28/06/2024

GIANFRANCO LACCONE
Satnam Singh, martyr de l’agrobusiness

Gianfranco Laccone, Climateaid.it, 27/6/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

 

Le 19 juin 2024, à l’hôpital San Camillo de Rome, Satnam Singh, un jeune homme de 31 ans d’origine indienne, est décédé des suites de très graves blessures subies sur son lieu de travail, une ferme de Borgo Santa Maria, dans la province de Latina. Quelques jours seulement avant sa mort, à la suite d’un accident dans le champ où il travaillait, Satnam a perdu un bras, sectionné par une machine à ensacher les récoltes. Selon les résultats de l’autopsie, publiés le 24 juin, Singh est mort d’une hémorragie et aurait probablement pu être sauvé si son employeur avait appelé les secours plus tôt. En effet, au moins une heure et demie se serait écoulée entre le moment de l’accident et l’appel au 112. Satnam Singh n’avait pas de permis de séjour et était exploité à la ferme, avec sa femme, au moins douze heures par jour, sans contrat régulier.

Je pense que tout le monde a entendu parler, au moins en termes généraux, de l’histoire tragique de Satnam Singh, un ouvrier indien décédé dans la campagne de Latina à la suite d’un accident de travail et du chemin de croix qui a suivi avec l’abandon de son corps “en morceaux” devant sa maison.

 

Cette tragédie, qui horrifie tout le monde et jette le discrédit sur le système agricole italien, est emblématique de tout ce contre quoi nous luttons en exigeant la mise en œuvre de l’Agenda 2030 de l’ONU. Elle est emblématique de toutes les revendications et de toutes les batailles que nous avons menées pour construire les objectifs de l’Agenda et ensuite les vérifier à travers des indicateurs qui évaluent leur progression au fil des années ; elle est emblématique de la nécessité de lier les droits, les secteurs productifs et l’environnement à la société qui y travaille, pour limiter le changement climatique et ses effets ; elle est emblématique du fait qu’il n’y a pas de tragédies qui ne soient pas liées de manière souvent dramatique à l’évolution de la planète.

 

Bras volés par l'agriculture, par Manuel De Rossi

 

Commençons par un élément qui est une métaphore du côté négatif du développement industriel, relatif à la sécurité au travail. Enfants, nous avons ri en regardant le film de Charlie Chaplin Les temps modernes, lorsque l’ouvrier est avalé par la machine et commence son voyage à l’intérieur de celle-ci.  C’est ce qui est arrivé à Luana D’Orazio à Prato, avalée par l’ourdisseur, la machine qui démêle les fils du tissu et aspire la personne qui y travaille si sa main se trouve sur les fils ; c’est ce qui est arrivé à la campagne à Satnam Singh parce que, si la machine qui débarrasse le sol des couvertures qui permettent de protéger les cultures ne ramasse pas le plastique qui s’est enfoncé dans le sol, il faut s’en éloigner pour éviter qu’elle ne vous attrape le bras.   Mais ce qui rend encore plus odieux les décès liés au travail survenus dans les campagnes, c’est le contexte et, avec lui, la trame des réactions qui ont conduit inexorablement à l’issue tragique. Les conditions de travail dans les campagnes sont indignes, mais elles sont acceptées, et l’invisibilité des personnes qui vivent de ce travail, de leurs familles, de leurs conditions de vie, est encore plus grande que l’invisibilité des crimes qui se cachent dans la boîte de tomates pelées ou de légumes que nous achetons. 

 

Parce que ceux qui ont cherché à savoir si les produits récoltés par ces travailleurs dans les campagnes de Latina étaient certifiés et où ils étaient allés, n’ont pas pu le savoir. Parce que les lots de produits contrôlés sont indépendants de ceux qui les cultivent ou les récoltent. Parce que les entrepreneurs, les travailleurs, les produits, les emballages, s’ils ont des contrôles et des certifications, les ont séparément, indépendamment les uns des autres. La chaîne d’approvisionnement n’a pas de responsabilité globale et l’agriculteur lui-même n’a de comptes à rendre qu’à lui-même. Il est donc probable que celui qui permet le travail au noir, qui ne paie pas certains travaux nécessaires à la production ou qui autorise le travail sans protection, puisse recevoir les subventions que l’UE accorde au secteur parce que ses papiers sont “en règle”.

 

 Pourquoi ne semble-t-il pas possible d’y mettre un terme ? Beaucoup pensent que la mondialisation en est la cause principale : ils ont tort. Dans la campagne italienne, accentuée par le rythme de l’évolution technologique, le “caporalato” [système des caporali, recruteurs mafieux de main d’œuvre faisant office de contremaîtres et garde-chiourme, NdT] a toujours existé. Je suis né dans les Pouilles et j’ai connu (personnellement aussi) un chanteur folk, Matteo Salvatore, ouvrier devenu chanteur dans les années 1960, qui se produisait pour égayer les soirées des travailleurs dans les campagnes. L’une de ses chansons s’intitulait Lu soprastante (le caporal, dirions-nous aujourd’hui) et décrivait les conditions de travail des ouvriers à l’époque, identiques à celles d’aujourd’hui. 

 

 

À l’époque, les ouvriers étaient italiens, et non indiens ou sénégalais. D’autre part, il y a quelques années, dans le bâtiment qui abrite les bureaux de l’administration agricole italienne, une salle a été dédiée à Paola Clemente, morte au labeur en 2015 à Andria alors qu’elle était en train de procéder au tri du raisin affecté par la coulure ou le millerandage. Le système d’exploitation a été exacerbé par le progrès, par le marché qui est devenu comme le marché financier, et par les machines dont le rythme est indépendant des conditions humaines.

 

Quel est le lien avec le changement climatique ? Pour en revenir à Latina et au cas actuel, il convient de rappeler que les excellents rendements agricoles sont liés au fait que les terres n’ont été exploitées que récemment, après les travaux d’assainissement réalisés à l’époque fasciste et le travail dur et forcé que les immigrants de la région de Vénétie ont effectué dans la région. Comme on le voit aujourd’hui dans d’autres régions de la planète, la récupération et la mise en culture de zones marécageuses n’est pas toujours un avantage, car avec le temps, l’absence de bassins lacustres favorise le changement climatique et l’utilisation massive d’engrais et de pesticides dans ces régions réduit rapidement la fertilité des sols. Cela oblige à une production de plus en plus intensive par le biais d’intrants de production de plus en plus importants. On tente d’y remédier par des technologies de plus en plus raffinées, mais cela ne fait qu’augmenter la pollution en amont du système de production. Comme dans le cas de l’eau, où l’utilisation croissante des eaux souterraines entraîne une augmentation de la salinité de l’eau, l’utilisation intensive des intrants de production et de la technologie permet à l’exploitation d’augmenter le profit et la productivité en amont de la chaîne d’approvisionnement et aux conditions de travail de se dégrader dans tous les secteurs.


Les 17 objectifs de l’Agenda 2030 sont des objectifs interconnectés et intersectoriels, où la réalisation de l’un ne peut être négligée sans nuire à celle de l’autre. Bien sûr, il est probable que le travailleur indien était un migrant climatique, parce qu’il était devenu impossible de cultiver dans sa région en raison de la sécheresse ou des inondations ; ou qu’il était un migrant économique, parce que la production avait atteint des prix si bas qu’il ne pouvait pas subvenir aux besoins de sa famille ; mais quelle est la différence ? Et puis, le problème est que nos conditions climatiques se sont aggravées à cause du traitement que nous avons fait subir à la terre.  Les constructions sur la mer, réalisées pour permettre le tourisme de masse et la spéculation sur le sable, ont bloqué les vents et, à quelques kilomètres de la côte, nous vivons déjà dans un climat torride. Et ces différences de température renforcent les vents, ce qui provoque de petits ouragans locaux. Il n’est pas nécessaire d’observer les grands systèmes météorologiques de la planète pour connaître les conditions climatiques. À notre échelle, nous pouvons aggraver la situation.

 

Mais comment réagir sans se laisser aller ? La solidarité et la coopération entre les humains d’abord, puis entre les êtres vivants (animaux et plantes) sont les outils dont nous disposons pour agir. Concrètement, si nous voulons cultiver, l’agroécologie les réunit et met ces outils à notre service. Pour cela, il faut avoir la capacité de sentir la nature et de lui parler.

 

Se souvenir des “morts au labeur” est aussi important que de lire les expériences des grands botanistes.

 

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