les communistes se sont également
identifiés à la question palestinienne et se sont proposés comme l’avant-garde
de la résistance armée contre l’occupation militaire israélienne dans le sud du
pays (1978-82), et le point de jonction du front politique des forces de gauche
et démocratiques contre les droites confessionnelles et fascistes soutenues par
les pays occidentaux et alliées d’Israël.
Il
est évident que le parcours intellectuel et la vie politique d’Amel ont été
marqués par la guerre civile libanaise (1975-1990), qu’il a perçue comme une
occasion de réaliser son projet national de libération du pays du système
confessionnel. Mais cette période est aussi marquée par l’émergence de l’islamisme
chiite (Amal et Hezbollah), qui évince les communistes du
Sud-Liban et se substitue à eux comme force de résistance. Mahdi Amel avait
reconnu un potentiel révolutionnaire dans la communauté chiite libanaise, mais
n’avait pas prévu la montée de l’islamisme en tant que force révolutionnaire
alternative, probablement mieux adaptée que les communistes pour jouer ce rôle.
Il a été assassiné par des miliciens chiites, mettant fin à la vie d’un intellectuel
militant passionné et à l’expérience du parti communiste libanais en tant que
force politique exerçant une certaine influence.
L’État confessionnel et l’idéologie de la bourgeoisie libanaise
La
pensée de Mahdi Amel se caractérise par une réflexion sur la réalité politique
du Liban et du monde arabe. En particulier sur l’État, son appareil
idéologico-hégémonique et le mode de production socio-économique. Mahdi Amel
est en effet célèbre pour les deux principales catégories analytiques que sont
le “mode de production colonial” et l’“État confessionnel”
Il
a annoncé son projet dès ses premières années libanaises, dans l’essai Colonialism
and Backwardness (1968) : « Si nous voulons une pensée marxiste
adaptée à notre réalité et capable d’avoir une perspective scientifique, nous
ne devons pas appliquer cette pensée de manière abstraite, mais plutôt avoir
comme point de départ la spécificité même de notre réalité » 8. Il analyse ensuite le
processus historique de formation de la bourgeoisie coloniale dans son livre Prolégomènes,
dans lequel il pose les bases de sa réflexion théorique 9.
Amel
a comparé les exemples historiques de l’Égypte et du Liban en particulier,
soulignant comment la pénétration coloniale avait empêché le développement d’une
bourgeoisie nationale, alors qu’une classe de propriétaires terriens proto-capitalistes
s’était formée à la fin de la période ottomane. Au Liban, l’entrée dans le mode
de production capitaliste a conduit au développement de la monoculture de la
soie et à l’orientation de l’économie vers le marché international. Cela a
empêché la formation d’une bourgeoisie basée sur l’artisanat local et a conduit
au contraire au développement d’une classe bourgeoise coloniale. Contrairement
à la bourgeoisie européenne, qui s’était initialement formée en tant que classe
révolutionnaire (contre l’aristocratie foncière), la bourgeoisie libanaise
était le résultat d’une relation de subordination économique et politique.
L’analyse
d’Amel s’inscrit dans le débat qui divise alors les communistes arabes entre
ceux qui voient dans la bourgeoisie nationale une force progressiste possible
avec laquelle s’allier, et ceux qui n’y voient qu’un ennemi de classe à
renverser car inéluctablement allié au capital international. L’analyse d’Amel
se voulait plus complexe : en saisissant les deux aspects de la bourgeoisie -
nationale et cosmopolite - il voulait démasquer son appareil idéologique. D’où
la nécessité, dans sa construction théorique, d’une théorie de l’État, qu’il
élabore dans Fī al-dawla al-ṭaifiyya (“De l’État confessionnel”), publié
en 1986, un an avant sa mort.
La
question de la bourgeoisie nationale - son origine confessionnelle et l’appareil
idéologique qui justifie sa domination - a donc constitué l’étape décisive de
son développement théorique. Il écrit : « C’est une erreur de dire que l’idéologie
confessionnelle est l’idéologie de la classe dominante avant les rapports de
production capitalistes, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une idéologie religieuse
ou d’une forme de celle-ci (...). C’est une erreur dans laquelle se trouvent
également certains marxistes » 10. Amel voyait en effet
dans le système confessionnel constitutionnel libanais un instrument
idéologique moderne au service de la domination de la classe bourgeoise et capitaliste,
qui se légitimait à travers lui. Ce système n’avait pas manqué d’être défendu
et propagé par l’intellectuel maronite Michel Chiha, qu’Amel considérait comme
l’idéologue de la bourgeoisie dominante et contre lequel il lançait ses flèches
polémiques, à la manière d’Antonio Gramsci contre Benedetto Croce. Chiha voyait
dans le système confessionnel libanais la garantie du modèle libéral et
démocratique, dans lequel la citoyenneté se réalise dans l’appartenance
communautaire.
Pour
Amel, en revanche, il s’agit d’un “pacte confessionnel” entre les élites des
différentes communautés qui se liguent les unes contre les autres au détriment
de la classe ouvrière de chacune d’entre elles. Le confessionnalisme était
aussi l’instrument de la domination d’une communauté particulière sur toutes
les autres : la communauté maronite minoritaire et dominante contre les
communautés musulmanes subordonnées (la communauté chiite surtout). L’“État
confessionnel” était donc, aux yeux d’Amel, un projet idéologique fonctionnel
aux intérêts politiques et économiques de la classe dirigeante maronite et des
élites interconfessionnelles. Ce système était (et est toujours) basé sur la
division du pouvoir au sein de l’État entre les différentes confessions et le
contrôle politique et économique des différentes élites au sein de chacune d’entre
elles.
Pour
Amel, le véritable projet d’émancipation nationale ne pouvait donc passer que
par la dissolution de ce système et le dépassement de la domination du capital
international. Amel proposait également une plate-forme politique (partagée par
le PCL) qui liait
inextricablement la bataille politique nationale à la cause palestinienne.
Pendant la guerre civile libanaise, en effet, les factions politiques maronites
s’étaient alliées à Israël et aux puissances occidentales contre le front
progressiste et les Palestiniens des camps de réfugiés. Mahdi Amel a enfin mis
en lumière le phénomène de du squadrisme* phalangiste, en le comparant à l’analyse
de Gramsci. Ce dernier avait vu dans le squadrisme fasciste un produit de la
bourgeoisie capitaliste en crise d’hégémonie. Comme à l’époque du fascisme
italien, l’hégémonie du pouvoir bourgeois confessionnel maronite, qui avait été
fondée sur le confessionnalisme idéologique, semblait à Amel en crise de légitimité.
Le Parti communiste et les forces progressistes du pays, réunies dans un “bloc
historique”, devaient donc abattre le pouvoir de la bourgeoisie et le système
confessionnel sur lequel il reposait.
La victoire des islamistes et la “revanche” de Mahdi Amel
Le
Parti communiste libanais et Mahdi Amel ont fini par être victimes de la guerre
civile, dont ils pensaient pouvoir exploiter les contradictions à leur
avantage. Le PCL avait en effet formé un front de résistance contre l’occupation
israélienne au Sud-Liban, avec un certain succès, mais il a ensuite été vaincu
par les forces islamistes chiites émergentes. Amel et d’autres dirigeants
communistes (dont l’intellectuel Hassan Muruwwa) ont été victimes d’une
campagne d’élimination des dirigeants communistes menée par les “forces
obscures” islamistes, probablement soutenues par la Syrie. Le chiisme politique
s’est alors imposé comme une force populaire et a donné un coup d’arrêt
définitif au mouvement communiste libanais.
Les
accords de Taëf de 1989 ont finalement abouti à un résultat différent de celui
préconisé par les révolutionnaires communistes : le système confessionnel, au
lieu de disparaître, a été reconfirmé et renforcé. Le Hezbollah est
devenu une force dirigeante et le chiisme politique a réussi à intégrer la
communauté chiite dans le système politique confessionnel. Si cette solution a
permis de sortir du conflit, la persistance de la crise dans le pays semble
néanmoins avoir confirmé la thèse fondamentale de Mahdi Amel, celle d’un
système confessionnel en crise permanente d’hégémonie.
Les
protestations sociales et juvéniles qui ont éclaté dans le pays en 2017 et 2019
ont donc réévalué les théories d’Amel, qui a ainsi eu sa “revanche” politique
post-mortem. En effet, non seulement les nouvelles générations révolutionnaires
libanaises ont remis la question du dépassement du système confessionnel au
centre de leur programme politique, mais elles ont aussi et surtout fait de la
figure de l’intellectuel marxiste un symbole de leurs espoirs.
NdT
*«
Squadrisme » [de squadra, équipe, escouade, brigade] est le terme par
lequel on désigne les forces paramilitaires luttant par la violence contre les
mouvements sociaux suscités par les socialistes et les communistes après la
Première Guerre mondiale en Italie. Nées avant le fascisme italien, elles en
sont devenues une forme de bras armé. Ces mouvements paramilitaires furent
dirigés par les chefs locaux (les ras, du nom des chefs éthiopiens) des
Faisceaux italiens de combat.
2.Labib, Tahar (2017). “Gramsci
nel pensiero arabo”. In : Manduchi Patrizia, Marchi Alessandra e Vacca Giuseppe
(a cura di). Gramsci nel mondo arabo. Il Mulino. Bologna
3.Sa thèse de doctorat était intitulée : Sujet
et praxis. Essai sur la constitution de l’histoire.
4.Safieddine, H.
(2021). Mahdi Amel : On Colonialism, Sectarianism and Hegemony. Middle East
Critique, 30(1), 41-56.
5.Il convient de rappeler dans ce débat l’importante
contribution du marxiste franco-égyptien Samir Amin qui, dans le sillage du
maoïsme dominant, a revalorisé la périphérie en tant que site de la révolution
mondiale.
6.C’est à cette époque qu’il publie un premier
article pour la revue Révolution Africaine, intitulé « La pensée
révolutionnaire de Franz Fanon ».
8.Cité dans "Dawn
: Marxism and National Liberation" (p.20). Dossier no 37 |
Tricontinental : Institut de recherche sociale, février 2021. La traduction
italienne est de l’auteur de l’article.
9.Amel, M. (2013) Muqaddimat Nazriyya
Li-Dirasat Athar l-Fikr al-Ishtiraki Fi Harakat al-Taharrur al-Watani [Prolégomènes
théoriques à l’étude de l’impact de la pensée socialiste sur le mouvement de
libération nationale] (Beyrouth : Dar al-Farabi).
10.Amel, M. (1986) Fi Al-Dawla al-Ta’ifiyya
[Sur l’État confessionnel] (Beyrouth : Dar al-Farabi), p.24.
En 1997, la jeune, talentueuse et
célèbre Sinéad O’Connor devait se produire à Jérusalem lors d’un festival
organisé par des femmes israéliennes et palestiniennes intitulé “Deux
capitales, deux États”. La musicienne et chanteuse irlandaise avait dû renoncer
à ce concert en raison des menaces de mort proférées par le Front idéologique,
une organisation d’extrême droite dirigée par un jeune Israélien, Itamar Ben
Gvir. « Des groupes juifs d’extrême droite ont menacé de nous tuer, moi et
mon groupe. Je ne suis pas prête à mourir pour les conneries de quelqu’un d’autre,
ni à mettre mon groupe en danger, alors nous n’y sommes pas allése, avait
expliqué O’Connor.
Ben Gvir n’a pas assumé la
responsabilité des menaces. Cependant, il s’est vanté à la radio israélienne d’avoir,
d’une manière ou d’une autre, provoqué l’annulation du concert dans le cadre d’un
événement qui, a-t-il expliqué, était perçu comme une attaque contre le
contrôle exercé par Israël sur l’ensemble de Jérusalem, y compris la zone arabe
revendiquée par les Palestiniens comme la capitale de leur futur État indépendant.
O’Connor a réagi en publiant une déclaration à l’Associated Press dans laquelle
il accusait Ben Gvir de « n’avoir rien fait de bon dans la vie » et l’admonestait
en disant que « Dieu ne récompense pas ceux qui sèment la terreur parmi
les enfants du monde ».
L’article
du journal Haaretz sur l’affrontement entre Itamar Ben Gvir et Sinéad O’Connor
Mercredi, l’artiste irlandaise qui
a fait chanter au monde entier Nothing Compares 2 U est morte, laissant
ses nombreux fans consternés. En revanche, l’extrémiste Itamar Ben Gvir,
inconnu il y a vingt-six ans, est aujourd’hui ministre de la Sécurité
nationale, l’un des postes les plus importants du gouvernement de l’État juif.
Hier matin, sans même tenir compte des assurances données par le président
israélien Herzog quant au respect du statu quo des lieux saints de Jérusalem,
Ben Gvir a de nouveau pénétré sur l’Esplanade des Mosquées de Jérusalem à l’occasion
de Tisha B’Av, le jour de la commémoration de la destruction du Temple juif. Il
s’agit de la troisième “visite” de Ben Gvir sur le site depuis que le Premier
ministre Benyamin Netanyahou a remporté les élections en novembre dernier. Et
comme les précédentes, elle n’avait pas un but touristique. « C’est l’endroit
le plus important pour le peuple d’Israël. Nous devons revenir et montrer notre
autorité... En ce jour, en ce lieu, nous devons nous rappeler que nous sommes
tous frères. Nous sommes le même peuple. Lorsqu’un terroriste regarde par la
fenêtre, il ne peut pas nous distinguer », a déclaré le ministre - décrit
comme un suprémaciste même par de nombreux Israéliens - en référence aux
manifestations de masse, dont la dernière a eu lieu la nuit dernière, qui se
déroulent en Israël contre la réforme judiciaire voulue par le gouvernement d’extrême
droite religieuse au pouvoir. Quelques heures avant les revendications de Ben
Gvir sur l’Esplanade des Mosquées (considérée par la tradition juive comme le
site du Temple), un jeune Palestinien de 14 ans, Faris Abu Samra, a été tué
lors d’une fusillade déclenchée par un raid de l’armée israélienne dans la
ville de Qalqiliya (Cisjordanie). Cela porte à 202 le nombre de Palestiniens
tués cette année par des soldats et des colons israéliens, dont 37 adolescents
et enfants et 11 femmes.
Amit Halevi, député du Likoud, Yitzhak Wasserlauf,
ministre du développement du Néguev et de la Galilée, et le rabbin Shimshon
Elboim, du groupe du Mont du Temple, ont participé à la marche de Ben Gvir. Le
ministère palestinien des affaires étrangères a vivement protesté : « Le
gouvernement israélien soutient officiellement les raids et les agressions
contre la mosquée Al Aqsa et les tentatives visant à modifier le statu quo...
Netanyahou porte la responsabilité directe de cette provocation ». Des
protestations ont également été émises par la Jordanie, l’Égypte et les USA. En
représailles, un groupe affilié au Hamas a revendiqué le lancement d’une
roquette artisanale depuis Jénine en direction d’une colonie israélienne.
La bonne nouvelle : les responsables militaires
craignent que le refus des réservistes de servir (“non-volontariat”) n’affecte
l’état de préparation au combat de l’armée israélienne. Encore mieux : Amos
Harel a estimé, dans Haaretz mercredi 26 juillet, qu’à la lumière des brutalités policières
à l’encontre des manifestants, les plus jeunes d’entre eux « réfléchiront
à deux fois avant de s’enrôler pour servir » dans les territoires. Que
demander de plus, une patrie ?
Des soldats israéliens pointent leurs armes tandis que d’autres arrêtent un
Palestinien lors des affrontements qui ont suivi la démolition d’une maison
palestinienne à Hébron, en Cisjordanie, ce mois-ci. Photo: MUSSA ISSA QAWASMA/
REUTERS
Il n’y a pas lieu de prendre à la légère la menace du
chef d’état-major concernant les dommages qui résulteraient du refus de servir
de milliers de réservistes, en particulier des pilotes. C’est
le Premier ministre Benjamin Netanyahou qui a déclaré qu’Israël pourrait
survivre avec quelques escadrons en moins. Cette remarque contient une vérité
importante, même si nous ne pouvons plus croire un mot qui sort de sa bouche. L’expérience
des dernières décennies, depuis la dernière bataille aérienne des pilotes, et
la situation sécuritaire soulèvent la question de savoir si les Forces de
défense israéliennes en général, et l’Armée de l’air israélienne en
particulier, ne sont pas trop grandes, trop puissantes et trop gonflées.
Il ne s’agit pas seulement de la quantité scandaleuse
de ressources que l’armée consomme, au détriment des besoins civils. L’excès de
puissance des FDI les pousse à une hyperactivité inutile dans certains cas et
désastreuse dans d’autres. Une réduction des forces - moins de pilotes et moins de
soldats pour
maintenir l’occupation et protéger les colons violents - pourrait faire du
bien. Peut-être que non seulement les jeunes qui refusent de servir y
réfléchiront à deux fois, mais peut-être que les FDI elles-mêmes y réfléchiront
à deux fois avant chaque frappe aérienne inutile ou chaque raid d’arrestation
encore plus inutile.
L’excès de pouvoir conduit à la surutilisation. Les meilleurs
développements en matière de défense nécessitent de l’entraînement, et les
soldats en surnombre doivent être occupés afin de les maintenir en alerte et de
justifier leur conscription. Si plusieurs escadrons sont cloués au sol en
raison du refus de leurs pilotes de servir, peut-être l’armée de l’air
réduira-t-elle ses frappes aériennes secrètes et inutiles en Syrie et dans d’autres lieux mystérieux.
Personne ne connaît leur but, leur efficacité et le moment où nous en paierons
le prix. Personne ne le demande non plus.
À l’exception de ces missions et des préparatifs
grandioses pour la mère de toutes les attaques aériennes contre l’Iran, qui ne
sera jamais réalisée, il semble que l’armée de l’air n’ait pas grand-chose à
faire, si ce n’est bombarder périodiquement la bande de Gaza impuissante ou le camp de réfugiés de Jénine. S’il n’y a pas assez de pilotes
pour effectuer ces missions, non seulement la sécurité d’Israël ne sera pas
compromise, mais elle pourrait même en bénéficier. Ces bombardements n’ont
jamais empêché la résistance violente à l’occupation : ils n’ont fait que l’encourager,
tout en commettant des crimes de guerre et en créant des tragédies humaines. Il
serait donc préférable que les pilotes se reposent chez eux pendant un certain
temps - jusqu’à la prochaine guerre, qui semble pour l’instant lointaine.
Lorsqu’elle se rapprochera, on peut compter sur eux et sur les autres
réservistes pour être les premiers à s’engager, que ce soit dans une
semi-démocratie ou dans une semi-dictature.
Les jugements de Harel sur le refus attendu des
soldats de servir dans les territoires sont porteurs d’espoir. L’une des réussites de la protestation est la légitimité qu’elle a
conférée au refus de servir, pour la première fois dans l’histoire d’Israël. Il
sera désormais plus difficile de qualifier les objecteurs de conscience de
traîtres. On ne peut pas non plus ignorer le bénéfice qui pourrait résulter du
fait de ne pas appeler les réservistes à servir dans les territoires [occupés
depuis 1967]. Les territoires sont déjà saturés de soldats.
Voir des soldats assis jour et nuit à l’entrée des
colonies illégales de Homesh et d’Evyatar, comme je l’ai fait
cette semaine, suffit à faire exploser de rage. Voir les barrages routiers
surgir sans rime ni raison, comme je l’ai vu cette semaine à l’entrée d’Anabta
ou d’Emek Dotan, devant lesquels des centaines de voitures palestiniennes sont
restées pendant des heures jusqu’à ce qu’ils soient enlevés sans raison, comme
ils étaient apparus, c’est comprendre qu’il y a beaucoup trop de soldats qui s’ennuient
dans les territoires.
L’excès de puissance a toujours été l’un des problèmes
d’Israël. L’excès de puissance l’a conduit à l’arrogance, à la vantardise et à
des guerres inutiles et l’a empêché de reconnaître les limites de sa puissance
et de rechercher des alternatives. Peut-être que, par inadvertance, Israël fera
ce qu’il faut et que nous aurons désormais une armée plus petite et plus
intelligente, qui sera peut-être même un peu plus morale.
Nous pouvons nous attendre à une
double forme d’agression israélienne dans les jours à venir, visant à cibler la
présence palestinienne et à affirmer la domination régionale.
Un
soldat israélien pointe son fusil vers des manifestants palestiniens près de la
colonie juive de Beit El en Cisjordanie occupée, le 26 janvier 2023 (AFP)
Si les USA ne semblent pas préoccupés par une guerre
généralisée au Moyen-Orient, ils n’en restent pas moins déterminés à y disposer
d’une force militaire hautement préparée : l’armée israélienne, qui fait partie
intégrante des intérêts géopolitiques majeurs de Washington dans la région.
D’un point de vue pragmatique, le terme “préparé”
implique une capacité claire, tangible et authentique à gérer et à contrôler
habilement un conflit, et à remporter la victoire avec un minimum de pertes
tout en sauvegardant les intérêts usaméricains, y compris la protection des
troupes usaméricaines dans la région, le cas échéant.
Mais il y a des raisons majeures de douter de
l’existence de cette préparation à l’heure actuelle. Israël est déchiré par des
divisions internes, caractérisées par des clivages de plus en plus profonds,
qui se traduisent par un refus national de se soumettre au service de réserve, par
un affaiblissement de l’armée et de l’ensemble du système de gouvernement,
ainsi que par les dangers potentiels d’une domination fasciste.
En Israël, le déclin actuel de l’état de préparation
de l’armée signifie une incapacité à s’engager dans des actions militaires et
un manque de vision pour planifier des guerres de manière stratégique ou même
pour lancer des opérations à échelle limitée.
Bien que cela ne concerne pas directement la capacité
de l’armée à faire face à un conflit immédiat, cela pourrait néanmoins avoir un
impact crucial, brisant l’esprit de la population et du personnel militaire, ce
qui pourrait avoir de graves conséquences. Certains en Israël considèrent même
que la crise politique interne en cours en Israël constitue une plus grande
menace que l’Iran.Haut du formulair
La période difficile et chaotique que traverse l’armée
israélienne va bien au-delà d’un simple dilemme tactique. La crise politique a
fait naître un profond sentiment de fragilité sociale et une relation politique
fracturée avec l’État.
Cette situation a fait dérailler le système dirigeant,
le privant de tout semblant de conscience et suscitant des inquiétudes quant à
sa capacité à gouverner efficacement les affaires de l’État - en particulier
lorsqu’il agit de manière immorale, sans consensus populaire.
La fragmentation au sein de l’armée israélienne est
exacerbée par l’incapacité du ministre de la Défense à sauvegarder les intérêts
de l’armée, la laissant exposée à des conflits politiques prolongés. Pire
encore, l’armée doit maintenant faire face au choix difficile de donner la
priorité à la loyauté aux principes de la loi plutôt qu’à l’allégeance au dirigeant.
En fin de compte, une telle situation conduit à un état de désintégration qui
ne cesse de s’étendre.
Des défis exponentiels
Compte tenu des réalités israéliennes sur le terrain,
ces conflits présentent des défis exponentiels. Même si un véritable accord
collectif visant à résoudre le conflit entre les partis d’extrême droite au
pouvoir et l’establishment militaire et du renseignement était possible, à ce
stade, ni les déclarations politiques ni un consensus interne ne permettraient
de résoudre efficacement la crise de grande ampleur.
Au contraire, ce dont le pays a besoin de toute
urgence, selon les perceptions internes, c’est d’une opération militaire
limitée qui donnerait à l’armée l’occasion de retrouver une légère apparence de
force, même si elle est finalement revendiquée comme une victoire par la partie
adverse.
Par exemple, l’administration israélienne dirigée par
le Premier ministre Ehud Olmert pendant la guerre du Liban de 2006 pensait
avoir réussi à restaurer son pouvoir sur la frontière nord d’Israël, tout en ne
reconnaissant pas l’établissement ultérieur d’une dissuasion mutuelle avec le
Hezbollah.
Le lien entre la réforme judiciaire du gouvernement de
coalition - qui vise à empêcher tout examen des accords qui ont conduit à la
création de l’administration israélienne la plus à droite de l’histoire - et
les ambitions plus larges du gouvernement mérite d’être examiné, en particulier
après la redistribution des pouvoirs ministériels.
Parmi ces développements spectaculaires et notables
figure la nomination du ministre des Finances Bezalel Smotrich, qui a été
chargé de superviser la légitimation, l’établissement et l’expansion des colonies
illégales dans les territoires palestiniens occupés, dans le but de remodeler à
terme le statu quo juridique de la Cisjordanie occupée.
Parallèlement, le ministre de la Sécurité nationale,
Itamar Ben Gvir, s’est vu confier des pouvoirs étendus pour réprimer les Palestiniens.
Il a mené une campagne incessante d’attaques raciales contre la population
palestinienne, tandis que le gouvernement a poursuivi sa politique de
judaïsation de certaines parties de la Cisjordanie occupée, du Néguev (Naqab)
et de la Galilée. Ce programme est au cœur du pouvoir religieux sioniste en
Israël.
Une escalade plus large
Il n’est donc pas surprenant que la période à venir se
traduise par une forme d’agression israélienne sur deux fronts. Tout d’abord,
cette agression se déploiera contre la population palestinienne, avec notamment
de nouveaux plans d’annexion de terres, dans le but ultime de modifier
l’identité démographique des territoires occupés.
Deuxièmement, Israël s’efforcera de rétablir sa
présence à sa frontière nord, ce qui pourrait conduire à une escalade plus
large dans la région.
La coalition au pouvoir cherche à consolider et à
maintenir son pouvoir en privant les partis et les communautés arabes de
participation à la Knesset, dans le seul but de tirer parti des pouvoirs
constitutionnels dévolus au gouvernement, au détriment du contrôle de la Cour
suprême.
La société israélienne, dont une grande partie est
désespérée, passe à un esprit de colère publique, tandis que certains
envisagent d’émigrer et de se dissocier de l’État sioniste.
La question demeure : L’administration usaméricaine de
Biden réévaluera-t-elle ses relations avec le gouvernement de Netanyahou et
protégera-t-elle les Palestiniens et les Arabes des risques imminents qui
émergent de plus en plus du résultat du vote de lundi ? Il s’agit d’une question qui
peut sembler interne à Israël en apparence, mais qui vise en fin de compte à
exploiter la lutte des Palestiniens pour la liberté.