24/06/2024

VANESSA BILANCETTI
Douleur, colère et honte dans la plaine Pontine italienne
Un ouvrier agricole sikh laissé pour mort par son patron après avoir eu un bras sectionné et les jambes écrasées par une machine

Vanessa Bilancetti (texte et photos), dinamopress.it, 24/6/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Vanessa Bilancetti, rédactrice à Dinamo Press, écrit sur les mouvements sociaux, le féminisme et les questions européennes. Elle a obtenu son doctorat en études politiques à l’université Sapienza de Rome avec une thèse sur l’analyse critique du Fiscal Compact. À Rome, elle enseigne la sociologie des phénomènes politiques à l’université en ligne Uninettuno. Elle participe depuis longtemps aux assemblées de l’Esc Atelier Autogéré  et se passionne pour la boxe thaï et la poésie. Vane Bix

Satnam Singh, 31 ans, a été tué dans la campagne de la plaine Pontine par un propriétaire qui n’a même pas eu le courage de l’emmener à l’hôpital. Mais il l’a laissé agoniser devant le portail de la maison, avec sa femme Sony en larmes. Compte-rendu de la manifestation de samedi dernier à Latina, au pays des caporaux, des patrons et de la résistance

Pour aller de Rome à Latina, la “capitale” de la plaine Pontine, il faut emprunter la Pontina, l’une des routes nationales les plus dangereuses d’Italie. Des nids de poule, des tas d’ordures sur les bas-côtés, puis des hangars, des entrepôts, des revendeurs. À partir de Pomezia, les premiers champs cultivés apparaissent et les ouvriers agricoles marchent le long des routes qui bordent les plantations. Il y a des gens qui viennent des pays d’Afrique centrale, du Maghreb et de l’Inde, comme Satnam Singh.

Singh vient du sanskrit sinha et signifie lion. C’est un élément essentiel du nom masculin d’un sikh. Pour les femmes, c’est Kaur, princesse. La religion sikh, qui a vu le jour au XVe siècle dans la région du Pendjab (aujourd’hui divisée entre le Pakistan et l’Inde), a utilisé ces noms pour éliminer l’utilisation des noms de famille identifiant les castes indiennes.

On estime que dans la plaine Pontine, il y a environ 30 000 Indien·nes du Pendjab, dont moins de la moitié ont un permis de séjour régulier.

La coopérative Agrilovato de l’entrepreneur agricole Renzo Lovato est située près de Sabaudia, Satnam Singh et sa femme Sony vivent non loin de là, à Borgo Bainsizza. Ils ont été “accueillis” par une famille locale, comme l’écrivent les journaux, mais il y a une “hospitalité diffuse” dans la région, dans des baraques, des remises à outils, des maisons jamais achevées, sans contrat et avec un paiement au noir, parfois en accord avec “le maître”. C’est justement “le fils du maître” Antonello Lovato qui a jeté à l’arrière de la camionnette blanche Satnam, avec son bras cassé, les jambes broyées et en sang, avec sa femme criant de désespoir et d’autres ouvriers à qui l’on avait retiré leur téléphone pour qu’ils n’appellent pas à l’aide. La distance entre la ferme et le village est de 34 km, soit au moins une demi-heure de route, de cris, de sang, des minutes qui, si elles avaient été consacrées à aller à l’hôpital, auraient pu sauver la vie de Satmam.

Trente-quatre kilomètres de routes rectilignes, toutes construites à la suite de l’assainissement fasciste, qui a sorti ces terres des marécages, éliminé la malaria et donné vie au secteur agricole pontin, l’un des plus importants d’Italie. Citrouilles, poireaux, haricots en hiver, courgettes et tomates en été. Des étendues de serres et des élevages de buffles et de vaches.

Travailler dans les champs des fantômes - comme les a appelés la secrétaire Flai CGIL [Fédération des travailleurs de l’industrie agroalimentaire] de Frosinone et Latina Laura Hardeep Kaur depuis la scène de la manifestation de samedi dernier - recrutés parce qu’ils n’ont pas de documents, même si presque tous entrent par la loterie du décret sur les flux, la nouvelle méthode légale pour l’exploitation de la main-d’œuvre irrégulière.

Trente-quatre kilomètres pour arriver à Bainsizza - le nom d’un plateau, aujourd’hui slovène, où s’est déroulée la bataille de l’Isonzo, comme beaucoup d’autres villages de la plaine nommés d’après les batailles de la Première Guerre mondiale, comme le voulait Mussolini - et balancer Satnam et son bras dans une caisse à fruits devant l’une des portes et partir. Lorsque l’un des voisins qui s’est précipité en entendant les cris lui demande d’appeler le 118, il s’empresse d’expliquer : «  il n’est pas en règle, il s’est coupé tout seul ». Son père dira encore mieux au Tg1, le JT : « Je lui avais dit de ne pas s’approcher de cette machine. Il a fait une erreur, une imprudence qui a coûté cher à tout le monde ».

Que valent les vies des Singh et des Kaur dans cette plaine luxuriante et fertile ? Entre 2,50 et 5,00 euros de l’heure, des salaires mensuels allant jusqu’à 200 euros, des logements vétustes, des transports dangereux. Certains meurent et les corps sont cachés et abandonnés, beaucoup se blessent après 10 heures de travail sous le soleil, d’autres s’évanouissent et sont souvent obligés de se droguer pour supporter le travail épuisant et sont menacés par leurs patrons avec des armes à feu.

LA MANIFESTATION DE SAMEDI

La Piazza della Libertà à Latina s’ouvre entre le palais du gouvernement et la Banque d’Italie, au loin se dresse une stèle fasciste surmontée par un aigle, et samedi en fin d’après-midi elle était remplie de travailleur·ses et de syndicalistes, mais de peu, très peu de citoyens de Latina. Littoria a été inauguré en 1932, et autour du stade on peut encore voir des autocollants vantant l’ancien nom. Ici, la reconquête des terres gagnés sur les marécages a été effectuée par des personnes originaires du Frioul, de l’Émilie et de la Vénétie - le nom de famille Lovato résonne dans cette histoire d’immigration - et a été réalisée sous le commandement de l’Opera Nazionale Combattenti. Personne ne connaît le nombre de morts, mais il est probable que des dizaines de milliers d’entre eux n’ont jamais vu les terres qui leur avaient été attribuées dans les borghi [bourgs]. Chaque terre était remise avec un bâtiment et des animaux, l’obligation étant de poursuivre l’exploitation agricole et de rembourser la dette contractée auprès de l’État fasciste.

Dans la province de Latina, lors des dernières élections européennes, Fratelli d’Italia a recueilli près de 35 % des voix et la Ligue un peu plus de 9 %, soit 44 % de la population qui a voté pour la droite la plus extrême et 10 % pour Forza Italia ; Meloni a reçu 28 000 votes préférentiels dans la seule province de Latina. C’est le cœur battant de Fratelli d’Italia.

L’actuelle mairesse Matilde Celentano, également de FdI, est montée à la tribune pour dire que Latina ne devait pas être identifiée comme la ville du “caporalato” et que la lutte contre ce phénomène n’avait pas de couleur politique. Pourtant, il y a des couleurs sur la place, outre les drapeaux rouges de la Flai CGIL, la place est illuminée par les turbans des Sikhs, jaunes, rouges, oranges, violets, blesu. Et ils connaissent bien la couleur des maîtres : elle est blanche. Le discours de la mairesse se termine sous les sifflets de la place.

Ce n’est pas la première fois qu’une manifestation est appelée ici, en 2016 il y a eu la première grève, puis les luttes pour la sécurité au travail pendant le Covid, les enquêtes journalistiques, les dénonciations et les investigations, mais les conditions de vie et de travail ne se sont pas améliorées. « Notre tâche est de ne pas abandonner cette bataille », crie Marco Omizzolo, un sociologue qui dénonce la situation depuis des années, « de continuer, d’accélérer, d’exiger l’annulation de la loi Bossi-Fini, des logiques qui ont inspiré les décrets sur la sécurité, le décret Cutro, les décrets sur les flux, nous devons changer la loi sur la citoyenneté ».

Sony, la femme de Satnam, a obtenu un permis de séjour deux jours après la mort de celui-ci, un exemple emblématique que lorsqu’il y a une volonté politique, les documents sont obtenus. Mais « nous voulons des documents quand nous sommes vivants, pas quand nous sommes morts », s’écrie Sapnam Singh, membre de la Flai CGIL, depuis la tribune.

Et aussi la pleine application de la loi 199/2016 sur l’exploitation du travail dans l’agriculture, la protection et l’octroi de permis de séjour pour les lanceurs d’alerte et des contrôles continus dans les exploitations agricoles.

"Les morts au travail, ça suffit !"

Satnam n’est pas un cas isolé, la coopérative de la famille Lovato, déjà sous enquête pour exploitation du travail et caporalato, n’est pas une pomme pourrie, comme a tenté de le faire valoir le ministre Lollobrigida, et le problème n’est pas l’immigration illégale. Depuis les champs de l’Agro Pontino nous pouvons voir comment la marque Made in Italy est tachée de sang, ici il y a un système bien établi d’entrées régulières, qui ne se transforment jamais en permis de séjour une fois que les gens arrivent en Italie, et qui les fait vivre sous le chantage des caporaux, des patrons, des mauvaises lois et de l’infiltration mafieuse. Un système qui enrichit une minorité, appauvrit la plupart des gens, en tue certains, en blesse d’autres et pollue l’environnement.

Nos campagnes, les cuisines des restaurants et les chantiers de construction sont remplis de fantômes qui ne remontent à la surface que par leur mort violente, lorsqu’ils ne peuvent plus être cachés, et qui vivent chaque jour dans l’ombre de notre système de production, afin que nous puissions avoir des fruits et des légumes frais, des dîners bien servis et des maisons rénovées. Tout cela au prix le plus bas possible. Et notre système législatif construit l’échafaudage de cette exploitation.

Omizzolo poursuit : « Nous devons nous rebeller ensemble. Ici, il y a une communauté de femmes et d’hommes, de personnes qui s’organisent, une nouvelle résistance. Avec eux, nous devons changer ce pays, il y a des gens qui se sont portés partie civile dans des procès, il y a une activité quotidienne de dénonciation, parce que ce qui est arrivé à Satnam, à sa femme, à sa famille, ne doit pas se reproduire, ici et partout, s’indigner ne suffit pas, il faut se révolter ! »

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